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(54 av. J.-C.)
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habite, comme nous l’avons dit plus haut, les bords du Rhin. Deux hommes s’y disputaient la souveraineté, Indutiomaros et Cingétorix. Ce dernier, à peine instruit de l’arrivée de César et des légions, se rend près de lui, l’assure que lui et tous les siens resteront dans le devoir, fidèles à l’amitié du peuple romain, et l’instruit de tout ce qui se passait chez les Trévires. Indutiomaros au contraire lève de la cavalerie et de l’infanterie ; tous ceux que leur âge met hors d’état de porter les armes, il les fait cacher dans la forêt des Ardennes, forêt immense, qui traverse le territoire des Trévires, et s’étend depuis le fleuve du Rhin jusqu’au pays des Rèmes ; il se prépare ensuite à la guerre. Mais quand il eut vu plusieurs des principaux de l’état, entraînés par leurs liaisons avec Cingétorix ou effrayés par l’arrivée de notre armée, se rendre auprès de César, et traiter avec lui de leurs intérêts particuliers, ne pouvant rien pour ceux de leur pays, Indutiomaros, craignant d’être abandonné de tous, envoie des députés à César : il l’assure que, s’il n’a pas quitté les siens et n’est pas venu le trouver, c’était pour retenir plus facilement le pays dans le devoir, et l’empêcher de se porter, en l’absence de toute la noblesse, à d’imprudentes résolutions. Au surplus, il avait tout pouvoir sur la nation ; il se rendrait, si César le permettait, au camp des Romains, et remettrait à sa foi ses intérêts propres et ceux de son pays.

IV. Quoique César comprît bien les motifs de ce langage et de ce changement de dessein, comme il ne voulait point être forcé de passer l’été chez les Trévires, tandis que tout était prêt pour la guerre de Bretagne, il ordonna à Indutiomaros de venir avec deux cents otages. Quand celui-ci les eut amenés, et parmi eux son fils et tous ses proches parents, lesquels avaient été spécialement désignés, César le consola et l’exhorta à rester dans le devoir ; toutefois, ayant assemblé les principaux des Trévires, il les rallia personnellement à Cingétorix, tant à cause de son mérite que parce qu’il lui semblait d’un grand intérêt d’augmenter chez les Trévires le crédit d’un homme qui avait fait preuve envers lui d’un zèle si remarquable. Indutiomaros vit avec douleur l’atteinte que l’on portait ainsi à son influence, et, déjà notre ennemi, il devint dès lors irréconciliable.

V. Ces choses terminées, César se rend avec les légions au port Itius. Là, il apprend que quarante navires construits chez les Meldes[1], repoussés par une tempête, n’avaient pu tenir leur route, et étaient rentrés dans le port d’où ils étaient partis. Il trouva les autres prêts à mettre à la voile et pourvus de tout. La cavalerie de toute la Gaule, au nombre de quatre mille hommes, se réunit en ce lieu, ainsi que les principaux habitants des cités. César avait résolu de ne laisser sur le continent que le petit nombre des hommes influents dont la fidélité lui était bien connue, et d’emmener les autres comme otages avec lui ; car il craignait quelque mouvement dans la Gaule, pendant son absence.

VI. Parmi ces chefs était l’Héduen Dumnorix, dont nous avons déjà parlé. C’était celui-là surtout que César voulait avoir avec lui, connaissant son caractère avide de nouveautés, son ambition, son courage, son grand crédit parmi les Gaulois. Il faut ajouter à ces motifs que déjà Dumnorix avait dit dans une assemblée des Héduens que César lui offrait la royauté dans son pays. Ce propos leur avait fortement déplu ; et ils n’osaient adresser à César ni refus ni prières. Il n’en fut instruit que par ses hôtes. Dumnorix eut d’abord recours à toutes sortes de supplications pour rester en Gaule, disant, tantôt qu’il craignait la mer à laquelle il n’était pas habitué, tantôt qu’il était retenu par des scrupules de religion. Lorsqu’il vit qu’on lui refusait obstinément sa demande, et que tout espoir de l’obtenir était perdu, il commença à intriguer auprès des chefs de la Gaule, à les prendre à part et à les presser de rester sur le continent ; il cherchait à leur inspirer des craintes ; ce n’était pas sans motif qu’on dégarnissait la Gaule de toute sa noblesse, le dessein de César était de faire périr, après leur passage en Bretagne, ceux qu’il n’osait égorger à la vue des Gaulois ; il leur donna sa foi et sollicita la leur pour faire de concert ce qu’ils croiraient utile à la Gaule. Plusieurs rapports instruisirent César de ces menées.

VII. À ces nouvelles, César, qui avait donné tant de considération à la nation héduenne, résolut de réprimer et de prévenir Dumnorix par tous les moyens possibles. Comme il le voyait persévérer dans sa folie, il crut devoir l’empêcher de nuire à ses intérêts et à ceux de la république. Pendant les vingt-cinq jours environ qu’il resta dans le port, retenu par un vent du nord-ouest qui souffle d’ordinaire sur cette côte pendant une grande partie de l’année, il s’appliqua à contenir Dumnorix dans le devoir, et néanmoins à se tenir au fait de toutes ses démarches. Enfin le temps devint favorable, et César ordonna aux soldats et aux cavaliers de s’embarquer. Mais, profitant de la préoccupation générale, Dumnorix sortit du camp avec la cavalerie héduenne, à l’insu de César, pour retourner dans son pays. Sur l’avis qui lui en fut donné, César, suspendant le départ et ajournant toute affaire, envoya à sa poursuite une grande partie de la cavalerie, avec ordre de le ramener, ou, s’il résistait et n’obéissait pas, de le tuer ; bien certain qu’il avait tout à craindre, pendant son absence, d’un homme qui, en sa présence, avait méprisé ses ordres. Dumnorix, lorsqu’on l’eut atteint, fit résistance, mit l’épée à la main, et implora la fidélité des siens, s’écriant à plusieurs reprises qu’il était libre et membre d’une nation libre. Il fut, comme on le leur avait ordonné, entouré et mis à mort. Les cavaliers héduens revinrent tous vers César.

VIII. Ayant, après cette affaire, laissé sur le continent Labiénus avec trois légions et deux mille cavaliers pour garder le port, pourvoir aux vivres, connaître tout ce qui se passait dans la Gaule, et prendre conseil du temps et des circonstances, César, avec cinq légions et un nombre de cavaliers égal à celui qu’il laissait sur le continent, leva l’ancre au coucher du soleil, par un léger vent du sud-ouest qui, ayant cessé vers le milieu de la nuit, ne lui permit pas de continuer sa route ; entraîné assez loin par la marée, il s’aperçut, au point du jour, qu’il avait laissé la Bretagne sur la gauche. Alors, se laissant aller au reflux, il fit force de rames pour gagner cette partie de l’île, où il avait appris, l’été précédent, que la descente est commode. On ne put trop louer, dans cette circonstance, le zèle des soldats qui, sur des vaisseaux de transport peu maniables, égalèrent, par le travail continu des rames, la vitesse des galères. Toute la flotte prit terre environ vers midi ; aucun ennemi ne se montra dans ces parages ; mais César sut plus tard des captifs que beaucoup de troupes s’y étaient réunies, et que, effrayées à la vue du grand nombre de nos vaisseaux (car y compris les barques légères que chacun destinait à sa commodité particulière, il y en avait plus de huit cents), elles s’étaient éloignées du rivage et réfugiées sur les hauteurs.

