La Guerre de l'Allemagne - Le rôle et le développement de la Prusse dans la campagne de 1866

La Guerre de l'Allemagne - Le rôle et le développement de la Prusse dans la campagne de 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 769-813).
LA
GUERRE DE L’ALLEMAGNE
EN 1866

LE ROLE ET LE DÉVELOPPEMENT DE LA PRUSSE[1].


I.

Les événemens qui en 1866 ont bouleversé l’Allemagne et troublé si profondément la paix de l’Europe ont surpris par la rapidité des changemens et par l’importance des effets. Ils ne se rattachent pas moins logiquement au passé, et pour les bien comprendre il faut se rappeler l’affaire des duchés de l’Elbe, se représenter l’état où se trouvait l’Allemagne au commencement de 1865. Travaillée d’aspirations confuses, lasse de démonstrations vaines, elle ne savait à quel parti s’arrêter. Un seul point était clair, l’insuffisance du vieux pacte fédéral et la nécessité d’une réforme; mais sur la solution on ne pouvait s’entendre. Les uns voulaient un état centralisé sous l’hégémonie prussienne, les autres une fédération avec ou sans l’Autriche, d’autres rêvaient une république à la manière des États-Unis. Ce n’étaient que des opinions sans portée pratique. A part le National Verein, bien discrédité d’ailleurs, il n’y avait point de partis. Après tant de reviremens, on ne pouvait rien espérer de l’Autriche, mal affermie encore, en travail de transformation, ultramontaine du reste et rétrograde à plus d’un point de vue. La Prusse, plus forte et plus prospère, représentait mieux un état moderne, et depuis 1813 son développement s’était identifié de plus en plus avec le progrès de l’Allemagne; mais, dans l’accomplissement de ce qu’elle appelait sa mission historique, on retrouvait encore trop de contradictions. La Prusse avait flatté les désirs de réforme par ses critiques de la diète et son action décidée dans l’affaire des duchés, mais elle inquiétait les libéraux par ses procédés arbitraires à Berlin et son mépris des droits du parlement; elle avait, par le Zollverein et des mesures économiques, commencé l’unification et groupé les intérêts, mais elle les effrayait par le militarisme et par les tendances absorbantes de sa politique. Bref, elle provoquait les espérances plutôt qu’elle ne les encourageait. Les petits états, impuissans, isolés, défians, restaient dans les atermoiemens. — Quant à l’Europe, qui avait permis la guerre du Danemark, elle ne semblait soucieuse que de conserver la paix. La France, à qui on devait songer surtout comme à l’état qu’un changement en Allemagne pouvait émouvoir le plus, paraissait peu disposée à prévenir les complications qui surgiraient de l’autre côté du Rhin. Telle était la situation en janvier 1866. C’était un état de crise, mais de crise latente. Le public européen était habitué à voir l’Allemagne travaillée par ces influences et ces désirs contraires. Rien ne lui faisait présager un conflit imminent. L’Autriche, toujours gênée par l’Italie, était absorbée par ses affaires hongroises. La Prusse, en plein conflit parlementaire, avait à compter avec une opposition tenace, et le roi d’ailleurs répugnait personnellement à toute mesure violente. Ce fut donc une surprise pour l’opinion que de voir, à la fin de janvier, la Prusse accentuer sa politique, pousser de plus près l’Autriche, soulever de nouveau toutes les aspirations allemandes, et entreprendre une campagne contre l’organisation du corps germanique.

Si à Berlin on était décidé à élever le ton ou même à rompre, les prétextes ne manquaient pas. La convention de Gastein (15 août 1865) en effet n’avait réglé qu’en apparence l’affaire des duchés. Les causes de dissentiment restaient, et elles se trahirent partout dans les derniers mois de 1855. La Prusse voulait annexer, l’Autriche s’y opposait; elle soutenait la candidature du duc d’Augustenbourg, la Prusse l’écartait par tous les moyens; le général de Manteuffel refusait à ce prince l’entrée du Slesvig, le général de Gablenz lui accordait celle du Holstein; les réunions et les attroupemens étaient défendus en Slesvig, on les encourageait en Holstein, où les droits du prétendant étaient ouvertement proclamés. L’acte du 14 août 1865 séparait les deux administrations sans préjudice des droits réciproques sur la totalité des duchés. La Prusse s’était déjà plainte au cabinet de Vienne, et les rapports s’étaient aigris; une réunion tenue à Altona et où intervinrent des membres du National Verein parut à Berlin dépasser la mesure, et l’on se décida pour une réclamation plus énergique.

Le 25 janvier 1866, M. de Bismarck adressait à M. de Werther, ministre de Prusse à Vienne, une dépêche où il exposait tous les griefs de son gouvernement contre l’Autriche à propos de sa conduite en Holstein et à Francfort. Il lui reprochait d’être ouvertement hostile à la Prusse, de méconnaître la convention de Gastein et d’encourager par ses menées des tendances évidemment révolutionnaires. « Une réponse négative ou évasive, disait-il, nous donnerait la conviction que le gouvernement impérial n’entend pas suivre une voie commune avec nous. » Une copie de cette dépêche fut remise au comte de Mensdorff. L’empereur d’Autriche était alors à Pesth pour l’ouverture de la diète hongroise. Tous les ministres furent convoqués, et le 7 février M. de Mensdorff adressait au comte Karolyi, le ministre d’Autriche à Berlin, une dépêche où il répondait à la note prussienne en la discutant point par point. Il déclarait que le cabinet impérial s’était abstenu de tout acte de nature à préjuger le point essentiel du débat; mais, disait-il, c’est la possession provisoire et non la propriété des duchés que l’on a partagée à Gastein. Le gouvernement autrichien n’est soumis à aucun contrôle en Holstein; il ne prétend en exercer aucun en Slesvig, bien que la conduite qui y est tenue ait manifestement pour but de préparer une annexion. Il protestait contre le reproche de favoriser la révolution. « Loin de vouloir former une coalition contre la Prusse, ajoutait M. de Mensdorff, nous avons fait passer nos relations avec les états secondaires après l’alliance de la Prusse. »

M. de Bismarck considéra cette réponse comme négative. Il déclara au comte Karolyi qu’il s’abstiendrait à l’avenir de toute communication au sujet des duchés. Il cessa de se plaindre en effet; mais le 2 mars il dit à une députation de la noblesse holsteinoise demandant l’union à la Prusse que le gouvernement du roi ferait tous ses efforts pour la réaliser. Quelques jours après, le 13, un édit royal publié dans le Slesvig déclara passible des peines les plus sévères quiconque, par actes ou paroles, porterait atteinte aux droits de souveraineté du roi et de l’empereur dans l’un des duchés. Ce fut au tour de l’Autriche de s’émouvoir et de réclamer. Elle fit demander à Berlin si l’on avait l’intention de rompre violemment la convention de Gastein; on assura le contraire. L’Autriche était trop occupée d’ailleurs pour insister davantage. A ses embarras en Hongrie venaient de s’ajouter ceux où la jetait la chute du prince Couza. L’activité que Bucharest vit alors déployer à l’agent prussien montra que M. de Bismarck ne restait point neutre dans cette affaire, et qu’il ne voulait pas laisser échapper cette occasion de créer à l’Autriche de nouvelles difficultés. La chambre des députés était dissoute, il avait les mains libres, et pouvait se tourner tout entier vers la politique extérieure.

L’opinion commençait à s’inquiéter sérieusement de cette attitude nouvelle et de ce dissentiment plus marqué des deux cours. Des bruits alarmans circulaient; la polémique des journaux prussiens devenait constamment plus vive. La Gazette de la Croix elle-même, partisan naguère de l’alliance à tout prix, accusait maintenant l’Autriche de sourdes menées dirigées contre la Prusse et de complicité avec la commission des 36[2]. Sans y croire beaucoup, on parla dès lors d’un conflit possible. On se préoccupa dans les états secondaires des moyens de l’écarter; on rappela qu’un état confédéré ne pouvait ouvrir d’hostilités contre un autre sans avoir porté au préalable le différend devant la diète. Cela menait à évoquer l’affaire des duchés devant l’assemblée fédérale. La Gazette de l’Allemagne du Nord, feuille ministérielle de Berlin, semblait y engager elle-même en déclarant que la cause de l’inquiétude était non point dans le conflit même que l’on redoutait, mais dans la constitution, dont la dernière guerre avait révélé l’impuissance (10 mars). Cette tendance à reporter la question sur le terrain de la réforme fédérale, si elle pouvait rassurer pour le moment, n’était point faite cependant pour calmer les esprits. D’autres symptômes plus graves continuaient de les troubler. Dès le 28 février, un grand conseil avait été tenu à Berlin; tous les ministres, le chef d’état-major-général de Moltke, le chef du cabinet militaire du roi et le comte de Goltz, mandé en hâte de Paris, y avaient assisté. En outre on apprit vers le milieu de mars l’arrivée à Berlin du général Govone; il était chargé, disait-on, par le gouvernement italien d’une mission purement militaire; on crut partout qu’il venait préparer une alliance, et la suite prouva que ces conjectures étaient fondées. En même temps on commençait à faire grand bruit en Prusse des armemens de l’Autriche et de la Saxe. Les feuilles officieuses les rapportaient en détail, et y dénonçaient autant de provocations qui forceraient la Prusse à mobiliser elle-même son armée. Enfin le 24 mars M. de Bismarck lançait sa fameuse circulaire aux agens diplomatiques de la Prusse en Allemagne, prélude définitif de la grande crise qui se préparait, premier coup d’éclat de la politique prussienne. M. de Bismarck y exposait d’abord à son point de vue le différend des duchés, et récriminait longuement contre l’Autriche. Depuis la note du 7 février, disait-il, la Prusse n’a rien fait pour modifier l’état des choses; l’Autriche au contraire rassemble près de la frontière prussienne, encore complètement dépourvue de défense, des forces considérables. Cette attitude menaçante trahit des sentimens qui n’attendent qu’une occasion pour se traduire par des actes. Jusqu’ici nous n’avons pas commencé le moindre contre-armement, mais nous ne pouvons pas tarder plus longtemps à prendre les mesures nécessaires pour n’être point exposés, comme en 1850, à voir une armée autrichienne prête à franchir notre frontière sans que nous soyons en mesure de la défendre. L’assertion que ces armemens sont purement défensifs ne saurait nous tranquilliser, puisque nous n’avons rien fait qui puisse porter l’Autriche à songer à sa défense... Si donc, des mesures réellement défensives auxquelles nous serons contraints, il résulte un conflit plus grave, la Prusse n’en sera point responsable. Ne pouvant plus faire fonds sur l’alliance de l’Autriche, elle doit chercher les gages de sa sécurité dans l’Allemagne même, mais elle ne saurait les trouver que dans une Allemagne profondément réformée. La constitution non plus que l’organisation militaire de la confédération ne sont suffisantes pour garantir la sûreté nationale, encore moins pour seconder la politique active que de grandes crises peuvent exiger. Pour que l’Allemagne reprenne son rang, il faut qu’elle se donne une constitution nouvelle, conforme à la réalité des choses qui a identifié ses intérêts à ceux de la Prusse... Le gouvernement prussien est amené ainsi, concluait M. de Bismarck, à demander à ses confédérés s’il peut compter sur leur concours au cas d’une agression de l’Autriche ou de menaces qui rendraient la guerre inévitable ; mais ce concours même n’offre point de garanties suffisantes en vue des dangers futurs. La Prusse se voit donc dans la nécessité de soulever le projet d’une réforme, dont l’urgence à ses yeux sera d’autant plus grande que les réponses à sa demande de concours seront moins satisfaisantes...

