La Guerre des dieux, poème en dix chants (éd. 1808)/Texte entier

Chez Debray, Libraire, au Grand-Buffon (p. Frontisp.-230).


L’AUTEUR INSPIRÉ.

LA GUERRE

DES DIEUX.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜


CHANT PREMIER.


Le Saint-Esprit est l’auteur de ce poème. Arrivée des dieux du christianisme dans le ciel. Colère des dieux du paganisme apaisée par Jupiter. Ils donnent un dîné à leurs nouveaux confrères. Imprudence de la vierge Marie. Insolence d’Apollon.


Dans ce tems-là, frères, de l’évangile
Ma piété méditait quelques mots ;
Il était nuit, et le sommeil tranquille
Autour de moi prodiguait ses pavots ;
Une éclatante et soudaine lumière
Frappe mes yeux ; des parfums inconnus
Sont tout-à-coup dans les airs répandus ;
En même tems d’une voix étrangère

Je crois entendre et j’entends les doux sons :
Je me retourne, et sur mon secrétaire
Je vois perché le plus beau des pigeons.
À cet éclat, à cette voix divine,
Sur mes genoux je tombe, je m’incline,
Et dis : « Seigneur que voulez-vous de moi ?
— En vers dévots il faut chanter ma gloire,
Il faut chanter notre antique victoire,
Et des Français corroborer la foi.
— Hélas ! Seigneur, à cette œuvre sublime
D’autres auraient un droit plus légitime.
De vos combats, de vos exploits divers,
Quoique dévot, j’ai peu de connaissance :
Le tems d’ailleurs corrige les travers ;
Et j’ai sans peine abjuré prose et vers.
— Je le sais bien ; mais à ton impuissance
Je suppléerai : recueille tes esprits,
Sois attentif ; je vais dicter, écris. »
Sans examen je dois donc tout écrire.
Si dans mes vers se glissent quelquefois
Des traits hardis étrangers à ma lyre,
On aurait tort d’en accuser mon choix,

La faute en est à celui qui m’inspire.
En vérité, frères, je vous le dis.
De Jupiter on célébrait la fête.
Les dieux divers, grands, moyens et petits,
Devant son trône ayant courbé leur tête,
Dînaient au ciel, et de leur souverain
Ils partageaient le délicat festin.
Leur nourriture est friande et légère.
Quelques Eurus envoyés sur la terre
Leur apportaient le parfum des autels ;
Sur des plats d’or on mangeait l’ambroisie,
Et l’on buvait dans l’agate polie
Ce doux nectar qui fait les immortels.
Comme ils buvaient, arrive à tire d’aile
L’oiseau divin qui porte Jupiter :
« Maître, dit-il, dans les plaines de l’air,
Placé par toi je faisais sentinelle.
Mes yeux sont bons ; ils ont vu tout là-bas
Des étrangers d’assez mince apparence,
Au maintien humble, aux cheveux longs et plats,
Baissant leurs fronts jaunis par l’abstinence,
Marcher sans bruit, de côté, pas à pas,

Les mains en croix sur leur maigre poitrine,
Et par milliers franchir à la sourdine
Le mur sacré qui cerne tes états. »
Partez, Mercure ; allez les reconnaître,
Dit Jupiter, et sachez leurs desseins.
Minerve alors : « Ces gens-là sont peut-être
De nouveaux dieux devenus nos voisins.
— Le croyez-vous, ma fille ? — Je le crains.
À nos dépens l’homme commence à rire,
Et nos excès prêtent à la satyre.
Nous vieillissons, je le dis sans détour :
Notre crédit baisse de jour en jour ;
Je crains Jésus. — Fi donc ! ce pauvre diable,
Fils d’un pigeon, nourri dans une étable,
Et mort en croix, serait dieu ? — Pourquoi non ?
— Le plaisant dieu ! — Plus il est ridicule,
Mieux il convient à l’espèce crédule
Chez qui tout prend, excepté la raison.
Sa loi d’ailleurs aux tyrans est utile ;
De l’esclavage elle rive les fers ;
De Constantin la politique habile
L’adoptera : malheur à l’univers ! »

On va très-vîte alors qu’on a quatre ailes :
Voilà Mercure, il entre, et sur son front
On lit déjà de fâcheuses novelles.
« Ce sont des dieux. — Se peut-il ? quel affront !
— Ce sont des dieux bien reconnus, vous dis-je,
Chez les Romains plus que nous en crédit.
Sans dignité, sans grace et sans esprit,
Leur prompt succès me paraît un prodige.
J’ai lu pourtant leur brevet sur vélin
En bonne forme, et signé Constantin,
Par cet écrit, Jupiter, on t’engage
À respecter Jésus-Christ et sa cour ;
Et la moitié du céleste séjour
De ce faquin doit être l’apanage. »
Au dernier mot de ce fâcheux récit,
De toutes parts s’élève un cri de rage :
Tombons sur eux ! Au combat ! au carnage !
Ils y couraient ; mais calme en son dépit,
En se levant leur maître formidable
Fronce deux fois son sourcil redoutable.
Le vaste Olympe aussitôt s’ébranla ;
Les tapageurs, immobiles et blêmes,

Baissaient les yeux ; le plus hardi trembla,
Et ses genoux se plièrent d’eux-mêmes.
« Vous le voyez, leur dit l’Olympien,
D’un air content, Jésus ne m’ôte rien ;
J’ai conservé ma puissance première ;
Je règne encore, et malgré les jaloux,
De mon sourcil la force est bien entière.
Modérez donc un imprudent courroux.
Plus sage qu’eux, parlez, belle Minerve ;
Expliquez-vous sans crainte et sans réserve. »
« Vous le savez, l’homme fait les faux dieux
Et les défait au gré de son caprice,
Dit la déesse ; il faut donc dans les cieux
Que Jésus-Christ librement s’établisse.
Point de combats ; notre effort impuissant
Affermirait son empire naissant.
Le mépris seul nous en fera justice. »
De Jupiter c’était aussi l’avis.
Il ordonna qu’on laissât sans obstacle
Les dieux chrétiens placer leur tabernacle,
Et s’arranger dans leur beau paradis.
« Il faut du moins les voir et les connaître,

Dit Apollon. Si j’en crois les propos,
Nous avons là d’assez tristes rivaux,
Heureux pourtant, aujourd’hui nos égaux,
Et qui demain nous supplantent peut-être.
Sachons leurs mœurs, leurs allures, leur ton,
Et leurs défauts. Ici la table est prête :
Que Jupiter, par un message honnête,
Leur offre à tous un dîné sans façon.
Vous en riez, et le rire est si bon ;
Tout parvenu d’ailleurs est susceptible.
En qualité de premiers possesseurs
De cet Olympe, hélas ! trop accessible,
Il nous convient de faire les honneurs. »
À ce discours qui flattait sa rancune,
De l’auditeur la malice applaudit,
De Jupiter la gravité sourit.
Il haïssait le Christ et sa fortune ;
Autant qu’un autre il était curieux :
Mercure donc interroge ses yeux,
Part comme un trait, et les bravo le suivent.
Une heure après les conviés arrivent :
Étaient-ils trois, ou bien n’étaient-ils qu’un ?

Trois en un seul ; vous comprenez, j’espère ;
Figurez-vous un vénérable père,
Au front serein, à l’air un peu commun,
Ni beau, ni laid, assez vert pour son âge ;
Et bien assis sur le dos d’un nuage.
Blanche est sa barbe ; un cercle radieux
S’arrondissait sur sa tête penchée,
Un tafetas de la couleur des cieux
Formait sa robe ; à l’épaule attachée,
Elle descend en plis nombreux et longs,
Et flotte encor par-delà ses talons.
De son bras droit à son bras gauche vole
Certain pigeon coiffé d’une auréole,
Qui de sa plume étalant la blancheur
Se rengorgeait de l’air d’un orateur.
Sur ses genoux un bel agneau repose,
Qui, bien lavé, bien frais, bien délicat,
Portant au cou ruban couleur de rose,
De l’auréole emprunte aussi l’éclat.
Ainsi parut le triple personnage.
En rougissant la Vierge le suivait,
Et sur les dieux accourus au passage

Son œil modeste à peine se levait.
D’anges, de saints, une brillante escorte
Ferme la marche et s’arrête à la porte.
L’Olympien à ses hôtes nouveaux
De complimens adresse quelques mots
Froids et polis. Le vénérable sire
Veut riposter, ne trouve rien à dire,
S’incline, rit, et se place au banquet.
L’agneau bêla d’une façon gentille.
Mais le pigeon, l’esprit de la famille,
Ouvre le bec, et son divin fausset
À ces païens psalmodie un cantique
Allégorique, hébraïque et mystique.
Tandis qu’il parle, avec étonnement
On se regarde ; un murmure équivoque,
Un ris malin que chaque mot provoque,
Mal étouffés circulent sourdement.
Le Saint-Esprit, qui pourtant n’est pas bête,
Rougit, se trouble, et tout court il s’arrête.
De longs bravo, des battemens de mains,
Au même instant ébranlèrent la salle.
« Voilà, dit-on, la pompe orientale.

Quel choix ! quel goût ! ces vers-là sont divins. »
Le beau pigeon, qui sentait l’ironie,
Attribuant son désastre à l’envie,
Dissimula sa haine et son humeur.
Il poussait loin l’amour-propre d’auteur.
Le dîné vint ; exquise était la chère ;
Et l’abstinence, aux chrétiens familière,
Des conviés redoublait l’appétit.
L’on dévorait. La gentille échansonne
Qu’on nomme Hébé, malignement sourit,
Et de nectar à coups pressés l’entonne.
Le doux Jésus, qu’on sollicite en vain,
Honteux, gêné, ne regardant personne,
Croyant de plus que le bon ton ordonne
De peu manger, répond : Je n’ai pas faim.
L’auteur tombé, par esprit de vengeance,
En mangeant bien prend un air dédaigneux,
Et du dégoût affectant l’apparence,
Il semble dire : On pourrait dîner mieux.
Junon, Vénus, et d’autres immortelles,
Qui de leur rang affichaient trop l’orgueil,
Daignaient à peine honorer d’un coup d’œil

Ces dieux bourgeois, et chuchotaient entre elles.
Impoliment elles tournaient le dos,
Et se moquaient de la brune Marie.
Son embarras, son air de modestie,
Servaient de texte à leurs malins propos.
Qu’une fille au village élevée,
Et dans Paris par le coche arrivée,
À Tivoli, qu’elle ornera si bien,
Vienne montrer sa beauté pure et fraîche,
Son teint vermeil emprunté de la pêche,
Ses traits charmans, et son gauche maintien,
Les connaisseurs l’entourent et la suivent :
Mais à grands bruits nos sultanes arrivent,
Jettent sur elle un coup d’œil méprisant,
Et leur dépit se console en disant :
« Fi donc ! elle est sans grace et sans tournure :
Quel air commun ! quelle sotte coiffure. »
Belle Marie, au Tivoli des cieux,
Ainsi parlaient tes rivales altières.
Mais, n’en déplaise à ces juges sévères,
De grands yeux noirs, doux et voluptueux,
Des yeux voilés par de longues paupières,

Quoique baissés, sont toujours de beaux yeux :
Sans qu’elle parle, une bouche de rose
Est éloquente, et même on lui suppose
Beaucoup d’esprit : de pudiques tetons,
Bien séparés, bien fermes et bien ronds,
Et couronnés par une double fraise,
Chrétiens ou Juifs, pour celui qui les baise,
N’en sont pas moins de fort jolis tetons.
Aussi les dieux se disaient : « La petite
Est très-gentille, et ne s’en doute pas,
Ne pourrait-on de cette Israélite
Déniaiser les novices appas ?
Pour s’amuser, qu’Apollon l’entreprenne ;
D’une passade elle vaut bien la peine. »
Mais Apollon chantait alors des vers
Dignes du ciel ; cent instrumens divers
Accompagnaient sa voix pure et sonore.
On vit après la vive Terpsichore,
La fraîche Hébé, les Graces, et l’Amour,
Dans un ballet figurer tour-à-tour.
La sainte Vierge, au spectacle attentive,
Ne cache point son doux ravissement,

Elle applaudit, et sa bouche naïve
Laisse échapper deux mots de compliment.
Ce n’est pas tout ; la modeste Marie,
S’appercevant qu’on la trouve jolie,
Qu’avec plaisir Apollon l’écoutait,
Et qu’auprès d’elle en cercle on s’arrêtait,
Par le succès justement enhardie,
Avec esprit aux païens répondait.
Certain motif que sans peine on devine,
La fait sortir : la courrière divine,
Sachant pourquoi, la guide poliment,
Et de Vénus ouvre l’appartement.
Mais soit dessein, soit hasard, la traîtresse
Ferme la porte, et seulette la laisse.
La Vierge sainte à l’aspect imprévu,
À la beauté de ce charmant asile,
Reste long-tems de surprise immobile.
Je le conçois ; elle n’a jamais vu
Que l’atelier obscur et misérable
De son époux, son village, et l’étable,
Où sur la paille elle accoucha d’un dieu.
De sa surprise elle revient un peu,

Au cabinet d’abord elle s’avance ;
Pour elle il s’ouvre, et présente à ses yeux
De belle agate un vase précieux,
De forme ovale, et doré sur son anse.
Ne cassons rien, dit-elle, en remettant
Le meuble heureux qu’elle prit un instant.


La Vierge dans l’appartement de Vénus.


Avec lenteur alors elle traverse
D’appartemens une suite diverse,
De grands salons richement décorés,
De frais boudoirs au plaisir consacrés.
Le goût y règne, et non la symétrie.
Des pots épars, des corbeilles de fleurs,
Le nard et l’ambre, et sur-tout l’ambroisie,
Parfument l’air de suaves odeurs.
Remarquant tout, notre Vierge imprudente
Voit de Cypris la tunique élégante,
Les brodequins, le voile précieux,
Le réseau d’or qui retient ses cheveux,
Et sa guirlande, et sa riche ceinture.
Elle se dit : « Une telle parure
Doit embellir ; elle me siérait bien ;
Essayons-la ; d’un moment c’est l’affaire ;

Personne ici ne viendra me distraire,
Oh ! non, personne, et je ne risque rien. »
C’était pour elle un difficile ouvrage ;
De la toilette elle avait peu l’usage ;
Le tems pressait d’ailleurs, et gauchement
Elle ajusta ce nouveau vêtement.
Elle interroge une glace fidelle
Qui lui répond : « Vénus n’est pas plus belle. »
Se regardant et s’admirant toujours,
Elle disait, mais tout bas : « Les Amours
Peut-être ici me prendraient pour leur mère. »
Et des Amours la cohorte légère
Soudain se montre, et l’entoure, et lui dit :
« Jeune maman, par quelle heureuse adresse
À vos attraits ajoutez-vous sans cesse ? »
D’étonnement d’abord elle rougit,
Puis se rassure, et tendrement sourit
À ces enfans qui l’avaient alarmée.
L’un sur ses mains verse l’eau parfumée
Qu’un autre essuie ; ils sèment sur ses pas
Le frais jasmin et la rose nouvelle ;
Puis avec grace ils unissent leurs bras,

Et sortent tous, en chantant : Qu’elle est belle !
De la louange on sait que le poison
Est très-actif : cette scène imprévue
De notre sainte enivre la raison.
Pour s’achever, elle porte la vue
Sur des tableaux où la tendre Cypris
Faisait un dieu de son cher Adonis.
Des voluptés la dangereuse image
Trouble ses sens ; une vive rougeur,
Qui n’était plus celle de la pudeur,
A par degrés coloré son visage.
Elle entre alors dans un dernier boudoir,
Où des coussins d’une pourpre éclatante,
Formant un lit, invitaient à s’asseoir.
Elle fait mieux, et s’y couche. Imprudente !
Levant des yeux languissans et distraits,
Avec surprise elle voit ses attraits,
Son attitude et ses graces nouvelles
Multipliés par des miroirs fidelles.
Elle sourit, elle ouvre ses beaux bras,
Ne saisit rien, soupire, et dit tout bas :
« Jeune Panther, objet de ma tendresse,

Que n’es-tu là ! ton heureuse maîtresse,
Ainsi vêtue, enchanterait tes yeux ;
Ce lit pour nous serait délicieux. »
On entre. Ô ciel ! c’est le dieu du Parnasse,
Pour se lever elle fait un effort,
Sur les coussins Apollon la replace,
Ses mains il baise, et dit avec transport :
« Ne fuyez pas, ô reine d’Idalie !
J’ai quelques droits, et vous voilà si bien !
— Hélas ! Monsieur, je m’appelle Marie,
Et non Vénus ; laissez-moi, je vous prie ;
Laissez-moi donc. — Oh ! je n’en ferai rien ;
Impunément on n’est pas aussi belle,
C’est Vénus même, ou c’est encor mieux qu’elle,
— Je vais crier. — Tout comme il vous plaira ;
Mais à vos cris ici l’on entrera ;
Votre costume est païen, l’on rira ;
Peut-être aussi quelqu’un se fâchera. »
Se plaindre un peu, menacer sans colère,
Beaucoup rougir, c’est en pareille affaire
Tout ce qu’on peut et tout ce qu’on doit faire.
Point de réplique à ce sage discours.

Baissant les yeux, déjà faible et tremblante,
Déjà vaincue, elle combat toujours.
Mais tout-à-coup une bouche insolente
Vient séparer ses lèvres de corail,
Et ses dents baisent le blanc émail.
Sur les coussins, malgré son vain murmure,
Le dieu pressant la pousse avec douceur ;
Un long soupir échappe de son cœur,
Et ce soupir disait : Quelle aventure !
Les dieux font bien et font vîte. Apollon
Dans ses transports conservait sa raison ;
Pour notre sainte il craignait le scandale.
Sacrifiant le reste de ses feux,
Il sortit donc, rajusta ses cheveux,
Et d’un air froid il rentra dans la salle.
En ce moment Terpsichore attachait
Tous les regards. La craintive Marie
Vermeille encor, de moitié plus jolie,
Parut enfin au dernier coup d’archet.
Le beau pigeon gonflé de jalousie,
Se lève, et dit au modeste papa,
Qui sans plaisir avait vu tout cela :

« Qu’attendez-vous ? la séance est finie ;
Voici bientôt l’heure de l’Angelus ;
Allons-nous-en, et ne revenons plus. »
Allons-nous-en, répète le bon père ;
Allons-nous-en, répète aussi Jésus,
Et par un signe il avertit sa mère.
De s’en aller elle eut quelque chagrin.
La nouveauté de ce banquet divin,
Le chant, la danse, et les tendres fleurettes
Qui chatouillaient ses oreilles discrètes,
L’avaient séduite, et son goût se formait.
D’un certain dieu l’audace peu commune
Lui déplut fort ; mais douce et sans rancune,
Au paganisme elle s’accoutumait.
Pendant la route elle en parlait sans cesse.
Le père donc lui dit avec simplesse :
« Ma chère enfant, peut-être que j’ai tort ;
Mais d’Apollon la musique m’endort.
Je n’entends rien à cette mélodie.
Il aurait dû nous donner du plain-chant ;
Cela vaut mieux. Quant à la poésie,
Le Saint-Esprit n’en est pas très-content. »

« On peut m’en croire, elle est faible et commune,
Dit le pigeon ; pas un mot des serpens ;
Tous les lions y conservent leurs dents.
On n’y voit point le soleil et la lune
Danser ensemble et soudain s’abymer,
Ni du Liban les cèdres s’enflammer. »
« Des grands ballets la beauté me fatigue,
Disait Jésus ; et ces chaconnes-là
Ne valent point le menuet, la gigue
Que l’on dansait aux noces de Cana. »
La Trinité, discourant de la sorte,
Au paradis rentre avec son escorte.


FIN DU PREMIER CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT SECOND.


Organisation du Paradis. Conversation naïve et instructive de la Trinité. Dîné rendu aux païens, et terminé par la représentation de quelques mystères.


Belle Marie, ô toi dont la candeur,
Les yeux baissés et le simple langage,
Souvent d’un fils désarment la rigueur,
Entends ma voix, et reçois mon hommage.
Ton cœur sensible, et doux comme tes traits,
À la pitié ne se ferme jamais ;
Tu compatis aux faiblesses humaines ;
De courts plaisirs parmi de longues peines
Ne semblent pas à tes yeux des forfaits.
De ces plaisirs écarte le tonnerre ;
Demande au ciel grace pour les amours,
Pour les baisers qui consolent la terre ;

Par l’inconstance ils sont punis toujours.
Vénus, jadis par des soins efficaces,
Les protégeait ; mais trop vieille est Vénus,
Trop libertine, et l’homme n’en veut plus.
Dans cet emploi c’est toi qui la remplaces.
Ah ! puisses-tu long-tems le conserver !
Puisse ton fils ne jamais éprouver
Le sort fâcheux et la chute bizarre
Qu’à Jupiter doucement il prépare !
De Jupiter le vaste et beau palais
Avait pour base une haute colline.
Sur tout l’Olympe il s’élève et domine.
Un mur de bronze en interdit l’accès,
Et sur ce mur, qui menace la plaine,
En sentinelle on place tour-à-tour
Bacchus, Diane, et ces fils de l’amour,
Ces deux jumeaux que pondit une reine.
Bellone et Mars au combat préparés,
De sang chrétien dès long-tems altérés,
Gardent la porte et sauront la défendre.
Leur fier courage aimerait mieux l’ouvrir ;
Et quelquefois il s’indigne d’attendre

Un ennemi qu’il voudrait prévenir.
Jupiter place au pied de la montagne
D’autres guerriers ; plus loin dans la campagne
Il établit ses postes avancés ;
Mais d’attaquer il fait défense expresse ;
Et prudemment sur la frontière il laisse
Quelques Sylvains en vedette placés.
Le paradis autrement s’organise.
Au beau milieu des nuages ouverts,
Sur un autel environné d’éclairs,
Du triple dieu la grandeur est assise.
À ses genoux, ou bien à leurs genoux,
La Vierge occupe un tabouret modeste.
Le doux Jésus, du bon ordre jaloux,
Devant l’autel range la cour céleste.
Au premier banc brillent les Séraphins,
Du beau Trio contemplateurs fidelles :
Ces clairs flambeaux, ces lampes éternelles,
Brûlent toujours devant le saint des saints ;
Le pur amour sans cesse les consume,
Le pur amour sans cesse les rallume.
Plus bas on voit des visages très-ronds

Et très-vermeils, des cheveux courts et blonds,
De beaux yeux bleus, des bouches aussi belles,
De frais mentons d’où s’échappent deux ailes,
Mais point de corps : ces minois enfantins,
Ces têtes-là se nomment Chérubins :
Nous les aimons ; nos peintres de village
Dans leurs tableaux en font souvent usage.
Viennent après les Dominations,
Trônes, Vertus, Principautés, Puissances,
Esprits pesans, grosses intelligences,
Qu’on charge peu de saintes missions.
Regardant tout, mais à tout inhabiles,
Les bras croisés, ils sont là sur deux files,
Propres sans plus à garnir les gradins ;
À cet emploi se borne leur génie :
C’est ce qu’au bal nous autres sots humains
Nous appelons faire tapisserie.
Du ciel ensuite arrivent les guerriers.
Les généraux, colonels, officiers,
Connus là-haut sous le titre d’Archanges,
Le sabre en main, conduisent leurs phalanges.
Sous les drapeaux les Anges réunis

Sont par Jésus inspectés et bénis.
De gaze fine une robe légère,
Un casque d’or à panache flottant,
Un bouclier, un tranchant cimeterre,
De ces guerriers forment l’accoutrement.
Du paradis la milice innombrable
Obéissait au valeureux Michel,
Qui sous ses pieds a terrassé le diable.
Pour suppléans il a ce Gabriel,
Beau messager, que la vierge Marie
Toujours protège, et l’adroit Raphaël,
Qui sut jadis avec un peu de fiel
Désaveugler le bon homme Tobie.
Plus bas enfin on voit tous les Élus
Dans le parterre ensemble confondus.
Plusieurs, dit-on, vantés par la légende,
N’en sont pas moins des Saints de contrebande ;
De francs vauriens, pour tels bien reconnus,
Par la cabale au ciel sont parvenus.
Mais quel remède ? Un caprice du pape
D’un réprouvé peut faire un bienheureux,
En vain Satan lui réservait ses feux ;

Sa bulle en main, à l’enfer il échappe,
Sans peine donc on entre en paradis,
Lorsque dans Rome on a quelques amis.
Du saint Trio l’œil avec complaisance
Erra long-tems sur sa nombreuse cour ;
C’était pour lui nouvelle jouissance,
Puis il se lève, et dit : « Jusqu’à ce jour
Errant, banni, vexé par l’injustice,
Je ne pouvais régler votre service ;
Mais à présent je triomphe à mon tour ;
Me voilà dieu : du céleste séjour
Il faut fixer l’éternelle police.
Je veux d’abord une garde d’honneur
Autour de moi ; car je suis le Seigneur,
Entendez-vous ? et j’aime qu’on me garde.
Trois fois par jour l’Angelus sonnera :
Devant mon trône on se rassemblera,
Et d’y manquer qu’aucun ne se hasarde.
Pendant une heure en contemplation,
Vous jouirez de cette vision
Que les savans nomment intuitive.
Exprès pour vous, de ma gloire trop vive

J’adoucirai l’éclat et le fracas ;
Vos faibles yeux n’y résisteraient pas.
Vous chanterez, car le plain-chant m’amuse,
Et sur ce point je n’admets pas d’excuse ;
Vous chanterez l’Excelcis gloria
Et des noëls, et des Alleluia.
Vous me louerez, car j’aime la louange ;
Vous me louerez, car je suis le Seigneur,
Le Seigneur Dieu, le dieu fort et vengeur,
Entendez-vous ? et je veux qu’on s’arrange
Pour me louer et ne louer que moi.
Je suis jaloux, je ne sais pas pourquoi.
Sur ce, partez ; veillez sur vos églises,
Et des païens redoutez les surprises. »
Chacun s’éloigne avec docilité.
Le Saint-Esprit, et le Fils, et le Père,
Près de la Vierge au fond du sanctuaire,
Sont réunis en petit comité.
Leur entretien a de quoi nous instruire,
Et mot à mot je dois vous le redire.

LE PÈRE.

Convenez-en, chez le sot genre humain

Nous avons fait un rapide chemin.

JÉSUS-CHRIST.

En vérité lorsque dans une étable
Ma pauvre mère accoucha sans secours ;
Lorsqu’à vingt ans, oisif et misérable,
Au pain d’autrui j’avais souvent recours ;
Lorsqu’avec peine un docteur charitable
M’apprit à lire, et que dans mes leçons
Du roi David j’expliquais les chansons ;
Interrogé par Anne le pontife,
Remis ensuite à son gendre Caïphe,
Quand je me vis, de fouetteurs entouré,
Par ce Caïphe à Pilate livré,
Par ce Pilate envoyé chez Hérode
Qui voulait voir le prophète à la mode,
Et par Hérode à Pilate rendu,
Puis sur ma croix tristement étendu ;
Certes alors je ne prévoyais guères
Ce qui m’arrive. On parle des mystères,
Notre succès est le premier de tous.