IX. César, ayant établi l’armée à terre et choisi un terrain propre au campement, dès qu’il eut appris par des prisonniers où s’étaient retirées les troupes ennemies, il laissa près de la mer dix cohortes et trois cents cavaliers pour la garde de la flotte, et, à la troisième veille, marcha contre les Bretons : il craignait d’autant moins pour les vaisseaux qu’il les laissait à l’ancre sur un rivage uni et découvert. Il en avait confié le commandement à Q. Atrius. César avait fait dans la nuit environ douze mille pas, lorsqu’il aperçut les troupes des ennemis. Ils s’étaient avancés avec la cavalerie et les chars sur le bord d’une rivière[2], et placés sur une hauteur ; ils commencèrent à nous disputer le passage et engagèrent le combat. Repoussés par la cavalerie, ils se retirèrent dans les bois, où ils trouvèrent un lieu admirablement fortifié par la nature et par l’art, et qui paraissait avoir été disposé jadis pour une guerre civile ; car toutes les avenues en étaient fermées par d’épais abattis d’arbres. C’était de ces bois qu’ils combattaient disséminés, défendant l’approche de leurs retranchements. Mais les soldats de la septième légion, ayant formé la tortue[3] et élevé une terrasse jusqu’au pied du rempart, s’emparèrent de cette position et les chassèrent du bois, presque sans éprouver de pertes. César défendit toutefois de poursuivre trop loin les fuyards, parce qu’il ne connaissait pas le pays et qu’une grande partie du jour étant écoulée, il voulait employer le reste à la fortification du camp.

X. Le lendemain matin, ayant partagé l’infanterie et la cavalerie en trois corps, il les envoya à la poursuite des fuyards. Elles n’avaient fait que très peu de chemin et les derniers rangs étaient encore à la vue du camp, lorsque des cavaliers, envoyés par Q. Atrius à César, vinrent lui annoncer que, la nuit précédente, une violente tempête avait brisé et jeté sur le rivage presque tous les vaisseaux ; que ni ancres ni cordages n’avaient pu résister ; que les efforts des matelots et des pilotes avaient été impuissants, et que le choc des vaisseaux entre eux leur avait causé de grands dommages.

XI. À ces nouvelles, César fait rappeler les légions et la cavalerie, et cesser la poursuite : lui-même il revient à sa flotte. Il reconnut de ses yeux une partie des malheurs que les messagers et des lettres lui avaient annoncés ; environ quarante navires étaient perdus ; le reste lui parut cependant pouvoir se réparer à force de travail. Il choisit donc des travailleurs dans les légions et en fit venir d’autres du continent. Il écrivit à Labiénus de faire construire le plus de vaisseaux qu’il pourrait par les légions qu’il avait avec lui ; lui-même, malgré l’extrême difficulté de l’entreprise, arrêta, comme une chose très importante, que tous les vaisseaux fussent amenés sur la grève et enfermés avec le camp dans des retranchements communs. Il employa environ dix jours à ce travail que le soldat n’interrompait même pas la nuit. Quand les vaisseaux furent à sec et le camp bien fortifié, il y laissa pour garnison les mêmes troupes qu’auparavant, et retourna en personne au même lieu d’où il était parti. < Il y trouva de nombreuses troupes de Bretons rassemblées de toutes parts ; ils avaient, d’un avis unanime, confié le commandement général et la conduite de la guerre à Cassivellaunos, dont les états étaient séparés des pays maritimes par un fleuve appelé la Tamise, éloigné de la mer d’environ quatre-vingts mille pas. Dans les temps antérieurs, il y avait eu des guerres continuelles avec les autres peuplades ; mais toutes venaient, dans l’effroi que leur causait notre arrivée de lui déférer le commandement suprême.

XII. L’intérieur de la Bretagne est habité par des peuples que la tradition représente comme indigènes. La partie maritime est occupée par des peuplades que l’appât du butin et la guerre ont fait sortir de la Belgique ; elles ont presque toutes conservé les noms des pays dont elles étaient originaires, quand, les armes à la main, elles vinrent s’établir dans la Bretagne, et en cultiver le sol. La population est très forte, les maisons y sont très nombreuses et presque semblables à celles des Gaulois ; le bétail y est abondant. On se sert, pour monnaie, ou de cuivre ou d’anneaux de fer d’un poids déterminé. Dans le centre du pays se trouvent des mines d’étain ; sur les côtes, des mines de fer, mais peu productives ; le cuivre qu’on emploie vient du dehors. Il y croît des arbres de toute espèce, comme en Gaule, à l’exception du hêtre et du sapin. Les Bretons regardent comme défendu de manger du lièvre, de la poule ou de l’oie ; ils en élèvent cependant par goût et par plaisir. Le climat est plus tempéré que celui de la Gaule, les froids sont moins rigoureux.

XIII. Cette île est de forme triangulaire ; l’un des côtés regarde la Gaule. Des deux angles de ce côté, l’un est au levant, vers le pays de Cantium, où abordent presque tous les vaisseaux gaulois ; l’autre, plus bas, est au midi. La longueur de ce côté est d’environ cinq cent mille pas. L’autre côté du triangle regarde l’Espagne et le couchant : dans cette direction est l’Hibernie[4], qui passe pour moitié moins grande que la Bretagne, et en est séparée par une distance égale à celle de la Bretagne à la Gaule : dans l’espace intermédiaire est l’île de Mona[5]. L’on croit qu’il y en a plusieurs autres de moindre grandeur, dont quelques écrivains ont dit qu’elles étaient, vers la saison de l’hiver, privées de la lumière du soleil pendant trente jours continus. Nos recherches ne nous ont rien appris sur ce point : nous observâmes seulement, au moyen de certaines horloges d’eau, que les nuits étaient plus courtes que sur le continent. La longueur de ce côté de l’île est, selon l’opinion de ces écrivains, de sept cent mille pas. Le troisième côté est au nord et n’a en regard aucune terre, si ce n’est la Germanie à l’un de ses angles. Sa longueur est estimée à huit cent mille pas. Ainsi le circuit de toute l’île est de vingt fois cent mille pas.

XIV. De tous les peuples bretons, les plus civilisés sont, sans contredit, ceux qui habitent le pays de Cantium, région toute maritime et dont les mœurs diffèrent peu de celles des Gaulois. La plupart des peuples de l’intérieur négligent l’agriculture ; ils vivent de lait et de chair et se couvrent de peaux. Tous les Bretons se teignent avec du pastel, ce qui leur donne une couleur azurée et rend leur aspect horrible dans les combats. Ils portent leurs cheveux longs, et se rasent tout le corps, excepté la tête et la lèvre supérieure. Les femmes y sont en commun entre dix ou douze, surtout entre les frères, les pères et les fils. Quand il naît des enfants, ils appartiennent à celui qui le premier a introduit la mère dans la famille.

XV. Les cavaliers ennemis avec leurs chariots de guerre attaquèrent vivement dans sa marche notre cavalerie, qui fut partout victorieuse et les repoussa dans les bois et sur les collines ; mais, après avoir tué un grand nombre d’ennemis, son ardeur à en poursuivre les restes lui coûta quelques pertes. Peu de temps après, comme les nôtres ne s’attendaient à rien et travaillaient au retranchement du camp, les Bretons, s’élançant tout à coup de leurs forêts et fondant sur la garde du camp, l’attaquèrent vigoureusement. César envoie pour la soutenir deux cohortes, qui étaient les premières de leurs légions ; comme elles avaient laissé entre elles un très petit espace, l’ennemi, profitant de leur étonnement à la vue de ce nouveau genre de combat, se précipite avec audace dans l’intervalle et échappe sans perte. Q. Labérius Durus, tribun militaire, fut tué dans cette action. Plusieurs autres cohortes envoyées contre les Barbares les repoussèrent.

XVI. Ce combat, d’un genre si nouveau, livré sous les yeux de toute l’armée et devant le camp, fit comprendre que la pesanteur des armes de nos soldats, en les empêchant de suivre l’ennemi dans sa retraite et en leur faisant craindre de s’éloigner de leurs drapeaux, les rendait moins propres à une guerre de cette nature. La cavalerie combattait aussi avec désavantage, en ce que les Barbares, feignant souvent de se retirer, l’attiraient loin des légions, et, sautant alors de leurs chars, lui livraient à pied un combat inégal ; or, cette sorte d’engagement était pour nos cavaliers aussi dangereuse dans la retraite que dans l’attaque. En outre, les Bretons ne combattaient jamais en masse, mais par troupes séparées et à de grands intervalles, et disposaient des corps de réserve, destinés à les recueillir, et à remplacer par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées.