Les questions étaient ainsi nettement posées et l’Allemagne mise en demeure de se prononcer. Cependant on continuait de presser l’Autriche. Le 28 et le 29 mars, des notes publiées à Berlin mentionnaient minutieusement les nouveaux mouvemens de troupes opérés en Bohême, ajoutant qu’en Prusse ni en Italie rien ne les motivait. Les journaux allaient plus loin encore; selon eux, Berlin était menacé d’une surprise, et il n’était que temps de prendre des précautions. On renforça dès lors les garnisons des places fortes de Silésie, que l’on mit en état de défense, — Le gouvernement autrichien crut devoir protester, et le fit par une note, datée du 31 mars, que le comte Karolyi remit à M. de Bismarck. La politique prussienne se trouva dès lors bien dessinée, et M. de Bismarck entra résolument dans l’action. Non-seulement il avait à lutter contre l’opinion publique, qui répugnait à la guerre, mais dans la cour de Prusse elle-même il rencontrait une opposition marquée à ses projets. On redoutait les compromissions révolutionnaires et les ébranlemens qui en seraient la suite; on tenait, par tradition autant que par conviction légitimiste, à l’alliance autrichienne; on craignait enfin une lutte inégale en soi et qui pouvait devenir plus que téméraire, si la France en prenait ombrage et se décidait à intervenir. Le roi partageait toutes ces perplexités. Esprit rigoureux, sincèrement piétiste, pénétré des principes du droit divin, Guillaume Ier hésitait à se lancer dans la voie des réformes et à rompre surtout avec un allié qui représentait en Europe le droit séculaire des monarchies. Pour convaincre le roi, il fallait lui faire croire qu’il était provoqué, et que la guerre, devenue inévitable, était commandée d’ailleurs par la mission providentielle de la maison de Hohenzollern; pour vaincre la résistance du peuple, il fallait animer le sentiment national en montrant la patrie menacée et son avenir en jeu; pour gagner l’opinion allemande, il fallait la surprendre, la dépasser même, se mettre hardiment à la tête du mouvement progressiste. Il fallait enfin assurer plus fermement la neutralité de la France et égaliser les chances de la lutte. M. de Bismarck y réussit par le traité d’alliance avec l’Italie, par la proposition de réforme fédérale et par la polémique acharnée qu’il engagea contre l’Autriche à propos des arméniens. Il y réussit, selon le mot de M. Thiers, grâce à une sagacité politique rare, servie par une audace d’exécution plus rare encore.

Il savait parfaitement que l’Autriche, qu’il accusait d’être si bien préparée, ne l’était pas, que l’Italie, en l’attaquant au sud, lui enlèverait sa liberté d’action et distrairait le meilleur de ses troupes. Il savait aussi sans doute que le gouvernement français entendait laisser à l’Italie, avec son libre arbitre, la pleine responsabilité de ses actes : en tout cas, il paraissait certain que la France ne se tournerait pas contre son ancienne alliée. L’alliance italienne offrait donc une double garantie. Le général Govone n’était venu que pour la négocier; elle fut conclue le 8 avril 1866 et tenue rigoureusement secrète. Restaient l’affaire de la réforme et celle des provocations autrichiennes. Nous allons indiquer successivement les moyens qu’employa M. de Bismarck pour faire tourner l’une et l’autre aux fins qu’il désirait.

La circulaire prussienne du 24 mars avait mis les états secondaires en demeure de se prononcer sur le différend austro-prussien et subsidiairement sur l’opportunité d’un remaniement de la constitution fédérale. Les réponses furent à peu de chose près les mêmes. « L’article 11 du pacte a prévu le cas d’un conflit armé entre deux puissances confédérées : la diète doit en être saisie ; la puissance qui prendrait l’initiative d’une agression se placerait par cela même en dehors du droit fédéral, et la diète seule pourrait décider les mesures à prendre à son égard. » Quant à la réforme tentée dans de pareilles conjonctures, M. de Beust, le chef du cabinet de Dresde, s’y montrait peut-être mieux disposé que M. de Pfordten, le président du ministère bavarois; mais ni l’un ni l’autre n’approuvaient les critiques radicales infligées à la constitution actuelle, et tout le monde s’accordait à dire qu’avant de se prononcer on avait besoin de connaître d’une manière plus précise les modifications que la Prusse regardait comme nécessaires. — A Francfort, le comité des 36 se déclara nettement pour une transformation complète du pacte fédéral ; mais il appela le peuple à se prononcer partout contre la guerre et à protester contre les dangers d’une « politique funeste de cabinet » (6 avril). Il suspectait les intentions de la Prusse, opinion généralement partagée d’ailleurs et exprimée partout dans les meetings et dans les feuilles libérales.

La double ouverture de la Prusse ainsi déclinée, M. de Bismarck fit un pas de plus. Le 9 avril, l’envoyé prussien présentait à la diète la motion suivante : « Il sera convoqué, pour un jour à déterminer ultérieurement, une assemblée issue des élections directes et du suffrage universel de toute la nation ; cette assemblée sera saisie des propositions des gouvernemens allemands touchant une réforme fédérale, et délibérera sur les propositions qui seront concertées entre les gouvernemens avant qu’elle ne se réunisse. » La motion était précédée de longs considérans où l’on faisait ressortir de nouveau l’urgence d’une réforme. « On a renvoyé le gouvernement prussien à l’article 11, disait cette note; mais, tandis que la diète délibérera, l’Autriche continuera ses arméniens, et la guerre aura peut-être éclaté. » La diète décida, malgré M. de Savigny, qu’il en serait référé aux gouvernemens respectifs, dont on demanderait l’avis avant d’examiner la motion présentée.

M. de Bismarck prenait ainsi une attitude nouvelle. Il en appelait à l’opinion, il faisait une avance directe à la démocratie. Ce revirement subit ne produisit point toutefois l’effet qu’on en pouvait attendre. On ne le crut point sincère; on n’y vit qu’une manœuvre nouvelle contre l’Autriche, et il n’eut d’abord d’autre résultat que d’effaroucher les partis sur lesquels s’était appuyé jusque-là le gouvernement prussien. La réforme, qui lui aliénait les conservateurs, ne lui conciliait point les progressistes. Le ministère semblait à ces derniers incapable de prendre en main la cause de la liberté. Le National Verein de Berlin, rassemblé le 12, se déclara pour l’annexion des duchés à la Prusse, mais sans violence, et vota une résolution à peu près identique à celle du comité des 36. « La Prusse, y était-il dit, n’acquerra le ressort nécessaire à sa mission historique, qui est d’unir l’Allemagne dans la force et la liberté, que le jour où le pays aura vu cesser le conflit parlementaire. » Des résolutions pareilles furent prises à Stettin, Magdebourg, Cologne, Minden, L’irritation était générale, plus vive encore en Prusse que partout ailleurs. Le gouvernement, pensait-on, ne cherchait la rupture que pour échapper aux embarras intérieurs; il jouait ainsi l’avenir de la nation pour mieux asseoir son despotisme. On ne pouvait croire à la neutralité de la France, et les défiances s’accroissaient des froissemens du patriotisme effrayé. De toutes parts, des adresses arrivaient à Berlin, protestant contre la guerre, qui trouvait à la cour même d’énergiques résistances. La haine à laquelle M. de Bismarck était alors en butte n’a eu d’égale que l’enthousiasme dont plus tard il a été l’objet.

La motion du 9 avril n’était guère plus sympathique aux cabinets qu’à l’opinion; mais, rendus responsables de l’échec d’une entreprise qui se disait nationale, ils devaient garder des ménagemens, et ils n’osèrent pas écarter franchement la proposition. La diète se réunit pour en délibérer le 21 avril ; il n’y eut, à proprement parler, de débat que sur des points de détail. La Prusse demandait le renvoi à une commission ad hoc ; la Saxe proposait de confier simplement l’examen de la question à la commission ordinaire des affaires politiques. L’envoyé d’Autriche déclara de nouveau qu’on n’avait point à craindre de la part de son gouvernement une violation de l’article 11, et se prononça pour la commission ad hoc. La majorité se décida en ce sens. La Prusse obtint en outre que la commission serait composée de neuf membres; mais l’Autriche insista pour que la communication et l’examen du projet de réforme eussent lieu avant la réunion du parlement. L’envoyé prussien s’y opposa, et quelques jours après, le 27, M. de Bismarck adressa aux agens de la Prusse en Allemagne une circulaire d’où il résultait qu’aux yeux de son gouvernement ajourner la convocation du parlement équivaudrait à rejeter le projet de réforme.