LE SAINT-ESPRIT.

D’autres l’auraient obtenu comme nous.

Le changement à l’homme est nécessaire :
En fait d’erreur il choisit la dernière.
Dieu, le vrai Dieu, l’unique, et l’éternel,
En le créant, lui dit : « Sois immortel.
Je t’ai donné pour loi ta conscience ;
Au bien toujours elle conduit tes pas ;
Elle est ton juge au-delà du trépas ;
Elle punit, pardonne, ou récompense. »
Rien de plus simple ; aussi l’homme trouva
Ce fond trop pâle, et soudain le broda.
Il se fit donc des dieux moins invisibles ;
Moins grands, moins bons, et surtout plus terribles.
Aux sages lois écrites dans son cœur
Il ajouta des notes, des oracles :
Un évangile, et toujours des miracles.
Le seul remords ne fait pas assez peur ;
Il lui fallut des serpens, des furies,
De gros vautours, de hideuses harpies,
Des coups de fouets, de fourches, de hoyaux,
À tour de bras appliqués sur le dos ;
Des lacs brûlans, et sans fonds et sans bornes,
Des cris, des pleurs, des diables, et des cornes,

Et tout cela pendant l’éternité.
Mais des vertus quelle est la récompense ?
Nouveau travail, nouvelle extravagance.
D’après ses goûts chacun à volonté
Se fait au ciel un séjour enchanté.
La vieille y prend un visage de rose ;
Le libertin y baise avec transport
Ce qui lui plaît ; le faible y devient fort ;
Des élémens l’ambitieux dispose ;
Celui-ci boit, celui-là fume et dort ;
L’un n’y fait rien ; nous autres, pas grand’chose ;
Car l’homme, hélas ! mesquin dans ses desirs,
Se connaît mieux en tourmens qu’en plaisirs.
Quoi qu’il en soit, crédule il nous adore ;
Profitons-en. Jupiter passera,
Nous passerons, et bien d’autres encore :
Un seul demeure, un seul fut, et sera.

LE PÈRE.

Amen, amen. Ce sermon d’évangile
M’a paru long, et j’allais m’endormir.
Votre conseil n’en est pas moins utile :
Sur notre autel il faut nous affermir,

Et profitons du pouvoir qu’on nous prête.
Profitons-en sur l’heure. À moi les vents
Soufflez, sifflez, je veux une tempête.

JÉSUS-CHRIST.

Voyez combien ils sont obéissans !
Déjà du jour les rayons s’obscurcissent,
Sur l’horizon les vapeurs s’épaississent ;
Jusqu’au zénith les nuages poussés,
Noirs, menaçans, l’un sur l’autre entassés,
Surchargent l’air de leur masse immobile :
En vérité, l’on n’est pas plus docile.

LE PÈRE.

Savez-vous bien qu’un bel orage est beau ?

LE SAINT-ESPRIT.

Très-beau, sur-tout quand on le fait soi-même.

LE PÈRE.

Il pleut, il grêle, et voilà ce que j’aime :
C’est pour la terre un déluge nouveau.

LA VIERGE.

De ce déluge arrêtez les ravages,
Seigneur, mon Dieu ! de cinquante villages

En un moment vous noyez les moissons.
Adieu les fleurs, les savoureux melons,
Et tous les fruits que la terre obstinée
Accorde à peine au travail d’une année.
Pourquoi troubler la marche des saisons ?
Au mois de juin, de la vigne étonnée
Ne gelez pas les innocens bourgeons ;
Ou l’homme alors, qui sur nous aime à mordre,
En conclura que vous n’avez point d’ordre.

JÉSUS-CHRIST.

Le vin, ma mère, est toujours dangereux ;
Il suffira qu’on en ait pour la messe.

LE PÈRE.

L’enfant dit vrai ; d’ailleurs à ma sagesse
Tout est permis ; je fais ce que je veux.
Je fais n’est pas le mot propre et technique ;
Triple je suis, sans cesser d’être unique ;
Et je faisons vaudrait peut-être mieux :
Mais vous cédez quelque chose au plus vieux.
Plus vieux ? non pas ; nous sommes du même âge.
De moi pourtant tous deux vous procédez :
Je vous ai donc d’un moment précédés ?

On le croirait, c’est assez l’usage ;
Point, mes enfans se trouvent mes jumeaux.
Notre amalgame est un plaisant chaos,
Et je m’y perds. Revenons à l’orage.

LE SAINT-ESPRIT.

Il va très-bien. Voyez-vous ces vaisseaux
Battus, brisés, engloutis par les flots ?
Voici l’instant d’essayer le tonnerre,
Ce vrai cachet de la divinité.
Cherchez un but ; foudroyez sur la terre
Quelque vaurien qui l’aura mérité.

LA VIERGE.

Pourquoi sur lui presser votre vengeance ?
Demain peut-être il ferait pénitence.

LE PÈRE.

Dans la forêt, remarquez-vous là-bas
Un bon curé qui, malgré la tempête,
Va d’un mourant adoucir le trépas,
Et ce voleur qui brusquement l’arrête ?
Sur le ciboire il veut porter la main,
Car il est d’or : le prêtre fuit en vain ;

Déjà le fer est levé sur sa tête.
Fort à propos j’arrive à son secours.
Feu !

LE SAINT-ESPRIT.

Feu !Vous tremblez.

LE PÈRE.

Feu ! VousCes foudres sont bien lourds.

LE SAINT-ESPRIT.

Lancez donc.

LE PÈRE.

LancezOuf ! le drôle est-il en cendre ?

LA VIERGE.

Eh ! non vraiment ; votre carreau vengeur
S’est détourné sur l’innocent pasteur,
Et roide mort vous venez de l’étendre.

LE PÈRE.

Au paradis qu’on le place à l’instant.

LE SAINT-ESPRIT.

Ces foudres-là seront nos amusettes ;
Mais bien viser est un point important,
Et désormais vous prendrez des lunettes »


LE PÈRE.

Soit. Au surplus, nous pouvons, je le vois,
Nous divertir ici comme des rois.

LE SAINT-ESPRIT.

Ces païens seuls me donnent de l’ombrage.

JÉSUS-CHRIST.

C’est, je l’avoue, un fâcheux voisinage.

LE PÈRE.

Notre ennemi plus que nous est gêné :
Cela console, et nous pouvons attendre.

JÉSUS-CHRIST.

À ces messieurs nous devons un dîné ;
Bon ou mauvais, il convient de le rendre.

LE PÈRE.

Ainsi soit-il. D’archanges radieux
Qu’une douzaine aille inviter ces dieux.
Le groupe ailé s’acquitte de son message.
On accepta, mais pour le jour d’après :
Gens du bon ton ne se hâtent jamais ;
Se faire attendre est assez leur usage.
Le lendemain ils viennent un peu tard.

Chacun se lève, on leur fait politesse ;
À table ensuite on se place au hasard ;
Elle est étroite ; on s’y pousse on s’y presse,
Et l’on sourit déjà d’un air malin.
Pour tout dîné l’on voit quelques hosties
Sur la patène avec grace servies,
Qu’accompagnaient six burettes de vin,
Non de Bordeaux, de Champagne, ou du Rhin,
Mais de Surêne ; et l’on assure même
Qu’à sa naissance il reçut le baptême.
Les conviés, peu faits à ces façons,
Disaient tout bas entre eux : Nous souperons.
Pour amuser ses dédaigneux confrères,
Le doux Jésus, qui s’y connaît vraiment,
Après dîné fit jouer des mystères.
On commença par le commencement,
Et sur la scène on mit le premier homme,
La première Ève, et la première pomme.
Du frais Éden ces heureux possesseurs,
L’un jeune et beau, l’autre jeune et jolie,
Les bras pendans allaient de compagnie.
D’un pas distrait ils marchaient sur les fleurs,

Cueillaient des fruits, avalaient l’onde claire,
Pour tout plaisir dénichaient les oiseaux,
Jetaient du sable ou crachaient sur les eaux,
Bâillaient ensuite, et ne savaient que faire.
Ils se couchaient ensemble, et dormaient bien ;
Ils étaient nus, et ne pensaient à rien.
Le diable arrive : il parlait comme un ange ;
Ève l’écoute, et la pomme elle mange.
Sans ce malheur, qui fut heureux pourtant,
Le genre humain restait dans le néant.
Que dis-je ? heureux ! Le fruit croqué par elle,
Et qui servit à son instruction,
Nous vaut à tous une indigestion
Forte, terrible, et de plus éternelle.


Adam et Ève.


Ce dénouement déplut à Jupiter.
« Monsieur, dit-il, vous faites payer cher
Une reinette. Aux gourmands encor passe ;
Mais à leurs fils qui n’en ont pas goûté !
Dans le néant aller chercher leur race
Pour la damner ! Quelle sévérité ! »
Monsieur répond : « J’ai trop puni les hommes,
J’en conviendrai ; qu’y faire ? Je suis bon ;

Mais je suis vif ; j’aimais beaucoup ces pommes ;
J’y tenais, moi, pourquoi me les prend-on ? »
La scène change ; on découvre un village,
Dans ce village un petit atelier,
Où travaillait un pauvre charpentier.
Pauvre ? non pas ; femme gentille et sage
Est un trésor ; mais il n’y touche point :
Son avarice est grande sur ce point.
On voit encore une arrière-boutique,
Un lit modeste, une vierge dessus,
Dont les attraits ont dix-huit ans au plus,
Et qu’assoupit un sommeil angélique.
Il faisait chaud ; cette vierge en dormant
A dérangé l’utile vêtement
Qui la couvrait ; la robe se replie,
Et laisse voir ce qu’on ne vit jamais.
Sa jambe nue et sa cuisse arrondie,
En s’écartant semble chercher le frais.
Un beau pigeon au plumage d’albâtre,
Du ciel alors descend sur le théâtre.
Son rouge bec et ses pattes d’azur,
De son gozier le timbre clair et pur

Son auréole et sur-tout ses manières,
Le distinguaient des pigeons ordinaires.
Sur la dormeuse il plane galamment,
S’abat ensuite, et léger il se pose
Juste à l’endroit délicat et charmant
Où des amours s’ouvre à peine la rose.
De son plumage il le couvre un moment,
Ses petits pieds avec adresse agissent,
Son joli bec l’effleure doucement,
Et de plaisir ses deux ailes frémissent.
« Auriez-vous cru, messieurs, que d’un pigeon
Il pût jamais résulter un mouton ?
Dit le papa d’un air grave et capable.
En nous, chez nous, tout doit être incroyable.
On croit pourtant, et voilà ce qu’il faut.
J’aime à l’excès les énigmes sans mot. »
Du paradis la troupe infatigable,
Pour terminer, joua la passion,
Et joua bien. Les conviés, dit-on,
Goûtèrent peu ce drame lamentable.
Mais un malheur qu’on n’avait pas prévu
Du dénouement égaya la tristesse.

Bien flagellé le héros de la pièce
Était déjà sur la croix étendu.
On choisissait pour ce rôle pénible
Un jeune acteur intelligent, sensible,
Beau, vigoureux, et sachant bien mourir ;
Il était nu des pieds jusqu’à la tête :
Un blanc papier qu’une ficelle arrête
Couvrait pourtant ce que l’on doit couvrir.
Charmante encore après sa pénitence,
La Magdelène au pied de la potence
Versait des pleurs : ses longs cheveux épars,
Son joli sein qui jamais ne repose,
Du crucifix attiraient les regards ;
Il voyait tout, jusqu’au bouton de rose ;
Quelquefois même il voyait au-delà.
Prêt à mourir, cet aspect le troubla.
Il tenait bon ; mais quelle fut sa peine,
Quand le feuillet vint à se soulever !
« Ôtez, dit-il, ôtez la Magdelène,
Ôtez-la donc, le papier va crever.
Soudain il crève ; et la Vierge elle-même
Pour ne pas rire a fait un vain effort.

Le tour est bon, dit le Père suprême ;
On le voit bien, le drôle n’est pas mort. »
Cet incident finit la tragédie.
On se sépare avec cérémonie ;
Et les païens retournent dans leur fort,
En répétant : le drôle n’est pas mort.


FIN DU SECOND CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT TROISIÈME.


Abandon et détresse des dieux païens. Combat. Samson vaincu par Hercule. Des saintes commandées par Judith forment une attaque séparée : elle ne réussit pas ; mais Judith y gagne quelque chose. Les païens se battent en retraite. Blocus de l’Olympe. Priape et les Satyres font une sortie.


Abandonnant la terrestre demeure,
Un jour, dit-on, six hommes vertueux,
Morts à-la-fois, vinrent à la même heure
Se présenter à la porte des Cieux.
L’ange paraît, demande à chacun d’eux
Quel est son culte ; et le plus vieux s’approche,
Disant : tu vois un bon mahométan.

L’ANGE.

Entre, mon cher, et tournant vers la gauche,
Tu trouveras le quartier musulman.


LE SECOND.

Moi, je suis Juif.

L’ANGE.

Moi, je suisEntre, et cherche une place
Parmi les Juifs. Toi, qui fais la grimace
À cet Hébreu, qu’es-tu ?

LE TROISIÈME.

À cet Hébreu, qu’es-tu ?Luthérien.

L’ANGE.

Soit ; entre, et va, sans t’étonner de rien,
T’asseoir au temple où s’assemblent tes frères.

LE QUATRIÈME.

Quacre.

L’ANGE.

QuacrEh bien, entre, et garde ton chapeau.
Dans ce bosquet les Quacres sédentaires
Forment un club, on y fume.

LE QUACRE.

Forment un club, on y fume.Bravo.

LE CINQUIÈME.

J’ai le bonheur d’être bon catholique ;

Et, comme tel, je suis un peu surpris
De voir un Juif, un Turc en paradis.

L’ANGE.

Entre, et rejoins les tiens sous ce portique.
Venons à toi ; quelle religion
As-tu suivie ?

LE SIXIÈME.

As-tu suivie ?Aucune.

L’ANGE.

As-tu suivie ? Aucune.Aucune ?

LE SIXIÈME.

As-tu suivie ? Aucune. Aucune ?Non.

L’ANGE.

Mais cependant quelle fut ta croyance ?

LE SIXIÈME.

L’âme immortelle, un Dieu qui récompense,
Et qui punit ; rien de plus.

L’ANGE.

Et qui punit ; rien de plus.En ce cas,
Entre, et choisis ta place où tu voudras.
Ainsi raisonne, ou plutôt déraisonne
Un philosophe, un sage de nos jours.

Sage insensé ! mais que Dieu lui pardonne,
Si Dieu le peut, cet étrange discours.
Français, croyez tout ce qu’ont cru vos pères
Femmes, aimez ce qu’ont aimé vos mères ;
Croyez, aimez ; et lorsqu’il vous plaira,
Du ciel pour vous la porte s’ouvrira.
Non, arrêtez : la guerre vient d’éclore
Dans ces hauts lieux ; le royaume d’azur
À Jésus-Christ n’appartient pas encore :
On va combattre ; attendre est le plus sûr.
Trop négligés dans leur petit domaine
Les dieux païens subsistaient avec peine :
L’encens manquait. Leurs rivaux plus heureux
Escamotaient les terrestres prières,
Les chants discords, les offrandes, les vœux
Et les parfums là-haut si nécessaires.
Gens affamés n’entendent pas raison.
Peu satisfaits de leur maigre pitance,
Quelques Sylvains d’un appétit glouton
Pleuraient un jour leur première abondance.
Leurs poings fermés, leurs regards menaçans,
Sur les chrétiens se détournaient sans cesse ;

Ils déclamaient contre l’humaine espèce ;
Quand tout-à-coup un nuage d’encens
De leur humeur adoucit la tristesse.
« Bon ! dit l’un d’eux, celui-là vient à nous ;
De sa vapeur d’avance je m’enivre.
Comme il est gros ! Amis, rassurez-vous ;
Pour quelque tems nous aurons de quoi vivre. »
À bien dîner à tort il s’attendait.
Quarante saints, qu’un ange commandait,
Au paradis convoyaient ce nuage.
Il s’approcha des Sylvains étonnés,
Et passa juste à deux doigts de leur nez.
Ce qui n’était qu’un simple badinage
Au sérieux fut pris par ces pandours.
De Jupiter l’ordre est précis ; n’importe,
À coups de sabre ils tombent sur l’escorte.
L’escorte a peur ; elle crie au secours :
En attendant les coups pleuvent toujours.
L’ange, privé de ses ailes rapides,
À pied s’enfuit ; on houspille les saints ;
Tout se disperse, et déjà les Sylvains
Sur le convoi portent leurs mains avides.

Du paradis accourent par bonheur
D’autres chrétiens qui leur font lâcher prise.
D’autres païens arrivent par malheur,
Qui des premiers soutiennent l’entreprise.
Trente contre un ces chrétiens combattaient ;
Plus aguerris, ces païens les frottaient,
Et la victoire est encore indécise.
Mais j’apperçois Samson. Tremblez, faquins !
L’arme fragile, instrument de sa gloire,
Vaincra toujours : cette heureuse mâchoire
Brisa cent fois celle des Philistins ;
Fuyez, vous dis-je, ou c’en est fait des vôtres.
Et toi, Samson, prends garde aux sept cheveux
Qui font ta force : invincible par eux,
Défends-les bien ; laisse arracher les autres.
Le casque en tête, il s’élance d’un saut
Au premier rang. Un Sylvain téméraire
Pour le combat se présente aussitôt.
« Attends, dit-il, attends ; mon cimeterre
Va chatouiller cet énorme derrière,
Et de ce dos mesurer la largeur.
Je veux… » Soudain la mâchoire funeste

Sur la mâchoire atteint ce discoureur,
La pulvérise, et supprime le reste
De sa harangue : alors chaque païen
Se défendit sans parler, et fit bien.
Samson triomphe, et le parquet céleste
Des dents qu’il brise est déjà parsemé.
Par un courrier intelligent et preste,
De ce dégât Hercule est informé.
À ce récit le vaillant fils d’Alcmène,
Répond : J’y cours ; et, quittant les remparts,
D’un pas rapide il traverse la plaine,
Et des chrétiens étonne les regards.
Lorsqu’en hurlant une hyène sauvage,
De qui la faim augmente encore la rage,
Du Gévaudan abandonne les monts,
Le feu jaillit de sa rouge prunelle ;
L’effroi, la mort descendent avec elle
Sur les troupeaux épars dans les vallons ;
Tout fuit, enfans, chiens, berger et moutons.
Des Philistins le vainqueur intrépide,
Se promettant un triomphe de plus,
Seul attendit le vainqueur de Cacus.

Impunément on n’attend pas Alcide.
De prime abord, au héros des Hébreux
De sa massue il porte un coup affreux.
Brave Samson, ton casque est mis en pièces ;
Ton crâne saint, frappé si rudement,
Est ébranlé sous ses croûtes épaisses ;
Ton large front s’incline forcément ;
Ton œil se trouble et voit mille étincelles ;
Sur tes grands pieds un moment tu chancelles ;
Un seul moment. « Ce n’est rien, ce n’est rien. »
Il dit ; ce mot fait rire le païen.
Ô du Très-Haut assistance imprévue !
De la mâchoire un coup miraculeux
En mille éclats a brisé la massue.
Le fier Samson relève un bras nerveux ;
Le fier Alcide au visage lui lance
Le court tronçon qui formait sa défense,
Et brusquement le saisit aux cheveux.
À cet aspect tous les chrétiens pâlissent,
Et leurs clameurs dans les airs retentissent :
« Maudit païen ! il va les arracher.
Laisserons-nous dans sa main furieuse

De notre ami la tête précieuse ?
Défendons-la. Ferme ! osons approcher. »
D’un épervier quand la serre sanglante
Vient de saisir l’alouette tremblante,
Qui s’élevait en chantant jusqu’aux cieux,
Aux sons plaintifs que pousse la pauvrette,
Du bois voisin le peuple harmonieux,
Moineau, pinson, sansonnet, et fauvette,
S’élancent tous sur le tyran des airs
Que n’émeut point leur impuissante rage,
Suivent son vol, et de leurs cris divers
Font vainement retentir le bocage.
Tel des chrétiens le courage discret
Défend Samson ; mais sourd à leur colère,
L’autre tirait sur l’épaisse crinière,
Tant et si fort, qu’il emporte tout net,
Et montre aux siens le bienheureux toupet.
Ce fut alors que les cris redoublèrent.
Du gros Samson la factice vigueur
S’évanouit, et ses genoux tremblèrent.
Il voulut fuir ; l’intraitable vainqueur
D’un coup de poing acheva sa défaite.

De nos héros l’ame était stupéfaite.
Leurs ennemis s’élancent de nouveau
Pour se saisir du nuage en litige.
À reculer d’abord on les oblige,
Car nous tenions à ce friand morceau :
Mais l’appétit chez eux se tourne en rage.
Revenant donc en vrais déterminés,
Ils forcent tout, et s’ouvrent un passage.
Il fallait voir sur l’odorant nuage
Les combattans follement acharnés.
En sens contraire on le pousse, on le tire ;
Chacun y met la griffe : on le déchire,
On le dépèce ; et les flocons épars,
Chargés d’encens, volent de toutes parts.
On court après. Notre milice entière
Du paradis débouche en ce moment.
Du grand Michel tonne la voix guerrière ;
Il marche, avance, et crie : Alignement !
La Trinité, qu’escortaient six mille anges,
Se place ensuite au quartier-général,
Bénit trois fois ses nombreuses phalanges,
Et de l’attaque arbore le signal.

Pauvres païens, la résistance est vaine,
Vous le voyez ; que peut une centaine
De combattans, que peut l’Olympe entier
Contre une armée innombrable et chrétienne !
Le parti sage est de vous replier.
C’est ce qu’ils font, non pas sans quelque peine.
Serrés de près, les coups hâtent leur pas.
De poste en poste on les pousse, on les chasse.
Mars et Bellone arrivent, et leur bras
De l’ennemi réprime un peu l’audace.
Des rangs entiers sont renversés par eux.
On voit bientôt sur le pavé des cieux
D’anges, de saints, un abattis immense.
Mais d’autres saints, d’autres anges tous frais,
Que prudemment d’autres suivent de près,
Du fougueux Mars fatiguent la vaillance.
« Morbleu ! dit-il, c’est à ne plus finir. »
Las de frapper, mais toujours formidable,
Le dieu s’arrête, et soutient sans pâlir
Des bataillons le choc épouvantable.
Laissons-le faire, et sur le paradis
Tournons les yeux ; on n’y voit que les saintes,

Qui, babillant, se confiaient leurs craintes
Sur le combat livré par leurs amis.
De ce troupeau dédaignant la cohue,
Plus loin Judith se promène à l’écart.
La tête basse, elle marche au hasard,
Elle est rêveuse, et semble très-émue.
Aux demi-mots qu’elle laisse échapper,
À son regard, à son geste on soupçonne
Qu’un grand dessein occupe l’amazone,
Et qu’elle trouve une tête à couper.
Judith revient, et fortement s’écrie :
« Morbleu ! j’enrage ; au lieu de babiller,
Que n’allons-nous en silence étriller
De ces païens au moins une partie ?
Secondez-moi dans ce projet heureux ;
Que d’entre vous les plus braves se lèvent ;
Prenons en flanc ces brigands peu nombreux ;
Déjà battus, que nos bras les achèvent.
Sa tête haute et son air triomphant,
D’un poing fermé le geste renaissant,
Son autre main sur sa hanche placée,
Sa jambe droite avec grace avancée,

Mais plus encor la nouveauté du fait,
De son discours assurèrent l’effet.
À ces côtés trois cents femmes se rangent,
Et prudemment leurs habits elles changent.
Pour éviter tout accident fâcheux
On prend des Saints la jaquette légère,
Le bouclier, le casque, et la rapière,
Et l’on promet de se battre comme eux.
Du ciel Judith connaissait les passages :
Son bataillon derrière les nuages
Se glisse, avance, et se croit bien caché.
Mais sur l’Olympe en ce moment perché,
L’aigle attentif le découvre sans peine :
À Jupiter il en fait son rapport.
Au même instant le dieu du Pinde sort,
Et de soldats il prend une centaine.
Au pas de charge il marche à ces hussards,
Et brusquement se montre à leurs regards.
Qui fut penaud ? Ces vaillantes donzelles
S’arrêtent court, délibèrent entre elles,
Et la moitié déjà tourne le dos.
Le général, que leur faiblesse irrite,

Gronde, pérore, et jurant à propos,
Tant bien que mal au combat les excite.
De son côté l’intrépide Apollon
À sur deux rangs formé son bataillon.
Du fourreau d’or sa lame était tirée.
« Qu’est-ce ? dit-il : ce maintien indécis,
Ces blanches mains, ces genoux arrondis,
Ces petits pas, cette marche serrée,
Annonceraient de faibles ennemis.
De ces guerriers l’allure est malheureuse.
Voyons pourtant, car la mine est trompeuse. »
Sur le plus proche il s’élance aussitôt,
Et pour frapper son bras nerveux se lève.
Notre héroïne, au seul aspect du glaive,
Pâle d’effroi, raisonne ainsi tout haut :
« Après le coup immanquable est ma chute ;
Pour abréger, je tombe avant le coup. »
Et sur l’arène une prompte culbute
Étend la belle. Apollon rit beaucoup ;
Mais remarquant sous la courte jaquette
De sa frayeur une excuse complète :
« L’avez-vous vu ? dit-il à ses soldats ;

C’en est bien un, je ne m’abuse pas.
Tant mieux ! levons ces trompeuses casaques ;
Ne tuons rien ; mais des claques, des claques. »
Ce mot heureux circule promptement.
Sur l’ennemi chacun tombe gaîment ;
Gaîment encore aux claques l’on procède.
Le jeu s’échauffe, et malheur à la laide !
Toujours sur elle on daube fortement.
Sur la beauté la main aussi se lève ;
Prête à frapper, jamais elle n’achève :
On la voyait retomber doucement,
Du blanc satin caresser la surface,
Et quelquefois la bouche prend sa place.


La Bataille des Claques.


Les unes donc à grands pas détalaient ;
Avec lenteur les autres reculaient.
On les rattrape, et l’assaut recommence.
Il plaisait fort ; c’était un jeu de main,
Qui ne fut pas pourtant jeu de vilain.
Des culs de lis restaient en évidence :
De la victoire on voulut profiter ;
On les retourne ; ils y contaient d’avance.
Quelle attitude ! et quel profond silence !

On entendrait une souris trotter.
Des généraux doivent se battre ensemble,
Et la Judith appartenait de droit
Au dieu du Pinde. À l’écart il la voit.
« Viens, dit tout bas la Sainte, viens, et tremble.
Je ne veux point disputer, tu m’auras ;
Mais cet honneur, bien cher tu le paieras. »
Par Apollon aussitôt entreprise,
Sa chasteté résiste faiblement ;
À ses desirs elle est bientôt soumise,
À tout se prête, et hâte le moment
Où de ses sens il va perdre l’usage.
Mais prenant goût à ce charmant ouvrage,
Elle oublia de conserver les siens.
Dans le plaisir Apollon la devance,
Au but arrive, et soudain recommence.
« Bon ! dit Judith, à présent je te tiens. »
Sa main alors subtilement ramasse
Le fer tranchant auprès d’elle placé.
Le dieu la voit, et son bras avancé
Retient en l’air le coup qui le menace.