XVII. Le jour suivant, les ennemis prirent position loin du camp, sur des collines ; ils ne se montrèrent qu’en petit nombre et escarmouchèrent contre notre cavalerie plus mollement que la veille. Mais, vers le milieu du jour, César ayant envoyé au fourrage trois légions et toute la cavalerie sous les ordres du lieutenant Trébonius, ils fondirent subitement et de toutes parts sur les fourrageurs, peu éloignés de leurs drapeaux et de leurs légions. Les nôtres, tombant vigoureusement sur eux, les repoussèrent ; la cavalerie, comptant sur l’appui des légions qu’elle voyait près d’elle, ne mit point de relâche dans sa poursuite, et en fit un grand carnage, sans leur laisser le temps ni de se rallier, ni de s’arrêter, ni de descendre des chars. Après cette déroute, les secours qui leur étaient venus de tous côtés, se retirèrent ; et depuis ils n’essayèrent plus de nous opposer de grandes forces.

XVIII. César, ayant pénétré leur dessein, se dirigea vers la Tamise sur le territoire de Cassivellaunos. Ce fleuve n’est guéable que dans un seul endroit, encore le passage est-il difficile. Arrivé là, il vit l’ennemi en forces, rangé sur l’autre rive. Cette rive était défendue par une palissade de pieux aigus ; d’autres pieux du même genre étaient enfoncés dans le lit du fleuve et cachés sous l’eau. Instruit de ces dispositions par des prisonniers et des transfuges, César envoya en avant la cavalerie, qu’il fit immédiatement suivre par les légions. Les soldats s’y portèrent avec tant d’ardeur et d’impétuosité, quoique leur tête seule fût hors de l’eau, que les ennemis ne pouvant soutenir le choc des légions et de la cavalerie, abandonnèrent le rivage et prirent la fuite.

XIX. Cassivellaunos, comme nous l’avons dit plus haut, désespérant de nous vaincre en bataille rangée, renvoya la plus grande partie de ses troupes, ne garda guère que quatre mille hommes montés sur des chars, et se borna à observer notre marche, se tenant à quelque distance de notre route, se cachant dans les lieux de difficile accès et dans les bois, faisant retirer dans les forêts le bétail et les habitants des pays par lesquels il savait que nous devions passer. Puis, lorsque nos cavaliers s’aventuraient dans des campagnes éloignées pour fourrager et butiner, il sortait des bois avec ses chariots armés, par tous les chemins et sentiers qui lui étaient bien connus, et mettait en grand péril notre cavalerie, que la crainte de ces attaques empêchait de se répandre au loin. Il ne restait à César d’autre parti à prendre que de ne plus permettre à la cavalerie de trop s’éloigner des légions, et que de porter la dévastation et l’incendie aussi loin que pouvaient le permettre la fatigue et la marche des légionnaires.

XX. Cependant des députés sont envoyés à César par les Trinobantes[6], l’un des plus puissants peuples de ce pays, patrie du jeune Mandubracios, qui s’était mis sous la protection de César (3), et était venu en Gaule se réfugier près de lui, afin d’éviter par la fuite le sort de son père, qui régnait sur ce peuple et que Cassivellaunos avait tué. Ils offrent de se rendre à lui et de lui obéir, le priant de protéger Mandubracios contre les outrages de Cassivellaunos, et de le renvoyer parmi les siens pour qu’il devienne leur chef et leur roi. César exige d’eux quarante otages, des vivres pour l’armée, et leur envoie Mandubracios. Ils s’empressèrent d’exécuter ces ordres et livrèrent avec les vivres le nombre d’otages exigé.

XXI. Voyant les Trinovantes protégés, et à l’abri de toute violence de la part des soldats, les Cénimagnes, les Ségontiaques, les Ancalites, les Bibroques, les Casses[7], députèrent à César pour se soumettre à lui. Il apprit d’eux que la place où s’était retiré Cassivellaunos était à peu de distance, qu’elle était défendue par des bois et des marais, et renfermait un assez grand nombre d’hommes et de bestiaux. Les Bretons donnent le nom de place forte à un bois épais qu’ils ont entouré d’un rempart et d’un fossé et qui est leur retraite accoutumée contre les incursions de l’ennemi. César y mène les légions : il trouve le lieu parfaitement défendu par la nature et par l’art. Cependant il essaie de l’attaquer sur deux points. Les ennemis, après quelque résistance, ne purent supporter le choc de nos soldats et s’enfuirent par une autre partie de la place. On y trouva beaucoup de bétail, et un grand nombre de Barbares furent pris ou tués dans leur fuite.

XXII. Tandis qu’en cet endroit les choses se passaient ainsi, Cassivellaunos avait envoyé des messagers dans le Cantium, situé, comme nous l’avons dit, sur les bords de la mer, aux quatre chefs de cette contrée, à Cingétorix, Carvilios, Taximagulos, Ségovax, leur ordonnant de, rassembler toutes leurs troupes, et d’attaquer à l’improviste le camp qui renfermait nos vaisseaux. À peine y furent-ils arrivés, que les nôtres firent une sortie, en tuèrent un grand nombre, prirent en outre un de leurs principaux chefs, Lugotorix, et rentrèrent sans perte dans le camp. À la nouvelle de cette défaite, Cassivellaunos, découragé par tant de revers, voyant son territoire ravagé, et accablé surtout par la défection de plusieurs peuples, fit offrir sa soumission à César par l’entremise de l’Atrébate Commios. César, qui voulait passer l’hiver sur le continent, à cause des révoltes subites de la Gaule, voyant que l’été touchait à sa fin, et sentant que l’affaire pouvait traîner en longueur, exigea des otages et fixa le tribut que la Bretagne paierait chaque année au peuple romain. Il interdit expressément à Cassivellaunos tout acte d’hostilité contre Mandubrat et les Trinobantes.

XXIII. Après avoir reçu les otages, il ramena l’armée sur la côte, trouva les vaisseaux réparés, et les fit mettre à flot. Comme il avait un grand nombre de prisonniers et que plusieurs vaisseaux avaient péri par la tempête, il résolut de faire repasser en deux transports les troupes sur le continent. Une chose remarquable c’est que de tant de navires qui firent plusieurs fois le trajet cette année et la précédente, aucun de ceux qui portaient des soldats ne périt ; mais de ceux qui revenaient à vide de la Gaule, après y avoir déposé les soldats du premier transport, ainsi que des soixante navires construits par les soins de Labiénus, très peu abordèrent à leur destination ; presque tous furent rejetés sur la côte. César, après les avoir vainement attendus quelque temps, craignant que la saison ne l’empêchât de tenir la mer, à cause de l’approche de l’équinoxe, fut contraint d’entasser ses soldats. Par un grand calme, il leva l’ancre au commencement de la seconde veille, prit terre au point du jour, et vit tous les vaisseaux arriver à bon port (4).

XXIV. Quand il eut fait mettre les navires à sec et tenu à Samarobrive[8] l’assemblée de la Gaule, comme la récolte de cette année avait été peu abondante à cause de la sécheresse, il fut obligé d’établir les quartiers d’hiver de l’armée autrement que les années précédentes, et de distribuer les légions dans diverses contrées. Il en envoya une chez les Morins, sous les ordres du lieutenant C. Fabius ; une autre chez les Nerviens, sous le commandement de Q. Cicéron (5) ; une troisième chez les Essues[9], sous celui de L. Roscius ; une quatrième, avec T. Labiénus, chez les Rèmes, près des frontières des Trévires ; il en plaça trois dans le Belgium[10], et mit à leur tête M. Crassus, son questeur, L. Munatius Plancus (6) et C. Trébonius, ses lieutenants. La légion qu’il avait récemment levée au-delà du Pô et cinq cohortes furent envoyées chez les Éburons, dont le pays, situé en grande partie entre la Meuse et le Rhin, était gouverné par Ambiorix et Catuvolcos. César ordonna que ces soldats soient placés sous les ordres des légats Q. Titurius Sabinus et L. Aurunculéius Cotta. En distribuant les légions de cette manière, il espérait pouvoir remédier facilement à la disette des vivres ; et cependant tous ces quartiers d’hiver (excepté celui que devait occuper L. Roscius, dans la partie la plus paisible et la plus tranquille de la Gaule), étaient contenus dans un espace de cent mille pas. César résolut de rester dans le pays, jusqu’à ce qu’il eût vu les légions établies et leurs quartiers fortifiés.