Tandis qu’il menait ainsi cette affaire. M. de Bismarck poussait vigoureusement la polémique sur les armemens, et chaque jour elle prenait une tournure plus inquiétante. Le 31 mars, le cabinet de Vienne avait nié formellement toute intention hostile. Il n’en parut pas moins à Berlin le 2 avril une nouvelle note dénonçant les préparatifs de l’Autriche, qui, au dire de la presse, devenaient toujours plus formidables. Le 7, M. de Bismarck écrivit à M. de Werther que les éclaircissemens donnés par l’Autriche étaient insuffisans, que depuis le 13 mars elle concentrait des forces considérables sur la frontière prussienne, qu’on ne signalait aucun danger justifiant le prétendu caractère défensif de ces armemens, et que rien n’était plus éloigné des intentions du roi de Prusse qu’une guerre offensive contre l’Autriche. M. de Mensdorff répondit le 7 avril. « Il n’y a point eu, disait-il, de concentrations importantes de troupes, ni de prises de positions, ni de rappels de soldats en congé sur une large échelle. Les dislocations de troupes qui ont eu lieu en réalité, on les a fait connaître à M. de Werther. Il sait ainsi qu’il n’a été pris en Autriche aucune des mesures qui, d’après l’organisation de nos armées, précèdent l’ouverture d’une grande guerre. » A cela, M. de Bismarck répondit le 15 avril que le gouvernement autrichien, ayant commencé les mouvemens de troupes, devait rétablir le statu quo. M. de Mensdorff répliqua le 18 par une proposition de désarmement simultané, ajoutant qu’après les assurances mutuellement données toute discussion sur la priorité des armemens était désormais superflue. M. de Bismarck écrivit le 21 à M. de Werther qu’il adhérait à la combinaison proposée, et que la réduction des effectifs, augmentés depuis le 27 mars, aurait lieu dans les mêmes délais que la diminution correspondante des préparatifs autrichiens. Pour ces délais, on attendrait des communications plus précises du gouvernement impérial, afin de le suivre pas à pas dans le désarmement.

A la suite de ces explications, on put croire un instant à un rapprochement. C’était le moment où la diète venait de renvoyer à la commission des 9 la motion prussienne. Les ministres des états secondaires, qui s’étaient réunis le même jour en toute hâte à Augsbourg pour régler leur conduite commune, se séparèrent avec quelque espérance d’écarter encore la guerre; mais les choses ne tardèrent point à s’assombrir de nouveau. A Berlin, on prenait dès le 24 des mesures plus ostensibles, et les nouvelles qui arrivaient d’Italie ne faisaient que compliquer davantage la situation. On put voir alors dans quelle impasse M. de Bismarck avait attiré le cabinet de Vienne. L’Italie armait ouvertement. L’Autriche ne pouvait la laisser faire sans se mettre en défense: si elle se décidait à éloigner ses troupes de la Bohême, elle devait en même temps renforcer celles de la Vénétie. Ce n’était point le compte du ministre prussien, et le 26 avril la Gazette de l’Allemagne du Nord déclara que la Prusse ne saurait désarmer en présence de ces dispositions nouvelles. De son côté, M. de Mensdorff écrivit le 26 au comte Karolyi que le désarmement ne pourrait commencer en Bohème que lorsqu’on serait assuré que les mesures défensives dirigées contre l’Italie ne changeraient rien aux intentions du gouvernement prussien. Dans une seconde dépêche, il revenait sur la question des duchés; le gouvernement impérial, disait-il, ne pouvait accepter la décision des syndics de la couronne de Prusse, dont le résultat serait de donner un caractère définitif aux stipulations de Gastein; il n’y avait qu’une issue à la situation grave où l’on se trouvait, disposer des duchés en faveur d’un tiers et laisser à la diète le soin de résoudre cette affaire, exclusivement allemande. Dans le cas où la Prusse y consentirait, le cabinet de Vienne s’engageait à la faire maintenir en possession de Kiel, Rendsbourg et Sonderbourg; mais, si la Prusse repoussait cette proposition, l’Autriche se verrait forcée de saisir elle-même ses confédérés de la question. M. de Bismarck s’abstint pour le moment de répondre formellement sur ce dernier point. Il n’en écrivit que le 7 mai à M. de Werther, et encore d’une manière confidentielle; ce fut pour écarter la proposition. Sur la question du désarmement, il avait répondu dès le 26 avril, se bornant d’ailleurs à dire qu’il attendait toujours des notes détaillées sur les délais de réduction, et qu’il ne pouvait reconnaître la gravité des nouvelles d’Italie, par lesquelles l’Autriche voulait justifier les mouvemens de ses troupes. En présente de ces déclarations, M. de Mensdorff crut devoir clore le débat sur la question du désarmement réciproque.

Le conflit dès lors était bien déclaré. Il allait s’étendre à toute l’Allemagne. Dans l’intervalle en effet, la Prusse avait invité la Saxe à s’expliquer sur ses armemens. M. de Beust avait répondu que le gouvernement saxon n’avait d’autre dessein que d’exécuter ses devoirs fédéraux; si d’ailleurs ou avait quelque grief contre lui, on pouvait en saisir la diète. Il ne menaçait personne et croyait avoir plus besoin d’être rassuré lui-même que de rassurer les autres. A Berlin, non-seulement on ne dit rien pour rassurer la cour de Dresde, mais on laissa entendre que, les explications ne paraissant point satisfaisantes, la Prusse n’aurait plus qu’à prendre des mesures militaires correspondantes à celles de la Saxe. Celle-ci présenta le 5 mai à la diète une motion ainsi conçue : « le gouvernement prussien sera invité à rassurer complètement la confédération en considération de l’article 11 du pacte fédéral. » Le vote fut renvoyé au 9 mai. Dans l’intervalle, la Prusse mobilisait son armée. M. de Savigny déclara qu’elle y avait été amenée par les besoins de sa défense, que dès le 24 mars elle avait communiqué ses inquiétudes à ses confédérés et avait demandé leur assistance, que, loin de l’accorder, on avait armé de toutes parts, que l’Autriche et la Saxe s’étaient entendues, au lieu d’en appeler à la diète, que les rôles enfin avaient été renversés, et que c’était aux états qui avaient commencé les armemens de les réduire les premiers. L’envoyé d’Autriche protesta contre ces allégations. Appuyée par la Bavière, la motion saxonne fut adoptée par 10 voix contre 5. C’était un vote de défiance à l’égard de la Prusse. Il fut suivi d’un redoublement d’armemens qui en accentua davantage la portée. La Bavière mobilisa son armée, affirmant d’ailleurs ses intentions conciliantes et sa résolution de maintenir la paix fédérale contre quiconque s’en ferait le premier perturbateur. Les autres états secondaires, avec plus ou moins d’activité, suivirent son exemple. L’Allemagne se trouva bientôt tout entière sous les armes. Il en résulta de grandes misères et un mécontentement profond.

La Prusse traversait alors une crise intérieure non moins grave peut-être que celle où elle se précipitait au dehors. La mobilisation de la landwehr avait provoqué un mécontentement général. Les féodaux eux-mêmes, répugnant à l’alliance italienne, aux compromis avec Garibaldi, à l’appel enfin adressé au peuple allemand, combattaient le ministère. Partout on s’opposait à la guerre et on la redoutait; partout on se préoccupait de l’attitude de la France. La chambre des députés française venait d’écouter une éloquente leçon d’histoire où l’ambition prussienne était dévoilée avec une lucidité merveilleuse. On s’était, il est vrai, contenté d’applaudir et de protester de son goût pour la paix en votant le contingent ordinaire; mais peu après, à Auxerre, l’empereur Napoléon avait répudié les traités de 1815 et la vieille politique. Etait-ce une protestation, un encouragement à l’Allemagne, une revendication en cas de remaniemens européens? Les traités de 1815 avaient enlevé à la France les frontières du Rhin; on se le rappelait en Allemagne, et le patriotisme en prenait ombrage. Que l’on encourût l’hostilité de la France ou que l’on s’exposât à payer d’une province sa neutralité, l’une et l’autre hypothèse inquiétaient également et froissaient l’opinion. M. de Bismarck ne se laissa point émouvoir par l’orage qui se déchaînait contre lui. Ni les accusations qu’on lui prodiguait, ni les adresses qui arrivaient de toutes parts, ni l’attentat dirigé contre lui par un fanatique, ni les fatigues enfin de tant d’efforts et d’une responsabilité si pesante, n’ébranlèrent sa résolution. Il avait conquis la confiance da roi. Guillaume Ier en était venu à voir dans M. de Bismarck l’instrument, providentiel peut-être, de la grandeur de sa monarchie. Le ministre prussien put ainsi poursuivre son œuvre malgré toutes les résistances, et, la nécessité d’agir le pressant, il devait précipiter les coups. Les états secondaires s’agitaient en vain pour amener une détente de la situation. Ils avaient à Augsbourg pris la résolution de ne rien décider au sujet de la proposition du 9 avril avant de mieux connaître les intentions de la Prusse. Après s’y être refusé longtemps, M. de Bismarck finit par communiquer à la commission des 9 des indications générales sur la réforme qu’il méditait; mais dans l’état des choses cette question était reléguée au second plan. Les troupes prussiennes se massaient aux frontières, et le rapprochement des deux armées créait un danger immédiat auquel il fallait parer. Les ministres de la plupart des états moyens[3] se réunirent de nouveau à Bamberg, et s’entendirent pour présenter le 19 à la diète une motion d’après laquelle tous les membres de la confédération devaient être invités à déclarer si et à quelles conditions ils étaient prêts à se remettre simultanément sur le pied de paix, et cela à partir d’un jour fixé par la diète. La motion fut votée à l’unanimité le 24; mais, chacun protestant qu’il n’armait que pour sa défense et se déclarant prêt à désarmer aussitôt que les autres gouvernemens feraient de même, la résolution ne pouvait avoir de suites. L’envoyé de la Prusse insista pour la prompte convocation d’un parlement, seul moyen, selon lui, de résoudre le conflit. C’était en quelque sorte une réponse aux députés allemands qui venaient de se réunir à Francfort[4] pour demander la neutralité des états moyens et la convocation d’un parlement d’après la loi de 1849. Le gouvernement qui faisait ainsi ouvertement appel au parti unitaire était le même pourtant qui le 26 janvier reprochait à l’Autriche ses tendances révolutionnaires et ses complaisances pour le comité des 36. Dans sa déclaration, M. de Savigny, très sévère pour les auteurs de la motion, n’avait pas dit un mot de la Bavière, bien qu’il n’y eût aucune raison d’apprécier sa conduite autrement que celle des autres gouvernemens. On la ménageait évidemment. Le Wurtemberg au contraire avait été sommé de s’expliquer sur ses arméniens. Sa réponse fut comme celle de la Saxe : il avait armé pour se défendre et exécuter au besoin ses devoirs fédéraux. Quant au Hanovre, son vote irrita tout spécialement la Prusse; on était en effet entré en pourparlers avec lui, et l’on croyait à Berlin pouvoir compter sur sa neutralité. Pour les villes hanséatiques, la Prusse leur fit proposer simplement de s’unir à elle; à cette condition, elle garantirait leur indépendance.