Apollon et Judith.


Peste ! dit-il, je remplis vos souhaits,

Je recommence, et votre main cruelle
Veut m’égorger ! Que feriez-vous, la belle,
Si ma faiblesse eût manqué vos attraits ?
Seriez-vous point la Judith ? Oui, vous l’êtes ;
Et votre zèle en veut toujours aux têtes.
Moi, je suis bon ; loin de vous imiter,
À vos appas je prétends ajouter. »
Le traître alors touche d’un doigt perfide
Le point précis où naît la volupté,
Ce point secret, délicat et timide,
Dont le doux nom des Grecs est emprunté.
En même tems quelques mots il prononce,
Des mots sacrés sans doute ; et pour réponse,
Le point touché subitement s’accrut.
En frémissant Judith s’en apperçut.
On lui donnait trop ou trop peu ; la belle
S’écria donc : Suis-je mâle ou femelle ?
Elle s’élance, et frappe à tour de bras
Le dieu malin qui riait aux éclats.
Tout en riant, adroitement il pare.
La foule alors arrive et les sépare.
Vous avez vu des duègnes le troupeau

Mal figurer dans ce combat nouveau,
Et par la fuite aux claques se soustraire.
De tant courir il n’était pas besoin ;
À les poursuivre on ne s’empressait guère.
Elles font halle à six cents pas plus loin,
Et tristement regardent en arrière.
À cet aspect, lecteur, figurez-vous,
Et leur surprise et leur dépit jaloux.
Que n’ose point une femme en colère !
La frayeur cesse ; on revient sur ses pas,
Et l’on retombe en écumant de rage
Sur les pécheurs qui ne s’en doutaient pas.
Beaucoup avaient terminé leur ouvrage ;
Mais il restait encor quelques traîneurs ;
Et ces derniers se prêtaient à merveille
Au châtiment infligé par les vieilles.
D’une main sèche on claque ces claqueurs ;
Et leurs amis, qu’amuse un tel spectacle,
À la leçon bien loin de mettre obstacle,
Disaient : il faut leur apprendre à finir.
Ceux-là punis, les prudes implacables
Fondent soudain sur les saintes aimables.

Qui du combat s’étaient fait un plaisir.
Pour préluder d’abord on s’invective ;
Aux coups de poing par degrés on arrive ;
La rage augmente ; on se prend aux cheveux,
Au nez, au sein, à la jaquette, aux yeux,
Ailleurs encore ; et la troupe acharnée,
Que des païens animent les propos,
S’en va tomber sur les deux généraux.
Que fit alors l’héroïne étonnée ?
D’une voix forte elle cria : « Holà !
Séparez-vous. Quel excès d’indécence !
Vit-on jamais pareille extravagance !
Quoi ! vous veniez combattre ces gens-là !
Et sous leurs yeux… Le trait est impayable !
Au corps, au cœur, vous avez donc le diable ?
Séparez-vous, coquines, ou ces mains
Vont arracher le reste de vos crins. »
Déjà l’effet a suivi la menace.
À droite, à gauche, elle frappe et terrasse.
Lors Apollon et ses heureux soldats,
Gais et contens retournent sur leurs pas.
Ce lieu, témoin de leur folles attaques,

Fut surnommé la Chapelle des claques.
De vrais combats les attendaient ailleurs.
Leurs compagnons affaiblis, hors d’haleine,
Pliaient déjà ; la foule des vainqueurs
Entourait Mars ; Mars résistait à peine.
« Que voulez-vous, brigands du paradis ?
S’écriait-il, quel démon vous travaille ?
N’approchez pas, sotte et vile canaille,
Ou de nouveau, moi, je vous circoncis. »
Malgré les traits qui pleuvent comme grêle,
Sur les vaincus entassés pêle-mêle
D’un pied barbare il monte et s’affermit.
Frappé cent fois, son bouclier gémit :
N’importe, à fuir il ne peut se résoudre.
Seul contre tous il reste insolemment,
Comme un rocher que battent vainement
Le vent, les flots, et la grêle, et la foudre.
De son palais le souverain des dieux,
Voit des chrétiens le triomphe rapide.
Sa main saisit la redoutable égide,
Et sur son aigle il monte furieux.
« N’écoutez pas une aveugle colère,

Lui dit Minerve, et cédez au destin.
De vos efforts qu’espérez-vous enfin ?
Ainsi que vous, ces gens ont leur tonnerre ;
Il est tout frais, et le vôtre a vieilli.
Pourquoi lancer au Christ énorgueilli
De vains pétards ? cachons notre impuissance ;
De la douceur donnons-lui l’apparence.
Vous le voyez ; nos braves champions
Font éclater un courage inutile.
Qu’ils rentrent tous ; ils sont à peine mille,
Et les chrétiens comptent par millions.
Que de ces murs la force nous protége ;
Nous y pouvons soutenir un long siége.
Moi cependant, chez les dieux étrangers,
J’irai conter notre mésaventure,
Notre faiblesse et nos pressans dangers :
De leur appui leur intérêt m’assure. »
Cette leçon, mais sur-tout cet espoir,
Calma du dieu la fureur indiscrète.
À la prêcheuse il donna plein pouvoir,
Et sans délai fit battre la retraite.
Il eut raison ; ce combat inégal

À ses guerriers allait être fatal.
Bellone et Mars, affamés de carnage,
N’obéissaient qu’en frémissant de rage.
Plus furieux à ce dernier moment,
Ils se pressaient d’assommer et d’abattre ;
Puis en arrière ils marchaient lentement,
Et quelquefois revenaient brusquement
Sur les chrétiens qui tombaient quatre à quatre.
On les eût pris de loin pour les vainqueurs.
En ordre ainsi les païens se retirent,
De la montagne ils gagnent les hauteurs,
Et renfermés dans leurs murs ils respirent.
L’ardent Michel se présente aussitôt,
Et des remparts il veut tenter l’assaut.
Mais tous n’ont pas son courage héroïque.
Le jour fuyait, et l’ombre pacifique
Au doux sommeil invitait le soldat :
Pour murmurer chacun ouvrait la bouche
Quand le Trio, qui jamais ne découche,
Au lendemain renvoya le combat.
Devant le mur, autour de la colline,
Vingt bataillons par Michel sont placés ;

Au paradis le reste s’achemine,
Sur des brancards emportant les blessés.
On n’entend plus le fracas de la guerre ;
Après la gloire on cherche le repos ;
Et le poltron ainsi que le héros,
Au doux sommeil a livré sa paupière.
Priape et Mars, aux portes du palais,
Étaient de garde avec tous les Satyres.
« Eh quoi ! dit Mars, tu rêves ? tu soupires ?
De ces brigands tu crains donc le succès ?
— Moi ? point du tout ; mais l’ennui me consume.
— Je m’en doutais. Aux Satyres vraiment
Ce métier-ci ne convient nullement.
Veiller sans fruit n’est pas votre coutume ;
La continence est pour vous un tourment :
Que je vous plains ! — Mal-à-propos tu railles.
Dans ce moment je songeais aux batailles ;
Un grand projet occupait mon esprit.
— Qu’est-ce ? Voyons. — Je voudrais à profit
Mettre ce temps qu’au sommeil on enlève.
— Par quel moyen ? — J’en connais un. — Achève.
— Tu sais la guerre ; ainsi tu conviendras

Qu’il n’est jamais de siége sans sortie ;
C’est une règle au Parnasse établie.
Sur ces messieurs qui sommeillent là-bas,
J’en veux faire une ; et ne t’oppose pas
À mon projet. Mes Satyres fidèles,
Ainsi que moi connaissent les chemins ;
La nuit est sombre ; il faut qu’à ces gredins
J’aille couper le sommeil et les ailes.
— Embrasse-moi, mon ami ; tes soldats
Doivent aimer les nocturnes combats ;
Hâtez-vous donc, et partez pour la gloire. »
La porte s’ouvre ; aussitôt ces pandours,
Enveloppés de l’ombre la plus noire,
Quittent l’Olympe, hélas ! et pour toujours.


FIN DU TROISIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT QUATRIÈME.


Histoire du Juif Panther, de Marie, et de Joseph. Saint Elfin renie Jésus-Christ et déserte. Sainte Geneviève et saint Germain. Priape et ses compagnons sont faits prisonniers, acceptent le baptême, et viennent sur la terre fonder les ordres monastiques.


En vérité, frères, je le répète,
Anges et Saints pêle-mêle étendus,
Mais décemment couverts d’une jaquette,
Dormaient alors du sommeil des élus.
L’un d’eux pourtant, sujet à l’insomnie,
De ces ronfleurs fuyant la compagnie,
Se promenait avec le bon Elfin,
Du purgatoire arrivé le matin.
Elfin disait : « Fais cesser ma surprise,
Ami Panther, et parle avec franchise.

Je te croyais au fin fond des enfers.
Jérusalem a vu notre jeunesse
Narguer les lois, afficher la mollesse,
Et des Romains imiter les travers.
Les jeux bruyans, les belles courtisanes,
Les longs dîners, et les soupers profanes,
Du paradis ne sont pas le chemin.
Je me damnais, la vieillesse y mit ordre.
Privé de dents, je ne pouvais plus mordre :
De Jésus-Christ le système divin
Me plut alors (j’aime les paraboles) ;
Je l’adoptai, sans trop l’approfondir,
Et, sur mes pas craignant de revenir,
J’assommai vîte un prêtre des idoles.
Je fus brûlé tout vif, et bien martyr,
Je t’en réponds : Je soutins la gageure ;
Sans cris, sans pleurs, j’endurai la torture.
Sur des tisons cuisant à petit feu,
À mes bourreaux je faisais la grimace.
Mais quelquefois murmurant à voix basse,
Entre mes dents je disais : Sacredieu !
Et ce mot seul, qui ternissait ma gloire,

Pour vingt mille ans me mit en purgatoire.
Là, de nouveau, chauffé, cuit, et recuit,
Mon corps chétif en charbon fut réduit.
L’argent peut tout : de charitables femmes
De tems en tems rachètent quelques ames
Du purgatoire, en payant grassement ;
Et ce trafic abrège mon tourment.
Juge, mon cher, si c’est avec délices
Que de la nuit je hume la fraîcheur.
As-tu connu ces horribles supplices ?
Es-tu martyr, ou simple confesseur ?
— Ni l’un ni l’autre. — Au moins la pénitence
De tes excès répara la licence ?
Tu fus dévot ? — Jamais, en vérité.
Pensant, vivant comme à mon ordinaire,
Pour être saint il m’en a peu coûté ;
Je n’ai rien fait, je me suis laissé faire.
— Explique-toi. — Lorsque Jérusalem
Ne m’offrit plus d’aventure nouvelle,
Je la quittai. Non loin de Bethléem,
Je possédais une terre assez belle.
Je complais seul y passer quelques jours ;

Quand le hasard, qui m’a servi toujours,
Me fit connaître une jeune grisette,
Brune, il est vrai, mais du reste parfaite ;
Son vieux mari, très-mauvais charpentier,
Ne gagnant rien, vivait dans la misère.
Je l’occupai, je doublai son salaire,
Et j’agrandis son chétif atelier.
Par mes bontés, sorti de l’indigence,
Il s’épuisait en longs remercîmens ;
Et sa moitié, sensible à ma constance,
M’en fit aussi : mais quelle différence !
Je m’y connais ; les siens furent charmans.


La Vierge et le juif Panther.


Je trouvai tout dans ma jeune maîtresse,
Beauté, fraîcheur, innocence et tendresse.
Sans soins, sans art, à mes sens étonnés,
Depuis long-tems muets pour les Phrynés,
Elle rendit la vie et la parole.
J’en eus besoin ; l’époux malignement
Avait laissé tout à faire à l’amant.
D’un tel malheur sans peine on se console.
Un accident, au bout de quelques mois,
Inquiéta notre vierge discrète ;

Moi, j’en riais ; sa taille rondelette
Ne pouvait plus tenir dans mes dix doigts.
Cet embonpoint me la rendait chère.
Le vieux mari, qui s’avisait à tort
D’être jaloux, exhala sa colère.
De l’assommer je fus tenté d’abord ;
Mais la pitié vint modérer ma bile.
Dans son grenier j’allai donc me cacher :
Là, vers minuit, sautant sur le plancher,
Par ce fracas j’éveillai l’imbécille,
Et je lui dis avec un porte-voix :
« Ton dieu te parle, écoute, misérable :
Ta femme est grosse, et ne fut point coupable ;
Respecte-la ; je le veux, tu le dois.
Point de soupçons, d’humeur, ni de querelle,
À son insçu j’ai fécondé son sein ;
Je bénirai l’enfant qui naîtra d’elle,
Fille ou garçon ; sur cet enfant divin
J’ai des projets : honore donc sa mère,
Fais bon ménage ou gare le tonnerre ! »
Cette menace effraya le barbon ;
Dès ce moment sa douceur fut extrême.


La Conception.

L’aimable vierge accoucha d’un garçon,
Et ce garçon, c’est Jésus-Christ lui-même.
« — Quoi ! notre Dieu ? — Notre Dieu. — Quel blasphème !
— Sa mère ici jouit d’un grand pouvoir.
Elle voulut auprès d’elle m’avoir,
Et se chargea d’arranger cette affaire.
J’y consentis, car je l’aime toujours.
On se permit quelques malins discours ;
Je rembarrai les plaisans du parterre,
Et de ma vierge un coup d’œil les fit taire.
— Quand je vivais, j’ai souvent entendu
De Jésus-Christ conter ainsi l’histoire.
De Bethléem ce bruit s’est répandu
Chez les païens ; mais j’étais loin d’y croire.
Il est ton fils ! Et moi, qui bonnement
Ai pour cet homme enduré le martyre !
Sur des tisons je me suis laissé cuire ;
Pour qui ? Pour un… — Ton zèle assurément
Fut excessif, et je t’en remercie.
— Dans votre ciel je ne resterai pas,
Non, sacredieux ! je vole de ce pas
Chez les païens : bon soir. — Autre folie !

Arrête, écoute… » Elfin ne l’entend plus ;
Il désertait, en reniant Jésus,
Panther en vain se met à sa poursuite :
L’obscurité favorisait sa fuite,
Et dans sa course il dépassait les vents.
Las de chercher, et las surtout de rire,
Le jeune Hébreu revenait à pas lents.
Un léger bruit sur la gauche l’attire :
Avec prudence il approche, et soudain
Il reconnaît la voix rauque d’Elfin.
« Oui, disait-il, l’affaire est immanquable.
Ici tout ronfle, et pour un coup de main,
Jamais instant ne fut plus favorable.
Allons, Priape, allons, il faut enfin
Féminiser ces onze mille vierges,
Pour qui Cologne a brûlé tant de cierges.
Ce troupeau-là, des autres séparé,
Offre à l’audace un triomphe assuré. »
« Bon ! dit tout bas le fripon qui l’écoute :
Un coup de main, la surprise, l’effroi,
Des cris d’alerte, et du trouble sans doute ;
La circonstance est heureuse pour moi.

Dans ce fracas, je peux à ma petite
Faire en secret une courte visite. »
Du sanctuaire où le divin Trio
Dort quelquefois sous un double rideau,
À pas pressés notre saint se rapproche.
Pour la décence on a construit tout proche
Une chapelle, où la Vierge au besoin
Se retirait sans suite et sans témoin.
Pendant la nuit ses charmes y reposent.
Le beau Panther d’un œil brûlant d’amour
Lorgnait la porte ; il rôdait à l’entour ;
Mais à ses vœux des importuns s’opposent.
Devant le trône est un poste nombreux :
Pour échapper au sommeil qui les presse,
Ces désœuvrés causaient tout bas entre eux,
Allaient, venaient et revenaient sans cesse.
L’Ange Azénor, d’ici-bas arrivant,
Désennuyait le céleste auditoire ;
D’un ton d’humeur il comptait son histoire,
Et des soupirs l’interrompaient souvent.
« Vous le savez, disait-il, sur la terre,
Près de Lutèce, au hameau de Nanterre,

J’avais en garde une jeune beauté,
Chez les mortels son nom est Geneviève.
J’aimais sa grace et sa naïveté ;
J’espérais tout de cette chaste élève.
Auprès d’un bois, sur le bord d’un ruisseau,
Elle habitait un petit ermitage.
Des voyageurs évitant le passage,
Elle y veillait sur un petit troupeau ;
Elle chantait assise sous l’ombrage,
Tressait des joncs ; et sa débile main
Soignait de plus un modeste jardin.
Mais pour trouver une église, une messe,
Il lui fallait aller jusqu’à Lutèce.
Dans cette église elle voyait souvent
Un jeune abbé, propre, doux et décent,
Joli, bien fait, aux pauvres secourable,
Et qui sur elle, au moment de sortir,
Jetait toujours un regard charitable,
Accompagné du plus tendre soupir :
C’était Germain. À la Sainte nouvelle
Il en voulait ; mais pure autant que belle,
Ma Geneviève alors soupçonnait peu

Qu’on pût aimer autre chose que Dieu.
J’étais sur-tout l’objet de ses prières ;
À tout moment son ange elle invoquait :
À lui donner des pensers salutaires,
Jamais aussi son ange ne manquait.
Soins superflus ! Un matin la bergère,
Voulant aux prés conduire ses moutons,
Voit qu’une eau pure a lavé leurs toisons,
Et s’aperçoit qu’une main étrangère
Dans son jardin n’a laissé rien à faire.
Son esprit cherche et ne peut concevoir
Quand et comment ce prodige rapide
S’est opéré. Ce fut bien pis le soir.
Pour tout festin prenant un pain fort noir,
Elle s’en va puiser l’onde limpide.
Elle revient ; sa table offre à ses yeux
Le lait durci, des fruits délicieux,
Un pain très-blanc, et le miel et la crême.
À cet aspect sa surprise est extrême.
D’abord timide elle craint d’approcher ;
Et sur les mets qu’elle n’ose toucher
Deux fois sa main de la croix fait le signe.

Ne voyant pas s’altérer leur couleur,
Ni leurs parfums, elle dit dans son cœur :
« Ces présens-là me viennent du Seigneur ;
Je les reçois, mais je n’en suis pas digne. »
En y goûtant, elle réfléchissait
Sur ce miracle, et dans sa petite ame
La vanité doucement se glissait ;
Car une sainte, hélas ! est toujours femme.
La mienne au moins de ce naissant poison
Sut préserver à tems son innocence.
Elle savait, malgré son ignorance,
Que sur ce point Dieu n’entend pas raison.
Sachant aussi, qu’à la moindre fredaine,
Il est prudent d’ajouter aux remords
La discipline ; elle cherche la sienne,
Bien résolue à fouetter son beau corps.
Nouveau miracle ! elle trouve à sa place
Un gros bouquet de myrtes et de fleurs.
Sur ses genoux elle tombe avec grace,
Et du Très-Haut reconnaît les faveurs.
Mais cependant son péché la chagrine,
Et sa ferveur brûle de l’effacer.

Pour suppléer à cette discipline
Qu’elle n’a plus, elle veut ramasser
Le caillou dur, et la ronce et l’épine ;
Sur ce beau lit elle prétend coucher.
Dans les buissons elle va donc chercher
Épine et ronce ; et la nuit déjà sombre,
Pour l’arrêter semble épaissir son ombre.
Au même instant la plus douce des voix
Lui dit ces mots : « Écoute et sois sans crainte,
On péche encore alors que l’on est sainte.
Dieu te pardonne ; il t’aime, tu le vois.
Ne cherche plus la ronce ni la pierre ;
Va, le sommeil est fait pour ta paupière. »
Vive à l’excès, mais courte fut sa peur,
Et le chagrin s’éloigna de son cœur.
Elle regagne aussitôt sa chaumière.
Le vent sans doute éteignit la lumière
Qu’elle y laissa : très-bien l’on s’en passait,
La jupe tombe, ensuite le corset ;
D’un léger voile elle entoure sa tête ;
Et la chemise est son seul vêtement :
Elle se couche. Ô prodige charmant !

Ce jour pour elle était un jour de fête.
Le lit, les draps, de roses sont couverts ;
Leur doux parfum s’exhale dans les airs,
Et tout-à-coup d’une voix amoureuse
Elle s’écrie : « Ô vous, mon cher soutien,
Ange du ciel, qui me gardez si bien,
De vos bontés Geneviève est honteuse ;
Car c’est à vous que mon modeste lit
Doit de ces fleurs la parure inconnue,
N’est-il pas vrai ? — Sans doute, répondit
La même voix qu’elle avait entendue.
Ah ! ne crains point. — Connaissez mes souhaits,
Ange charmant ; montrez-vous à ma vue ;
Et couronnez ainsi tous vos bienfaits.
— Dieu le défend ; un châtiment sévère…
— J’abjure donc ce desir téméraire ;
Je vous crois beau. — Trop pour tes faibles yeux.
— Puis-je du moins vous toucher. — Tu le peux. »
L’ange s’approche ; aussitôt l’imprudente,
Pour s’assurer qu’il vient du paradis,
Ose toucher sa tunique flottante,
Sa main douillette et ses bras arrondis,

De ses cheveux les boucles naturelles,
Son joli nez, les lèvres immortelles
D’où s’échappait une aussi tendre voix,
Son frais menton, et sur-tout ses deux ailes
Qui constataient sa nature et ses droits.
Cet examen, qu’elle prolonge encore
Trouble son ame, et sa tête, et ses sens.
Elle se livre au danger qu’elle ignore ;
Ses bras tendus deviennent caressans ;
Certain desir et l’entraîne et l’agite ;
Un feu nouveau s’allume dans son sein ;
Et sur ce sein qui se gonfle et palpite,
De l’ange heureux elle presse la main.
Il profita de l’aimable attitude,
Et lui disait, pour ne pas l’étonner :
« Dieu, qui m’entend, par moi te veux donner
Un avant-goût de la béatitude. »
Qui donc tenait cet amoureux discours ?
Ce n’est pas moi, morbleu ! dont bien j’enrage ;
De la parole on nous défend l’usage ;
C’était Germain qui, depuis quelques jours,
Incognito logé dans le village,

Rodait sans cesse autour de l’ermitage.
Vous concevez ma honte et mon courroux.
À son destin j’abandonne la belle,
Et me voilà ; des esprits comme nous
Ne sont pas faits pour tenir la chandelle.
Ainsi parlait cet ange humilié.
Loin d’applaudir au courroux qui l’agite,
De sa disgrace on riait sans pitié.
On eût mieux fait pour notre Israélite
De s’endormir. Dans un coin retiré,
Craignant les yeux, il se lassait d’attendre ;
Arrive enfin le moment désiré.
Des cris confus de loin se font entendre :
« Alerte ! alerte ! Aux brebis du Seigneur
Priape en veut. Debout ! qu’on se dépêche !
Ils sont ici. Non, c’est là qu’ils font brêche.
À droite ! à gauche ! au Satyre ! au voleur ! »


Priape surpris.


Le rusé Juif, dans ce trouble propice
Qu’entretenait le lugubre tocsin,
Facilement accomplit son dessein.
Dans la chapelle en secret il se glisse.
« Qui va là ? — Moi. — Qui vous ? — À ce baiser,

À mes desirs tu peux me reconnaître.
— Oses-tu bien ?… — L’amour sait tout oser.
— Quelle imprudence ! On t’aura vu peut-être !
— Non, les païens occupent nos soldats,
On crie, on pleure, on caresse, on s’échine :
Je viens aussi, mon ange, à la sourdine,
Te violer ; mais tu ne crieras pas.
— Tes yeux encor me trouvent donc passable ?
— Tu le sais trop ; l’amour, le tendre amour
Est mon seul bien, il me rend supportable
Du paradis l’insipide séjour.
Je périrais d’ennui, sans ta présence.
Ces charmes-là sont les dieux que j’encense.
Dieux du bonheur, dieux potelés et doux,
Dieux complaisans, tant fêtés sur la terre,
Je vous adore, et n’adore que vous. »
Lecteurs dévots, laissons-le dire et faire ;
D’autres pécheurs attendent nos regards.
Sur eux les Saints fondent de toutes parts ;
On les empoigne au milieu des pucelles,
Non pas debout, mais couchés auprès d’elles ;
Non pas auprès ; qu’importe ? Ils sont tous pris.

Dans la capture Elfin n’est pas compris ;
L’adroit Elfin, dès l’attaque première,
De ces pandours déserta la bannière,
Et le fripon, pour éviter leur sort,
S’était rangé du parti le plus fort.
Voilà Priape et sa troupe cynique
Devant leur juge, et pour eux c’est un jeu.
L’air impudent, l’attitude lubrique
De ces vauriens, scandalisent un peu
Du doux Jésus l’œil dévot et pudique.
Le beau pigeon, surpris et stupéfait,
D’un nouveau psaume entrevoit le sujet.
Mais le pater, qui de rien ne s’étonne :
« Or çà, Priape, avec tes compagnons
Que faisais-tu chez mes jeunes tendrons ?
Parle. — Vraiment la question est bonne !
Ne sais-tu pas ce qu’aux vierges l’on fait ?
— Tu violais ? — Mais… pas trop. — Réponds net,
Et laisse-là tes phrases ambiguës.
— Soit ; c’est à tort que vous avez niché
Dans votre ciel ces vierges prétendues ;
Une moitié pour le moins a triché.