XXV. Il y avait chez les Carnutes un homme de haute naissance, Tasgétios, dont les ancêtres avaient régné sur cette nation. César, en considération de sa valeur, de son zèle et des services importants qu’il lui avait rendus dans toutes les guerres, l’avait rétabli dans le rang de ses aïeux. Il régnait depuis trois ans, lorsque ses ennemis, ayant pour complices beaucoup d’hommes de sa nation, le massacrèrent publiquement (7). On instruisit César de cet événement : craignant ; vu le nombre des coupables, que le pays ne fût entraîné par eux à la révolte, il ordonna à L. Plancus de partir de Belgique avec sa légion, de se rendre en toute hâte chez les Carnutes, d’y établir ses quartiers, de saisir et de lui envoyer ceux qu’il saurait avoir pris part au meurtre de Tasgétios. Dans le même temps, il apprit par les rapports des lieutenants et des questeurs auxquels il avait donné le comdes légions, qu’elles étaient arrivées à leurs quartiers d’hiver, et y étaient retranchées.

XXVI. On était arrivé dans les quartiers depuis environ quinze jours, lorsqu’un commencement de révolte soudaine et de défection éclata, à l’instigation d’Ambiorix et de Catuvolcos. Après être allés, jusqu’aux limites de leur territoire, au-devant de Sabinus et de Cotta, et leur avoir même porté des vivres dans leurs quartiers, séduits ensuite par des envoyés du Trévire Indutiomare, ils soulevèrent le pays, tombèrent tout d’un coup sur ceux de nos soldats qui faisaient du bois, et vinrent en grand nombre attaquer le camp. Les nôtres prennent aussitôt les armes et montent sur le rempart ; la cavalerie espagnole est envoyée sur un autre point : nous obtenons l’avantage dans ce combat ; et les ennemis, désespérant du succès, s’éloignent, abandonnant l’attaque. Alors, ils demandent, en poussant de grands cris, selon leur coutume, que quelques-uns des nôtres viennent en pourparlers, voulant les entretenir d’objets d’un intérêt commun qui, selon qu’ils l’espéraient, pourraient terminer les différends.

XXVII. On envoie pour les entendre C. Arpinéius, chevalier romain, ami de Q. Titurius, et un espagnol nommé Q. Junius, qui avait déjà rempli près d’Ambiorix plusieurs missions de la part de César. Ambiorix leur parle ainsi : « Il sait qu’il doit beaucoup à César pour les bienfaits qu’il en a reçus ; c’est par son intervention qu’il a été délivré du tribut qu’il payait jusqu’alors aux Atuatuques, ses voisins ; il lui doit également la liberté de son fils et du fils de son frère lesquels, envoyés comme otages aux Atuatuques, avaient été retenus dans la captivité et dans les fers. Aussi, n’est-ce ni de son avis, ni par sa volonté qu’on est venu assiéger le camp des Romains : la multitude l’y a contraint; telle est en effet la nature de son autorité que la multitude n’a pas moins de pouvoir sur lui que lui sur elle. Au reste, son pays ne s’est porté à cette guerre que dans l’impuissance de résister au torrent de la conjuration gauloise : sa faiblesse le prouve suffisamment, car il n’est pas si dénué d’expérience qu’il se croie capable de vaincre le peuple romain avec ses seules forces ; mais il s’agit d’un projet commun à toute la Gaule. Ce même jour est fixé pour attaquer à la fois tous les quartiers de César, afin qu’une légion ne puisse venir au secours d’une autre légion ; il était bien difficile à des Gaulois de refuser leur concours à d’autres Gaulois, surtout dans une entreprise où il s’agissait de recouvrer la liberté commune. Après avoir satisfait à ses devoirs envers sa patrie, il a maintenant à remplir envers César ceux de la reconnaissance. II avertit, il supplie Titurius, au nom de l’hospitalité, de pourvoir à son salut et à celui de ses soldats. De nombreuses troupes de Germains ont passé le Rhin; elles arriveront dans deux jours. C’est à nous, Romains, de décider si nous ne voulons pas, avant que les peuples voisins puissent en être informés, retirer les soldats de leurs quartiers, pour les joindre à ceux ou de Cicéron ou de Labiénus dont l’un est à la distance d’environ cinquante mille pas, et l’autre un peu plus éloigné. Il promet, il fait le serment de nous livrer un libre passage sur ses terres ; en le faisant, il croit tout à la fois servir son pays, que notre départ soulagera, et reconnaître les bienfaits de César. » Après ce discours, Ambiorix se retira.

XXVIII. Arpinéius et Junius rapportent ces paroles aux deux lieutenants. Tout à coup troublés par cette révélation, ils ne crurent pas, quoique l’avis leur vînt d’un ennemi, devoir le négliger. Ce qui les frappa le plus, c’est qu’il était à peine croyable que la nation faible et obscure des Éburons eût osé d’elle-même faire la guerre au peuple romain. Ils soumettent donc l’affaire à un conseil ; elle y excita de vifs débats. L. Aurunculéius, ainsi que plusieurs tribuns militaires et centurions des premiers rangs, furent d’avis « de ne rien faire imprudemment, et de ne point quitter les quartiers sans l’ordre de César. Ils observèrent que, quelque nombreuses que fussent les troupes des Germains, ils pouvaient leur résister dans leurs quartiers retranchés ; le combat de la veille le prouvait assez, puisqu’ils avaient vigoureusement. soutenu le choc des Barbares et leur avaient blessé beaucoup d’hommes. On ne manquait pas de vivres ; pendant la défense, il viendrait du secours et des quartiers les plus proches et de César : enfin était-il rien de plus imprudent ou de plus honteux que de prendre, pour les plus grands intérêts, conseil de l’ennemi ? »

XXIX. Titurius s’éleva contre cette opinion et répondit avec force « qu’il serait trop tard pour agir, lorsque les troupes ennemies se seraient accrues de l’adjonction des Germains, ou que les quartiers voisins auraient reçu quelque échec : il ne reste qu’un moment, qu’une occasion pour sauver l’armée : César est vraisemblablement parti pour l’Italie : autrement les Carnutes n’auraient pas osé tuer Tasgétios, ni les Éburons, s’il était dans la Gaule, attaquer notre camp avec tant de mépris. Il considère l’avis en lui-même et non l’ennemi qui le donne ; le Rhin est proche, les Germains ont un vif ressentiment de la mort d’Arioviste et de nos précédentes victoires : la Gaule est en feu : elle supporte impatiemment tous les outrages qu’elle a subis sous la domination du peuple romain, et la perte de son ancienne gloire militaire. Enfin, qui pourrait se persuader qu’Ambiorix en vienne, sans être bien instruit, à donner un tel avis ? Son opinion est, de toute manière, la plus sûre : s’il n’y a rien à craindre, ils joindront sans danger la plus proche légion ; si toute la Gaule s’est unie aux Germains, il n’y a de salut que dans la célérité. Quel serait le résultat de l’avis de Cotta, et des autres opposants ? En le suivant, si le péril n’est pas instantané, on a certainement, après un long siège, la famine à redouter ».

XXX. Après cette dispute de part et d’autre, comme Cotta et les principaux centurions soutenaient vivement leur avis : « Eh bien ! qu’il soit fait comme vous le voulez, » dit Sabinus ; et élevant la voix, pour être entendu d’une grande partie des soldats. « Je ne suis pas, reprit-il, celui de vous que le danger de la mort effraie le plus ; s’il arrive quelque malheur, on saura vous en demander compte ; tandis que, si vous le vouliez, réunis dans deux jours aux quartiers voisins, nous soutiendrions avec eux les chances communes de la guerre, et nous ne serions pas, loin de nos compagnons et tout à fait isolés, exposés à périr par le fer ou par la faim. »

XXXI. On se lève pour sortir du conseil ; les soldats entourent les deux lieutenants et les conjurent « de ne pas tout compromettre par leur division et leur opiniâtreté : tout est facile, soit qu’on demeure, soit qu’on parte, si tous partagent et approuvent le même avis ; mais la dissension ne peut laisser aucun espoir. » Le débat se prolonge jusqu’au milieu de la nuit. Enfin, Cotta ébranlé se rend ; l’avis de Sabinus l’emporte. On annonce le départ pour le point du jour : le reste de la nuit se passe à veiller ; chaque soldat visite son bagage, pour savoir ce qu’il emportera ou ce qu’il sera contraint de laisser de ses équipements d’hiver. Il semble qu’on ne néglige rien pour ne pouvoir rester sans danger et pour ajouter au péril de la retraite celui de l’opérer avec des soldats affaiblis par la fatigue et la veille. C’est dans cet état qu’on sort du camp à la pointe du jour, avec la persuasion que l’avis donné par Ambiorix l’était non par un ennemi, mais par l’ami le plus sûr ; on se met en marche sur une longue file, avec un nombreux bagage.