Les choses en étaient là quand l’Europe se décida enfin à intervenir. L’empereur de Russie s’était adressé déjà personnellement aux souverains de Prusse et d’Autriche; il accueillit l’offre de la France de s’entendre avec l’Angleterre pour proposer une conférence où seraient débattues les questions en litige. Le 24 mai, des notes identiques contenant l’invitation à la conférence furent remises par les représentans des trois puissances à Vienne, Berlin, Francfort et Florence. L’Italie et la Prusse y adhérèrent le 29. La diète annonça le 1er juin qu’elle s’y ferait représenter par M. de Pfordten, sous la réserve toutefois que la question du Holstein et celle de la réforme, considérées toujours comme purement allemandes, garderaient ce caractère dans la réunion projetée. Quant à l’Autriche, elle soumit son adhésion à la stipulation préalable qu’on exclurait des délibérations communes toute combinaison qui tendrait à donner à un des états convoqués un agrandissement territorial ou un accroissement de puissance. C’était se prononcer d’avance contre l’annexion de tout ou partie des duchés à la Prusse et écarter du même coup la question vénitienne. Dans ces conditions, la conférence devenait inutile. Le Moniteur français annonça le 7 juin que les négociations étaient rompues. Ainsi avortait cet effort tardif de la diplomatie. Les événemens d’ailleurs s’étaient précipités dans l’intervalle, et avaient rendu désormais impossible toute tentative de conciliation.

Le 1er juin, l’envoyé autrichien déclarait à la diète que le gouvernement impérial consentirait à désarmer vis-à-vis de la Prusse dès qu’il aurait obtenu des garanties contre le retour des dangers de la guerre en Allemagne, que ces garanties étaient subordonnées au règlement de la question du Slesvig-Holstein, et que, les négociations engagées à cet égard avec la Prusse n’ayant pas abouti, l’Autriche déférait ce règlement à la diète, et appelait en même temps les états du Holstein à faire connaître leur sentiment. Ainsi M. de Bismarck en était venu à ses fins. Par la motion de réforme, il avait sinon gagné pour lui, du moins aliéné décidément à l’Autriche toute la démocratie; par ses arguties sur les armemens que l’attitude de l’Italie avait rendues si à propos spécieuses, il avait poussé à bout la cour de Vienne, et l’avait amenée enfin à une démarche doublement compromettante : refuser le désarmement simultané et rompre de fait les engagemens de Gastein. Il en prit acte dans une circulaire qu’il adressa le à juin aux agens prussiens à l’étranger. Le général Manteuffel, gouverneur du Slesvig, eut ordre de sauvegarder les droits de la Prusse dans les deux duchés conformément au traité de Vienne, et il entra en conséquence dans le Holstein (8 juin). Il avait environ 15,000 hommes, auxquels s’ajoutèrent 7,000 hommes venus par Hambourg; il était appuyé de plus par toute la flotte. En Holstein, où il représentait l’Autriche, le général de Gablenz n’avait que 7,000 hommes; il évacua Kiel et se replia sur Altona.

La diète cependant ne pouvait se résoudre à prendre un parti au sujet de la déclaration autrichienne. La divergence des cabinets empêchait à cette heure encore une entente efficace. On attendait la rupture, et personne n’en voulait prendre l’initiative. Le débat dégénérait en récriminations. On ne s’était accordé que pour demander aux deux grandes puissances le 5 juin, sur la proposition de la Bavière, de retirer leurs troupes de Rastadt, Mayence et Francfort. Il fallait pour amener une décision quelconque qu’un événement y forçât en précipitant les choses. Ce fut l’effet de l’entrée des Prussiens en Holstein. L’Autriche protesta contre cette invasion, l’envoyé prussien protesta de son côté contre l’intention prêtée à son gouvernement d’annexer les duchés par la force; il déclara que l’on était prêt à Berlin à résoudre pacifiquement la question du Slesvig-Holstein conjointement avec celle de la réforme. Cette ouverture ne fut point accueillie. D’autre part, la commission des 9 ne se hâtait nullement de terminer son travail d’examen. M. de Bismarck vit dans ces lenteurs un atermoiement calculé, et le 10 juin il adressa directement aux états allemands un exposé des principes sur lesquels reposerait la réforme proposée par la Prusse[5]; il invita les cabinets à les étudier et à faire savoir à Berlin s’ils seraient disposés à y adhérer dans le cas éventuel où le pacte fédéral viendrait à être rompu.

Manteuffel pendant ce temps continuait d’avancer en Holstein. Il occupa Itzehoë, où les états étaient convoqués, ferma la chambre, dispersa la réunion, ordonna quelques arrestations, et sous prétexte de rétablir le gouvernement commun renvoya partout les fonctionnaires augustenbourgeois. Gablenz se retira sur Hambourg, et regagna l’Autriche par le Hanovre et Cassel. L’envoyé autrichien notifia le 11 à la diète ces mesures, dont il demanda la répression en vertu de l’article 19 de l’acte fédéral de Vienne; il proposa en conséquence de mobiliser tous les corps d’armée fédéraux n’appartenant pas à la Prusse. Le lendemain, les relations diplomatiques furent rompues entre les deux puissances par le rappel des ambassadeurs. Le vote sur la proposition autrichienne avait été renvoyé au 14 juin. La motion fut adoptée, et la mobilisation décrétée. A la suite de ce vote, l’envoyé prussien, qui avait, au début de la séance, décliné la compétence de l’assemblée fédérale, déclara que son gouvernement considérait dès lors le pacte comme rompu, et agirait en conséquence, il ajouta que l’unité nationale ne dépendait pas de formes transitoires, qu’il y avait lieu d’y trouver une expression plus convenable, et qu’il soumettait aux gouvernemens les bases d’une confédération nouvelle sur lesquelles ils pourraient s’entendre avec la cour de Berlin. Il acheva en disant que sa mission près de la diète était terminée, et il se retira.

Le vote du 14 juin était attendu avec une anxiété extrême; depuis la dissolution du saint-empire, aucun événement plus grave ne s’était accompli en Allemagne. On en sentait la portée, mais on n’en pouvait prévoir les suites, et le résultat du vote n’était pas fait pour apaiser les inquiétudes. On préférait la guerre sans doute à l’état désastreux de crise où l’on languissait depuis deux mois; mais on n’avait point du débat actuel une vue assez nette pour s’attacher avec une ardeur entière au succès de la cause à laquelle on se ralliait. L’acte du 14 juin toutefois eut un effet immédiat : il fondit les nuances d’opinions et força les partis à prendre une résolution. Il n’en resta plus que deux. L’unité était en jeu et liée à la victoire de la Prusse. Il fallut se prononcer pour ou contre cette puissance : elle était l’instrument et s’imposait; à regret ou non, les unitaires devaient la suivre, sauf à la combattre plus tard. Si profondément séparés du reste qu’ils fussent à l’intérieur, il y avait un point sur lequel les partis s’accordaient : la crainte de l’ingérence étrangère et d’un démembrement de l’Allemagne. Tous les regards se tournaient vers la France. Rien de ce qui s’y passait pourtant n’était de nature à susciter des émotions si vives. M. de Bismarck n’était parvenu à modérer l’opinion qu’en l’assurant d’une neutralité désintéressée de la France. Bien qu’il n’y eût aucun engagement, la suite l’a prouvé, il n’hésita point à dégarnir dès le commencement de juin la frontière du Rhin, ne laissant pour garder le nord-ouest de la monarchie et faire face aux armées fédérales que trois divisions encore isolées. Cette témérité le servit. La lettre de l’empereur Napoléon à M. Drouyn de Lhuys parut sur ces entrefaites. Elle admettait les tendances prussiennes, mais elle y posait une limite; l’Allemagne y vit à la fois un encouragement aux idées nouvelles et une confirmation des paroles d’Auxerre. Dans l’état des choses, l’impression fut en définitive favorable à la Prusse.

M. de Bismarck était maître du présent; il fallait en user promptement. Le 15 juin, la Prusse fit notifier au Hanovre, à la Hesse électorale et à la Saxe que, leur vote à la diète impliquant une déclaration de guerre, ils devaient, sous peine d’encourir une exécution militaire, revenir sur ce vote, ramener leurs armées sur le pied de paix, adhérer enfin à la proposition de réforme : à ces conditions, on leur promettait la neutralité et la garantie de leurs droits souverains. Ces gouvernemens avaient jusqu’au soir pour répondre. Ils refusèrent, et le 16 juin leurs territoires furent envahis[6]. La Saxe en donna aussitôt avis à la diète, demandant que des mesures répressives fussent prises sur-le-champ, et que l’Autriche et la Bavière en particulier fussent invitées à défendre contre la Prusse les états confédérés attaqués par elle. Les envoyés d’Autriche et de Bavière déclarèrent que leurs gouvernemens étaient prêts à agir immédiatement. La motion saxonne fut adoptée. La Prusse la considéra comme une déclaration de guerre, et fit notifier aux commandans des avant-postes autrichiens le commencement des hostilités. C’était à l’armée maintenant d’achever ce que la politique avait préparé avec tant de bonheur, sinon de loyauté. L’action de ce côté ne fut pas moins résolue, ni l’audace moins heureuse.


II.