— Tu mens, coquin. — Regardes-y, bon Père,
Et tu sauras qui de nous a menti.
La résistance est nulle, ou très-légère ;
Tu vois pourtant comme je suis bâti.
— Vierges ou non, votre crime est le même ;
Vous méritez l’enfer… ou le baptême ;
Il faut choisir. — Pouvons-nous balancer ?
Qu’on nous baptise : aussi bien je m’ennuie
Dans cet Olympe où l’homme nous oublie,
Et d’où bientôt il pourra nous chasser. »
Au même instant la cohorte profane
Courbe la tête, et reçoit sur le crâne
Trente seaux d’eau par des anges lancés.
Pour ces brigands était-ce bien assez ?
« Ainsi soit-il, et nous voilà des vôtres,
Dit saint Priape : Allons, employez-nous ;
Vous n’aurez pas de plus fermes apôtres,
Ni les païens de rivaux plus jaloux. »
Jésus alors : « Ils sont francs et sincères,
Leur zèle est vif ; mon Père, employons-les.
— Qu’en ferons-nous ? — Dès long-tems je voulais
Chez les chrétiens former des monastères :

Dans ce projet ces gens nous serviront ;
Forts et nerveux, sans peine il soutiendront
L’ennui du cloître et sa longue paresse :
À ces vertus il joindront quelque adresse ;
Et nos couvens bientôt se peupleront.
— D’un prompt succès, mon fils, ton plan est digne.
— Naissez, croissez, pour féconder ma vigne,
Multipliez, Carmes, Bénédictins ;
Frères prêcheurs, Frères ignorantins,
Dominicains, Bernardins, Franciscains,
Les uns chaussés, les autres sans chaussure,
Barbus ou non, avec ou sans tonsure,
Gris, blancs ou noirs, mendians ou seigneurs ;
Et vous aussi, nonnes, mères et sœurs,
Moines en jupe, à la guimpe flottante,
Troupe jeûnante, et priante, et chantante ;
Soldats du Christ, épouses de la croix,
Vous tous enfin qui vivrez de mes droits,
Pour mes soutiens du doigt je vous désigne ;
Naissez, vous dis-je, et fécondez ma vigne. »
À ce discours noblement déclamé,
Le Saint-Esprit en souriant réplique :

« Très-bien, mon cher, ce style est poétique.
En me lisant, votre goût s’est formé. »
Tandis qu’il parle, on habillait mes drôles.
De blanche laine on couvre leurs épaules,
Et leur poitrine et leurs membres velus :
Un long cordon presse leurs reins charnus.
Un pied de bouc avec peine se chausse ;
On l’élargit, on l’alonge, on le fausse,
D’un pied de moine on lui donne l’ampleur,
Sans rien changer à sa première odeur.
On tond leur tête, ensuite on la décore
D’un large froc noué sous le menton :
Embéguiné de ce blanc capuchon,
Leur mufle noir paraît plus noir encore.
Ainsi vêtus, d’un air très-dégagé,
De Jésus-Christ ils vont prendre congé,
Et chacun d’eux fait serment d’être sage.
Il les bénit, en disant : Bon voyage.
Anges et saints répètent bon voyage.
Le beau Panther entend ce dernier mot
Il en conclut que la scène est finie.
Droit sur la bouche il baise son amie,

La baise encore, et s’échappe aussitôt.
Mais un quidam, qui près de là repose,
Le voit sortir sans distinguer ses traits.
Comment garder de semblables secrets ?
Le lendemain il raconte la chose.
Ce récit plaît, et passe en un moment
De bouche en bouche, et d’oreille en oreille.
Pour l’Angelus la Vierge se réveille,
Et sort enfin de son appartement.
Sa bouche encore et s’entr’ouvre et soupire ;
Ses grands yeux noirs se ferment à demi.
La pauvre enfant ! elle avait peu dormi.
On l’examine, et les plaisans de dire :
« De notre reine heureux le favori !
Est-ce Panther, ou l’ange petit-maître,
Ou le pigeon ? Ma foi, tous trois peut-être,
Mais à coup sûr ce n’est pas le mari. »


FIN DU QUATRIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT CINQUIÈME.


De jolies Bacchantes séduisent et enivrent presque tous les Chrétiens employés au blocus. Dispute scientifique et scandaleuse. Impiété de S. Carpion. Une païenne reçoit de S. Guignolet les sept sacremens. Extravagances de nos bienheureux ; ils entrent dans l’Olympe.


Gens du bon ton, galans auprès des dames,
Et qui souvent surprenez leurs faveurs,
Dans vos discours insolens et moqueurs
Vous dénigrez, vous outragez les femmes.
Celles qu’amour jeta dans vos filets,
Que vous avez, ou que vous avez eues,
Celles aussi que vous n’aurez jamais,
Celles encore qui vous sont inconnues,
Toutes enfin à vos malins propos
Servent de texte, ou véritable ou faux.

Hommes ingrats ! forts de vos priviléges,
Pour triompher de leur faible raison,
Vous osez tout ; de la séduction
Devant leurs pas vous semez tous les piéges ;
Les soins adroits, les transports renaissans,
Et la louange et la gaîté folâtre,
Et les soupirs plus doux et plus touchans,
Rien n’est omis ; elles ont à combattre
Tout à la fois vous, leur cœur, et leurs sens :
Et votre bouche accuse leur faiblesse !
Et sans profit, souillant votre bonheur,
Méchans et vils, à leurs tendres caresses
Vous imprimez le sceau du déshonneur !
Lâches ingrats ! corrigeant son ouvrage,
Si la nature à ce sexe charmant
Voulait donner votre force en partage,
On vous verrait changer timidement,
Non pas d’esprit, mais au moins de langage.
Que le mépris soit votre châtiment ;
Il vous est dû : certains que la vengeance
Ne suivra pas une facile offense,
Vous outragez ce sexe désarmé,

Flatté toujours, et toujours opprimé.
Par ses refus du moins qu’il vous punisse.
Pour vous, lecteur, aux femmes plus propice,
Sur leurs erreurs fermez vos yeux discrets,
Et de l’amour respectez les secrets.
L’on est souvent méchant par jalousie,
Vous le savez : n’imitez pas les Saints,
Qui sur la belle et sensible Marie
Se permettaient quelques propos malins.
Du paradis tandis que le parterre,
En médisant, égayait l’Angelus,
Plus loin nos Saints employés au blocus,
Riaient aussi, mais d’une autre manière.
De ces remparts, que leurs yeux observaient,
Subitement une porte s’entrouvre :
On s’arme, on tremble, on regarde, on découvre
Un faible enfant que des femmes suivaient.
C’était l’Amour conduisant des Bacchantes ;
C’était un piége à nos héros tendu.
Par leur beauté ces prêtresses galantes
Peuvent d’un ange ébranler la vertu.
Nos gens alors reprennent leur courage,

Serrent les rangs, et marchent à grand pas
Sur l’ennemi qui ne s’enfuyait pas,
Et qui gaîment poursuivait son voyage.
« Ces femmes-là n’ont pas peur, et font bien,
Dit l’ange Esral ; j’aime assez les déesses. »
Saint Jean répond : « Leur habit, leur maintien,
Ne semblent pas annoncer des princesses.
— Reconnais-tu ce que porte leurs mains ?
— Un léger thyrse et d’excellens raisins.
Ce sont, je crois, de jeunes vivandières ;
À nous combattre elles ne songent guères.


Les Bacchantes dans le camp des Saints.


— La peau d’un tigre enveloppe à demi
Leurs corps d’albâtre : et conviens, mon ami,
Que leur beauté vaut bien les frais d’un siége.
Quel air fripon ! de pampres couronnés,
Leurs cheveux noirs, aux vents abandonnés,
Font ressortir leurs épaules de neige.
Leurs jeunes mains caressent tour-à-tour
Ce bel enfant, qui sans doute est l’Amour.
— Serait-ce là le fils de Cythérée ?
Non ; voilà bien ses ailes, son flambeau ;
Mais je ne vois ni carquois ni bandeau.

Remarques-tu cette marche assurée,
Ces pieds de bouc, ce regard indécent ?
Il a tout l’air d’un Satyre naissant.
— Satyre ou non, partout il saura plaire ;
De l’autre Amour c’est sans doute le frère. »
À l’ignorant qui juge avec rigueur,
Cet entretien doit paraître un peu leste ;
Mais dans les camps cherche-t-on la pudeur ?
L’oisiveté, l’exemple si funeste,
À la licence y disposent le cœur :
On n’y croit pas à la valeur modeste ;
L’oreille y veut de graveleux discours,
Des mots hardis ; et l’homme le plus sage,
Sans le vouloir, y prend en peu de jours
D’un grenadier les mœurs et le langage.
Il te sied bien, vain et chétif mortel,
De critiquer ce que l’on dit au ciel !
Esral approche, et fortement il crie :
« Halte-là ! — Soit, lui répond Agérie.
— Où courez-vous si gaîment ? et pourquoi
Porter ici votre pied téméraire ?
— Le sage dit : On n’est bien que chez soi.

Quittant du ciel la demeure étrangère,
Nous retournons sagement sur la terre.
— Je vous en crois ; mais l’on ne passe pas.
J’en suis fâché pour vos jeunes appas.
— Beau général, votre bouche est sévère ;
Heureusement vos regards sont plus doux.
Vous nous prenez pour femmes d’importance,
Vous vous trompez : grisettes comme nous
Peuvent passer, et sont sans conséquence.
— Mais vous portez des vivres à vos dieux,
C’est aux chrétiens un dommage, une injure.
— Non, ces fruits-là sont pour nous, je vous jure
On se nourrit autrement dans les cieux.
— Elle a raison. Quoi ! ces grappes vermeilles
Ne tentent point vos maîtres dédaigneux ?
— Jamais Noé n’en cueillit de pareilles,
N’est-il pas vrai ? — Je le crois. — Faites mieux,
Goûtez. — Oh ! non. — Goûtez-en, je le veux.
À vos soldats mes compagnes honnêtes
Ont présenté leur déjeûner frugal ;
Faites comme eux, aimable général.
— Eh bien, donnez, friponne que vous êtes.

— Je reconnais cette insigne faveur.
— De ces raisins exquise est la saveur.
J’ai voyagé quelquefois en Syrie :
Du bon Noé je daignais visiter
L’humble cabane et la treille chérie ;
Chez Abraham j’aimais à m’arrêter ;
Loth m’ébergea dans la ville coupable
Dont le nom seul outrage la beauté :
Vous concevez comme j’étais fêté !
Des fruits choisis pour moi couvraient leur table.
J’ai touché même à ces fameux raisins
Que rapportaient de la terre promise
Les éclaireurs envoyés par Moïse :
Ils étaient bons ; les vôtres sont divins. »
Tous déjeunaient avec pleine assurance.
Trop confians, aucun n’a soupçonné
De ces doux fruits la magique puissance ;
Ils enivraient. Déjà l’ange étonné
Dans son cerveau cherche en vain sa prudence ;
Il y trouvait le trouble et la gaîté.
Il se console, et croit gagner au change.
Des étourdis qui l’avaient imité

Plus vîte encore la tête se dérange.
Au milieu d’eux, de ses hardis projets
L’Amour malin contemplait le succès.
À nos soldats, que charmait sa figure,
Il avait fait d’adroites questions ;
Du bon Priape et de ses champions
Par nous il sut la bizarre aventure :
Il se vengeait, et nous le bénissions.
Voyez un peu ces galantes prêtresses
Aux yeux lascifs, aux perfides caresses.
À nos guerriers tendre de jolis bras,
De pampres verts orner leurs cheveux plats,
Et leur presser des raisins sur la bouche.
Aux coups légers du thyrse qui les touche,
De leur bon sens le reste a disparu.
Dieu ! quels propos alors se font entendre !
Chacun déjà d’une belle est pourvu,
Et dit Amen. Les Saints ont le vin tendre.
De nos guerriers cependant quelques-uns,
Toujours grondeurs et toujours importuns,
Vieux impuissans, qui jamais n’ont su rire,
Et que l’amour dédaigna de séduire,

De ces péchés spectateurs envieux,
Criaient, tonnaient, et prêchaient de leur mieux.

MOÏSE.

Comment, chrétiens, ici ! dans le ciel même !
On punira cette insolence extrême ;
Dieu saura tout, il est le Dieu vengeur.

SAINT BLAISE.

Oui, faux élus, l’enfer va vous reprendre.

MOÏSE.

Ils font les sourds ; quel excès d’impudeur !

SAINT BLAISE.

Oubliez-vous que votre créateur
Par un seul mot au néant peut vous rendre ?

L’ANGE ESRAL.

Mon créateur ? Votre Dieu ne l’est point.

SAINT BLAISE.

Vous blasphémez.

L’ANGE ESRAL.

Vous blasphémez.Les nations antiques
Ont reconnu des esprits angéliques.
Le monde entier fut d’accord sur ce point.
Juifs et chrétiens, venus après les autres,

Nous ont trouvés tout faits : soyez des nôtres,
Nous dirent-ils, et peuplez notre ciel.
Très-volontiers, répondit Gabriel ;
Et pour nous tous il portait la parole.
Tais-toi donc, Blaise, et retourne à l’école,

SAINT GUIGNOLET, à Moïse.

Quoi ! vous pillez Mages, Phéniciens,
Brachmanes, Grecs, Perses, et Chaldéens ;
Lépreux et nus, encroûtés d’ignorance,
Du Nil au Gange on vit votre indigence
Quêter, voler, au hasard ramasser
De vieux haillons, les recoudre en Syrie,
Sur votre corps sans goût les entasser ;
Et puis, tout fiers de cette friperie,
Pour créateurs vous voudriez passer ?

SAINT CARPION, à Moïse.

Ton beau serpent, natif de Phénicie,
D’un autre Éden franchissant le fossé,
Attaqua l’homme et s’en vit repoussé.

MOÏSE.

Chicane ! Allons, ma pomme est plus jolie,


SAINT CARPION.

Soit ; mais déjà la curiosité,
Bien avant Ève, avait séduit Pandore.
Ce trait charmant, ta plume l’a gâté.

SAINT BLAISE.

Quel baragouin !

SAINT GUIGNOLET.

Quel baragouin !Et du déluge encore
Oseras-tu t’attribuer l’honneur ?

MOÏSE.

Je l’oserai, car j’en suis l’inventeur.

SAINT GUIGNOLET.

Deucalion, Ogygès…

MOÏSE.

Deucalion, Ogygès…Ô prodige !
Saint Guignolet savant !

SAINT BLAISE.

Saint Guignolet savant !Il a trop bu.

MOÏSE.

Carpion, parle !

SAINT BLAISE.

Carpion, parle !Il a trop bu, te dis-je.


MOÏSE.

De ces raisins quelle est donc la vertu ?

SAINT CAUTION.

Au grand Bacchus, rend sa baguette antique,
Sa double corne, et son pouvoir magique.

MOÏSE.

Si j’ai volé, ce fut sans y penser.

SAINT GUIGNOLET.

Au moins, mon cher, il faut t’en confesser.

SAINT CARPION.

Votre Samson, si gros, si ridicule,
Ressemble en laid au vigoureux Hercule,
Par une femme ils sont trahis tous deux.

SAINT GUIGNOLET.

Jephté, son vœu, sa fille infortunée,
Rappellent trop le Grec Idoménée.

MOÏSE.

Vous tairez-vous, raisonneurs malheureux ?

SAINT CARPION.

De Josué vantez moins l’harmonie,
C’est d’Amphion la plate parodie,

Par ses accords Amphion bâtissait :
En détonnant Josué renversait.

MOÏSE.

Des nouveaux Saints voilà bien l’injustice !
Des pauvres Juifs ils se moquent toujours.
Que feriez-vous pourtant sans leur secours ?
Ôtez la base, adieu tout l’édifice.
Le Christ est Juif, et Juive la beauté
Que l’Esprit Saint…

SAINT GUIGNOLET.

Que l’Esprit Saint…Bah ! bah ! la Trinité !
Du nombre trois j’ignore la puissance ;
Mais de tout tems il eut la préférence.
Bien avant nous le Gange proclama
Vistnou, Schiven, et leur aîné Brama.

MOÏSE.

La Trinité serait donc Indienne ?

SAINT GUIGNOLET.

Jadis l’Égypte avait aussi la sienne,
Isis, Horus, et le père Osiris.
On la retrouve en de lointains pays.
Nous combattons la Trinité païenne,

De cet Olympe antique souveraine.
Mais lis Platon, et tu reconnaîtras
Le germe obscur de la triple personne
Que pour du neuf aujourd’hui l’on nous donne.

SAINT CARPION.

Il a raison : in vino veritas.

SAINT BLAISE.

Du grec !

MOÏSE.

Du grec !Eh non ! du latin.

SAINT BLAISE.

Du grec ! Eh non ! du latin.C’est tout comme.
Voyez l’ivresse ! il était si bon homme !
Ah çà, messieurs, croyez-vous à Jésus ?

SAINT CARPION.

La question, mon cher, est délicate,
Et distinguo. Je crois à ses vertus,
À sa morale encore, et rien de plus.
J’admire aussi Zoroastre, Socrate,
Confucius, tous les sages enfin
Qu’il traduisit, et que l’on damne en vain.


SAINT GUIGNOLET.

Mais à quoi bon transmuer une eau claire
En vin fumeux, pour les gens déjà gris ?
Pourquoi gâter Philémon et Baucis ?
Mal copier vous est chose ordinaire.

MOÏSE.

Eh quoi ! tu ris de cette impiété,
Saint Jean ?

SAINT JEAN.

Saint Jean ?Un peu.

MOÏSE.

Saint Jean ? Un peu.Ciel ! un évangéliste ?

SAINT JEAN.

À ton avis, je suis donc un copiste ?

MOÏSE.

Mais ce miracle est par toi raconté.

SAINT JEAN.

Par moi ?

MOÏSE.

Par moi ?Sans doute.

SAINT JEAN.

Par moi ? Sans doute.Apprenez, imbéciles,

Qu’au siècle deux on fit ces évangiles,
Selon saint Marc, saint Luc, et saint Mathieu,
Qui tout au plus savaient leur croix de Dieu,
Selon moi-même et selon Beaucoup d’autres.
On fit aussi ces Actes des Apôtres,
Qui ne sont point des actes de raison.
N’allez donc pas crucifier mon nom
Sur ces recueils de sottises grossières,
Et laissez-moi ; j’ai bien d’autres affaires.

MOÏSE.

Ô, mon ami, reviens à toi, partons.
Ne touche plus ces profanes tetons.
Ils sont maudits.

SAINT JEAN.

Ils sont maudits.Que le diable t’emporte.

SAINT BLAISE.

C’est trop parler, Moïse, il faut agir.
Au paradis allons chercher main-forte.

MOÏSE.

Allons, cher Blaise.

TOUS LES SAINTS.

Allons, cher Blaise.Allez, bien du plaisir.

Débarrassés de Moïse et de Blaise,
Nos gens enfin savouraient à leur aise
Des voluptés le poison dangereux,
Et s’en donnaient comme des bienheureux.
Le Carpion, muni d’une bacchante,
Et la flattant d’une voix tremblotante ;
Disait : « Je dois, charmante Théoné,
T’offrir aussi mon frugal déjeûné. »
Elle sourit, et sa lèvre jolie
Dévotement reçoit la blanche hostie.
Mais que dit-elle à ce repas nouveau ?
— « Ce pain est fade. — Eh non, c’est de l’agneau.
Nous autres Saints, nous vivons de mystères ;
Bois, maintenant ; et n’en crois pas tes yeux,
Car ce vin-là… — Le Falerne vaut mieux.
— C’est cependant un Dieu que tu digères.
— Quel conte ! — Un Dieu réel et bien vivant.
Mais ne crains rien : quoique très-succulent,
Il est léger ; aux malades il passe.
— Me voilà Sainte ! — Et Sainte je t’embrasse.
Mons Guignolet s’y prenait autrement ;
Car des pécheurs diverse est la manière.

Avec Aglaure il ose indécemment
Parodier tout ce que l’on révère.
Sur l’occiput il lui presse le jus
De ce raisin qui porte à la luxure,
Puis d’une croix y trace la figure,
Et dis ces mots : « Au nom du grand Bacchus,
Et de l’Amour et de Vénus encore,
Je te baptise, et je te nomme Aglaure. »
Avec deux doigts unis dévotement,
Sa ronde joue il frappe faiblement.
Que fais-tu donc, dit en riant la belle ?
— Je te confirme ; et ma voix te rappelle
Tes vrais devoirs, si simples et si doux.
Trois mots sacrés les renfermeront tous ;
Sur ces trois mots ton culte entier repose ;
Le pampre vert, et le myrte, et la rose.
Au mariage il nous faut procéder.
Je suis ensemble et l’époux et le prêtre.
Que tes beaux yeux n’osent me regarder ;
Prends l’air timide, et tâche de paraître
Ce qu’à coup sûr tu ne voudrais pas être,
Vierge. — Est-ce bien ? — Pas trop mal. Donne-moi

Cette main blanche, en signe de ta foi.
Je nous unis d’une chaîne invisible,
Conjungo nos. Croissons pour le bonheur,
Croissons en grace, en desir, en vigueur ;
Ne décroissons jamais, s’il est possible ;
Multiplions, et Dieu nous bénira.
Or maintenant, mon épouse nouvelle,
Jure avec moi d’être toujours fidelle.
— J’en fais serment, le tiendra qui pourra.
Brava ! Brava ! Mais de la pénitence
Le sacrement est nécessaire aussi.
De tes plaisirs confesse la licence ;
Ne cache rien ; l’on ne ment point ici.
— Tous mes péchés sont péchés de jeunesse,
Et vous pouvez en deviner l’espèce.
Devinez-vous ? — Très-bien ; toujours Vénus.
Combien de fois ? — Oh ! je n’en compte plus.
— Compte à-peu-près. — Dix mille. — Tu te vantes ;
Mais d’un seul mot je peux tout effacer :
Absolvo te. De ces fautes charmantes
La penitence est de recommencer. »
Les mains alors il étend sur ses charmes…

Saint Guignolet, le tocsin sonne, aux armes !
Vaine semonce ! il est sourd au tocsin,
Et dit tout haut : « De l’Amour libertin
Et de Bacchus je t’ordonne prêtresse.
De leurs autels fais prospérer la messe ;
Prêche en leur nom ; mais point de longs discours ;
Prêche d’exemple, et prêche tous les jours. »
Vous le savez, frères, chaste est ma lyre ;
Le Saint-Esprit qui me souffle et m’inspire,
Me presse en vain ; je n’ose peindre tout.
Ô Guignolet ! vous n’étiez pas debout.
Mais il soupire, et sa voix affaiblie
Laisse échapper quelques mots languissans :
« Ceci, ma chère, est mon ame et ma vie. »
Aglaure ensuite, en reprenant ses sens,
Répond tout bas : J’aime l’eucharistie.
Pour elle encore Guignolet officie,
Et de baisers fortement appuyés
Couvre son front, et ses mains et ses pieds,
Les pieds sur-tout ; ô parodiste impie !
« Que fais-tu là ? — C’est l’extrême-onction.
Tu dois bientôt descendre sur la terre,

Et, sous l’abri des treilles de Cythère,
Tu vas remplir ta douce mission :
Aux voyageurs cette onction est bonne ;
Reçois-la donc, et pars ; adieu friponne. »


St. Guignolet donnant l’Eucharistie.


Viennent alors les autres bienheureux
Que soutenaient leurs malignes compagnes.
Ces renégats, l’ivresse dans les yeux,
Le pampre en main, chancelans et joyeux,
Allaient courant les célestes campagnes.
Aux sons flûtés des féminines voix,
En rond l’on danse, on se heurte, on se presse,
On rit, on jure, on bronche, on se redresse ;
Et ces couplets sont répétés vingt fois :
« Ma Trinité, c’est la bouche de rose,
Le sein de lis, puis encore autre chose.
On l’aime au ciel, on l’aime et in terris ;
On la conçoit, on la voit, on la touche.
Vive le sein, autre chose, et la bouche !
Vive l’amour ! Amen, io Cypris ! »
« L’heureux Bacchus avait une baguette ;
Et par Moïse elle fut contrefaite.
À l’ancienne il faut croire. Et perche ?

C’était de l’eau que donnait la dernière ;
C’était du vin que versait la première.
Vive la treille ! Amen, io Bacche ! »
Survient Neptune, et sa voix magistrale
A suspendu la sainte bacchanale.
« Du paradis s’avance un corps nombreux ;
Il vient à nous ; rentrez, mesdemoiselles.
Et vous, messieurs, vous fuirez avec elles,
Si de l’enfer vous redoutez les feux. »
Gens comme nous ne prennent pas la fuite,
S’écrie Esral. Et nous les attendrons,
Poursuit saint Jean. Et nous les combattrons,
Dit Guignolet. Et nous les rosserons,
Dit Carpion, qui vainement s’agite
Pour échapper à quatre jolis bras
Dont les efforts l’arrachent aux combats.
De ces héros la valeur on enchaîne ;
Par leur jaquette, en riant, on les traîne.
Ils résistaient : de nouveaux bataillons
Leurs poings fermés défiaient le courage.
Bronchant toujours, et toujours fanfarons,
Par des hoquets coupant les faibles sons

De leur voix rauque, ils parlent de carnage
Et dans l’Olympe entrent à reculons.
On les conduit sous de vastes portiques.
Trop fatigués de leurs farces bachiques,
Tous à-la-fois s’étendent sur le dos ;
Point d’Angelus, de vêpres ni d’office ;
Et le sommeil, aux ivrognes propice,
Charge leurs yeux de ses plus lourds pavots.


FIN DU CINQUIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT SIXIÈME.


Prise du Tartare par les diables du christianisme. Dispute amicale entre les trois personnes de la Trinité. Prise de l’Olympe. Les païens se retirent sur le territoire des dieux Scandinaves. Combat nocturne de Diane et de l’ange Gabriel.


J’ai vu l’Amour attaquer ta jeunesse,
Charmante Elma ; tendre et respectueux,
Vif et soumis, il était dangereux ;
À son pouvoir il unissait l’adresse.
Tu combattais, mais un trouble inconnu,
Adoucissant par degrés ta défense,
Faisait rêver ta sage indifférence ;
Tu combattais : mais l’Amour eût vaincu.
Alors, t’armant d’une force nouvelle,
Tu pris la fuite, et tu vainquis par elle.
Ah ! crains toujours des souvenirs confus.
Redoute même un danger qui n’est plus :

Il peut renaître. Une biche prudente,
Dont la vîtesse a lassé le chasseur,
Long-tems après conserve sa frayeur,
Et fuit encor devant la mort absente.
Si l’ange Esral avait à ses soldats
Bien répété ces utiles maximes,
Le ciel honteux n’aurait pas vu leurs crimes,
Et dans l’Olympe ils ne ronfleraient pas.
Les dieux riaient de l’étrange capture,
Et cependant félicitaient l’Amour.
« Hélas ! dit-il, ce triomphe d’un jour
Est incertain, et notre perte est sûre.
Oui, nous perdons Priape et ses vauriens.
Pris sur le fait, de la main des chrétiens
Ils ont gaîment accepté l’eau-bénite.
Ces apostats, bien froqués, bien tondus,
Sont sur la terre, où leur race maudite
Doit féconder la vigne de Jésus. »
Que dites-vous à ces tristes nouvelles,
Pauvres bloqués ? vous prévîtes alors
Que les chrétiens, par le nombre plus forts,
Vous chasseraient des plaines éternelles.