XXXII. Mais les ennemis, avertis du départ de nos soldats par le bruit et le mouvement de la nuit, avaient, en se partageant en deux corps, formé une embuscade dans leurs forêts, dans un lieu caché et favorable à leur dessein, à deux mille pas environ ; et ils attendaient l’arrivée des Romains. Quand la plus grande partie de nos troupes se fut engagée dans une vallée profonde, ils se montrèrent tout à coup à l’une et à l’autre de ses issues, attaquèrent l’arrière-garde, arrêtèrent l’avant-garde, et engagèrent le combat dans la position la plus désavantageuse pour nous.

XXXIII. Alors Titurius, en homme qui n’avait pourvu à rien, se trouble, court ça et là, et dispose les cohortes ; mais ses mesures sont timides, et tout semble lui manquer à la fois, comme il arrive d’ordinaire à ceux qui, dans le moment même de l’action, sont forcés de prendre un parti. Mais Cotta qui avait pensé au danger de se mettre en marche, et qui, pour cette raison, s’était opposé au départ, n’omettait rien de ce qu’exigeait le salut commun, remplissant à la fois le devoir de général en dirigeant et exhortant les troupes, et celui de soldat en combattant. Comme, à raison de l’étendue de l’armée, les lieutenants pouvaient moins facilement tout faire par eux-mêmes, et pourvoir aux besoins de chaque point, ils firent publier l’ordre d’abandonner les bagages et de se tenir en cercle ; résolution qui, bien qu’elle ne fût pas répréhensible dans cette conjoncture, eut cependant un effet fâcheux ; car elle diminua la confiance de nos soldats et donna au contraire plus d’ardeur aux ennemis, qui prirent cette disposition pour l’indice d’une grande terreur et du désespoir. Il en résulta en outre un inconvénient inévitable ; c’est que partout les soldats s’éloignaient des enseignes pour courir aux bagages, afin d’y prendre et d’en retirer chacun ce qu’il avait de plus cher ; on n’entendait que cris et gémissements.

XXXIV. Les Barbares au contraire ne manquèrent pas de prudence : car leurs chefs firent publier dans toute l’armée, « qu’aucun ne quittât son rang ; que tout ce que les Romains auraient abandonné serait la proie réservée au vainqueur ; que tout dépendait donc de la victoire. » Les nôtres ne leur étaient inférieurs ni en valeur ni en nombre ; quoique abandonnés de leur chef et de la Fortune, ils plaçaient encore dans leur courage tout l’espoir de leur salut ; et chaque fois qu’une cohorte se portait sur un point elle y faisait un grand carnage. Ambiorix s’en aperçut et fit donner à tous les siens l’ordre de lancer leurs traits de loin, de ne point trop s’approcher et de céder sur les points où les Romains se porteraient vivement : la légèreté de leur armure et l’habitude de ce genre de combat les préserveraient de tout péril : ils ne devaient attaquer l’ennemi que lorsqu’il reviendrait aux drapeaux.

XXXV. Cet ordre fut très fidèlement exécuté ; lorsqu’une cohorte sortait du cercle pour charger l’ennemi, il s’enfuyait avec une extrême vitesse. Cette charge laissait nécessairement notre flanc à découvert, et c’était là que se dirigeaient aussitôt les traits. Puis, quand la cohorte revenait vers le point d’où elle était partie, elle était enveloppée à la fois par ceux qui avaient cédé et par ceux qui s’étaient postés près de nos flancs. Voulait-elle tenir ferme, sa valeur devenait inutile, et ne pouvait la garantir, serrée comme elle l’était, des traits lancés par une si grande multitude. Toutefois, malgré tant de désavantages et tout couverts de blessures, nos soldats résistaient encore ; une grande partie du jour était écoulée, et ils avaient combattu depuis le point du jour jusqu’à la huitième heure, sans avoir rien fait qui fût indigne d’eux. Alors T. Balventio, qui, l’année précédente, avait commandé comme primipile, homme brave et considéré, a les deux cuisses traversées par un javelot. Q. Lucanius, du même grade, est tué en combattant vaillamment pour secourir son fils qui était enveloppé : le lieutenant L. Cotta, allant de rang en rang pour animer les cohortes, est blessé d’un coup de fronde au visage.

XXXVI. Effrayé de ce désastre, Q. Titurius, ayant de loin aperçu Ambiorix qui animait ses troupes, lui envoie son interprète Cn. Pompée pour le prier de l’épargner lui et ses soldats. À ce message, Ambiorix répond : « Que si Titurius veut conférer avec lui, il le peut ; qu’il espère obtenir de l’armée gauloise la vie des Romains ; qu’il ne serait fait aucun mal à sa personne et qu’il engage sa foi en garantie. » Titurius communique cette réponse à Cotta blessé, et lui propose, s’il y voit de l’avantage, de sortir de la mêlée, et d’aller conférer ensemble avec Ambiorix : il espère en obtenir le salut de l’armée et le leur. Cotta proteste qu’il ne se rendra point auprès d’un ennemi armé (9), et persiste dans ce refus.

XXXVII. Sabinus ordonne aux tribuns des soldats et aux centurions des premiers rangs qu’il avait alors autour de lui, de le suivre. Arrivé près d’Ambiorix, il en reçoit l’ordre de mettre bas les armes ; il obéit, et ordonne aux siens de déposer les leurs. Pendant qu’ils discutent les conditions dans un entretien qu’Ambiorix prolonge à dessein, Sabinus est peu à peu enveloppé, et mis à mort. Alors les Barbares, poussant leurs cris de victoire, se précipitent sur nos troupes et les mettent en désordre. Là fut tué les armes à la main L. Cotta, avec la plus grande partie des soldats romains. Le reste se retira dans le camp d’où l’on était sorti. Un d’entre eux, L. Pétrosidius, porte-aigle, pressé par une multitude d’ennemis, jeta l’aigle dans les retranchements et périt devant le camp, en combattant avec le plus grand courage. Les autres y soutinrent avec peine un siège jusqu’à la nuit, et, cette nuit même, dans leur désespoir, ils se tuèrent tous jusqu’au dernier. Quelques-uns, échappés du combat, gagnèrent, par des chemins détournés à travers les forêts, les quartiers du lieutenant T. Labiénus, et l’instruisirent de ce désastre (10).

XXXVIII. Enflé de cette victoire, Ambiorix se rend aussitôt avec sa cavalerie chez les Atuatuques, peuple voisin de ses états, et marche jour et nuit, après avoir ordonné à son infanterie de le suivre. Il leur annonce sa victoire, les excite à se soulever, passe le lendemain chez les Nerviens et les exhorte « A ne pas perdre l’occasion de s’affranchir à jamais et de se venger sur les Romains des injures qu’ils en ont reçues ; il leur représente que deux lieutenants ont été tués et qu’une grande partie de l’armée romaine a péri ; qu’il ne sera pas difficile de détruire, en l’attaquant subitement, la légion qui hiverne chez eux avec Cicéron ; il leur offre son aide pour cette entreprise. » Les Nerviens sont aisément persuadés par ce discours.