Avant d’entreprendre un récit succinct des opérations de guerre en Bohême et sur le Mein, il est indispensable de faire connaître quelles étaient, au moment où les hostilités commencèrent, la situation et les forces des armées belligérantes. Que la Prusse se fût de longue main préparée à la guerre, cela ressort des événemens mêmes avec une entière évidence. Elle avait mis à profit avec une persévérance continue les loisirs d’une paix prolongée. L’armée avait été réorganisée; on avait, malgré les chambres, augmenté l’armée active aux dépens de la landwehr. Pour obtenir ce résultat, on avait bravé un conflit parlementaire de cinq années et l’impopularité qui en était la suite. Un armement nouveau donnait aux soldats prussiens l’avantage d’un tir plus rapide. L’armée rendue plus forte, on voulut la rendre plus mobile. Tout fut combiné pour assurer la célérité des mouvemens de concentration et de transport. La campagne des Français en Italie et surtout la guerre de sécession en Amérique avaient montré toutes les ressources que l’art militaire pouvait trouver dans les applications de l’industrie moderne. Ces nouveaux moyens de tactique avaient été étudiés avec un soin particulier. La télégraphie de campagne et les chemins de fer reçurent une organisation complète. Le réseau des voies ferrées fut divisé en zones militaires, et il y eut tout un personnel prêt à en prendre la direction. Les parcours et le mode de réunion des trains furent réglés d’avance, de sorte que, le décret de mobilisation lancé, on savait au juste le temps que mettrait un corps à se rendre à la frontière. On ne s’était pas contenté de ces dispositions générales. La campagne même que l’on fit en Bohême était préparée depuis longtemps et dans le plus minutieux détail. On connaissait à Berlin, mieux qu’à Vienne peut-être, l’ordre de bataille de l’armée autrichienne et la topographie de la Bohême. Des cartes excellentes étaient dans les mains de chaque officier. Non-seulement des compagnies d’ouvriers accompagnaient l’armée, prêtes à réparer partout les lignes de fer, mais on avait poussé la prévoyance jusqu’à faire disposer à Berlin les pièces des ponts que l’on supposait devoir trouver détruits. Que l’on ajoute à cela un corps très homogène d’officiers d’élite, laborieux, patiens, ambitieux, soumis à des études constantes, sous leurs ordres des troupes jeunes où étaient représentées toutes les classes sociales, où l’instruction était largement répandue, où l’intelligence dominait, où régnait un patriotisme ardent, grâce auquel, la guerre déclarée, disparurent toutes divergences d’opinion et tout froissement personnel. Enfin le gouvernement tenait dans ses caisses une réserve de 30 millions de thalers en numéraire. Ces préparatifs si complets avaient été menés avec autant de discrétion que de persistance. L’Europe en ignorait la puissance et l’étendue. On dédaignait un peu ce que l’on prenait pour des combinaisons de théoriciens de bureau; cette armée, qui n’avait pas fait ses preuves, si brièvement exercée d’ailleurs, si largement recrutée, semblait peu capable d’affronter les troupes autrichiennes. La guerre de Danemark n’avait été qu’une expérience, et elle n’avait fait oublier à personne qu’en 1850 la Prusse avait subi l’humiliation d’Olmütz, faute de pouvoir répondre par les armes aux provocations parties de Vienne.

L’Autriche s’était trop reposée sur ses souvenirs. Rien n’avait été tenté, on était resté stationnaire. A part l’artillerie, une des plus belles d’Europe, l’armement était ancien. On n’avait point pensé évidemment à une guerre en Bohême, ni surtout à la tactique nouvelle. Les Prussiens avaient quatre chemins de fer qui conduisaient à la frontière; les Autrichiens n’en avaient qu’un et encore à une seule voie, la ligne de Vienne à Lundenbourg avec des embranchemens sur Olmütz et Prague. L’aristocratie, qui remplissait l’état-major, servait avec une bravoure et un éclat incontestables; mais elle avait trop négligé ce que les « hobereaux » prussiens avaient si patiemment appris. Quant à l’armée proprement dite, mainte cause en affaiblissait la puissance et en paralysait l’action. L’écart considérable entre le pied de paix et le pied de guerre en rendait la réunion difficile; c’était en chiffres ronds 186,000 hommes qu’il fallait rappeler sous les drapeaux, armer et faire entrer dans les cadres: ces hommes étaient tous loin de leurs régimens et de leurs dépôts, car par mesure de prudence on tenait toujours les soldats en activité éloignés de leur pays natal. De là beaucoup de lenteur à atteindre l’effectif de guerre, de là aussi une grande disproportion dans l’aptitude des hommes. La difficulté de faire marcher d’accord ces élémens hétérogènes était plus grande encore[7]. Les officiers ne se comprenaient pas toujours, les sous-officiers et les soldats ne pouvaient s’entendre. Il avait fallu par politique diviser les nationalités et appeler au nord les contingens italiens, qui de plus furent disloqués et répartis dans des corps de langue différente. Les troupes mêmes des provinces orientales ne marchaient qu’avec une sorte de répugnance que l’on ne pouvait combattre suffisamment. On avait dû en outre envoyer en Italie 164,000 hommes de troupes excellentes, les plus sûres et les mieux exercées. Le gouvernement enfin, absorbé par des embarras de toute sorte, croyant au succès, mais hésitant à entreprendre la guerre, avait négocié jusqu’à la dernière heure, et n’avait rien fait pour activer ses préparatifs. Quant aux contingens des états secondaires, médiocrement armés d’ailleurs, des causes nombreuses en retardaient la concentration; les gouvernemens n’étaient nullement prêts à la guerre et ne la désiraient pas, de sorte qu’ils ne commencèrent à s’y préparer que lorsqu’elle fut inévitable. Les Saxons seuls se trouvèrent en mesure de se défendre. Il résulte de là que, si l’armée prussienne était préparée d’avance et s’il suffisait d’un ordre pour la concentrer, il en était tout autrement en Autriche. En opérant des gouvernemens de troupes alors qu’en Prusse rien n’avait encore bougé, on ne faisait donc qu’obéir à un sentiment de légitime prudence, et on ne cherchait qu’à rétablir l’équilibre des forces. On le fit malheureusement avec trop de mollesse. Quelques dates et quelques chiffres compléteront cette esquisse; c’est là que se trouve en grande partie l’explication de la campagne.

Dès le mois de mars, l’Autriche commença de se préoccuper de la guerre. On acheta des chevaux, on rapprocha de leurs dépôts les corps de troupes des provinces du nord. Ce furent ces mouvemens, tout de précaution et de défense, qui servirent de prétexte aux réclamations de M. de Bismarck. La concentration des troupes en Bohême ne fut entreprise que vers le milieu de mai. Le 19, le feld-maréchal Benedek en prit le commandement. Les opérations de concentration durèrent jusqu’au milieu de juin. A cette date, l’armée du nord était forte de 263,000 hommes et 752 canons, cantonnés de l’Elbe à Cracovie. A la même époque, les Bavarois se rassemblaient entre Bamberg et Wurtzbourg; leur force était évaluée à 50,000 hommes et 144 bouches à feu; le 8e corps de l’armée fédérale, Wurtemberg, Hesse-Darmstadt, Nassau, Bade et 12,000 Autrichiens, en tout 53,000 hommes et 134 canons, se réunissaient, mais avec beaucoup de lenteur, autour de Francfort. Le Hanovre et la Hesse électorale avaient à peine commencé à mobiliser leurs troupes, quoique par leur situation ils fussent les plus compromis des états allemands. En résumé, les états secondaires, qui devaient fournir un contingent total de 144,000 hommes, ce qui eût porté les forces alliées à près de 400,000 hommes, n’étaient nulle part prêts à entrer en ligne. Les gouvernemens hésitaient encore, les armées ne communiquaient pas et ne s’entendaient point. Il n’y avait pas de volonté bien arrêtée, il ne pouvait y avoir d’action commune efficace. La petite armée saxonne, forte de 23,000 hommes et 60 canons, bien équipée, parfaitement exercée et animée du plus vaillant patriotisme, se trouva seule capable d’appuyer les Autrichiens. On verra qu’elle les rejoignit du 16 au 18 juin. Les forces dont disposait le maréchal Benedek furent ainsi portées à 271,000 hommes et 810 canons.

En Prusse, on n’avait pris des mesures ostensibles que vers la fin de mars et pour répondre en apparence aux mouvemens des troupes autrichiennes. Le 27, l’ordre fut donné d’élever l’effectif des divisions de la frontière austro-saxonne et d’armer les forteresses de Silésie. Un mois après, le 24 avril, à la suite du refus de l’Autriche de désarmer en Italie, cinq des corps d’armée prussiens, la cavalerie et l’artillerie en entier furent mis sur le pied de guerre. Le 4 mai, ces corps furent mobilisés, et on mit sur le pied de guerre les quatre autres corps d’armée. Ils furent mobilisés eux-mêmes le 7 mai. L’armée prussienne entière se trouva ainsi appelée sous les armes[8]. En quatorze jours, elle fut au complet, et présenta un effectif de 326,000 hommes, équipés, approvisionnés, munis de convois et d’ambulances, toute prête en un mot à entrer en campagne. Dès le 19 mai, on put commencer la concentration des troupes. En vingt et un jours, 197,000 hommes, 55,000 chevaux et 5,200 voitures furent transportés à la frontière. Le 1er juin, la garde, 27,000 hommes, quitta Berlin, où elle fut remplacée par un corps de réserve de 24,000 hommes de landwehr, sous le général Mulbe. La garde vint rejoindre l’armée de Bohême, qui se trouva dès lors prête à marcher. Elle était forte de 254,000 hommes et 900 canons. Le roi devait en prendre le commandement supérieur. Elle était divisée en trois armées réparties de la manière suivante : première armée, sous le commandement du prince Frédéric-Charles, composée des 2e, 3e et 4e corps, avec la cavalerie de la garde, en tout 93,300 hommes, qui formaient le centre des positions prussiennes et étaient cantonnés d’Hoyerswerda à Gœrlitz ; deuxième armée ou armée de Silésie, sous le commandement du prince royal, composée des 1er, 5e, 6e corps et de l’infanterie de la garde, 115,000 hommes, qui formaient l’aile gauche et étaient cantonnés sur la frontière de Silésie ; troisième armée ou armée de l’Elbe, sous le commandement du général Herwarth, composée des corps venus du Rhin, environ 46,000 hommes, qui formaient la droite, entre Halle et Torgau. La Prusse avait donc porté là tout son effort. À l’ouest, en Westphalie et dans les provinces rhénanes, on n’avait laissé que la division Gœben ; une autre division, sous les ordres du général Beyer, fut formée avec les garnisons retirées des places fédérales et envoyée dans l’enclave de Wetzlar. Ces deux corps, environ 36,000 hommes, opéraient sous le commandement supérieur du général Vogel de Falkenstein. La division Manteuffel, alors dans le Holstein, vint plus tard rejoindre l’armée du Mein, qui fut portée ainsi à 54,000 hommes avec 78 canons et une division de landwehr comme réserve. On voit par cet exposé que, si à la frontière de Bohême les forces dont disposait l’Autriche étaient supérieures en nombre aux forces prussiennes, cette supériorité apparente était bien compensée par la composition des troupes, la précipitation avec laquelle on les avait réunies, le manque d’approvisionnemens et la répartition des corps sur une ligne aussi étendue.