Minerve tarde, et vous craignez l’assaut
Qu’à vos remparts on livrera bientôt.
Pour ajouter à leur humeur chagrine,
Au milieu d’eux tombe le noir Pluton,
Qui par la main conduisait Proserpine.
On apperçoit aussi le vieux Caron
Qui, s’appuyant sur son vieux aviron,
Tient sur son dos la plus vieille des barques.
Viennent après les serpens d’Alecton,
Et Tisiphone, et Mégère, et les Parques.
« Quoi ! vous voilà ! s’écria Jupiter ;
D’où sortez-vous ? — Eh, pardieu, de l’enfer,
Lui dit Pluton. — Ô l’étrange figure !
Mais pourquoi donc déménager ainsi ?
Que voulez-vous, et par quelle aventure
L’enfer entier se trouve-t-il ici ?
— Malgré mes droits du Tartare on me chasse ;
Parmi les dieux je reviens prendre place.
— Par qui chassé ? — Par les diables chrétiens.
De résister avais-je les moyens ?
Leur aspect seul épouvanta Cerbère.
J’ai vu leur chef ; sa laideur est amère,

Et malgré moi devant lui j’ai pâli ;
Mais en revanche on est pas plus poli.
En apprenant ma disgrace soudaine,
Je descendis de mon trône d’ébène,
Et pour m’aider il me prêta sa main.
L’humanité peut entrer dans son ame,
Il me plaignit ; et, quoique libertin,
Avec respect il a traité ma femme.
Il fallut bien, sans espoir de retour,
Abandonner le ténébreux empire :
Tambour battant, jusqu’aux portes du jour,
Par ses démons Satan m’a fait conduire.
— De l’Élysée ils sont donc possesseurs !
— Oui ; mais fort mal ils s’y trouvent, je pense.
Leur premier soin, dans cette circonstance,
Fut de courir vers ces lieux enchanteurs
Où le printems prodiguait ses faveurs ;
Et qu’habitait, selon nous, l’innocence.
D’un œil avide ils cherchent le Léthé ;
Car le passé, dit-on, les importune.
On leur montra ce fleuve souhaité.
Tous aussitôt d’une ardeur peu commune

Sautent dans l’onde ; et l’implacable dieu
Qui les poursuit, change cette onde en feu.
En blasphémant ils gagnent le rivage ;
Dans l’Élysée ils vont se rafraîchir.
L’un présentait au souffle du zéphir
Ses bras rôtis et son rouge visage ;
L’autre s’étend sous un humide ombrage ;
L’autre tout nu se roule sur les fleurs,
Et les dessèche : on entend leur clameurs.
Ces noirs démons dans ce frais paysage
Couraient épars, et des légers ruisseaux
Leur soif ardente allait tarir les eaux.
Soudain le Styx gronde, bouillonne, écume,
Avec fracas s’élève sur ses bords,
Et sous des flots de souffre et de bitume
Il engloutit notre enfer et nos morts.
— Ah ! que je plains ces ombres vertueuses,
De l’Élysée habitantes heureuses !
— Ce changement les damne pour jamais,
Et leurs vertus deviennent des forfaits. »
À ce récit la céleste assemblée
Fut derechef incertaine et troublée.

Elle craint tout : la prise des enfers
Lui présageait le plus grand des revers.
Le dieu du Pinde assez mal la console,
Quand il répète : « À quoi bon s’attrister ?
L’homme est si sot, si dupe, et si frivole,
Que son encens n’est pas à regretter.
De cet Olympe enfin si l’on nous chasse,
N’avons-nous pas un asile au Parnasse ?
Là, sans rivaux nous régnerons toujours.
L’esprit, les arts, les graces, les amours,
Le don de plaire, et le talent d’instruire,
Sont pour jamais soumis à notre empire.
Ce pis aller me paraît assez doux.
Disgraciés par l’inconstance humaine,
Nos ennemis un jour, ainsi que nous,
Déguerpiront du céleste domaine :
Par-tout sifflés, ces gens à Te Deum,
Avec leur croix, leurs clous, et leurs épines,
Leur chant niais, et leurs tristes matines,
Iront pourrir dans quelque muséum. »
À nos dépens tandis qu’il prophétise,
Un cri d’alerte annonce les chrétiens.

Ils s’approchaient des murs olympiens,
Dont la conquête à leurs bras est promise.
Le grand Michel, sévère avec douceur,
Des premiers rangs gourmandait la lenteur ;
Et Jésus-Christ, placé sur les derrières,
Criait de loin aux phalanges dernières :
« Courage, enfans, et soutenez mes droits !
Sur cet Olympe il faut planter ma croix.
Pourquoi trembler et pâlir de la sorte ?
Quel risque enfin avez-vous à courir ?
On nous battra, dites-vous. Eh ! qu’importe ?
Vous pouvez bien être assommés, souffrir,
Souffrir long-tems, mais non pas remourir. »
Sa voix, son geste et sa mâle éloquence,
À ces poltrons rendirent l’assurance.
Les yeux fermés ils marchent en avant,
Et sous les murs arrivent en bronchant.
Les longs épieux, les lances meurtrières,
Les javelots, les flèches et les pierres,
Les flots brûlans de poix, d’huile, et de vin,
De mille clous les solives armées,
Le plomb fondu, les poutres enflammées,

Tombaient sur eux sans relâche et sans fin.
Combien alors de têtes entamées,
De fronts fêlés qu’on ne guérira pas,
De nez sans bout, de mains cherchant leurs bras,
De poils roussis et d’aîles consumées !
Ce beau spectacle échauffa par malheur
Du Saint-Esprit la verve psalmitique.
« Je veux, dit-il, par un brillant cantique
De nos soldats soutenir la valeur.

JÉSUS-CHRIST.

Quelle folie ! en vain sur le nuage
Vous vous perchez : dans cet affreux tapage
Votre fosset sera-t-il entendu ?
Je ne crois pas d’ailleurs qu’un impromptu
Dans un assaut puisse être fort utile.

LE PÈRE.

L’enfant dit vrai : triomphant et tranquille,
Vous reprendrez vos psaumes éternels.

LE SAINT-ESPRIT.

De votre goût je craindrai la finesse.

LE PÈRE.

Je ne suis pas savant, je le confesse,

Et j’en rends grace à messieurs les mortels.
Ils ont donné par faveur singulière
À vous l’esprit, à Jésus la douceur,
À moi la barbe et le titre de père.
Ce titre-là vaut bien celui d’auteur ;
Quant à ma barbe, elle est belle, j’espère ?

JÉSUS-CHRIST.

Pourquoi, Seigneur, ainsi vous courroucer ?

LE PÈRE.

Moi, du courroux ? pouvez-vous le penser ?
Le Saint-Esprit sait à quel point je l’aime.
Il est permis de se gronder soi-même. »
Les assiégeans durant ce beau discours,
Bravaient des coups la grêle renaissante.
Contre le mur flanqué de fortes tours
Ils ont dressé l’échelle menaçante ;
Mais sa hauteur glace nos champions.
« À toi. Nenni. Va donc. Ma foi, je n’ose.
Je crains la poix. Je crains les horions.
Moi, les soufflets. » Tous craignent quelque chose.
Grand, gros, cagneux, gothiquement sculpté,
Tel qui brillait naguère à Notre-Dame,

Christophe arrive : un saint amour l’enflamme
Pour Jésus-Christ que son dos a porté.
Le premier donc sur l’échelle il s’élance.
Trente guerriers y grimpent après lui.
Ils se prêtaient un mutuel appui ;
L’on est poussé, l’on pousse, et l’on avance.
Succès trompeur ! déjà notre héros
De sa main large empoignait les créneaux :
Le fougueux Mars rugit à cette vue.
Soudain il court à sa propre statue,
Qui sur le mur en marbre figurait ;
Il la saisit, non sans quelque regret,
Du piédestal son bras nerveux l’arrache ;
En l’élevant par-dessus son panache,
Il s’écriait en riant aux éclats :
« Voyez, amis, je ne m’épargne pas :
Ainsi que moi que chacun s’exécute. »
Notre gros Saint sur l’estomac reçoit
Ce poids énorme, et subite est sa chûte.
L’un après l’autre et l’un sur l’autre on voit
Dégringoler d’une vîtesse extrême
Ses compagnons renversés par lui-même.

L’ange Azaël, qui plus loin combattait,
D’un meilleur sort vainement se flattait.
À peine il touche au sommet de l’échelle,
Le dieu des mers le saisit par son aile.
À bout de bras il tient l’ange chétif,
Qui l’implorait du ton le plus honnête ;
Et par trois fois le tournant sur sa tête,
Sur les chrétiens il le lance tout vif.
Samson se fâche, et contre la muraille,
De son gros dos appuyant la largeur,
Pour l’ébranler il pousse avec vigueur,
Et tout son corps se roidit et travaille.
Ses reins charnus, son énorme fessier,
Font à-peu-près l’office du bélier,
Le mur tient bon, l’Hébreu pâlit de rage ;
Des pieds, des mains, de nouveau s’escrimant,
Il cogne, il rue, il heurte vainement,
Et la sueur inonde son visage.
Hercule alors cria d’un ton moqueur :
« Tes sept cheveux ont repoussé bien vîte,
Ami Samson, et je t’en félicite.
Mais apprends-nous pourquoi tout ce labeur.

Que prétends-tu ? La chétive masure
Qu’au tems jadis renversèrent tes mains
Ressemblait mal à notre architecture :
Nous bâtissons mieux que les Philistins.
Au reste, pousse, et vois si je t’abuse ;
Pousse, mon cher, puisque cela t’amuse. »
À quelques pas un brasier allumé
En flots brûlans changeait la douce olive :
Hercule y cherche un tison enflammé.
Prends garde à toi, Samson, la foudre arrive !
Il n’est plus tems, et notre champion
Droit sur le crâne a reçu le tison.
En un clin-d’œil le saint toupet s’allume,
En un clin-d’œil la flamme le consume.
Fut-on jamais plus brave et moins heureux ?
Il ressemblait avant cette disgrace,
Au coq superbe, au taureau vigoureux,
À l’étalon ardent et belliqueux.
Tous trois sont fiers, fougueux, brillans d’audace,
Grands tapageurs… Mais qu’un fer envieux
À ces héros retranche quelque chose,
Et des hauts faits supprime ainsi la cause,

Plus de taureau, de coq, ni d’étalon ;
Le nouveau bœuf, le désolé chapon,
Et le bidet dont le courage expire,
Baissent la tête, et la queue, et le ton.
Tel à-peu-près l’infortuné Samson,
Chauve et confus, dans les rangs se retire.
Par ces revers les chrétiens affaiblis
Changeaient déjà leur attaque en défense :
Par le succès les païens enhardis
Sentaient tripler leur force et leur vaillance :
Ils se battaient comme des furieux,
Comme des fous, enfin comme des dieux.
Leur noble ardeur passe jusqu’aux déesses.
Du haut des murs on voyait ces princesses
Jeter sans choix ce qui s’offre à leurs mains,
Les trônes d’or, les précieux coussins,
De leurs plaisirs ordinaire théâtre,
Les doux parfums de leurs vases divers,
Les beaux miroirs et les bidets d’albâtre
De pourpre fine avec soin recouverts.
Si Josué fameux par sa musique,
De Jéricho ne s’était souvenu,

Des assiégés le courage eût vaincu.
« Parbleu, dit-il, un concert hébraïque
Doit renverser ce rempart odieux.
À moi, tribus ! à moi, prêtres, lévites,
Chefs et soldats, sapeurs Israélites,
De Jéricho vainqueurs harmonieux !
Il dit, on vient, et l’orchestre s’arrange.
Des instrumens quel habile mélange !
Les gros serpens, les violons discords,
Le porte voix, la trompette, les cors,
Le fifre aigus, les cloches, la crecelle,
Et ces cornets qu’à bouquin l’on appelle,
Et les chaudrons que l’on frappe à grands coups.
Les assiégés d’un orchestre si doux
Avec raison redoutent les merveilles,
Et des deux mains ils pressent leurs oreilles.
Ils ont beau faire, ils n’esquiveront pas
De nos archets la sainte mélodie.
D’un sforzando tout-à-coup l’harmonie
Brise et remplit leurs tympans délicats.
Cette musique est pour eux infernale,
Pour nous céleste ; infernale sur-tout

Quand Josué, pour les pousser à bout,
Y fait entrer cent voix de cathédrale,
Et cent faussets dont vingt miaulent en sol,
Cinquante en ut, et trente en ré-bémol.
Pour les païens ce fut le coup de grace.
Ils essayaient de couvrir nos accords
Par de grands cris ; mais de nos fiers Stentors
Le beuglement redouble et les terrasse.
Tous en jurant désertent le rempart ;
Un long chorus presse encor leur départ.
Du saint Trio la personne première
En ce moment prit une voix guerrière,
Et s’écria : « Vaincus à coups d’archet !
Plus fort ! plus fort ! et votre œil satisfait
Verra ces tours long-tems inébranlables,
Sur les remparts soudain dégringoler,
Et les remparts sur leur base trembler,
Et du palais la voute s’écrouler.
Plus fort ! plus fort ! et l’Olympe est aux diables. »
Ces grands moyens devenaient superflus.
Les prisonniers qui, sans ordre étendus,
Depuis long-tems ronflaient sous les portiques,

Désenivrés, à leur bon sens rendus,
Ouvrent enfin les yeux, et tout confus,
Se rappelaient leurs sottises bachiques.
L’étonnement, la crainte, et le remords,
D’un pourpre vif colorent leur visage.
L’ange piqué se taisait, mais de rage ;
Saint Guignolet reprend son plat langage ;
Et Carpion était à peindre alors.
À deux genoux ils confessent leurs torts ;
Offrent à Dieu leur repentir sincère ;
Et se livrant à leur juste colère,
Sur ces païens déjà presque vaincus
Ils font pleuvoir des coups inattendus.
D’autres, forçant une garde revêche,
À leurs amis, dont les chants discordans
À la muraille avaient déjà fait brèche,
Ouvrent la porte, et les voilà dedans.
Les assiégés à leur prompte ruine
Cherchaient en vain dans leur tête divine
Quelque remède ; ils n’en trouvaient aucun.
Jupiter seul, dans ce trouble commun,
De sa raison conserve un faible reste ;

Et s’adressant à la troupe céleste :
« Ils ont vaincu : dans ce palais sacré
Demain peut-être ils brailleront des messes ;
Mais leur succès n’est pas très-assuré.
Vîte qu’on forme un bataillon carré ;
Que dans le centre on place les déesses,
En combattant, reculons vers le nord.
Là des chrétiens finit le territoire ;
Odin y règne. Odin aime la gloire ;
Et l’avenir peut changer notre sort. »
On obéit à cet ordre fort sage.
Ce bataillon subitement formé,
De javelots et de lances armé,
Frappant toujours, et jamais entamé,
De nos chrétiens étonne le courage.
Le fier Neptune, Apollon et sa sœur,
Bellone et Mars, le vaillant fils d’Alcmène,
Pluton, Bacchus, et les frères d’Hélène,
Faisaient souvent reculer le vainqueur.
De Jupiter l’œil perçant et rapide
Veillait à tout ; et son bras intrépide,
Armé du foudre inspirait la terreur.

En ordre ainsi s’opérait la retraite.
Le jour baissait ; un accident fâcheux,
Qui fut suivi d’un autre plus heureux,
Rendit alors la phalange incomplète.
Diane avait épuisé son carquois :
D’un fer tranchant elle s’était saisie,
Et hors des rangs s’avançait quelquefois,
Pour mieux frapper. Diane est très-jolie,
Chaste sur-tout ; mais de ses belles mains,
Elle rossait nos Anges et nos Saints.
Un ange donc, c’est Zéphirin, je pense,
Qui de son bras éprouva la puissance,
De se venger épia le moment,
Et par derrière il fondit bravement
Sur la déesse. Elle était sans cuirasse,
Leste et pieds nus, comme en un jour de chasse ;
Sur son beau cou le fer tombait en plein :
Un mouvement subit, involontaire,
Sauva ce cou ; mais le glaive assassin
Endommagea la tunique légère,
Et de la fesse effleura le satin.
Un sang vermeil rougit ce cul divin

Dont la blancheur faisait honte à l’ivoire.
Diane alors, comme vous pouvez croire,
Tourne la tête, court après Zéphirin.
Courir après, lui barrer le chemin,
Et du secours lui ravir l’espérance,
Suivre son vol avec persévérance,
Dans les détours qu’il fait pour échapper,
Le joindre enfin, ses deux ailes couper,
Changer en fouet un large cimeterre,
Et de sa fesse ainsi venger l’honneur,
Voilà, sans doute, équitable lecteur,
Ce qu’elle fit, et ce qu’elle dut faire.


Diane et Zéphirin.


Au nord ensuite elle tourne ses pas ;
Courant dans l’ombre, et cherchant les états
Du grand Odin, où s’était repliée
De ses amis la troupe humiliée.
Sur son chemin se trouve Gabriel,
Ange galant, ange qui sait le monde,
Ange à la mode, et le héros du ciel :
Il marchait seul, et commençait sa ronde.
Qui vive ? il dit ; la païenne aussitôt,
Levant sur lui sa redoutable épée,

Répond : Chrétien. Et du glaive et du mot
En même tems son oreille est frappée.
L’ange étourdi par ce coup imprévu,
Penche la tête, et recule, et chancelle.
Mais revenant à lui, le bras tendu,
Avec fureur il fond sur l’immortelle.
On le reçoit de même ; et les deux fers,
Se rencontrant, se brisent dans les airs.
L’ange irrité, saisissant la déesse,
De ses deux bras l’enveloppe et la presse.
Diane, ainsi, se voyant prise au corps,
Prend à son tour, et sa pudeur murmure ;
L’incognito cependant la rassure.
Lestes tous deux, tous deux souples et forts,
Jeunes et beaux, seuls dans la nuit obscure,
Ils pouvaient mieux employer leurs efforts,
Mais Gabriel était loin de connaître
Tout son bonheur. Il s’en douta peut-être
Lorsqu’étreignant le corps le plus parfait,
Il crut sentir, et sentit en effet
Je ne sais quoi de saillant, d’élastique,
Et d’arrondi, dont la douce chaleur

Trouble les sens, et passe jusqu’au cœur.
Il écarta ce soupçon pacifique,
Et se remit de son émotion.
Diane aussi faisait attention
À la peau fine, à la forme, à la grace,
Des membres nus qu’en luttant elle embrasse
De tels pensers prolongeaient le combat.
Mais Gabriel médite un coup d’éclat.
Il tire à lui son charmant adversaire ;
De son bras gauche avec force il le serre ;
Et l’autre main qu’il baisse adroitement,
S’en va saisir sa cuisse rondelette,
Croyant ainsi soulever aisément
Et renverser ce redoutable athlète.
De la victoire il était déjà sûr ;
Quand cette main, qui tient le blanc fémur,
Glisse dessus, un peu plus haut arrive,
Et reste-là : délicate et craintive,
Elle frémit sur cet endroit charmant,
N’ose presser, et presse doucement.
Nos champions dans un profond silence
Gardaient toujours la même contenance.

Mal-à-propos ils sont embarrassés :
Leurs bras d’albâtre étaient entrelacés ;
Leurs seins brûlans se touchaient ; quelle avance !
L’ange d’ailleurs avait déjà la main
Sur ses lauriers : il les cueillit enfin.
Muet il fut, ainsi que la déesse ;
Mortels bavards, imitez leur sagesse.
Muets encore, et soupirant un peu,
Du geste seul ils se dirent adieu.


Diane et Gabriel.


FIN DU SIXIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT SEPTIÈME.


Les dieux du paganisme font un dernier essai de leur puissance sur les mortels. L’Aurore, Neptune, Vénus et Jupiter, n’obtiennent que des dédains. L’amour lui-même échoue. Histoire de Thaïs et d’Élinin.


Pour vivre heureux, il faut cacher sa vie.
Ne briguez point la gloire et les grandeurs,
Objets constans de la publique envie.
L’aveugle sort dispense les honneurs ;
Mais quelquefois il se plaît à reprendre
Tous ses bienfaits, qu’en pleurant il faut rendre.
Simple en mes goûts, j’ai désiré toujours
L’obscurité d’un curé de village,
Qui, possesseur d’un riant ermitage,
Nonchalamment laissant couler ses jours,
Boit chaque soir, près de sa gouvernante,
Le vin fumeux qu’il recueille et qu’il vante ;

Et j’abandonne au vicaire de Dieu
Ses trois clefs d’or, ses fulminantes bulles,
Son Vatican, son cardinal neveu,
Ses beaux mignons, ses nièces et ses mules.
Mais cependant j’aimerais cent fois mieux
Régner dans Rome, et diriger les voiles
De ce bateau dont les papes heureux
Firent depuis un corsaire fameux,
Que d’habiter par de-là les étoiles,
Placé par l’homme au nombre de ses dieux.
Tomber d’un trône est une lourde chûte,
Soit ; mais du ciel ! quelle horrible culbute !
Ils la feront sans doute ces païens,
Déjà chassés des murs olympiens.
C’est vainement qu’ils tendent sur la terre
De ressaisir leur puissance première.
La jeune Aurore, au visage vermeil,
Vient entr’ouvrir les portes du soleil,
Et son regard éveille la nature :
En rougissant elle répand des pleurs,
Et les zéphirs, que sa présence épure,
De ce trésor enrichissent les fleurs.

Jadis elle eut son hymne matinale :
Mais les mortels, tout entiers à Jésus,
Méconnaissant l’amante de Céphale,
Baissent les yeux, et disent l’Angelus.
Neptune armé du trident redoutable,
De l’Océan soulève tous les flots ;
Et leur abîme aux tremblans matelots
Offre la mort, la mort inévitable.
Sur les vaisseaux les fougueux Aquilons,
Le peuple entier des vigoureux Tritons,
Et Téthys même avec les Néréides,
Faisaient tomber des montagnes liquides.
Le dieu des mers criait dans son courroux ;
« Priez Neptune, ou vous périssez tous. »
Sans l’écouter, ils invoquent la Vierge,
Et dans leur vœu lui promettent un cierge.
Elle sourit à ce présent nouveau,
Se lève ensuite, et craignant de mal dire,
En rougissant elle dit : Quos ego
Les vents ont peur ; des flots la rage expire ;
Et les vaisseaux, que protège un ciel pur,
Semblent glisser sur le liquide azur.

Le roi des dieux veut effrayer la terre :
D’un pôle à l’autre il roule son tonnerre.
L’homme en effet, pâlit à ce fracas ;
Mais un pater, quelques jets d’eau bénite,
Le son sacré des cloches qu’il agite,
Font reculer la foudre et le trépas.
Belle Vénus, vous étiez plus que belle
Après l’instant qui vit naître l’Amour.
Avec douceur votre bouche immortelle
Baissa ses yeux qui s’entr’ouvraient au jour ;
Dans tous ses traits vous retrouviez vos charmes ;
Et vos genoux, de guirlandes couverts,
Berçaient ce dieu, faible encore et sans armes,
Mais qui bientôt maîtrisa l’univers.
Pour son sommeil les Graces caressantes
Forment un lit de myrtes et de fleurs ;
D’un frais Zéphir les ailes complaisantes
Pour lui du jour tempèrent les chaleurs.
Belle Cypris, sur ses lèvres de rose
Vous voyez naître un sourire malin,
De l’avenir présage trop certain :
Sur votre bras sa tête se repose ;

Son pied s’agite ; et sa débile main
Presse en jouant les lis de votre sein.
Les immortels, instruits de sa naissance,
Pour l’admirer, descendirent des cieux.
Sur lui, sur vous, ils attachaient leurs yeux,
Leurs yeux charmés, et dans un doux silence,
Ils souriaient au plus puissant des dieux.
Mais tout vieillit, ô reine d’Idalie !
L’homme a brisé cet antique tableau,
Qui de Zeuxis illustra le pinceau,
Et dont mes vers sont la faible copie.
Voici l’objet de son culte nouveau :
Un charpentier, et sa moitié fidelle,
Dans une étable au milieu du troupeau,
Un peu de paille, et qui n’est pas nouvelle ;
Sur cette paille, un panier pour berceau ;
Dans ce berceau le fils d’une pucelle,
Près de ce fils, le taureau menaçant,
L’âne qui brait, et le bœuf mugissant ;
Sans oublier trois visages d’ébène,
Des bouts du monde arrivant hors d’haleine,
Pour saluer le taciturne enfant.

Ces deux tableaux, malgré leur différence,
Entre eux pourtant ont quelque ressemblance.
Vulcain, Joseph, inutiles témoins,
Ne font point fête aux deux aimables mères ;
Et ces maris, qui boudent dans leurs coins,
Semblent surpris et honteux d’être pères.
Momus en vain sur ce monde attristé
Veut de nouveau régner par la gaîté.
L’enfer est là, Momus ; et l’homme sage
Ne rit jamais dans un tel voisinage.
Le chapelet succède à tes grelots ;
Et Jérémie a vaincu tes bons mots.
Quel changement ! quelles métamorphoses !
Ces jeunes fronts, jadis joyeux et fiers,
Qui s’entouraient de pampres et de roses,
Tristes, baissés, de cendre sont couverts.
Le goupillon qui lance une eau chrétienne
A remplacé le thyrse de Bacchus,
Et Mardi-gras fait oublier Silène.
Loin donc, bien loin les festins de Comus :
Nous adoptons l’Abstinence au teint blême,
Le Jeûne étique, et le maigre Carême.

La beauté même, abjurant les plaisirs,
Au crucifix porte tous ses soupirs.
De blanches mains déroulent un rosaire.
Un joli sein dont le doux mouvement
Semble appeler les baisers d’un amant,
À ces baisers oppose un scapulaire.
Femme, dit-on, veut plaire, et toujours plaire :
La discipline outrage cependant,
Et sans pitié sur la dure on étend
Ces bras mignons, ces formes arrondies,
Formes d’amour, autrefois si chéries,
Qu’adoucissaient les parfums onctueux,
Et qui foulaient un lit voluptueux.
Fuis, ô Vénus ! par un dévot caprice
De ta ceinture on a fait un cilice.
Graces, fuyez : sévère est notre loi :
Elle proscrit vos leçons dangereuses ;
Et vous avez trois rivales heureuses,
La Charité, l’Espérance, et la Foi.
« Ainsi donc, l’homme, imbécile et volage,
Porte à Jésus son triste et plat hommage,
Dit Jupiter : tel maître, tels valets.