XXXIX. Ayant donc sur-le-champ envoyé des courriers aux Ceutrons, aux Grudes, aux Lévaques, aux Pleumoxes, aux Geiduns[11], peuples qui sont tous dans leur dépendance, ils rassemblent le plus de troupes qu’ils peuvent ; et volent à l’improviste aux quartiers de Cicéron, avant que le bruit de la mort de Titurius soit parvenu jusqu’à lui. Il arriva, ce qui était inévitable, que quelques soldats occupés à faire du bois pour les fascines, et répandus dans les forêts, furent séparés de leur corps par la soudaine irruption des cavaliers ennemis et enveloppés de toutes parts. Un nombre considérable d’Éburons, de Nerviens, d’Atuatuques ainsi que leurs alliés et auxiliaires, viennent ensuite attaquer la légion. Nos soldats courent sur-le-champ aux armes et bordent le retranchement. Ils eurent ce jour-là beaucoup de peine à résister à des ennemis qui avaient mis tout leur espoir dans la promptitude de leur attaque, et qui se flattaient, en remportant cette victoire, d’être désormais invincibles.

XL. Cicéron écrit aussitôt à César, et promet de grandes récompenses à ceux qui lui porteront ses lettres. Tous les chemins étant gardés, les courriers ne peuvent passer. La nuit, on élève jusqu’à cent vingt tours avec le bois destiné à retrancher le camp, ce qui se fait avec une célérité incroyable, et on achève les retranchements. Le lendemain, les ennemis, en bien plus grand nombre, viennent attaquer le camp et comblent le fossé. La résistance de notre côté est aussi vive que la veille. Les jours suivants se passent de même. Le travail se continue sans relâche pendant la nuit : les malades, les blessés ne peuvent prendre aucun repos : on prépare chaque nuit tout ce qui est nécessaire pour la défense du lendemain : on façonne quantité de pieux, et de traits de remparts ; de nouveaux étages sont ajoutés aux tours ; des claies sont tressées, des mantelets construits. Cicéron lui-même, quoique d’une très faible santé, ne se donnait aucun repos, même pendant la nuit, au point que les soldats, par d’unanimes instances, le forçaient à se ménager.

XLI. Alors les chefs des Nerviens et les principaux de cette nation, qui avaient quelque accès auprès de Cicéron et des rapports d’amitié avec lui, lui font savoir qu’ils désirent l’entretenir. Ils répètent, dans cette entrevue, ce qu’Ambiorix avait dit à Titurius : « Que toute la Gaule était en armes, > que les Germains avaient passé le Rhin, que les quartiers de César et de ses lieutenants étaient attaqués ». Ils annoncent en outre la mort de Sabinus. Ils montrent Ambiorix pour faire foi de leurs paroles : « Ce serait, disent-ils, une illusion, que d’attendre le moindre secours de légions qui désespèrent de leurs propres affaires. Ils n’ont, au reste, aucune intention hostile à l’égard de Cicéron et du peuple romain, et ne leur demandent que de quitter leurs quartiers d’hiver et de ne pas se faire une habitude de ces campements. Ils peuvent en toute sûreté sortir de leurs quartiers et se retirer sans crainte par tous les chemins qu’ils voudront. » Cicéron ne leur répondit qu’un mot : « Le peuple romain n’est point dans l’usage d’accepter aucune condition d’un ennemi armé ; s’ils veulent mettre bas les armes, ils enverront par son entremise des députés à César ; il espère qu’ils obtiendront de sa justice ce qu’ils lui demanderont. »

XLII. Déchus de cet espoir, les Nerviens entourent les quartiers d’un rempart de onze pieds et d’un fossé de quinze. Ils avaient appris de nous cet art dans les campagnes précédentes et se le faisaient enseigner par quelques prisonniers faits sur notre armée ; mais, faute des instruments de fer propres à cet usage, ils étaient réduits à couper le gazon avec leurs épées et à porter la terre dans leurs mains ou dans leurs saies (11). Du reste, on put juger, par cet ouvrage, de leur nombre prodigieux : car, en moins de trois heures, ils achevèrent un retranchement de quinze mille pas de circuit. Les jours suivants, ils se mirent à élever des tours à la hauteur de notre rempart, à préparer et à faire des faux et des tortues, d’après les instructions des mêmes prisonniers.

XLIII. Le septième jour du siège, un très grand vent s’étant élevé, ils lancèrent avec la fronde des boulets d’argile rougis au feu et des dards enflammés (12) sur les buttes des soldats, couvertes en paille, à la manière gauloise. Elles eurent bientôt pris feu, et la violence du vent porta la flamme sur tout le camp. Les ennemis, poussant alors de grands cris, comme s’ils eussent déjà obtenu et remporté la victoire firent avancer leurs tours et leurs tortues, et montèrent à l’escalade. Mais tels furent le courage et la présence d’esprit des soldats que, de toutes parts brûlés par la flamme, en butte à une multitude innombrable de traits, sachant bien que tous leurs bagages et toute leur fortune étaient la proie de l’incendie, non seulement aucun d’eux ne quitta le rempart pour se sauver, mais en quelque sorte ne tourna même la tête ; ils ne songeaient tous en ce moment qu’à se battre avec la plus grande intrépidité. Ce fut pour nous une bien rude journée ; mais elle eut cependant pour résultat qu’un très grand nombre d’ennemis y furent blessés et tués ; entassés au pied du rempart, les derniers fermaient la retraite aux autres. L’incendie s’étant un peu apaisé, et les barbares ayant roulé et établi une tour près du rempart, les centurions de la troisième cohorte, postés en cet endroit, s’en éloignèrent, emmenèrent toute leur troupe, et, appelant les ennemis, les invitèrent du geste et de la voix, à entrer s’ils voulaient ; aucun d’eux n’osa s’avancer. Alors des pierres lancées de toutes parts mirent le désordre parmi eux, et l’on brûla leur tour.

XLIV. Il y avait dans cette légion deux centurions, hommes du plus grand courage et qui approchaient déjà des premiers grades, T. Pullo et L. Vorénus. Il existait entre eux une continuelle rivalité, et chaque année ils se disputaient le rang avec une ardeur qui dégénérait en haine. Comme on se battait opiniâtrement près des remparts : « Qu’attends-tu, Vorénus ?, » dit Pullo. « Quelle plus belle occasion de prouver ton courage ? Voici, voici le jour qui devra décider entre nous. » À ces mots, il sort des retranchements et se précipite vers le plus épais de la mêlée. Vorénus ne peut alors se contenir, et, craignant l’opinion générale, il le suit de près. Arrivé près de l’ennemi, Pullo lance son javelot et perce un de ceux qui s’avançaient en foule sur lui ; il le blesse à mort : aussitôt ils couvrent le cadavre de leurs boucliers, dirigent tous leurs traits contre Pullo, et lui coupent la retraite. Son bouclier est traversé par un dard, qui s’enfonce jusque dans le baudrier. Le même coup détourne le fourreau et arrête sa main droite qui cherche à tirer l’épée : ainsi embarrassé, les ennemis l’enveloppent. Vorénus, son rival, accourt le défendre contre ce danger. Les Barbares se tournent aussitôt contre lui, laissant Pullo qu’ils croient hors de combat. Vorénus, l’épée à la main, se défend au milieu d’eux, en tue un, et commence à faire reculer les autres. Mais emporté par son ardeur, il rencontre un creux et tombe. Pullo vient à son tour pour le dégager ; et tous deux, sans blessure, après avoir tué plusieurs ennemis, rentrent au camp couverts de gloire. Ainsi, dans ce combat où ils luttèrent, la fortune balança leur succès, chacun d’eux défendit et sauva son rival, et l’on ne put décider qui l’avait emporté en courage.

XLV. Plus le siège devenait rude et difficile à sontenir, surout avec le peu de défenseurs auxquels nous réduisait chaque jour le grand nombre des blessés, plus Cicéron dépêchait vers César de courriers porteurs de ses lettres ; la plupart étaient arrêtés et cruellement mis à mort à la vue de nos soldats. Dans le camp était un Nervien, nommé Verticon, d’une naissance distinguée, qui, dès le commencement du siège, s’était rendu près de Cicéron et lui avait engagé sa foi. Il détermine un de ses esclaves, par l’espoir de la liberté et par de grandes récompenses, à porter une lettre à César. L’esclave la porte, attachée à son javelot, et, Gaulois lui-même, il se mêle aux Gaulois sans inspirer de défiance, et arrive auprès de César, qu’il instruit des dangers de Cicéron et de la légion.