Telle était la situation des différentes armées lorsque le 15 juin la Prusse adressa son ultimatum à la Saxe, au Hanovre et à la Hesse électorale. Elle leur donnait douze heures pour répondre. Ils n’acceptèrent point, et, comme on l’a vu déjà, le 15 au soir la guerre leur fut déclarée. L’ordre de marcher fut donné immédiatement aux troupes. Il s’agissait moins de frapper l’ennemi par des mouvemens rapides et de désorganiser les troupes fédérales à peine formées en corps que d’obtenir du premier coup deux résultats d’une importance stratégique considérable. Il fallait d’abord assurer les communications entre les deux parties est et ouest de la monarchie prussienne; il fallait ensuite circonscrire les deux théâtres d’opérations, les disjoindre et couper les Autrichiens des Bavarois. On croyait à Berlin à une offensive de Benedek; on pensait qu’il occuperait la Saxe. C’était de ce côté qu’il importait d’agir avec le plus de décision. Le 16 juin, la droite et le centre de l’armée prussienne franchirent la frontière saxonne. Ils ne trouvèrent aucune résistance. L’armée évacua aussitôt le pays et rejoignit en Bohême les Autrichiens, qui ne bougèrent pas. Le 18, le général Herwarth entrait à Dresde, tandis que le prince Frédéric-Charles faisait réparer les chemins de fer, rétablissait les communications et occupait Bautzen et Zittau. On s’assura des lignes de Dresde à Plauen et à Chemnitz. La population reçut les Prussiens avec une résignation sérieuse et triste; on la traita avec égards. Les avant-postes furent portés à la frontière de Bohême; on fit venir de Berlin, pour garder Dresde, le général Mulbe avec son corps de réserve. Le 20 juin, la Saxe entière était entre les mains des Prussiens, et l’armée d’opération pouvait continuer sa marche.

Les mouvemens exécutés à l’ouest par le général Falkenstein n’étaient pas moins heureux. La division Beyer eut l’ordre de marcher de Wetzlar sur Cassel ; elle y arriva le 19. Les Hessois s’étaient retirés précipitamment sur Fulda, après avoir coupé le chemin de fer de Giessen à Marbourg. L’autorité de l’électeur fut suspendue et lui-même transporté à Stettin le 24. La petite armée hessoise cependant avait pu rejoindre le 8e corps fédéral. L’armée hanovrienne n’eut pas le même bonheur. A peine mobilisée, on la transporta, du 15 au 17, par trains express jusqu’à Goettingue. Dans la précipitation de ce départ, on dut abandonner de nombreuses munitions et 60 canons, dont les Prussiens s’emparèrent. Le 17, le général Falkenstein fit son entrée à Hanovre; le général Manteuffel l’y rejoignit le 18, venant du Holstein. La marine s’était emparée des points les plus importans des côtes. Le 22, on était maître de tout le Hanovre. On s’était mis dès le 19 à la poursuite des Hanovriens, qui, forts de 18 à 19,000 hommes avec une bonne cavalerie et 52 canons, cherchaient à s’organiser autour de Goettingue. Le dessein du roi George, qui, malgré sa cruelle infirmité, restait au milieu de ses troupes, était de gagner la Bavière par Gotha et Eisenach. Cette partie de la province de Saxe n’était gardée que par deux bataillons du contingent de Cobourg, sous le colonel Fabeck. Hs n’eussent point présenté un obstacle sérieux, si l’armée hanovrienne avait pu agir immédiatement, si les Bavarois avaient, pour la secourir, poussé une pointe vers Cobourg; mais ils ne le firent pas, et le roi George ne put se mettre en marche que le 20. Il fut prévenu par les Prussiens, qui, renforcés de quelques troupes de landwehr, coupèrent successivement toutes les issues. Ne pouvant se décider à livrer bataille, hésitant, négociant encore, les Hanovriens errèrent jusqu’au 27 de Gotha à Langensalza, espérant toujours que l’armée bavaroise leur viendrait en aide. Ils voulaient gagner du temps, ils en donnèrent à leur ennemi, qui sut en profiter. A Gotha, le 26 juin, le colonel Fabeck avec son faible renfort de landwehr n’eût point été en mesure de résister. Le roi George se trouvait alors à Langensalza. Sommé de capituler, il avait refusé, mais il n’agit point et négocia encore. Il demandait à gagner la Bavière avec son armée, promettant de s’abstenir pendant un mois de toute hostilité. La Prusse exigea des garanties. Il n’en fut point accordé. Le 25, une nouvelle sommation de capituler dans les douze heures fut envoyée aux Hanovriens. Ils la repoussèrent. Le 26 juin à midi, les négociations furent rompues, et le 27 l’armée hanovrienne se remit en mouvement. Le gros des troupes prussiennes était encore à une journée de marche en arrière, au nord. Le roi de Hanovre n’avait devant lui au sud que l’avant-garde, environ 9,000 hommes, composée en grande partie de landwehr et du contingent de Cobourg-Gotha, sous le général Flies. Renonçant à forcer le passage de ce côté, croyant avoir le temps de se dérober avant l’arrivée de l’autre armée, les Hanovriens, ainsi investis, se dirigèrent vers le nord. Il importait de les arrêter. Le général Flies, malgré la disproportion des forces, n’hésita point; il attaqua l’arrière-garde entre Langensalza et Merxleben. Après un combat sanglant, les Hanovriens se retirèrent dans ce dernier village, où ils prirent une position très forte. Ils avaient d’ailleurs une grande supériorité numérique, car l’engagement était bientôt devenu général. Après une lutte acharnée qui dura jusqu’au soir, le général Flies dut se replier sur Warza. Il était repoussé, mais il avait atteint son but, arrêté l’armée hanovrienne. Celle-ci se trouvait trop épuisée en effet pour se remettre en marche immédiatement, et le lendemain il était trop tard. Les corps prussiens avançaient de tous côtés. Les Hanovriens, enveloppés de toutes parts, se voyaient menacés d’une entière destruction. Ils n’avaient plus qu’à capituler. Ils le firent le 29. Le roi put se retirer où bon lui semblait, en dehors du Hanovre. Les troupes furent désarmées et renvoyées dans leurs foyers, sous serment de ne pas servir contre la Prusse; les officiers conservèrent leurs armes. Le royaume de Hanovre n’existait plus. Ainsi en quatre jours, du 16 au 20 juin, la Prusse avait obtenu les deux résultats qu’elle désirait. Les communications étaient assurées entre ses provinces, la guerre était portée sar le territoire ennemi. Les Bavarois et l’armée fédérale étaient coupés des Autrichiens, la coalition était désorganisée, et le 29 le Hanovre était conquis. La grande armée prussienne n’était point restée inactive pendant ce temps-là. Les opérations avaient commencé. C’est elles seules que nous allons suivre désormais.

Il est nécessaire de préciser ici la situation des Autrichiens à ce moment. Jusqu’aux premières hostilités, l’opinion en Europe partagea leur confiance dans la supériorité de leurs forces. On voyait dans l’inaction de Benedek le résultat de combinaisons profondes qui allaient se montrer tout d’un coup. En Prusse même, on n’était pas sans crainte : on s’attendait à voir les Autrichiens passer la frontière, et un succès pouvait leur livrer la route de Berlin. Si ces suppositions inquiétèrent un moment Berlin, elles dénotent de la part du général autrichien des illusions bien grandes. Ce qui est sûr, c’est que l’offensive de ses adversaires le surprit, et que, lorsqu’ils commencèrent les hostilités, il n’était pas en mesure de les devancer; mais alors même il se méprit tout à fait sur le dessein qu’il leur prêtait. Il pensa que l’idée, si téméraire qu’elle fût, de s’ouvrir le chemin de Vienne par Olmütz les séduirait, et que leur principale attaque aurait lieu par la frontière de Silésie, tandis qu’il n’y aurait du côté de la Saxe qu’une forte démonstration. Encore comptait-il de ce côté sur les Bavarois, qui entraveraient la marche des Prussiens en les prenant à revers. C’était là une erreur capitale dont Benedek ne revint que plus tard, et qui fut le principe de ses revers. Il se prépara en conséquence. Il voulait attendre les Prussiens à mesure qu’ils sortiraient des défilés, laisser déboucher une partie de leurs forces, les battre avant qu’ils ne fussent entièrement déployés, les refouler ainsi successivement avec toutes ses troupes et envahir à leur suite. Il disposait de sept corps d’armée, de deux divisions de cavalerie légère et trois divisions de cavalerie de réserve. Il établit son quartier-général dans une position centrale, à Josephstadt; il y concentra le gros de ses forces, qu’il pouvait porter facilement de là, soit sur Olmütz, soit sur la frontière de Silésie. Il garda avec lui le 4e corps (Festetics), le 8e (archiduc Léopold), et les trois divisions de cavalerie de réserve. Le 3e corps (archiduc Ernest) resta pour observer la route d’Olmütz. Le 10e corps (Gahlenz), le 6e (Ramming), le 2e (Thun) et une division de cavalerie légère furent échelonnés le long de la frontière de Silésie. Le 1er corps (Clam-Gallas), avec les Saxons et la 1re division de cavalerie légère, devait défendre les passages du nord-ouest, arrêter les Prussiens sur la ligne de l’Iser, donner à Benedek le temps de les battre de son côté et de revenir à lui pour accabler l’armée de l’Elbe. Clam-Gallas réunit donc ses troupes sur l’Iser, autour de Munchengrætz, ne laissant au nord que la brigade Poschacher pour garder la route de Reichenberg. Ainsi, par suite de la méprise du maréchal Benedek, Clam-Gallas allait se trouver isolé, avec 60,000 hommes seulement, en face de deux armées qui formaient un total de 140,000 hommes. Voici en effet quel était le plan des Prussiens, dont la conception est attribuée au chef d’état-major-général de Moltke, qui en dirigea l’exécution.