Mais ces valets, bénissant l’esclavage,
Vexés, battus, ne regimbent jamais ;
De ces nigauds sans risque l’on se joue ;
Tout leur est bon ; et leur pieuse joue
Vient d’elle-même au-devant des soufflets.
Pour les tyrans rien n’est aussi commode ;
Et Constantin du système à la mode
Avec raison vante les agrémens.
Grace aux chrétiens, ce scélérat habile
Sur le duvet goûte un sommeil tranquille.
Le sang d’un fils couvre ses bras fumans,
Dans un bain chaud il étouffa sa femme ;
Il étrangla les deux Licinius ;
Au chien vorace il livra les vaincus ;
Et les remords ne rongent point son ame !
Et les pavots descendent sur ses yeux !
Il dort le tigre, et des spectres livides
N’agitent pas son sommeil ! et ses dieux
Ne tonnent point ! Volez donc, Euménides,
Et tourmentez cet hypocrite heureux. »
Il dit : soudain ces déesses terribles,
Joignant leurs cris, s’arment de fouets piquans,

Fendent les airs, font siffler les serpens
Entrelacés sur leurs têtes horribles,
Et du coupable assiégeant le repos,
À la lueur des funèbres flambeaux,
En traits de sang lui retracent ses crimes,
Et sous ses yeux font passer ses victimes.
Mais Constantin, calme, et sans s’éveiller,
Leur dit : « Trop tard vous arrivez, princesses.
Il fut un tems où vos mains vengeresses
De ces longs fouets auraient pu m’étriller :
Ce tems n’est plus. De quelques peccadilles
J’étais coupable, et les prêtes païens
N’ont pas osé m’absoudre : les chrétiens
M’ont pardonné ces royales vétilles.
Ils ont fait mieux ; courageux et rusés,
Ils m’ont donné l’évangile et l’empire.
Tous deux sont bons : c’est assez vous en dire ;
Laissez-moi donc ; vos serpens sont usés. »
Sur l’homme encor le fils de Cythérée
Veut essayer le poison des plaisirs.
Du ciel il part sur l’aile des zéphirs,
Et comme un trait fend la plaine azurée

Sur le chemin qui conduit au désert
Un jeune couple à ses yeux se présente.
« Fort bien ; dit-il ; la fortune me sert.
Belle Thaïs, votre ame est innocente ;
Mais l’innocence aime sans le savoir,
Et quatorze ans plaisent sans le vouloir.
Vous, Élinin, sensible autant que sage,
De vos seize ans on pourra faire usage.
Sur vos coursiers, où fuyez-vous tous deux ?
Votre naissance au trône vous appelle ;
Pour vous d’hymen on prépare les nœuds ;
Mais de Jésus la doctrine nouvelle
Vous a séduits, et vous fuyez pour elle ;
Car vos parens, fidèles à leurs dieux,
Dans tout chrétien punissent un rebelle.
Fuir est trop peu ; dans vos saintes ferveurs
Vous abjurez le monde et ses douceurs ;
Et vous voulez, miraculeux ermites,
Du grand Pacôme égaler les mérites.
C’est votre plan ; j’ai fait aussi le mien.
Un habit d’homme enveloppe vos charmes,
Jeune Thaïs, et je n’en dirai rien ;

De la pudeur j’approuve les alarmes.
Mais votre voix féminine, et vos cris,
À chaque pas de ce coursier rapide,
Vos pieds mignons de l’étrier sortis,
Et replacés par votre aimable guide,
De votre corps l’équilibre incertain,
Votre embarras, et cette blanche main
Qui se refuse à la flottante bride,
Et de sa selle a saisi le pommeau,
Tout vous trahit, et cet habit nouveau
Aux curieux n’en imposera guère :
Voyagez donc, mais d’une autre manière. »
Après ces mots, il pique du coursier
Le flanc poudreux : moins rapide est la flèche ;
Mais, en partant, sur l’herbe molle et fraîche
Il a jeté son charmant cavalier.
De sa frayeur avec peine remise,
Thaïs se lève, et son ame soumise
Rend grace au ciel qui, prévoyant et bon,
Avait pour elle épaissi le gazon.
Elle s’abuse en tenant ce langage ;
De l’Amour seul ce miracle est l’ouvrage.

Pour éviter un semblable danger,
Son compagnon avec elle partage
Sa selle étroite, et ce groupe léger
Au petit pas se remet en voyage.
Mais Cupidon avait d’autres projets,
Et par degrés sa puissance maligne
Du Bucéphale affaiblit les jarrets.
Bientôt il bronche, et la belle se signe ;
Il bronche encore, il fatigue la main
Qui le relève ; et Thaïs alarmée,
De négligence accusant Élinin,
Lui répétait d’une voix animée :
« La bride échappe, alors qu’on est distrait ;
Si vous voulez nous ferons un échange. »
Sans répliquer, le jeune homme discret
Cède la bride, et de place l’on change.
L’Amour sourit : le cheval en effet
Ne bronche plus, et Thaïs triomphait.
Elle est si simple encore et si novice !
En croupe assis, pour trouver un appui,
Il fallait bien qu’Élinin, malgré lui,
Entre ses bras serrât sa conductrice ;

Il lui fallait croiser sa double main,
Non pas dessus, mais au-dessous du sein,
Et sur ce cœur que l’innocence habite,
Mais qui pour lors plus vivement palpite.
Pour être saint, l’on a beau tout braver ;
Cette posture est douce, et fait rêver.


Thaïs & Elinin.


Nos voyageurs, qu’un trouble vague agite,
Rêvaient beaucoup, et leur ame séduite
Se complaisait dans ce fatal oubli.
Mais une croix sur la route placée
Frappe leurs yeux, épure leur pensée
Et rend la force à leur cœur amolli.
« Notre projet, dit Thaïs, est louable ;
Dieu l’inspira, mais nous débutons mal.
Oui, nous péchons par un luxe coupable.
Vit-on jamais ermites à cheval ?
Allons à pied, mon ami ; cette allure
Est à-la-fois plus modeste et plus sûre. »
À pied tous deux poursuivent leur chemin,
Et, sans s’asseoir, marchent une heure entière.
Lassés alors, dans un bosquet voisin
Ils vont chercher un repos nécessaire.

Pour eux l’Amour avait tout préparé.
Ils trouvent donc une épaisse verdure,
Un lit de fleurs du soleil ignoré,
Un frais zéphir, un ruisseau qui murmure ;
De pommes d’or l’oranger parsemé,
Le doux figuier et le melon timide,
De l’ananas le trésor parfumé,
Et le dattier qui porte un miel solide.
Ce lieu dut plaire au couple voyageur.
Thaïs s’assied, de fatigue affaiblie ;
Et d’Élinin la main légère essuie
Son joli front que mouille la sueur.
Les fruits divers qu’adroitement il cueille
Sont présentés aux lèvres de Thaïs ;
Sa bouche ensuite en reçoit les débris.
Il prend enfin la verte et large feuille
Du bananier que baigne le ruisseau,
En la creusant y retient l’eau captive,
Et sa compagne à ses soins attentive,
Boit en riant dans ce vase nouveau.
Témoin caché, de ses ruses nouvelles
Le dieu malin s’applaudissant tout bas,

Veut qu’un dessert couronne leur repas,
Et sous leurs yeux conduit deux tourterelles.
Vous connaissez de ces oiseaux fidèles
Les vifs transports, l’heureux roucoulement,
Leurs jeux, leur grace, et le frémissement
Que les desirs impriment à leurs ailes,
Et leurs baisers si délicats, si doux,
Baisers d’amour, trop imités par nous :
Le marbre même en les voyant s’anime.
Sans y penser, nos ermites naissans
Suivent de l’œil ces oiseaux carressans,
Et par degrés leur abandon exprime
Ce qui pour lors se passe dans leur cœur.
Sans y penser, Thaïs avec langueur,
Sur son ami nonchalemment penchée,
Prend une main qu’elle n’a point cherchée ;
Sans y penser le bras de cet ami
S’étend, se courbe, enveloppe à demi
Un corps charmant qu’avec douceur il presse.
« Bon ! dit le dieu, j’ai vaincu leur sagesse.
Dans un désert avant de s’exiler,
Il faut du moins apprendre à le peupler. »

Il se trompait ; d’une cloche voisine
Le son subit dans les airs retentit.
Ce bruit pour eux fut une voix divine,
Une leçon que leur cœur entendit.
Des voluptés ils repoussent l’image,
Et promptement s’éloignent du bocage.
L’Amour commande ; aussitôt l’aquilon
D’un voile humide a couvert l’horizon ;
La nuit survient et la pluie avec elle.
Ce contre-tems afflige notre belle.
Pour nous, hélas ! le ciel est sans pitié,
Disait sa peur ; mais son guide fidèle
Rassure un peu son esprit effrayé,
De son manteau lui donne une moitié,
Conserve l’autre ; à son pied qui chancelle
Montre la route ; et pour les pas glissans,
Il l’enlevait dans ses bras caressans.
Pour eux enfin s’ouvre un gîte modeste.
L’hôte leur dit : « Une chambre me reste,
Elle est à vous. » Ils s’y rendent joyeux ;
Mais un seul lit se présente à leurs yeux,
Et de Thaïs l’innocence murmure.

« Ne craignez rien, pour vous sera le lit,
Dit Élinin ; un siége me suffit. »
Et de Thaïs la pudeur se rassure.
Des vêtemens qu’elle avait usurpés,
Et que la pluie a sur elle trempés,
Elle ne peut débarrasser ses charmes.
Il fallut donc, malgré quelques alarmes,
À son ami confier ce travail.
Pour leur vertu quelle épreuve pénible !
Abrégeons-la du moins, s’il est possible.
En abrégeant cet amoureux détail.
La couche étroite a reçu notre sainte,
Et du sommeil elle attend les pavots.
Son compagnon, sans humeur et sans plainte,
Va sur un banc chercher quelque repos.
Mais Cupidon de nouveau les menace.
« À moi, Borée ! » Il dit : avec fureur
Borée accourt des antres de la Thrace,
Et sans pitié souffle sur le dormeur.
Un simple lin le couvre, et la froidure
Saisit bientôt ses membres délicats :
Il grelotait, et gémissait tout bas.

Thaïs entend ce douloureux murmure.
« Qu’avez-vous donc ? vous souffrez, j’en suis sûre. »
Transi de froid, il ne pouvait parler.
« Ah ! sur ce banc j’eus tort de l’exiler ;
Sur les coussins tandis que je repose,
Il va mourir, et j’en serai la cause. »
Disant ces mots, du lit elle a sauté,
Et du jeune homme avec vivacité
Touche le front, prend la main engourdie,
Presse le sein, ensuite elle s’écrie :
« Oui, sous mes doigts je sens battre son cœur.
Viens, mon ami, des coussins la chaleur
En peu d’instans ranimera ta vie. »
Le même lit tous deux les a reçus.
L’humanité n’est-elle pas sagesse ?
La belle donc, dans ses bras demis-nus
Prend Élinin, et doucement le presse.
C’était ainsi qu’Abisag autrefois
Couchait auprès du plus sage des rois,
Et, sans pécher, réchauffait sa vieillesse.
Mais d’un ami réchauffer la jeunesse
Vaut mieux encor. Ce remède charmant

Sur le malade opéra promptement :
Il a repris sa force naturelle ;
Bientôt s’y joint une force nouvelle.


Thaïs & Elinin.


« Oui, dit Thaïs, j’ai tremblé pour tes jours.
J’eus tort ; le ciel nous devait son secours ;
Sa volonté traça notre voyage.
Dans le désert nous arrivons demain ;
Nous choisirons chacun notre ermitage,
Notre cellule et notre humble jardin.
De ton réduit le mien sera voisin.
De me quitter aurais-tu le courage ? »
« Jamais, jamais, lui répond Élinin.
Deviens ma sœur, et je serai ton frère.
À mon salut Thaïs est nécessaire.
La solitude a, dit-on, ses dégoûts
Et ses dangers ; contre eux unissons-nous,
Sans peine alors nous vaincrons les obstacles.
Le même lieu, par nous sanctifié,
Verra toujours notre tendre amitié,
Notre ferveur, nos vertus, nos miracles.
Mourant ensemble, ensemble ensevelis,
Au ciel encor nous resterons unis. »

Ainsi parlant, nos deux anachorètes
Par amitié se tenaient embrassés ;
Par amitié leurs bouches indiscrètes,
Leurs fronts brûlans, et leurs seins oppressés
Se rapprochaient : une ivresse fatale
Dans tous leurs sens allume les desirs ;
Et de Thaïs l’haleine virginale,
Et d’Élinin les innocens soupirs,
Sont confondus : la volupté timide,
Et la langueur, et le baiser humide,
Ouvrent déjà leurs lèvres… Par bonheur
Pour eux, pour moi, pour le sage lecteur,
Un coq chanta : le fracas du tonnerre
N’eût pas produit un effet plus certain.
Ce triple cri leur rappelle soudain
Le renîment du coupable saint Pierre,
Et le remords que porta dans son cœur
Du coq hébreu le chant accusateur.
Sautant du lit, à genoux sur la pierre,
Tous deux au ciel adressant leur prière,
Et prudemment répètent sur leurs fronts
Le signe heureux qui chasse les démons.

L’Amour chassé s’envole avec colère,
Et va gémir dans les bras de sa mère.
Muni d’un fer qu’il tourne adroitement,
Tel un filou qu’enhardit la nuit sombre,
Avec lenteur, sans bruit, tout doucement,
D’un riche avare ouvre l’appartement,
Écoute, avance, et se glisse dans l’ombre ;
Déjà sa main touche le coffre-fort,
Et va… Jamais l’avarice ne dort ;
Et tout-à-coup dans la chambre voisine
A retenti la sonnette argentine :
Le voleur fuit, abandonnant cet or
Qu’il crut saisir, et qu’il convoite encor.
Ou tel un loup sur la verte prairie
Voit deux agneaux nouvellement sevrés
Mêler leurs jeux, goûter l’herbe fleurie,
En folâtrant du troupeau séparés,
Et du taillis s’approchant par degrés ;
Du bois il sort, et sur eux il s’élance :
Mais aussitôt se montre le berger,
Branlant sa fourche, et que son chien devance :
Le loup surpris se dérobe au danger ;

Laissant l’agneau qui bondit avec joie,
Rapide il fuit dans les buissons touffus,
Entend de loin les bêlemens confus,
Et sous sa dent mâche l’absente proie.
Veillez, bergers, veillez sur vos troupeaux.
Ne forcez point mes fidèles pinceaux
À retracer des images fâcheuses ;
Et que jamais dans mes rimes heureuses
Les loups adroits ne croquent les agneaux.


FIN DU SEPTIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT HUITIÈME.


Lanterne magique. Progrès du christianisme ; son esprit, et ses heureux effets.


« Anges et Saints, vous tous dont le courage,
Exécutant le décret des mortels,
M’a des païens assuré l’héritage,
Dans cet Olympe élevez mes autels.
De Jupiter l’antique cathédrale
Du paradis sera la succursale.
Nous passerons, pour éviter l’ennui,
De l’un à l’autre : et gardez-vous de croire
Que nos rivaux, quêtant un vain appui,
Pourront sur nous ressaisir la victoire.
De vos succès sans crainte jouissez.
L’homme nous veut, nos destins sont fixés.
De l’avenir pour moi la nuit est claire,
Noire pour vous ; par grace singulière,

En ce moment je vous égale aux dieux.
Approchez donc, regardez sur la terre,
Et l’avenir va passer sous vos yeux. »
Du beau nuage où sa grandeur repose,
Ainsi parlait le Dieu fort et vengeur,
Et sur l’Olympe il planait en vainqueur.
Sa voix alors de trois tons se compose,
L’un grave et sourd, l’autre doux, l’autre aigu ;
L’accord parfait fut au loin entendu.
Voir l’avenir ne se refuse guère.
Les curieux viennent de toutes parts ;
Sur notre monde ils fixent leurs regards.
Jésus reprend : « Toi dont la voix est claire,
Pure et sonore, approche, Gabriel,
Choisis les faits ; en quelques mots explique
Ce qui là-bas intéresse le ciel ;
Et montre-leur la lanterne magique. »

GABRIEL.

De Constantin voyez les successeurs ;
Voyez leur cour. Déjà d’habiles prêtres
Souples, rétifs, menaçans, ou flatteurs,
Troublent l’empire, et de leurs lâches maîtres

Au nom du ciel dirigent les fureurs.
Grace à leurs soins, de la théologie
Par-tout s’étend l’inquiète manie.
Ce goût bientôt se change en passion.
Chacun épluche, altère, embrouille, explique
Des livres saints le texte inauthentique.
D’in-folios quelle profusion !
Au sens commun quel déluge d’outrages !
On argumente ; et les autres du nord
Par millions vomissent des sauvages,
Dont la valeur et le subit effort
Sur tout l’empire étendent les ravages.
Mais pour qui donc, insoucians chrétiens,
Aiguisez-vous ces sabres et ces lances ?
Pour qui ces fers, ces bûchers, ces potences ?
Pour les Goths ? Non, pour les seuls Ariens.
Il faut du sang à leur pieuse rage.
Voyez ces murs sous l’herbe ensevelis ;
Voyez ces champs, ces fertiles pays
Livrés au meurtre, aux flammes, au pillage ;
De ces enfans contemplez le carnage :
C’est pour un mot que l’on massacre ainsi.


JÉSUS-CHRIST.

Pour moi ce mot a beaucoup d’importance ;
Il compromet ma divine substance.

SAINT GUIGNOLET.

Tuons, tuons !

JÉSUS-CHRIST.

Tuons, tuons !Nestorius-aussi
Invente un mot et double ma personne.
Par Eutychès il se voit réfuté ;
Mais Eutychès, par son zèle emporté,
Sur ma nature aussitôt déraisonne,
Car j’en ai deux.

LE PÈRE.

Car j’en ai deux.Quel galimatias !

JÉSUS-CHRIST.

Une est déjà bien difficile à croire ;
Mais j’en ai deux : on ne se refait pas.

UN ÉVÊQUE.

Tuons, tuons ! l’hérésie est notoire.

GABRIEL.

Ces disputeurs par d’autres sont suivis.


LE PÈRE.

De leurs débats quel est le nouveau texte ?

GABRIEL.

Toujours Jésus.

LE PÈRE.

Toujours Jésus.Conviens-en, mon cher fils,
Dans ta nature ils trouvent un prétexte :
Tu n’es pas clair.

JÉSUS-CHRIST.

Tu n’es pas clair.L’êtes-vous plus que moi ?

LE PÈRE.

Non, mais enfin ils s’acharnent sur toi.

JÉSUS-CHRIST.

Ils savent bien qu’en nous tout est mystère ;
Que prétend donc leur regard téméraire ?

GABRIEL.

De vous comprendre ils se flattent en vain.
L’un d’eux s’écrie : Il est autour du pain.
On lui répond : c’est à côté du pain.
Non, dit un autre, il se tient sous le pain.
Vous vous trompez tous trois, c’est sur le pain
Qu’il est assis, ajoute un quatrième.


UN ARCHEVÊQUE.

Tuez, tuez ! cela répond à tout.

LE SAINT-ESPRIT.

Voulez-vous donc, ennemi de vous-même,
De la dispute anéantir le goût ?
L’opinion qui n’est pas contredite
A moins de force. Il nous faut des martyrs ;
Il faut de l’homme occuper les loisirs.
Que sur ma Bible il travaille et s’agite.
De mes écrits le sens mystérieux
Exercera son esprit curieux.
Disparaissez, petits auteurs de Grèce,
Disparaissez, petits auteurs romains,
Qu’étudiait la crédule jeunesse,
Et que l’erreur osa nommer divins ;
Seul je le suis, et l’humaine sagesse
Est sous mes pieds. Quoi ! le cèdre orgueilleux
Sur le Liban domine et touche aux cieux,
Et du chiendent l’on parlerait encore ?
Ils sont jolis ces tortueux ruisseaux
Qui sous les fleurs glissent leurs faibles eaux ;
Mais un torrent en passant les dévore.

J’ai mis un terme à la nuit de l’erreur :
Cachez-vous donc, allumettes, chandelles ;
L’astre du jour dans toute sa splendeur
Vient effacer vos pâles étincelles.

JÉSUS-CHRIST.

Cher Saint-Esprit, vous avez de l’esprit ;
Mais cet esprit souvent touche à l’emphase ;
C’est un esprit qui court après la phrase,
Qui veut trop dire et presque rien ne dit ;
Vous n’avez pas un psaume raisonnable.
L’esprit qui pense et juge sainement,
Qui parle peu, mais toujours clairement
Et sans enflure, est l’esprit véritable.

GABRIEL.

Voyons comment avec rapidité
Des porte-frocs l’espèce multiplie.
Leur turbulence et leur oisiveté
Troublent l’Égypte et la mineure Asie.
Le capuchon se ligue avec les rois.
Puissant en Grèce, il convoite à-la-fois,
Et l’Italie, et la Gaule, et l’Espagne.
Tantôt hardi, fier, et dictant des lois,

Tantôt timide, hypocrite et sournois,
Il suit son plan, et du terrain il gagne.

LE PÈRE.

Tu ris, mon fils ?

JÉSUS-CHRIST.

Tu ris, mon fils ?Oui, chaque nation
De notre foi prend le signe céleste :
Je l’avoûrai, quoique simple et modeste,
J’ai quelques grains de noble ambition,
Et dominer sera ma passion.

LA VIERGE.

À vos succès mon sexe contribue ;
Mais du triomphe il n’a point à rougir.
Il convertit en donnant du plaisir ;
Il persuade, et jamais il ne tue.
Voyez Clotilde : en sortant de ses bras,
L’heureux Clovis accepte le baptême.
Chez les Anglais nous triomphons de même.
Berte la brune et ses jeunes appas
Ont d’Éthelbert dissipé les scrupules.
Partout, en tout, les amans sont crédules.


GABRIEL.

Leur jeune fils, au trône parvenu,
Porte la main sur le fruit défendu,
Et de sa sœur il fait une maîtresse.

LE PÈRE.

Ah, libertin !

GABRIEL.

Ah, libertin !Un prêtre vertueux
Avec aigreur gourmande sa hautesse,
Et de l’enfer lui promet tous les feux.
« Quoi ! pour si peu ? dit-il… plus d’eau bénite :
Les dieux du nord ne sont pas si méchans. »
Il revient donc à ces dieux indulgens.
Son peuple entier et l’approuve et l’imite.
Le tems enfin refroidit son amour.
Un moine alors au milieu de sa cour,
L’aborde, et dit : « De votre apostasie
Le ciel s’irrite, et c’est moi qu’il châtie.
— Comment cela ? — Saint Pierre, cette nuit,
Dans ma cellule est descendu sans bruit ;
Un lourd bâton jouait dans ses mains sèches.
Des coups nombreux dont il m’a surchargé

Voyez, Seigneur, les marques encor fraîches.
Je n’en puis plus, et le ciel est vengé.
— Tu ne mens point ? — Comptez les meurtrissures.
— Oui, je les vois. Rentre dans ton couvent,
Et de saint Pierre appaisons les murmures.
Aux dieux du nord je tiens peu maintenant ;
Je les renie, et je cours à ta messe. »
Son peuple entier l’approuve et se confesse.

LE PÈRE.

Pendant la nuit aller briser un dos !
Rien de plus gai. Mais, dis-nous donc, saint Pierre,
Est-ce bien toi dont la main familière
De ce vieux moine a fracassé les os ?

SAINT PIERRE.

Oui, Seigneur Dieu.

LE PÈRE.

Oui, Seigneur Dieu.Tu n’es pas raisonnable.
Le dos du roi me paraît seul coupable ;
C’était au roi qu’il fallait du bâton.

SAINT PIERRE.

Un tel moyen semblera fort étrange ;
Mais le succès prouve qu’il était bon.


LE PÈRE.

N’en parlons plus, que le moine s’arrange.

GABRIEL.

De Charlemagne admirez la valeur ;
Mieux que saint Pierre elle fait des miracles,
Des fiers Saxons l’opiniâtre erreur
À l’évangile opposait mille obstacles ;
Impatient, il les applanit tous.
Une moitié de ce peuple indocile,
En blasphémant expire sous ses coups.
À convertir, le reste plus facile
Tombe à ses pieds, et les mord quelquefois.
Le sabre en main il fait baiser la croix,
Lève un tribut, de pillage s’engraisse,
Prend ce qu’il peut, et brûle ce qu’il laisse.
Mais vous voilà, malheureux Albigeois !

UN PAPE.

Tuez ! tuez ! ils sentent l’hérésie.

GABRIEL.

Dans les tourmens ils perdront tous la vie.
Le bon Raymond pour eux s’arme et combat.
Vaincu par Rome, il vient en vrai coupable

Couvert de cendre, aux genoux d’un légat,
De son péché faire amende honorable.
Prêché long-tems, et long-tems prosterné,
Il est absous enfin et ruiné.
Ô de l’Espagne honneur ineffaçable !
C’est là sur-tout que la religion,
Dans ses fureurs, tranquille, inexorable,
Des curieux fixe l’attention.
Des zélateurs ce n’est plus le courage
Armé du glaive et bravant le trépas ;
Ce ne sont plus des guerres, des combats,
Où le danger commande le carnage.
Ici l’on tue avec sérénité ;
Le meurtre y prend un air de majesté.
Du doux Jésus les ministres tranquilles
En longs surplis se rangent sur deux files.
Jugés par eux, de riches Musulmans,
De riches Juifs, leurs femmes, leurs enfans,
Et des chrétiens soupçonnés d’hérésie,
Chargés de fers se traînent à pas lents.
On les enchaîne avec cérémonie,
Sur des bûchers par l’évêque allumés.

Du Te Deum l’hymne joyeux commence.
Le roi, la cour et les dévots charmés,
De leurs pareils rôtis et consumés,
Offrent l’odeur au dieu de la clémence.

LE PÈRE.

Permettons-nous qu’ainsi l’on nous encense ?

JÉSUS-CHRIST.

Avec l’ami qui prend nos intérêts
Il ne faut pas regarder de si près.

GABRIEL.

Ceux que l’on brûle enrichissent l’église ;
Rien d’aussi juste ; et Rome favorise
D’autres moyens plus vastes et plus prompts,
Qui, de l’Europe assurant l’esclavage,
Doivent donner aux simples moinillons
Fermes, châteaux, fiefs, et droit de cuissage.
Un pauvre ermite arrive de Sion ;
Du saint sépulcre il vante la puissance ;
Du saint sépulcre il prouve l’importance ;
Du saint sépulcre il peint l’oppression ;
Du saint sépulcre il fait naître l’envie,
Et pousse enfin l’Europe sur l’Asie.

Braves, poltrons, citadins, villageois,
Femmes, enfans, maîtresses, tous arborent
Sur leurs habits la guerroyante croix,
Du signe heureux les fripons se décorent.
Il rompt les fers, absout le malfaiteur,
De ses sermens dégage un débiteur,
Dans l’avenir les péchés il efface,
Au ciel enfin il assure une place
Bonne et brillante, une place d’honneur.
Mais aux Croisés l’argent est nécessaire :
Le riche donc au moine offre sa terre
Pour quelque sous ; et le moine rusé,
Cédant enfin à sa vive prière,
En le volant se dit encor lésé.
Adieu maisons, châteaux, tours et tourelles,
Étangs, forêts, villes et citadelles ;
L’église avide engloutit tout cela,
Mais tout cela devenait inutile.
L’Asie entière, à vaincre si facile,
Leur appartient de droit ; ils auront là,
Non pas des fiefs, mais de vastes provinces
Où de l’Europe ils porteront les lois ;

Les officiers y seront tous des rois,
Et les soldats y deviendront des princes.
Les jeux bruyans, les danses, les festins,
Des troubadours les couplets libertins,
Suivaient partout cette pieuse armée,
Que devançait au loin la Renommée,
On s’enivrait après avoir jeûné,
On priait Dieu, qu’on blasphémait ensuite ;
On éventrait le peuple Israélite ;
On rançonnait le chrétien consterné,
Chaud de luxure, on entendait la messe,
Puis de la messe au pillage on courait ;
Et sans égard pour l’âge ou pour l’espèce,
On violait tout ce qu’on rencontrait.
Jérusalem est prise ; autre pillage.

LE PÈRE.

Voilà, je pense, un assez beau carnage.
Ces femmes-là, malgré leurs caleçons
Doivent trembler. On force les maisons ;
Par la fenêtre on jette ce qu’on tue
Sur les coquins expirans dans la rue.


SAINT CARPION.

Se pourrait-il qu’on épargnât les Juifs ?

SAINT GUIGNOLET.

Non, dans leur temple on les brûle tout vifs.

GABRIEL.