XLVI. César, ayant reçu cette lettre vers la onzième heure du jour (13), envoie aussitôt un courrier au questeur M. Crassus, dont les quartiers étaient chez les Bellovaques, à vingt-cinq mille pas de distance. Il lui ordonne de partir au milieu de la nuit avec sa légion et de venir le joindre en toute hâte. Crassus part avec le courrier. Un autre est envoyé au lieutenant C. Fabius, pour qu’il conduise sa légion sur les terres des Atrébates, qu’il savait avoir à traverser lui-même. Il écrit à Labiénus de se rendre, s’il le peut sans compromettre les intérêts de la république, dans le pays des Nerviens avec sa légion. Il ne croit pas devoir attendre le reste de l’armée qui était un peu plus éloignée, et rassemble environ quatre cents cavaliers des quartiers voisins.

XLVII. Vers la troisième heure, César fut averti par ses coureurs de l’arrivée de Crassus, et le même jour il avança de vingt mille pas. Il laissa Crassus à Samarobriva, et lui donna une légion pour garder les bagages de l’armée, les otages des cités, les registres et tout le grain qu’on avait rassemblé dans cette ville pour le service de l’hiver. Fabius, selon l’ordre qu’il avait reçu, ne tarda pas à partir avec sa légion, et joignit l’armée sur la route. Labiénus, instruit de la mort de Sabinus et du massacre des cohortes, était entouré de toutes les forces des Trévires ; craignant, s’il effectuait un départ qui ressemblerait à une fuite, de ne pouvoir résister à l’impétuosité d’ennemis qu’une récente victoire devait rendre plus audacieux, il exposa, dans sa réponse à César, le danger de tirer la légion de ses quartiers ; il lui détailla ce qui s’était passé chez les Éburons, et lui apprit que toutes les forces des Trévires, cavalerie et infanterie, étaient réunies à trois mille pas de son camp.

XLVIII. César approuva le parti qu’il prenait ; au lieu de trois légions sur lesquelles il comptait, il fut réduit à deux, mais il savait que le salut commun ne dépendait que de sa diligence. Il se rend à marches forcées sur les terres des Nerviens. Là, il apprend des prisonniers ce qui se passe au camp de Cicéron, et son extrême danger. Alors il décide, à force de récompenses, un cavalier gaulois à lui porter une lettre : elle était écrite en caractères grecs, afin que les ennemis, s’ils l’interceptaient, ne pussent connaître nos projets. Dans le cas où il ne pourrait parvenir jusqu’à Cicéron, il lui recommande d’attacher la lettre à la courroie de son javelot et de la lancer dans les retranchements du camp. César écrivait que, parti avec les légions, il allait bientôt arriver, et exhortait Cicéron à conserver tout son courage (14). Dans la crainte du péril, et selon ses instructions, le Gaulois lance son javelot ; il se fiche par hasard dans une tour, y reste deux jours sans être aperçu, et n’est découvert que le troisième par un soldat, qui prend la lettre et la porte à Cicéron. La lecture qui en est faite en présence des soldats excite parmi eux d’unanimes transports de joie. Déjà on voyait la fumée des incendies (15), et il ne put rester aucun doute sur l’approche des légions.

XLIX. Les Gaulois, avertis par leurs coureurs, lèvent le siège et marchent contre César avec toutes leurs troupes ; elles se composaient d’environ soixante mille hommes (16). Cicéron, ainsi dégagé, demande à son tour à ce même Vertico, dont nous avons parlé plus haut, un Gaulois, pour porter une lettre à César, et recommande au porteur la prudence et la célérité. Il annonçait par cette lettre que les ennemis l’avaient quitté, et tournaient toutes leurs forces contre César. Celui-ci, l’ayant reçue vers le milieu de la nuit, en fait part aux siens et les anime pour le combat. Le lendemain, au point du jour, il lève son camp, et il a fait à peine quatre mille pas, qu’il aperçoit une multitude d’ennemis au-delà d’une grande vallée traversée par un ruisseau. Il eût été très dangereux de combattre des troupes si nombreuses dans un lieu défavorable. D’ailleurs il voyait Cicéron délivré des Barbares qui l’assiégeaient, il pouvait ralentir sa marche, et il s’arrêta dans le poste le plus avantageux possible, pour s’y retrancher dans son camp. Quoique ce camp eût peu d’étendue par lui-même, puisqu’il contenait à peine sept mille hommes sans aucuns bagages, il le resserre encore dans le moindre espace possible, afin d’inspirer aux ennemis le plus grand mépris. En même temps, il envoie partout ses éclaireurs reconnaître l’endroit le plus commode pour traverser le vallon.

L. Dans cette journée, qui se passa en escarmouches de cavalerie près du ruisseau, chacun resta dans ses positions : <les Gaulois, parce qu’ils attendaient l’arrivée de troupes plus nombreuses ; César, parce qu’en feignant de craindre, il espérait attirer l’ennemi près de ses retranchements et le combattre en deçà du vallon, à la tête de son camp ; dans le cas contraire, il voulait reconnaître assez les chemins pour traverser avec moins de péril le vallon et le ruisseau. Dès le point du jour, la cavalerie ennemie s’approcha du camp et engagea le combat avec la nôtre. Aussitôt César ordonne à ses cavaliers de céder et de rester dans le camp ; il ordonne en même temps de donner partout plus de hauteur aux retranchements, de boucher les portes, et, en exécutant ces travaux, de courir çà et là dans la plus grande confusion, avec tous les signes de l’effroi.

LI. Attirées par cette feinte, les troupes ennemies passent le ravin, et se rangent en bataille dans un lieu désavantageux. Voyant même que les nôtres laissaient le rempart dégarni, les Barbares s’en approchent de plus près, y lancent des javelots de toutes parts, et font publier autour de nos retranchements, par la voix des hérauts, que tout Gaulois ou Romain qui voudra passer de leur côté avant la troisième heure, peut le faire sans danger ; qu’après ce temps, il ne le pourra plus. Enfin ils conçurent pour nous un tel mépris que, croyant trouver trop de difficulté à forcer nos portes fermées, pour la forme, par une simple couche de gazon, ils se mirent, les uns à détruire le rempart à l’aide seulement de leurs mains, les autres à combler le fossé. Alors César, faisant une sortie par toutes les portes à la fois, suivi de la cavalerie, met bientôt les ennemis en fuite, sans que personne ose s’arrêter pour combattre. On en tua un grand nombre, et tous jetèrent leurs armes.

LII. Craignant de s’engager trop avant dans une poursuite que les bois et les marais rendaient difficile ; et comme, d’ailleurs, c’était pour les ennemis un assez rude échec que d’avoir été chassés de leurs positions, César, sans avoir perdu un seul homme, joignit Cicéron le même jour. Il ne vit pas sans étonnement les tours, les tortues et les retranchements qu’avaient élevés les Barbares. Ayant passé en revue la légion, à peine un dixième des soldats se trouva sans blessure, témoignage certain du courage qu’ils avaient déployé au milieu du péril. Il donna à Cicéron et à la légion les éloges qui leur étaient dus, distinguant par leur nom les centurions et les tribuns des soldats dont l’intrépidité lui avait été signalée par leur chef. Il apprit des prisonniers les détails de la défaite de Sabinus et de Cotta. Le lendemain, il convoque une assemblée, rappelle ce qui s’est passé, console et encourage les soldats, attribue à l’imprudence et à la témérité du lieutenant l’échec qu’il avait reçu, les exhorte à le supporter avec d’autant plus de résignation que, grâce à leur courage et à la protection des dieux immortels, ce revers avait déjà été réparé, et n’avait pas laissé longtemps leur joie aux ennemis, ni aux Romains leur douleur.