Il fut décidé que les trois armées envahiraient à la fois la Bohême par le nord-ouest et par le nord-est, et avanceraient en se resserrant toujours. La première armée et l’armée de l’Elbe devaient atteindre l’Iser, et la deuxième armée la rive droite de l’Elbe supérieur, en dirigeant sur Gitschin et Kœniginhof leurs marches convergentes, pour de là opérer de concert sur Vienne par Pardubitz et Brunn. Le rôle le plus difficile incombait ainsi à la seconde armée, qui allait avoir à franchir les défilés de la Silésie et à supporter tout l’effort des Autrichiens. Cette armée dut en conséquence s’ébranler la dernière et lorsque les deux autres seraient déjà entrées en Bohême.

Le 23 et le 24 juin, l’armée de l’Elbe et l’armée du prince Frédéric-Charles traversèrent sans être inquiétées les parties difficiles de la route; elles se dirigeaient sur Munchengrætz, l’une par Gabel, l’autre par Reichenberg. La division Horn, qui formait l’avant-garde du prince Frédéric-Charles, rencontra les Autrichiens le 25 à Liebenau. Après un combat d’artillerie, ceux-ci se retirèrent sur Podol. Il n’y avait, ainsi qu’on l’a dit plus haut, pour défendre ce point de passage important sur l’Iser, que la brigade Poschacher, dite brigade de fer. Elle se barricada dans le village. Les Prussiens l’y attaquèrent dans la nuit du 26 au 27. Après trois heures de lutte acharnée, les Autrichiens durent céder, et ils se replièrent en bon ordre sur Munchengrætz. Ce fut dans ce combat que l’on se rendit bien compte pour la première fois des terribles effets du fusil à aiguille. On n’y avait pas pris garde en Danemark; depuis, l’opinion y attacha sans doute trop d’importance. Il est certain néanmoins que cet engin de guerre eut dans la campagne de Bohême une influence considérable. Il était inférieur pour la précision et la portée aux fusils autrichiens, mais à courte distance il reprenait tous ses avantages. Tirant cinq coups pour un de leurs adversaires, les Prussiens virent ainsi presque partout leurs forces quintuplées en réalité. Rien ne fut tenté pour paralyser l’action de cette arme meurtrière; la tactique adoptée par les Autrichiens en assurait au contraire l’efficacité. Ils attaquaient à la baïonnette, en masses serrées et profondes, d’un élan ferme et impétueux. Cette disposition mauvaise, cette bravoure inutilement déployée, leur furent fatales. Dans plusieurs rencontres, ils furent littéralement fauchés. Ce qui se passa à Podol se reproduisit en effet pendant tout le cours de la guerre. On explique de cette manière l’écart considérable qu’il y eut toujours entre les pertes des deux armées. Ce premier engagement sérieux fut sur les deux armées d’un effet moral énorme. Les Autrichiens se voyaient dès l’abord envahis, repoussés sur leur propre territoire et décimés par une arme supérieure. Les Prussiens prirent confiance en eux-mêmes, dans leurs chefs, dans l’excellence de leur armement.

L’armée de l’Elbe n’avait pas été moins heureuse. Dès le 26 juin, elle communiquait avec la première armée, et toutes deux s’avançaient sur Munchengrætz. On sait que Clam-Gallas s’y trouvait avec son corps d’armée. Obéissant à ses instructions, il se bornait à contenir l’ennemi. On venait même de lui ordonner d’abandonner l’Iser; mais le 26 Benedek, instruit des mouvemens des deux armées prussiennes, reconnut qu’il s’était trompé et changea brusquement d’avis. L’effort principal se portait sur la Bohême. Il résolut de se retourner de ce côté avec toutes ses forces et de reconquérir la ligne de l’Iser, bien compromise déjà. Dans cette nouvelle combinaison, Clam-Gallas devait former l’avant-garde de la grande armée autrichienne et résister en attendant qu’on vînt l’appuyer pour reprendre l’offensive. Attaqué à Munchengrætz le 27, il céda devant des forces supérieures et se retira sur Gitschin, où il s’établit dans une bonne position défensive, s’attendant toujours à être secouru. La première armée prussienne le poursuivit et l’attaqua. Il y eut le 27 un combat sanglant qui coûta cher aux Prussiens; mais l’avantage leur resta. Ils étaient maîtres de l’Iser et du chemin de Dresde à Prague. Clam-Gallas n’avait point été soutenu; il reçut même le 29 au soir l’ordre d’évacuer Gitschin et de se replier en toute hâte sur Kœnigsgrætz. Benedek avait encore une fois changé de dessein. Il venait d’apprendre en effet l’entrée en Bohême de l’armée du prince royal, et comprenait trop tard quel était le plan des Prussiens et quel danger il lui faisait courir.

Le prince royal était resté en expectative, prêt à faire face à une offensive des Autrichiens, à les prendre à revers, s’ils se portaient sur les deux autres armées, à entrer enfin en ligne à son tour et à compléter le plan d’invasion, s’il réussissait du côté de la Saxe. L’événement le plus favorable fut celui qui se présenta. Instruit des progrès des armées prussiennes et du dessein de Benedek de reconquérir l’Iser, le prince royal se mit immédiatement en marche; il envoya auparavant deux divisions du 6e corps faire une démonstration par Neisse, sur la route d’Olmütz; elles devaient y occuper les Autrichiens, leur faire croire qu’elles étaient l’avant-garde de la seconde armée, et venir ensuite rejoindre celle-ci par Glatz et Reinerz. Le prince royal divisa ses troupes en trois colonnes, qui devaient pénétrer simultanément en Bohême : la droite (1er corps, général Bonin) par la route de Landshat à Trautenau, le centre (garde) par la route de Wunschelburg à Braunau, la gauche (5e corps, général Steinmetz, et ensuite 6e corps) par la route de Reinerz à Nachod. Cette dernière colonne suivait le chemin le plus difficile, un défilé de plus de 7 kilomètres qui ne permettait de se déployer qu’à Nachod; mais une saillie de la frontière et une route relativement aisée donnaient au centre le moyen de se mettre en ligne plus tôt et de soutenir au besoin celle des deux ailes qui serait compromise. Le mouvement commença le 27 au matin.

Des corps autrichiens étaient placés en face des débouchés. Benedek était près de là, à Josephstadt, dis|30sant de six corps d’armée, soutenu à gauche par la retraite de Clam-Gallas. Il était donc maître de livrer bataille, d’écraser le prince royal avec ses forces réunies et de se reporter ensuite sur les deux autres armées prussiennes, qui n’auraient pas le temps de secourir l’armée de Silésie. Il n’en fit rien, résolu dès lors, paraît-il, à risquer une affaire décisive, à attirer l’ennemi près de Kœniginhof, dans une situation qu’il croyait excellente, et à le battre ainsi à son heure, au lieu déterminé par lui. Cette combinaison ambitieuse échoua complètement, tant par l’impéritie des Autrichiens que par la décision de leurs adversaires. Dans le dessein qu’avait Benedek, il eût pu au moins tenter de défaire séparément les corps qui débouchaient des montagnes et empêcher leur jonction. Au lieu d’agir avec résolution, il se contenta de gêner leurs mouvemens, de retarder leur marche, et par la résistance vaine qu’il leur opposa, il ne fit que disperser ses propres troupes, les épuiser et les décourager.

La droite prussienne arriva dans la matinée du 27 à Trautenau; Gablenz était établi en arrière de la ville. Un engagement très vif de l’avant-garde donna au gros de la colonne le temps de se déployer. Les Autrichiens se retirèrent après une lutte prolongée; mais dans l’après-midi Gablenz revint avec des troupes fraîches. Fatigués par la chaleur, la marche et huit heures de combat, les Prussiens se retirèrent derrière la ville avec des pertes considérables, fusillés au passage par les habitans, qui leur jetaient aussi de l’huile bouillante sur la tête ; mais le corps de Gablenz était trop ébranlé lui-même pour profiter de son avantage. Pendant ce temps, la garde prussienne, au centre, s’avançait sur Braunau sans être sérieusement inquiétée, tandis qu’à gauche le vieux Steinmetz remportait un brillant succès. Il se heurta en débouchant de Nachod contre le 6e corps autrichien tout entier, avec une division de cavalerie et 100 canons. L’avant-garde prussienne, après avoir soutenu bravement le choc, reculait, accablée par le nombre; mais Steinmetz avait pu se déployer en partie : il fait hisser des canons sur les hauteurs et prend hardiment l’offensive. Ses hulans culbutent les fameux cuirassiers autrichiens. Toutes les forces autrichiennes étaient depuis longtemps en ligne; les Prussiens se renforçaient à chaque instant. Ramming dut céder enfin à cet élan impétueux et se retirer sur Skalitz en laissant 3 drapeaux, 5 canons et 2,000 prisonniers aux mains de l’ennemi. Malgré cet avantage, la situation de l’armée prussienne le 27 au soir n’était rien moins qu’assurée, et l’on s’accorde à dire que Benedek perdit à ce moment l’occasion de vaincre.