De nos chrétiens voyez le cimeterre
Chercher l’enfant dans le sein de sa mère.

LA VIERGE.

Quelles horreurs !

LE PÈRE.

Quelles horreurs !Je les blâme, entre nous ;
Mais des dévots c’est assez là l’usage.

GABRIEL.

Sur la beauté tremblante à leurs genoux
De leurs desirs ils contentent la rage ;
Puis dans son cœur enfoncent le couteau,
Offrent à Dieu cette victime impure,
Et, tout souillés de sang et de luxure,
Ils vont pleurer sur le divin tombeau.


Les Croisés à Jérusalem.


JÉSUS-CHRIST.

Ah ! je triomphe enfin. L’Europe entière

De bras et d’or pour long-tems s’appauvrit ;
Mais mon sépulcre est libre, il me suffit.

LE PÈRE.

Déjà nos gens veulent à leur manière
Organiser ce royaume nouveau.
Partout des fiefs ; de Cana le hameau,
S’ennoblissant, devient châtellenie ;
Capharnaüm est titré baronie :
Bonjour, bonjour, vicomte de Bethsem,
Comte d’Hébron, marquis de Bethléem.

LE SAINT-ESPRIT.

Ô Mahomet ! quel soufflet sur ta joue !
Du fier turban la tiare se joue.

GABRIEL.

Elle fait mieux ; de la religion
Sa politique agrandit le domaine.
Troublant l’Europe en prêchant l’union,
Semant la guerre et la confusion,
Des souverains elle est la souveraine.
Le serviteur des serviteurs de Dieu
Commande en maître, et ce maître a des nièces,
De grands bâtards, des mignons, des drôlesses,

Dont l’entretien au peuple coûte un peu.

JÉSUS-CHRIST.

Plaisant contraste ! autrefois sur la terre
J’étais sans pain, et riche est mon vicaire.

SAINT PIERRE.

Je me croyais habile ; mais, ma foi,
Mes successeurs en savent plus que moi,

GABRIEL.

Remarquez-vous ce fameux Alexandre
Qui, de sa fille immolant tour-à-tour
Les trois époux, dit : Je serai mon gendre.

LE PÈRE.

L’amour d’un pape est un terrible amour.

GABRIEL.

À ces façons Rome est accoutumée.
Mais ses deux fils deviennent ses rivaux.

LE PÈRE.

Voilà du neuf.

LA VIERGE.

Voilà du neuf.De crimes quel cahos !

GABRIEL.

Entre eux déjà la guerre est allumée.

L’un était duc, et l’autre cardinal ;
Le cardinal empoisonne son frère ;
Et sagement partage avec son père.

LE PÈRE.

Cette coquine est-elle bien ?

GABRIEL.

Cette coquine est-elle bien ?Pas mal.

Or de Jésus la milice fidelle
Prélats, abbés, chanoines, prestolets,
Moines cloîtrés, tous, jusqu’aux frères lais,
Imitent Rome, et s’amusent comme elle.

JÉSUS-CHRIST.

Et quels sont donc leurs plaisirs ?

GABRIEL.

Et quels sont donc leurs plaisirs ?Des palais :
Des vins exquis, des maîtresses fringantes,
Le jeu, la chasse et les courses fréquentes,
Et des enfans à faire où déjà faits.
Ces vins exquis, ces fringantes maîtresses,
Coûtent bien cher ; et, malgré leurs richesses,
Nos beaux messieurs sont gênés quelquefois.
Sur les péchés leur fertile génie

Lève un impôt et quelques menus droits.
Leur bourse donc est de nouveau garnie.
Mais par malheur des commerçans tondus
Courent à Rome avec quelques écus
Accaparer les papales sentences,
Tous les agnus, toutes les indulgences ;
Puis aux pécheurs qu’épouvante l’enfer,
Dans leur pays les revendent fort cher.
À cette fraude, à cet agiotage,
Martin Luther pousse des cris de rage.

TOUT LE CLERGÉ.

Tuons, morbleu ! voici les protestans ;
Point de quartier, tuons !

GABRIEL.

Point de quartier, tuons !Il n’est plus tems.

TOUT LE CLERGÉ.

Tuons toujours !

GABRIEL.

Tuons toujours !Deux cents ans de carnage
Doivent, je crois, suffire aux amateurs.

TOUT LE CLERGÉ.

Oui, c’est assez si nous sommes vainqueurs,


GABRIEL.

Pas tout-à-fait ; l’Europe se partage
Entre le pape, et Luther, et Calvin.

LA VIERGE.

Nous coûterons cher au pauvre genre humain.

UN CARDINAL.

De ces dégoûts un seul jour me console.

UN AUTRE CARDINAL.

Oui, je t’entends ! la Saint-Barthelemi ?

TOUT LE CLERGÉ.

Ô le beau jour !

GABRIEL.

Ô le beau jour !La ferveur espagnole
De ces revers vous dédommage aussi.
Pour mieux tuer on cherche un nouveau monde,
De vous jamais ce monde n’a parlé.
Il vous ignore ; ô malice profonde !

JÉSUS-CHRIST.

Convertissons.

GABRIEL.

Convertissons.Le voilà dépeuplé.
Par vous le sang coulera dans la Chine,

Plus loin encore, et jusques au Japon
Par vous l’on meurt, par vous l’on assassine,
En maudissant la croix et votre nom.

LA VIERGE.

Ô de la croix innombrables victimes !
Quel long amas de fraudes et de crimes !
Quels flots de sang ! Hélas ! il valait mieux,
Pour votre honneur ne jamais être dieux.

LE PÈRE.

Seriez-vous pas quelque peu philosophe ?

LE SAINT-ESPRIT.

Vous auriez tort. Les gens de cette étoffe
Seront un jour nos plus grands ennemis.
Sur notre autel alors moins affermis,
Nous tremblerons au seul nom de déiste.
Le traitre adore un dieu qui n’est pas nous…

JÉSUS-CHRIST.

Parlez plus bas.

LE SAINT-ESPRIT.

Parlez plus bas.Par lui-même il existe
Ce dieu réel, et rien n’est aussi doux.
Mais nous, hélas ! mensonge que nous sommes,

Notre existence est un bienfait des hommes.
Leur doute seul nous replonge au néant.

JÉSUS-CHRIST.

À bas le doute, à bas le mécréant,
Le raisonneur, enfin tout ce qui pense ;
Et pour régner enseignons l’ignorance.

LE SAINT-ESPRIT.

Ou bien la Bible.

LE PÈRE.

Ou bien la Bible.Et malgré ce moyen,
Si la raison sapait notre puissance,
Quel parti prendre ?

LE SAINT-ESPRIT.

Quel parti prendre ?Alors, il faudra bien
Redevenir ce que nous étions ; rien.


FIN DU HUITIÈME CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT NEUVIÈME.


Minerve raconte ce qu’elle a vu dans les paradis des différentes nations. Les dieux du nord viennent au secours des dieux païens. Occupations nocturnes dans un couvent de femmes.


Durant le jour, frileux et sédentaire,
Au coin du feu qu’ont attisé mes mains,
Contre l’hiver j’exhale mes chagrins,
Et mon ami sourit de ma colère.
Le tems se passe en frivoles discours.
Mais quand la nuit au milieu de son cours
Entre deux draps sagement me rappelle,
Quand du sommeil la tranquille douceur
Dans tous mes sens se glisse avec lenteur,
Un songe heureux m’emporte sur son aile,
Je pars, je vole au bout de l’univers ;
De Tavernier j’achève les voyages ;

Ainsi que lui, de vingt peuples divers
Je fais les mœurs, j’invente les usages ;
Otaïti me retarde un moment,
Sur le Japon je passe brusquement,
Je vois la Chine, et traversant l’Asie,
Avec le jour j’arrive en Géorgie.
Arrêtons-nous un peu : femme et jolie
Ne font qu’un mot dans ce pays charmant ;
J’y veux rester : mais mon guide m’entraîne.
Et dans Paris son aile me ramène.
C’était au ciel qu’il fallait me porter.
J’aurais suivi Minerve dans sa course ;
Et du midi voyageant jusqu’à l’ourse,
J’aurais pu voir ce que je vais conter.
Voilà Minerve ; elle parle : on écoute :
« Grand Jupiter, et vous, dieux immortels,
Ou qui du moins jadis passiez pour tels,
À votre avis j’ai bien tardé sans doute ;
L’impatience allonge les instans :
Vous jugerez si j’ai perdu mon temps.
Vers le midi d’abord j’ai pris ma course.
Les dieux du Nil, que j’ai vus les premiers,

M’ont fait accueil ; mais ils sont peu guerriers.
Dans un combat quelle faible ressource
Qu’un bœuf Apis, des poireaux, un faucon,
Une cigogne, une chienne, un oignon !
Au Sénégal je trouve une rivière,
Un arbre antique aux rameaux étendus,
Et des serpens de venins dépourvus.
Ces immortels n’étaient pas mon affaire.
Je tourne à gauche, et soudain j’aperçois
Un ridicule et grotesque assemblage
D’objets mêlés sans dessein et sans choix.
D’un peuple noir ils se disent l’ouvrage.
Dans ce pays chaque homme est créateur.
Lorsqu’au matin, d’une main diligente
Ouvrant sa hutte, il reprend son labeur,
Ce qui d’abord à ses yeux se présente
Devient son dieu, son gris-gris, son sauveur,
Durant le jour dans le ciel il le niche ;
La fin du jour est celle du fétiche.
Le lendemain autre opération,
Nouveau gris-gris, même adoration.
Pendant la nuit tout ce peuple est athée,

D’un prompt succès je m’étais trop flatté.
Cherchant partout, ne trouvant jamais rien,
Enfin j’arrive à l’Olympe Indien.
Je comptais peu sur l’aîné des trois frères,
Le grand Brama : l’emploi de créateur
Ne permet point les combats sanguinaires.
Le bon Vistnou, dont le soin protecteur
Conserve tout, déteste aussi les guerres.
Au seul Shiven j’adresse mes prières.
« De mon métier, moi, je suis destructeur,
Me répond-il, et je m’en fais honneur.
Mais de Brama je connais l’insolence :
Tout irait mal ici dans mon absence.
Tu sais sans doute, ou bien tu ne sais pas,
Qu’au temps jadis il épousa sa mère ;
À lui permis : d’une fille il fut père.
Un jour qu’au loin j’avais porté mes pas,
À cette fille il trouve des appas,
Et la surprend dans un lieu solitaire.
Elle s’enfuit : pour mieux courir après,
Il prend d’un cerf la forme et la vitesse,
Il la poursuit à travers les forêts,

La joint, l’arrête ; et forçant sa faiblesse,
Il la viole. Il fallait le punir,
Et de ma nièce au moins venger l’injure.
Le bon Vistnou n’y pouvait consentir ;
Tout châtiment répugne à sa nature.
Je m’en chargeai. Le drôle en ce tems-là
Dressait en l’air cinq têtes bien comptées.
J’en arrache une, et dûment souffletées
Je lui laissai les quatre que voilà.
Si je quittais les Indiens domaines,
Monsieur Brama ferait encor des siennes ;
Vistnou pourrait travailler avec fruit,
Et réparer tout ce que j’ai détruit :
Je reste donc. Mon chagrin est extrême
(Et cet aveu ne doit pas t’étonner)
De ne pouvoir ensemble exterminer
Tes ennemis, tes amis, et toi-même. »
D’un tel discours je ne m’offensai pas ;
Il était juste et dans son caractère.
Je repris donc ma route solitaire ;
Vers le Japon je dirigeai mes pas.
Mon espérance y fut encor trompée.

De ce pays des singes sont les dieux.
De leur laideur je fus d’abord frappé ;
Mais, à leurs traits accoutumant mes yeux,
Je saluai ces confrères étranges,
À leur beauté je donnai des louanges,
Et je finis par leur parler de nous.
Avec sang-froid ils m’écoutèrent tous.
Au dernier mot ils firent deux grimaces,
Une gambade et trois sauts périlleux ;
Puis, reprenant un air majestueux ;
Le plus âgé me dit : « Dans vos disgraces
Aucun de nous ne peut vous secourir.
Nous n’avons pas un instant de loisir.
Dès le matin au temple il faut descendre
Et rester là cloués sur notre autel
Jusques au soir : c’est un ennui mortel.
Par le sommeil nous laissons-nous surprendre,
On nous secoue, on nous force d’entendre
Des oraisons le refrain éternel.
Le dîné vient ; de plats on nous entoure,
Et de bonbons sans pitié l’on nous bourre.
Il faut manger, ou le peuple dévot

Aux médecins livrerait aussitôt
Notre santé qu’il croirait affaiblie.
Voyez un peu quelle chienne de vie ! »
En finissant, la cabriole il fait ;
Et d’un seul saut il descend sur la terre.
Je m’en allai répéter ma prière
À d’autres dieux, mais toujours sans effet.
Dans un recoin laissant les deux principes
Vieillis par l’âge et de faim languissans,
Je vis ailleurs deux objets indécens,
Tout enfumés de la vapeur des pipes,
L’un masculin et l’autre féminin,
Énormes, noirs, velus, affreux enfin,
Droits sur des pots ainsi que des tulipes.
Je ne pouvais rien offrir au dernier ;
L’autre s’offrait à moi : je passai vite,
Et, traversant un hémisphère entier,
Au grand Odin je fis une visite.
Là le succès surpassa mon espoir.
Odin nous aime, il prend notre défense :
Suivi des siens sur mes pas il s’avance ;
Avec honneur il faut le recevoir.

Elle achevait ces paroles flatteuses ;
Et tout-à-coup des phalanges nombreuses,
Fondant du nord, couvrent le firmament.
Le vif Heimdall les devance et les guide.
De cet argus l’œil perçant et rapide
Devant Odin veille éternellement.
Du haut des cieux il voit, dit-on, sans peine
Au fond des mers la perle se former ;
Sa fine oreille entend l’herbe germer,
Et des brebis croître la douce laine.
Au large fer qui pend à son côté,
À son front calme où siège la fierté,
À ses sourcils, à sa haute stature,
À sa démarche, à sa brillante armure,
Au foudre énorme allumé dans sa main,
On reconnaît le redoutable Odin.
Son vaillant fils, Thor, commande aux nuages ;
Son doigt puissant dirige les orages.
Il monte un char de panaches orné,
Et par deux boucs rapidement traîné.
Ses gants de fer et sa lourde massue
Des plus hardis épouvantent la vue.

Par lui lancée ainsi qu’un javelot,
Dans le combat toujours l’arme terrible
Frappe le but, et revient aussitôt.
Le loup Fenris, des loups les plus horrible,
Qui doit enfin dévorer l’univers,
Pour un seul jour a vu briser ses fers.
Admirez vous les trois filles chéries
Du fier Odin, les belles Valkyries ?
Des lances d’or arment leurs blanches mains ;
Blanc est leur casque, et blanche leur armure,
Et blancs encor sont leurs coursiers divins :
Leur bras toujours porte une atteinte sûre ;
Voyez plus loin, voyez ces autres dieux,
Dont l’air féroce épouvante les yeux.
Voyez aussi cette foule innombrable,
Robuste, étrange, altière, infatigable,
De combattans unis sous leurs drapeaux.
De ces guerriers le moindre est un héros.
Le faible a tort chez ces durs Scandinaves :
Leur paradis ne reçoit que des braves.
On en bannit la grace et les attraits
D’un sexe tendre et formé pour la paix.

Là n’entre point le soldat sans courage
Qui recula dans le champ du carnage,
L’infortuné que la fièvre vainquit,
Ni le vieillard qui succomba sous l’âge :
Malheur et honte à qui meurt dans son lit !
Au son guerrier des brillantes fanfares,
Les dieux païens en bataille attendaient.
Humiliés, entre eux ils répétaient :
Puisqu’il le faut, honorons ces barbares.
Mais Jupiter fit un signe ; on se tut.
Odin approche ; on remplit son attente ;
Aux champs l’on bat, les armes on présente,
Et des drapeaux on donne le salut.
Très-satisfait, poliment il s’avance
Vers Jupiter qui s’avançait aussi ;
Et lui serrant la main : « Sois mon ami ;
Je suis le tien ; marchons en diligence ;
Point de discours : demain, je t’en réponds,
Dans ton palais ensemble nous boirons. »
Ce Scandinave oubliait que le sage
Boit sobrement, et ne répond de rien.
Il se repose en vain sur son courage.

De notre foi digne et nouveau soutien,
À ses sermens Priape était fidèle.
Un prompt succès a couronné son zèle.
Sa voix prêchait l’obéissance aux grands,
Aux chefs, aux rois, fussent-ils des tyrans :
Aussi les rois, et les chefs et les grands,
Favorisaient ces vastes entreprises.
De toutes parts s’élèvent des églises,
De saints châteaux, et de riches couvens.
Sur son autel tranquille et recueillie,
La Trinité, dans un repos flatteur,
S’applaudissait de l’humaine folie,
Et contemplait sa future grandeur.
Ce sont plaisirs que l’on nomme ineffables.
Avec Panther et quelques Saints aimables
La Vierge alors discourait à l’écart.
Sur l’avenir on parlait au hasard.
Leurs yeux voulaient et ne pouvaient y lire
Les lois, les mœurs, et les goûts clandestins,
Et les secrets des couvens féminins.
« Facilement je pourrai vous instruire,
Leur dit Panther : de ces secrets piquans,

Que votre zèle a deviner s’applique,
Un joli songe, un songe prophétique,
M’a cette nuit occupé très-long-tems.
Je crus entrer chez les Visitandines.
Minuit sonnait ; sans doute après matines
Les jeunes sœurs ont repris leur sommeil.
Je vais sans bruit de cellule en cellule.
Vous soupirez, belle et dévote Ursule.
Qui peut ainsi causer votre réveil ?
Avez-vous vu le démon dans un songe ?
Non, le démon ne fait pas soupirer.
C’était un ange, et je n’ose assurer
Que vous preniez quelque goût au mensonge :
Mais ces yeux bleus qui s’ouvrent à regret,
Cet abandon, cette molle attitude,
Parlent assez ; de la béatitude
L’ange à coup sûr vous a dit le secret.
« N’écartez point, jeune et modeste Hortense,
Le voile épais dont le poids vous offense,
Il est utile. Où va donc votre main ?
D’un sein de neige effleurant le satin,
Négligemment s’égare l’inconstante

Moins sage encor… Arrêtez, imprudente,
Et n’ôtez rien au trésor de l’amour :
De ce trésor vous rendrez compte un jour.
Là sur l’albâtre on voit naître l’ébène,
Et sous l’ébène une rose s’ouvrir ;
Mais jeune encore elle s’ouvrait à peine.
Un joli doigt, qu’assouplit le desir,
En l’effeuillant y cherche le plaisir. »
« Plus loin je vis la fervente Cécile.
Un long roman charmait sa longue nuit.
Des voluptés ce brûlant évangile
La fait rêver, et l’enflamme, et l’instruit. »
« Dans les ennuis d’une sainte clôture,
L’art peut du moins remplacer la nature.
Certain bijou qui d’un sexe chéri
Offre l’image et le trait favori,
Sert de Zoé la langueur amoureuse.
Sur l’oratoire où Jésus et présent
Fume déjà le lait adoucissant.
Poursuis, Zoé ; sans risque, sois heureuse.
Ces amans-là ne sont point indiscrets ;
Point négligens, et ne trompent jamais. »


Zoé au dortoir.

« Vous écrivez ! à qui donc, jeune Claire ?
Lisons : En vain mon inflexible père
De mon bonheur interrompit le cours ;
Je fus à toi : j’y veux être toujours.
Au fond du cœur je garde ton image ;
De tes baisers j’y conserve le feu.
Esclave ou libre, aimer est mon partage ;
Tu seras seul et ma vie et mon dieu.
Infortunée ! au moment où ton ame
Sur le papier épanche ses soupirs,
Une autre Claire à l’objet de ta flamme
Vient d’accorder d’infidèles plaisirs. »
« Combien Agnès de ces vierges diffère !
Un sommeil pur va fermer sa paupière ;
Elle a fini sa nocturne oraison.
Du monastère Agnès est le modèle :
Tous les huit jours cette sainte nouvelle
De ses péchés fait la confession ;
Mais quels péchés ! un innocent mensonge,
Durant la messe une distraction,
Le mot d’amour prononcé dans un songe,
Quelques regards jetés sur le miroir,

Quelques soupirs échappés au parloir,
Pensers confus touchant le mariage
À ses attraits pour jamais interdit,
Et quelque trouble, alors que son esprit
De ce bonheur veut se faire une image.
Le confesseur, de ses doigts paternels,
Forme le signe au démon redoutable ;
Puis en latin il absout la coupable
De ses péchés qu’elle croyait mortels. »
« Dans ce couvent, s’il faut être sincère,
Toutes les sœurs ne sont pas des Agnès ;
Mais à confesse on ne redit jamais
Certains péchés ; c’est assez de les faire. »
« À l’amitié cependant on peut bien
Les avouer ; et trois jeunes professes,
Que j’entendis dans un libre entretien
Se confiaient leurs goûts et leurs faiblesses.
L’une commence : Hélas ! pour mon malheur
J’aimais Florval ; et comme l’hyménée
Dut à la sienne unir ma destinée,
Je cachai peu le penchant de mon cœur.
Il est si doux d’avouer que l’on aime !

Ce joli mot échappe de lui-même,
Et sur la bouche il vient à chaque instant ;
Il plaît surtout à celui qui l’entend.
Oui, de Florval il redoubla l’ivresse.
À mes genoux, tout-à-coup prosterné,
Il s’écria d’un ton passionné :
« Ô de mon cœur l’épouse et la maîtresse !
Dans le desir je languis et je meurs.
Me faudra-t-il, pour complaire à l’usage,
Du seul devoir attendre ces faveurs
Qui de l’amour doivent être le gage ? »
Je l’avoûrai, je ne répondis rien ;
Et son discours me parut sans réplique.
De mon silence il profita trop bien.
Ingrat Florval ! Imprudente Angélique !
Plaisir trompeur, et pourtant regretté !
Je m’enchaînai par ces mêmes caresses
Qui préparaient son infidélité.
Bientôt Florval retira ses promesses ;
Il me laissa l’amour et les remords.
Pour l’oublier je fis de longs efforts,
Mais sans succès. De larmes abreuvée,

Je pris le monde et moi-même en horreur,
Et dans ce cloître où je fus élevée
Je vins cacher ma honte et ma douleur.
Hélas ! j’eus tort. On dit que sur son aile
Le tems emporte et nos biens et nos maux ;
Oui le tems seul m’eût rendu le repos ;
Et j’aurais pu remplacer l’infidèle.
Quelques soupirs terminent ce récit.
Thècle à son tour prend la parole et dit :
« Mon aventure est assez singulière.
J’aimais aussi, car on aime toujours ;
À dix-sept ans qu’a-t-on de mieux à faire ?
Rien, si ce n’est d’épouser ses amours.
Ce mieux pourtant déplaisait à mon père.
Pour le fléchir mes pleurs coulaient en vain.
De sa rigueur je ne sais point la cause,
Mais à Nelson il refusa ma main,
Moi, je jurai qu’il aurait autre chose.
Je tins parole. Il nous reste un moyen,
Dis-je à Nelson, un seul ; que ton amante
Devienne mère ; alors il faudra bien
Qu’à nous unir ma famille consente. »

D’un tel discours il parut enchanté ;
Et ce projet soudain exécuté,
Le fut si bien, qu’une taille moins fine
Trahit bientôt ma flamme clandestine.
À cet aspect, mon père furieux,
Loin de hâter un hymen nécessaire,
Avec dépit m’éloigna de ses yeux.
Cinq mois après vainement je fus mère :
Dans ce cachot son injuste courroux
Ensevelit mes penchans trop faciles,
Mes dix-huit ans désormais inutiles,
Et ces attraits dont l’empire est si doux.
« Des miens encor je n’ai pu faire usage,
Dit sœur Inès ; mais mon jeune cousin
Y pourvoira peut-être dès demain.
Beau comme un ange, il en a le langage.
Pour lui souvent je descends au parloir ;
J’aime à l’entendre, et sur-tout à le voir.
Ses yeux charmans, où le desir pétille,
Semblent toujours se plaindre et demander ;
Et quelquefois j’ose tout accorder.
Vaine faveur ! l’inexorable grille

S’oppose à tout, et défend le plaisir.
Nous y touchons, sans pouvoir le saisir.
Mon ami veut… mais il veut l’impossible.
Enfin hier, en déplorant son sort,
Cet insensé me dit avec transport :
— À mes tourmens si vous étiez sensible,
Si vous m’aimiez ? — Eh bien si je t’aimais ?
— Non, chère Inès, vous n’oserez jamais ;
Tout vous étonne, et vous craignez sans cesse.
— Voyons. — Un mur entoure le jardin ;
Pour le franchir il faut un peu d’adresse ;
J’en ai beaucoup. — Imprudent ! quel dessein !
— Et vous m’aimez ? — Peux-tu bien entreprendre…
— Oui, je peux tout, pour aller jusqu’à toi.
— Mais au jardin je ne saurais descendre ;
Et les verroux qui se ferment sur moi
T’arrêteront. — Laisse de la fenêtre
Tomber deux draps attachés bout à bout.
— Risquer tes jours ! — L’Amour est un grand maître,
Charmante Inès, et je réponds de tout.
Par ce discours, par sa persévérance,
Il a vaincu ma longue résistance,

Et j’ai dit oui. Demain donc il viendra.
Dieu, quel moment ! De tout ce qu’il fera
Je vous promets l’entière confidence. »
« À demain donc, Inès, car je prétends
Du rendez-vous entendre aussi l’histoire.
J’avais pensé que la jeune Victoire
Plus sagement occupait ses instans.
J’entre, et je vois une cellule étroite,
Un oratoire élégamment orné,
Un Christ à gauche, une Vierge à la droite,
Un bois grossier en table façonné,
Un lit sans plume au sommeil destiné,
Au sommeil seul ; Victoire est si modeste !
Un homme arrive ; ô vengeance céleste !
Anges discrets ; vierges du Paradis,
Détournez-vous, fermez vos yeux bénis.
À femme jeune et sûre de ses charmes
La nudité ne cause point d’alarmes.
Le voile tombe, et laisse dispersés
De longs cheveux bouclés par la nature,
Et que le fer n’a jamais offensés.
Dieu ! que d’attraits sous la toile et la bure !