LIII. Cependant le bruit de la victoire de César fut porté à Labiénus, chez les Rèmes, avec une si incroyable vitesse que, bien qu’éloigné de soixante mille pas des quartiers de Cicéron, où César n’était arrivé qu’après la neuvième heure du jour, des acclamations s’élevèrent aux portes du camp avant minuit, et que déjà, par leurs cris de joie, les Rèmes félicitaient Labiénus de cette victoire. Cette nouvelle, parvenue aux Trévires, détermina Indutiomaros, qui comptait attaquer le lendemain le camp de Labiénus, à s’enfuir pendant la nuit et à ramener toutes ses troupes dans son pays. César renvoya Fabius dans ses quartiers avec sa légion, et résolut d’hiverner lui-même aux environs de Samarobriva avec trois légions dont il forma trois quartiers. Les grands mouvements qui avaient eu lieu dans la Gaule le déterminèrent à rester tout l’hiver près de l’armée (17). En effet, sur le bruit de la mort funeste de Sabinus, presque tous les peuples de la Gaule se disposaient à prendre les armes, envoyaient partout des messagers et des députations, examinaient le parti qui leur restait à prendre, sur quel point commenceraient les hostilités, et tenaient des assemblées nocturnes dans les lieux écartés. Il ne se passa presque pas un seul jour de cet hiver que César n’eût des motifs d’inquiétude et ne reçût quelques avis des réunions et des mouvements des Gaulois. Ainsi, le lieutenant L. Roscius, qui commandait la treizième légion, lui fit savoir qu’un grand nombre de troupes gauloises des nations que l’on appelle Armoriques[12], s’étaient réunies pour l’attaquer, et n’étaient plus qu’à huit mille pas de ses quartiers ; lorsqu’à la nouvelle de la victoire de César, elles s’étaient retirées si précipitamment que leur départ ressembla à une fuite.

LIV. César, après avoir fait venir près de lui les principaux de chaque cité, effraya les uns en leur déclarant qu’il était instruit de leurs desseins, fit aux autres des exhortations, et contint dans le devoir une grande partie de la Gaule. Cependant les Sénons[13], nation très puissante et jouissant d’un grand crédit parmi les Gaulois, avaient, en plein conseil, résolu la mort de Cavarinos que César leur avait donné pour roi : il descendait des anciens chefs du pays, et Moritasgos, son frère, y régnait à l’arrivée de César en Gaule. Cavarinos qui, dans le pressentiment de son sort, s’était enfui, avait été poursuivi jusque sur leurs frontières et chassé du trône et de la cité. Ils avaient député vers César pour justifier leur conduite, et en avaient reçu l’ordre de lui envoyer tous leurs sénateurs, ordre auquel ils n’obéirent pas. Les Barbares étaient si fiers d’avoir trouvé parmi eux un peuple qui eût osé le premier faire la guerre aux Romains, et cela avait produit un tel changement dans l’opinion générale, qu’à l’exception des Héduens et des Rèmes, que César considéra toujours singulièrement, les uns pour leur ancienne et constante fidélité au peuple romain, les autres pour leurs services récents dans cette guerre, il n’y eut presque pas une cité qui ne nous fût suspecte. Et je ne sais, sans parler des autres motifs, s’il faut s’étonner qu’une nation qui l’emportait sur toutes les autres par le mérite militaire, et qui se voyait déchue de sa haute renommée, eût pu sans une vive douleur supporter le joug du peuple romain.

LV. Les Trévires et Indutiomaros ne cessèrent, durant tout l’hiver, d’envoyer des députés au-delà du Rhin, de solliciter les peuples à prendre les armes, de promettre des subsides, disant qu’une grande partie de notre armée ayant été massacrée, il ne nous en restait que de faibles débris. Cependant ils ne purent déterminer à passer le Rhin aucun des peuples germains, doublement avertis, par la guerre d’Arioviste et le sort des Tencthères, de ne plus tenter la fortune. Déchu de cet espoir, Indutiomaros n’en rassembla pas moins des troupes, les exerça, leva de la cavalerie chez les peuples voisins, et attira à lui de toutes les parties de la Gaule, par l’appât de grandes récompenses, les bannis et les condamnés. Il s’était déjà acquis, par ces moyens, un tel crédit dans la Gaule, que de tous côtés lui venaient des députations des villes et des particuliers, pour solliciter sa protection et son amitié.

LVI. Dès qu’il vit qu’on se ralliait à lui, que d’un côté les Sénons et les Carnutes étaient engagés par le souvenir de leur crime (18) ; que de l’autre, les Nerviens et les Atuatuques se préparaient à la guerre, et qu’une foule de volontaires se réuniraient à lui sitôt qu’il aurait franchi les limites de son territoire, il convoqua un conseil armé, selon l’usage des Gaulois au commencement d’une guerre. Là, d’après la loi générale, tous les jeunes gens doivent se rendre en armes ; celui d’entre eux qui arrive le dernier est mis à mort, en présence de la multitude, et au milieu des tourments. Dans cette assemblée, il déclara ennemi de la patrie Cingétorix, son gendre, chef du parti opposé, et resté fidèle à César, auquel il s’était attaché, comme nous l’avons dit plus haut. La vente de ses biens fut publiée. Il annonça ensuite dans le conseil qu’appelé par les Sénons, les Carnutes et plusieurs autres peuples de la Gaule ; il se rendrait chez eux par le territoire des Rèmes, qu’il le ravagerait, et, qu’avant tout, il attaquerait le camp de Labiénus ; et il donna ses ordres pour l’exécution.

LVII. Labiénus, qui occupait une position fortifiée par la nature et par l’art, ne craignait aucun danger ni pour lui ni pour la légion, et songeait à ne pas laisser échapper l’occasion d’un coup d’éclat. Instruit par Cingétorix et ses proches du discours qu’Indutiomaros avait tenu dans l’assemblée, il envoie des messagers aux cités voisines, leur demande à toutes des cavaliers et indique le jour de leur réunion. Cependant, presque chaque jour, Indutiomaros faisait voltiger sa cavalerie autour du camp, soit pour en reconnaître la situation, soit pour entrer en pourparlers ou nous inspirer de l’effroi ; le plus souvent les cavaliers lançaient des traits dans nos retranchements. Labiénus retenait ses troupes dans le camp (19), et ne négligeait rien pour accroître l’opinion que les ennemis avaient de sa frayeur.

LVIII. Tandis qu’Indutiomaros s’approchait de notre camp, chaque jour avec plus de mépris, Labiénus fit entrer, dans une seule nuit, les cavaliers de toutes les cités voisines, qu’il leur avait demandés, et retint tous les siens au camp, par une garde si vigilante que ce renfort resta entièrement ignoré, et qu’aucun avis ne put être transmis aux Trévires. Cependant Indutiomaros s’approche comme de coutume et passe une grande partie de la journée près de notre camp ; ses cavaliers lancent des traits, et, par des invectives, nous provoquent au combat. Comme on ne leur répondit point, sur le soir ils se retirèrent dispersés et sans ordre. Tout à coup Labiénus fait sortir par les deux portes du camp toute sa cavalerie ; il ordonne expressément, dès que les ennemis effrayés seront en fuite, ce qui arriva comme il l’avait prévu, qu’on s’attache à Indutiomaros seul, et qu’on ne blesse personne, avant que ce chef ne soit mis à mort ; il ne voulait pas que le temps donné à la poursuite des autres lui permît de s’échapper. Il promet de grandes récompenses à ceux qui l’auront tué, et fait soutenir la cavalerie par les cohortes. La Fortune seconde ses desseins. Poursuivi seul par tous, et atteint au gué même de la rivière (20), Indutiomaros est tué, et sa tête apportée au camp. Les cavaliers, au retour, attaquent et tuent ce qu’ils rencontrent d’ennemis. À la nouvelle de cette déroute, les troupes réunies des Éburons et des Nerviens se retirent ; et César, après cet événement, vit la Gaule un peu plus tranquille.


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  1. Habitants de Meaux.
  2. Probablement la rivière de Flour, qui passe à Cantorbéry, et qui est à quatre lieues de Douvres.
  3. V. liv. I, c. 25.
  4. Aujourd’hui l’Irlande.
  5. Anglesey.
  6. Peuple du Middlessex.
  7. Peuples d’Essex et des pays circonvoisins.
  8. Amien, Samariviruva. Pont-sur-Somme était la capitale du pays des Ambiens.
  9. Les habitants de Séez, en Normandie.
  10. La Picardie, , l’Artois et le Beauvoisis.
  11. Peuples qui habitaient, à ce qu’on croît, la côte de la Belgique au midi des bouches de l’Escaut.
  12. Les nations du littoral de l’Océan, une partie de la Normandie et toute la Bretagne.
  13. Peuple du Sénonais.