Jamais Vénus dans les bras d’un amant
Ne fut plus tendre et plus ingénieuse.
La volupté tranquille et paresseuse,
Prend chez Victoire un air d’emportement.
L’entendez-vous ? Innocentes faiblesses !
Ô de l’amour ineffable douceur !
Ange du ciel, ange de mon bonheur,
Le paradis ne vaut pas tes caresses.
« Dans ce couvent c’est en vain qu’il fait nuit,
Et de vingt sœurs pas une ne sommeille.
Luce dormait, la voilà qui s’éveille,
Et chez Thérèse elle arrive sans bruit.
Pour quel dessein ? Ces compagnes fidelles
Veulent sans doute échanger leurs secrets ?
Non, le silence est observé par elles ;
Mais un seul lit a reçu leurs attraits.
L’une à-la-fois et se tait et soupire ;
D’un sexe absent l’autre usurpe l’empire.
Voilà leurs corps dans un groupe charmant,
Leurs jolis bras enlacés mollement,
Leurs seins pressés qui s’enflent avec peine.
Le fol espoir, la vive émotion,

De leurs baisers la douce illusion,
Hâte ou suspend leur amoureuse haleine.
La volupté les trompe tour-à-tour ;
De vains desirs leur ame est consumée,
Et quelquefois d’une bouche enflammée
Sortent ces mots : Change mon sexe, Amour !
Couple insensé ! puisque dans la retraite
Avec ses sens on emporte son cœur,
Puisqu’on soupire, et puisque du bonheur
On cherche encore une image imparfaite,
Brisez vos fers, cherchez loin des autels
Le bonheur même, et des baisers réels. »


Luce et Thérèse.


« C’est sous mes yeux ce que fit Célestine.
Depuis deux ans elle est Visitandine.
Le jeune Elmon, qui la chérit toujours,
Par ses écrits à la fuite l’engage.
Belle, sensible au matin de ses jours,
De sa prison elle hait l’esclavage :
Elle fuit donc. De sa chambre elle sort,
Pâle de crainte et retournant la tête.
Au premier pas elle tremble, et s’arrête
Pour écouter : non, dit-elle, tout dort ;

Puis elle avance et retient son haleine.
Dans la longueur du corridor obscur
Pour s’appuyer sa main cherche le mur,
Et sur l’orteil son pied se pose à peine.
Elle descend l’escalier tortueux.
Ce fer léger que l’art industrieux
Façonne exprès pour aider le mystère,
Ce fer proscrit est souvent nécessaire,
De la serrure il tourne les ressorts
Sans aucun bruit, sans bruit on le retire,
Sur ses deux gonds la porte roule alors,
L’amour triomphe, et la pudeur soupire.
Un mur épais entoure le verger :
Elmon y place une échelle propice ;
Jusqu’au sommet il parvient sans danger,
Puis du sommet adroitement il glisse,
Et l’espalier qui s’étendait sous lui
Prête à ses pieds un favorable appui.
À terre il saute, et cherche son amante.
Elle arrivait incertaine et tremblante.
En revoyant l’objet qu’elle a pleuré,
Elle rougit et jette un cri timide,

Tombe sans force, et sur la terre humide
Penche aussitôt son front décoloré.
Le jeune Elmon la prend évanouie,
Et la soutient dans ses bras caressans.
Ses pleurs, sa voix, ses baisers renaissans,
Avec lenteur la rendent à la vie.
Par des soupirs faiblement entendus
Elle répond à cette voix chérie,
À ces baisers si doux et si connus.
Son sein baigné de larmes étrangères
S’enfle et palpite ; elle ouvre ses paupières,
Lève les yeux, regarde son amant,
Et dans ses bras retombe mollement.
Ne tardons plus, dit Elmon, le tems presse ;
Puis vers le mur il conduit sa maîtresse,
Sur l’espalier place son pied tremblant,
Guide ses mains et soutient sa faiblesse,
Jusqu’au sommet l’enlève avec adresse,
Fixe l’échelle, et sans risque descend.
Leurs pas alors deviennent moins timides.
Un char traîné par six coursiers rapides
Les attendait ; ils y montent joyeux.

Tout en rêvant je les suivais des yeux.
Le char s’éloigne, et roule vers la Suisse :
Dans ce pays l’Hymen les unira.
Que dieu vous garde, et qu’Amour vous bénisse !
Criai-je alors ; ce cri me réveilla. »


FIN DU CHANT NEUVIÈME.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

CHANT DIXIÈME.


Combat général. Bravoure de St. Joseph. Épouvante et fuite de Jésus-Christ. Sac du Paradis. Situation très-critique de la Vierge et de la Trinité. Arrivée de Saint Priape, et triomphe du christianisme. Épilogue, fin du monde, et fin du poème.


Divin pigeon, ma piété tremblante
Se plaint à vous de vos propres bienfaits.
Pourquoi toujours à mes pinceaux discrets
Présentez-vous quelque image galante !
Je l’ai quitté ce pays des amours,
Pays charmant, malgré tous ses orages,
Pays des fous envié par les sages,
Où j’ai perdu la moitié de mes jours.
Il part ainsi l’homme qu’un sort contraire
Force à voguer vers un autre hémisphère,
Un vent léger que le nord a produit
Vient arrondir la voile déployée ;

La mer écume et la terre qui fuit
À l’horizon semble déjà noyée ;
En soupirant il lève encor sa main
Pour saluer le rivage lointain,
Et gardera dans son ame attendrie
Un doux regret pour la douce patrie.
Au seul repos je restreins mon bonheur.
Voudriez-vous réveiller dans mon cœur
Des souvenirs que ma raison redoute ?
Voudriez-vous me tenter ? Non, sans doute :
Dictez-moi donc de plus sages accords ;
Laissons en paix les vestales chrétiennes ;
Et, pardonnant à leurs saintes fredaines,
Du sombre Odin repoussons les efforts.
Notre avant-garde occupait la frontière,
Et du matin récitait la prière,
Quand les païens lui tombent sur les bras.
À leur retour on ne s’attendait pas.
Chacun pourtant fait bonne contenance ;
Au pas de charge, on s’ébranle, on avance ;
Mais à l’aspect de ces fiers ennemis,
De ces géans que le nord a vomis,

Aux longs sourcils, à l’œil creux et sauvage,
Nés dans les bois, durcis par les hivers,
Et d’acier brut grossièrement couverts,
Nos gens en vain rappelaient leur courage.
Surpris, tremblans, et pâles de terreur,
Ils se disaient : Allons, n’ayons pas peur.
Bientôt après on fuit à toutes jambes,
Jamais poltrons ne furent plus ingambes.
De notre armée ils rejoignent le gros,
Font volte-face, et semblent des héros.
Le grand Michel sourit de leur vaillance ;
Odin arrive, et l’action commence.
Or, dites-nous, esprit inspirateur,
Qui le premier sut renverser son homme,
Ce fut Joseph. Pourquoi rire, lecteur ?
Ce fut Joseph lui-même, et voici comme.
On le voyait, de son rabot armé,
Sortir des rangs, montrer son poing fermé,
Puis sur ses pas reculer au plus vite.
Un Scandinave à la fin irrité
De son audace et de sa lâcheté,
Sur le pauvret court et se précipite.

Le bon Joseph s’était apparemment
Laissé conter, et croyait fermement
Que l’on échappe à l’ours le plus farouche
Lorsque par terre à plat ventre on se couche :
Il s’y jeta, disant ce fameux han
Qui n’est qu’à lui, qu’on a mis en bouteille,
Et dont l’église honore la merveille.
L’autre emporté par son rapide élan,
Du pied le heurte, et trébuche, et culbute
Dix pas plus loin : Joseph pendant sa chûte
Se relevant, sur lui fond aussitôt,
Et sur ses reins promène le rabot.
L’ange Uriel dont la voix l’encourage,
S’écrie alors : « Ce début glorieux
De la victoire est pour nous le présage.
Marchons, chrétiens, exterminons ces dieux. »
Il marche donc et sur sa tête altière
L’Olympien lance un foudre vengeur.
Ce foudre est vieux ; de sa flamme première,
À peine il reste une faible chaleur ;
Mais cependant divine est sa nature ;
Mais il partait d’une main ferme et sûre ;

Mais il est lourd ; et s’il ne brûle pas,
Il peut du moins casser têtes et bras.
L’ange étendu sur la céleste arène
Sans mouvement, sans pouls, et sans haleine,
À l’hôpital fut soudain emporté.
Cet incident, ici-bas ordinaire,
Des fanfarons rabattit la fierté.
Un oremus leur semble nécessaire ;
Et Raphaël s’écrie avec humeur :
« Vous faites bien d’invoquer le Seigneur ;
Mais le Seigneur, qui vous croyait plus braves,
Vous répondra ; Païens et Scandinaves
Seront vaincus, si vous avez du cœur. »
Comme il parlait, un second foudre arrive ;
Ses yeux il rase et de clarté les prive.
Voilà nos gens qui tremblent derechef.
Quelqu’un alors leur dit : « La chose est triste,
Mais un moment nous rendra notre chef.
Vous savez tous qu’il est bon oculiste. »
À l’aile droite on se défendait mieux.
De Gabriel la bravoure tranquille
Y soutenait un combat difficile.

Thor sur son char se dresse furieux,
Et fait voler sa massue invincible :
L’Ange l’évite en inclinant son front ;
Elle revient ; mais notre Ange est plus prompt :
Son bras nerveux décharge un coup terrible
Sur l’un des boucs au timon attelés.
Le feu jaillit de sa corne divine ;
Saisi d’effroi, de douleur il piétine,
Heurte le char dans ses bonds redoublés.
Se jette à gauche, et toussant à voix forte,
Son compagnon et son maître il emporte.
Le loup Fenris, l’aigle de Jupiter,
Dans ce combat d’éternelle mémoire
À nos dépens se couvrirent de gloire.
L’un dévorait. L’autre plane dans l’air ;
De tems en tems il fond comme un éclair
Sur nos héros ; son adresse est extrême,
Et vainement on voudrait regimber ;
Puis il remonte, et laisse retomber
Sur chaque tête, à l’endroit du baptême,
Les casques lourds qu’il enleva lui-même.
Sur leurs coursiers les trois filles d’Odin

D’une aile à l’autre allaient avec vitesse,
Caracolant et combattant sans cesse.
Malheur à ceux qui barrent leur chemin !
Les lances d’or à dix pas les renversent.
Les bataillons sous leurs pas se dispersent.
Mais Gabriel de loin s’offre à leurs yeux :
Tranquille et fier, beau, brillant, radieux,
Cet ennemi leur paraît digne d’elles.
Un triple coup frappe son bouclier ;
Un autre suit ; de l’élastique acier,
Qui retentit, sortent mille étincelles.
L’Ange étonné recule quelques pas,
En souriant remarque leurs appas,
Et dit ensuite : « Avec trop d’avantage
Vous m’attaquez, et de votre courage
En ce moment d’autres pourraient douter.
Sur ces chevaux vous n’avez rien à craindre ;
Je suis à pied, je ne peux vous atteindre.
À vos efforts si je sais résister,
Que dira-t-on ? que devient votre gloire ?
Si vos coursiers vous donnent la victoire,
Un tel triomphe a-t-il de quoi flatter ?

Voyons pourtant, et gardez-vous de croire
Qu’ici je tremble : on ne refuse pas
D’être battu par d’aussi jolis bras. »
Non, attendez, et nous allons descendre,
Dit Gondula, sensible à ce propos.
Et les trois sœurs sautent de leurs chevaux ;
Et Gabriel songeait à se défendre,
Mais tout-à-coup il s’arrête et reprend :
« Ce sacrifice, entre nous, n’est pas grand.
Je n’ai sur moi qu’une robe très-fine ;
Un dur acier couvre votre beau corps.
Pourquoi gêner cette taille divine ?
Dégagez-la, nous combattrons alors. »
Ces mots adroits qu’il prononce avec grace,
Et dont le sens est écrit dans ses yeux,
Font beaucoup rire et n’en valent que mieux :
La grace est tout, avec elle tout passe.
« Il a raison, dit la vive Rista. »
On rit encore, et l’armure on ôta.
Quel doux moment ! la transparente gaze
Laisse admirer à l’Ange connaisseur
De mille attraits la forme et la blancheur.

Muet, l’œil fixe, il semblait en extase.
Filles d’Odin redoutez ce lutteur.
« Mais allons donc, et mettez-vous en garde,
Dit Gondula d’un air malin et doux. »
L’Ange répond : « Dès lors qu’on vous regarde,
Il faut céder, la victoire est à vous.
Comment peut-on lever sur tous ces charmes
Un fer tranchant, les blesser, les meurtrir,
Lorsqu’on voudrait de baisers les couvrir ?
Point de combat, ou prenons d’autres armes ;
Luttons plutôt. » Nouvel étonnement,
Nouveaux coups d’œil, nouveaux éclats de rire ;
Et Gondula répète : « Il est charmant,
À sa demande il faudra bien souscrire.
Je veux le vaincre ; il n’importe comment. »


Gabriel & Gondule.


À l’aile droite à lutter on s’apprête ;
À l’aile gauche on criait au secours ;
Et vers le centre on se battait toujours.
Le grand Michel avait Odin en tête,
Et résistait ; c’est tout dire en deux mots.
Ce général monte un coursier rapide.
Son fier maintien, son courage intrépide

De ses soldats font presque des héros.
Odin frémit de honte et de colère ;
Et, brandissant un long épieu pointu,
Qui lui paraît une paille légère,
Sur son rival il fond comme un tonnerre
Dont le fracas au loin est entendu.
L’Ange s’incline, et l’arme meurtrière,
De son beau casque emportant le cimier,
Frappe à l’épaule un innocent guerrier,
Qui par malheur se trouvait là derrière :
C’est saint Thomas. Sur le parquet d’azur,
Le ventre en l’air, ce vénérable apôtre
Tombe aussitôt, disant : Il est bien dur
Dans un combat de payer pour un autre !
Au même instant le redoutable Odin
Tire son glaive ; et Michel qu’il menace,
D’un coup heureux entamant sa cuirasse,
De sa peau dure écorche le chagrin.
Le dieu sourit, et sa riposte est prête,
Si rudement tomba l’acier fatal,
Qu’il pourfendit et le casque et la tête,
Le cavalier, la selle et le cheval.

Les deux moitiés séparément tombèrent ;
Les deux moitiés soudain se rajustèrent ;
Mais la douleur fait succomber Michel,
Et d’un pas faible il rejoint Raphaël.
Quel contre-tems ! sa chûte et sa retraite
De ses soldats annonçaient la défaite.
Pour s’échapper chacun formait son plan.
Sauve qui peut ! crie alors un quidam.
Tous le pouvaient ; la déroute est complète.
Du paradis observant tout cela
Le saint Trio craignait pour son empire.
« Va, dit soudain le vénérable Sire,
Cours, mon cher fils, et prends ces foudres-là. »
En rechignant Jésus prit le tonnerre,
Et dépouilla d’un mouton débonnaire
Les traits heureux. Sur ses membres bénis
De blanc linon il déploie un surplis ;
Son cou divin s’entoure d’une étole ;
Il élargit sa brillante auréole,
Grossit sa voix, raffermit son maintien,
Marche à grands pas ; bref, il était très-bien.
Ce nouveau chef qui doit être invincible,

Rends aux chrétiens l’espoir et la valeur ;
Le plus poltron se croit déjà vainqueur.
Jésus, armé de la foudre terrible,
Tourne la tête, et la lance au hasard ;
Soudain Heimdall est couché sur l’arène.
Ce premier coup l’anime ; un autre part ;
Du grand Odin il brise l’étendard,
Et de héros renverse une douzaine.
Le dieu piqué se retourne vers Thor :
« Cours ; et punis cet abbé téméraire.
Son père ici ne s’offre pas encor ;
Fils contre fils, tu vaincras, je l’espère.
Entre les mains je remets mon tonnerre. »
Le vaillant Thor de plaisir transporté,
Vole au combat ; et d’un autre côté
L’on voit aussi Jupiter qui s’avance.
Des attributs de leur triple puissance
Ces fiers rivaux s’entourent à la fois.
Les vents fougueux accourent à leur voix ;
De toutes parts s’assemblent les nuages,
Les tourbillons précurseurs des orages,

Et les frimas enfans des noirs hivers.
En même tems se heurtent dans les airs
Le chaud, le froid, et le sec, et l’humide,
La blanche neige, et la grêle rapide,
Les flots de pluie, et le givre perçant,
L’obscurité, l’éclair éblouissant,
Les feux follets errans dans l’atmosphère,
Et les éclats de ce triple tonnerre
Que prolongeait l’écho retentissant.
L’homme étonné d’un désordre semblable,
Se cache et dit : il fait un tems du diable.
Jésus alors certain de son pouvoir,
Se croit vainqueur, et dans ce doux espoir,
Par un sourire aux païens il insulte.
Mais au milieu de cet affreux tumulte,
Qui dans le ciel ramenait le cahos,
Sur lui soudain fondent ses deux rivaux ;
Et déjà même aux foudres insensible,
L’Olympien, impétueux, terrible,
Tendait le bras pour le prendre au collet :
Notre sauveur à ce geste frissonne ;

Son front pâlit, la force l’abandonne ;
Il fuit : que dis-je ? en fuyant il volait.
Près de son père il retourne au plus vîte ;
Et reprenant sa forme favorite,
Triste, honteux, de chagrin il bêlait.
Lorsque son Dieu prend la fuite, sans doute
L’homme chétif a droit d’en faire autant.
Gabriel seul aurait pu d’un instant
De nos soldats retarder la déroute ;
Mais autre part on a su l’arrêter.
Vous occupiez le plus beau de nos Anges,
Filles d’Odin ; et sans vous en douter,
En l’occupant vous battiez nos phalanges.
Tout fuit, tout cède au vainqueur courroucé.
D’un saut rapide il franchit le fossé
Que fraîchement avait creusé la crainte ;
Du paradis il inonde l’enceinte ;
Le sanctuaire est aussitôt forcé.
Ô honte ! ô crime ! on rosse les Puissances,
On jette à bas six mille Intelligences
Qui figuraient dans les processions,

De leurs gradins les Trônes on renverse,
On foule aux pieds les Dominations,
Et des Vertus le troupeau se disperse.
Du saint Trio les gardes résistaient ;
Et d’une main tenant la balustrade,
Par de grands coups de l’autre ils écartaient
Les insolens qui tentaient l’escalade.
Mais l’on empoigne et l’on jette à leurs nez,
Devinez quoi ! les têtes chérubines
Aux frais mentons, aux lèvres purpurines,
Que dans un coin trouvent ces forcenés.
La garde fuit, à l’autel on fait brèche,
Et l’on arrive à ces esprits divins
Qui jour et nuit brûlent sur leur bobèche :
Dessus l’on souffle, adieu les Séraphins.
En attendant, lecteur, qu’on les rallume,
L’aigle s’abat sur le tendre pigeon
Qui s’enfuyait, le grippe sans façon,
Et dans les airs il fait voler sa plume.
Le Saint-Esprit, qui m’inspire, prétend
Qu’il eut grand’peur dans ce critique instant.

Le loup Fenris du beau mouton s’empare.
Assez souvent tu te laisses croquer,
Criait le monstre ; et sous sa dent barbare
Les os divins commençaient à craquer.
Il faut tout dire. Odin, qui sur son siége
Voyait la Vierge immobile de peur,
Vers elle étend une main sacrilége,
Jure par F, et pour comble d’horreur
Il ajoutait : « C’est le droit du vainqueur ;
Et vous cachez en vain, belle Marie,
Ce que vos Saints nomment l’ignominie. »


Odin et la Vierge.


Voici bien pis. Le père, en pâlissant,
Pour s’échapper de son trône descend ;
Mais Jupiter l’arrêtant par la manche,
Saisit de plus sa barbe longue et blanche.
« N’arrachez pas ! n’arrachez pas, morbleu !
Dit le Pater. Écoutez, je tiens peu
À mon autel, à l’encens qu’on me donne,
Et sans regret je vous les abandonne ;
Mais laissez-moi ma barbe, au nom de Dieu ! »
L’autre sourit, et d’un effort coupable,

Il secouait ce menton adorable.
À cet excès d’abomination,
Complète fut la désolation.
Tous les chrétiens prosternés en silence,
À demi-morts, attendaient leur sentence.
Mais un bravo mille fois répété
Se fait entendre ; on voit soudain paraître
Un animal que l’on croit reconnaître,
Coiffé d’un froc, de laine empaqueté,
Les reins serrés d’une blanche ficelle,
Montant à pic vers la voûte éternelle,
Et dans les airs par six Anges porté :
C’était Priape, il dit d’une voix forte :
« Paix-là, faquins ! à quoi bon ces combats ?
Ici l’on plaide, et l’on juge là-bas.
L’homme a jugé ; bien ou mal, il n’importe.
De Constantin voici l’édit fatal.
Dès aujourd’hui, païens, on vous supprime.
Cédez l’Olympe à cet heureux rival,
De tous vos droits héritier légitime.
N’en croyez point au reste mon rapport ;

Baissez les yeux, et voyez votre sort. »
Il n’avait pas menti ; sur notre terre
S’exécutait la sentence sévère.
En ce moment de ces pauvres païens
On renversait les temples, les statues :
Au préalable on confisquait leurs biens ;
On insultait leurs prêtres dans les rues ;
Et ce seul cri retentissait dans l’air :
Vive la croix ! au diable Jupiter !
À l’évidence il fallait bien se rendre.
Le dieu du nord, l’aigle et le loup Fenris,
Au même instant lâchent ce qu’ils ont pris,
Ce qu’ils serraient. Odin, sans plus attendre,
En les sifflant rappelle ses soldats,
Et fier encor marche vers ses états.
La forte main, cette main si coupable
Qui secouait le menton du Seigneur,
Du moindre effort tout-à-coup incapable,
Mollit, et s’ouvre, et tombe avec langueur.
Des autres dieux semblable est l’aventure :
Paralysés, faibles, et tremblans et doux,

Sans résistance, et même sans murmure,
Sur le Parnasse ils dégringolent tous.
Ainsi finit cette guerre funeste.
Elle avait mis nos bons Saints sur les dents.
La paix revint au Charenton céleste,
Et les mortels disaient : il fait beau tems.


FIN DU DIXIÈME ET DERNIER CHANT.

˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜ ˜˜˜

ÉPILOGUE.


Mon cœur est pur, et ma bouche est sincère.
En vérité, frères, en vérité,
Ce qu’on m’a dit je vous l’ai répété.
Or maintenant qu’au-dessus du tonnerre
J’ai fait asseoir nos Saintes et nos Saints,
Du Paradis je quitte les gradins,
Et satisfait, je descends sur la terre.
Qu’y vois-je ? ô crime ! ô désolation !
Fille du ciel, romaine Sulamite,
Toi, du Français l’antique favorite,
Il te repousse ; et la confusion
Règne aujourd’hui dans la triste Sion.
Tout est changé : tes rivales impies,
D’un long exil brusquement affranchies,
Auprès du tien élèvent leur autel.
Que dis-je ? hélas ! leur encens criminel
Insolemment parfume tes églises,
Que des ingrats au partage ont soumises.
Tu ne peux plus promener dans Paris

Ta riche croix, tes bannières pesantes,
De tes Stentors les voix retentissantes,
Tes encensoirs, tes choristes fleuris,
Ta mitre d’or et tes mains bénissantes.
On a dans l’ombre exilé ton soleil,
On a brisé de tes cloches fidelles
L’airain sacré si fatal au sommeil,
Tes gros serpens et tes aigres crecelles.
Les tems prédits sont pour nous arrivés,
Voici la fin de ce coupable monde ;
De l’Antechrist la malice profonde
Des justes même a fait des réprouvés.
Pour égarer la française sagesse,
Ce monstre adroit prend de la liberté
Le nom chéri, la voix enchanteresse,
Les traits, le geste, et la mâle beauté.
Sans peine alors il séduit, il entraîne.
Par lui l’Europe a soulevé sa chaîne.
De nos couvens il brise les verroux.
On voit du Christ les amantes pudiques,
De cet hymen rompant les nœuds mystiques,
Leur préférer de palpables époux.

De nos autels le coupable ministre,
Laissant du deuil le vêtement sinistre,
Ose former un profane lien :
Il devient homme, et père, et citoyen.
On a permis à cette infortunée,
Que tourmentait un maître impérieux,
De renoncer à ce joug odieux,
Et de chercher un plus doux hyménée.
Mais l’heure approche, ô mortels corrompus !
Par ces forfaits, dont frémit la nature,
Race d’Adam, tu combles la mesure :
Tu vas périr, tu péris, tu n’es plus.
Ainsi finit l’humaine impertinence.
Quel calme alors ! quel vaste et beau silence !
Mais tout-à-coup un Ange dans les airs
Fait retentir la trompette éclatante.
Ce son terrible ébranle l’Univers,
Dans les tombeaux il porte l’épouvante.
« Morts levez-vous ! » À ces mots chacun d’eux
Se dégageant du linceul qui le presse,
Montre à demi son visage terreux,
En clignotant au jour ouvre les yeux,

Étend les bras, et sur ses pieds se dresse.
Mais quelques-uns, du sommeil amoureux,
Ou devinant leur prochaine sentence,
Dans leur réveil mettent plus d’indolence.
L’Ange leur crie : « Allons donc, paresseux !
À vos tombeaux vous preniez goût, je pense. »
Voici leur juge : ô spectacle effrayant !
Dans un orage ainsi l’on voit la foudre
Avec l’éclair partir de l’orient,
Et tout-à-coup embraser l’occident.
« Eh bien : tonnez, réduisez-nous en poudre,
Disent alors les pécheurs. » Vain désir !
On peut revivre, on ne peut remourir.
« Puisqu’on refuse à nos veux le tonnerre,
Ajoutent-ils, ouvre tes flancs, ô terre !
Etna, Vésuve, Alpes, tombez sur nous ! »
Mais pour si peu vous n’en serez pas quittes ;
Un tel chapeau sur vos têtes proscrites
Serait encore un supplice trop doux.
Un morne effroi saisit le juste même ;
Le cœur lui bat : mais l’arbitre suprême
Parle en ces mots : Innocentes brebis,

Qui du salut prîtes la route étroite,
Venez enfin, placez-vous à ma droite ;
Séparez-vous des boucs ; je les maudis.
À cette voix, chaque brebis docile
Fait ses adieux, vers la droite elle file,
Et nous bêlons un cantique à Jésus.
Tout en bêlant, je compte des élus
Le petit nombre : ô sagesse ineffable !
Hélas ! des boucs la foule est innombrable.
Mais quel fracas ! quelle confusion !
Du mouvement et de l’attraction
La loi n’est plus ; nos fidelles planètes,
Notre soleil si fixe jusqu’alors,
Et notre lune, et nos folles comètes,
Et Sirius, et ces immenses corps,
Ces millions de mondes et d’étoiles,
Qui de la nuit enrichissent les voiles,
Par la tangente aussitôt s’échappant,
À droite, à gauche, à grand bruit se heurtant,
Viennent du Christ seconder la colère,
Et s’abîmer sur notre pauvre terre.
Vaincu trop tard, l’incrédule docteur,

Qui n’avait pas calculé ce miracle,
Blême et tremblant, contemple avec stupeur
De l’univers l’effroyable débacle.
Moi qui, plus sage, ai cru sans examen,
Au ciel je monte en frissonnant encore ;
J’entre, et tandis qu’auprès d’Éléonore
Je suis assis dans le céleste Éden,
L’enfer reçoit nos soldats téméraires
Qui de Jésus houspillent les vicaires,
Les persifleurs du culte de nos pères,
Et les amans des filles de nos mères,
Et les frondeurs de mes rimes sincères,
In sæcula sæculorum ; amen.