Les deux armées de l’ouest étaient encore à deux jours de marche, contenues d’ailleurs par Clam-Gallas. Le prince royal, arrêté à droite, était acculé au pied des montagnes, incomplètement déployé, n’avait en ligne que 67,000 hommes, et ses trois corps ne communiquaient point entre eux. Au lieu de rejeter dans les défilés Steinmetz victorieux, mais fatigué par la lutte, de renforcer Gablenz à Trautenau et de couper le centre des ennemis des deux autres colonnes, Benedek se contenta de faire revenir le 3e corps, resté vers Olmütz, et d’envoyer le 6e (archiduc Lépold) rejoindre Ramming devant Nachod. Quant à Gablenz, il dut quitter la position excellente qu’il avait gardée pour rétrograder vers l’Aupa, y occuper la garde prussienne, qui y était déjà campée, et l’empêcher de soutenir Steinmetz. Ces troupes, éprouvées déjà, durent ainsi, après une journée de combat, entreprendre une marche de flanc devant un corps d’élite tout frais et supérieur en nombre. Elles rencontrèrent la garde prussienne le 28 au matin à Burgersdorf ; Gablenz, qui savait le 4e corps près de là, à Kœniginhof, et s’attendait à être appuyé, accepta le combat. Une seule brigade vint à son aide et trop tard. Il se retira abandonnant 5,000 prisonniers, 3 drapeaux et 10 canons. A quelques lieues de là, à Skalitz, le 8e corps et le 6e cédaient, à peu près à la même heure, devant le choc furieux de Steinmetz, renforcé par le 6e corps, arrivé à sa suite, ainsi qu’il le devait faire après avoir accompli sa démonstration vers Neisse. Victorieux sur tous les points, les Prussiens continuèrent d’avancer le 29. Les premiers bataillons de la garde emportèrent Kœniginhof malgré l’héroïque résistance du faible corps autrichien qu’on y avait laissé, et furent rejoints bientôt par l’infatigable Steinmetz, qui venait, pour la troisième fois depuis trois jours, de battre les Autrichiens. L’armée du prince royal fut rassemblée dès lors. Le même jour, Clam-Gallas était forcé d’évacuer Gitschin. Dans la soirée, les avant-gardes du prince royal communiquèrent avec celles du prince Frédéric-Charles sur l’Elbe supérieur. La concentration des troupes prussiennes était maintenant assurée; on l’acheva rapidement. Les trois armées d’opération furent réunies sur une grande ligne de bataille, longue de huit lieues (32 kilomètres), et, qui faisait à peu près face à la partie de l’Elbe qui court de Josephstadt à Kœnigsgrætz. L’armée de l’Elbe, formant l’aile droite, s’avança jusqu’à Smidar, au sud-ouest de Kœnigsgrætz. Le prince Frédéric-Charles se plaça à cinq lieues et demie en avant de cette place, à Horsitz, formant le centre. Le prince royal forma l’aile gauche, de Miletin à Kœniginhof, sur la rive droite de l’Elbe, laissant sur la rive gauche le 5e et le 6e corps à Gradlitz. Les trois armées n’en firent plus qu’une. Le roi, arrivé de Berlin, en prit le commandement le 2 juillet, et établit son quartier-général à Gitschin. Une grande bataille était inévitable. Les Prussiens la désiraient, les Autrichiens s’y étaient préparés.

Resserré chaque jour davantage par cette marche convergente, Benedek. dut renoncer à en retarder le progrès et se résoudre à une action décisive. Dès le 28 juin au soir, il commença de concentrer ses troupes et se retira sur la rive droite de l’Elbe, en avant de Kœnigsgrætz. Il choisit là, pour y livrer bataille, une position depuis longtemps étudiée, qui avait, comme on le verra, de grands inconvéniens, mais qui permettait, en cas de succès, de reprendre l’offensive. Ce fut, paraît-il, cette considération qui décida le général autrichien. Il s’établit sur des collines boisées, entrecoupées de ravines profondes et qui s’étagent en amphithéâtre en avant de la plaine où se trouve Kœnigsgrætz, entre l’Elbe, la Trotina et la Bistritz. Ces hauteurs atteignent leur point culminant à Chlum et à Lipa, point où la route de Gitschin à Kœnigsgrætz les coupe à peu près par le milieu. C’est en avant qu’elles sont le plus escarpées, du côté de la Bistritz, qui coule au pied, parmi des marécages, et dont le lit en ce lieu est à peu près parallèle à celui de l’Elbe; en arrière, elles s’abaissent plus doucement vers ce fleuve. On barricada les villages, on fit partout des abatis d’arbres destinés à embarrasser l’ennemi et à couvrir son feu. Enfin on établit des batteries superposées, placées de telle sorte qu’un feu convergent balayât la route de Gitschin. L’excellence de l’artillerie autrichienne, la bravoure de ceux qui la servent, rendaient ces préparatifs formidables, si défectueuse que fut d’ailleurs cette position adossée à un fleuve. L’armée fut disposée sur les hauteurs de la manière suivante : les Saxons à gauche, de Prim à Problus, avec le 8e corps, un peu en arrière, leur servant de soutien; à leur droite et formant le centre, le 10e corps et le 3e, dans une position plus avancée sur la Bistritz, à cheval sur la route, en arrière de Sadowa, et le 4e corps de Chlum à Maslowed. Le 2e corps formait la droite, de Maslowed à Horenowes, relié à l’Elbe, à l’extrême droite, par une brigade placée à Trotina et deux bataillons à Racitz. Restaient en réserve les 1er et 6e corps et cinq divisions de cavalerie établis à un demi-mille en arrière du centre. Il résulte de ces dispositions que Benedek croyait à une attaque de front et à une action principale vers le pont de Sadowa, au-dessous de Lipa, lieu où la route de Gitschin traverse la Bistritz et atteint les premières hauteurs. Il ne s’attendait au contraire qu’à une forte démonstration sur la droite. De là vint que, bien que Chlum fût fortifié, il ne s’attacha pas à garnir ce point culminant de ses positions de droite, ni même à y placer des observateurs qui pussent de ce côté surveiller les mouvemens de l’ennemi. L’armée autrichienne présentait ainsi un front de bataille de plus 11 kilomètres. Elle avait un effectif de 206,000 combattans, mais elle était affaiblie de plus de 35,000 hommes depuis le commencement de la campagne. Elle avait été constamment repoussée; des sept corps qui la composaient, deux seulement restaient intacts; les autres, épuisés par les marches, démembrés par leurs pertes, avaient eu à peine le temps de se refaire. Cette armée cependant n’était point découragée, elle désirait l’action; elle avait encore confiance dans son chef, et elle montra bien qu’elle n’avait rien perdu de sa ténacité. Ce ne fut point la fermeté en effet qui manqua, ce fut l’élan. C’est dans ces conditions que Benedek se préparait à livrer une bataille gigantesque et à affronter le choc d’un ennemi victorieux, dont le succès décuplait l’ardeur, et que tout avait servi jusque-là, même ses fautes. Enfin, pour ajouter à tant de causes fâcheuses, le chef de l’état-major autrichien avait été remplacé le 2 juillet, ce qui rendit plus difficile encore les mouvemens, déjà si compliqués, de cette immense armée. Benedek d’ailleurs ne s’attendait point à être attaqué avant le 4. Il était prêt, mais il croyait que les Prussiens auraient besoin de quelques jours de repos.

Il ne se trompait pas entièrement. Pensant que Benedek les attendrait de l’autre côté de l’Elbe, en arrière du fleuve, protégé sur ses ailes par les deux places de Josephstadt et de Kœnigsgrætz, ils avaient résolu de laisser les troupes se reposer jusqu’au 4 ; mais lorsqu’ils surent, le 2 au soir, dans quelle position on se préparait à leur livrer bataille, ils ne voulurent point en perdre l’avantage. Malgré la fatigue des troupes et l’éloignement relatif de l’armée du prince royal, on résolut de reprendre immédiatement l’offensive. On devait marcher en trois colonnes sur Kœnigsgrætz; le général Herwarth, avec l’armée de l’Elbe, attaquerait la gauche des Autrichiens sur la Basse-Bistritz, le prince Frédéric-Charles leur centre, à Sadowa; le prince royal les prendrait à revers sur leur droite. Celui-ci ne pouvait entrer en ligne que longtemps après les autres ; d’autre part, il était impossible au général Herwarth et au prince Frédéric-Charles de se joindre autrement que sur la Bistritz même et sous le feu de l’ennemi. Le succès de la manœuvre dépendait donc de la précision avec laquelle ces mouvemens difficiles seraient exécutés. Il fallait donner au prince royal le temps d’arriver ; deux armées prussiennes opérant séparément, dans un pays accidenté, allaient avoir ainsi à soutenir pendant plusieurs heures la résistance de l’armée autrichienne tout entière. C’était risquer beaucoup ; mais on voulait une victoire complète, et l’on comptait sur l’hésitation de l’ennemi.

Le prince royal était à cinq lieues du quartier-général. On lui dépêcha un courrier qui parvint à traverser les avant-postes autrichiens. A une heure et demie du matin, l’aile droite et le centre s’ébranlèrent. La pluie, qui dura tout le jour suivant, commençait à tomber. Le prince Frédéric-Charles marcha toute la nuit. Les chemins étaient détrempés, il n’avançait que péniblement. Vers quatre heures du matin, il apprit que le prince royal était averti. Il atteignit la Bistritz à sept heures environ. Le brouillard et les ondulations du sol avaient dissimulé ses mouvemens. L’attaque commença au centre, et suivit peu après à gauche. Benedek s’établit à Lipa, où il demeura constamment. Les batteries autrichiennes furent démasquées. A dix heures, l’action était engagée sur toute la ligne. Herwarth, incomplètement déployé dans une position détestable, ne pouvait que tenir sous le feu terrible des Saxons. Au centre, parmi les marécages et les arbres touffus renversés sur le sol, accablés par une grêle de branchages que la mitraille brisait et leur envoyait à la tête, exposés aux balles des tirailleurs autrichiens, lesquels, cachés par les troncs, reprenaient tous leurs avantages, ne pouvant tirer parti de leurs armes, les soldats du prince Frédéric-Charles n’avançaient que lentement, s’élevant pied à pied le long des pentes, avec des pertes énormes. Ils gagnaient toujours ; mais cette attaque furieuse les épuisait. Seule la division Fransecki avait pénétré dans le bois de Benatek jusqu’à Cistowes, au cœur même des lignes autrichiennes. Elle y engagea une lutte acharnée avec le 4e corps, La position était importante. Fransecki se trouvait isolé, et l’on fit tout pour le déloger ; mais on n’y parvint pas. Il eut dans cette journée 2,500 hommes tués ou blessés, le quart de la perte totale des Prussiens. Vers deux heures de l’après-midi, ceux-ci étaient tenus en échec sur toute la ligne. Ils n’avançaient plus et commençaient à s’inquiéter. Les Autrichiens croyaient à la victoire ; mais, sans profiter, même à gauche, de la situation si compromise de l’armée de l’Elbe, Benedek se bornait partout à se défendre. Pour arrêter ainsi les Prussiens, il avait dû engager toute son armée et faire donner même une partie de sa réserve. Enfin, s’il ne croyait encore en ce moment qu’à une forte diversion sur la droite, il commençait à concevoir de ce côté de plus sérieuses inquiétudes. Vers midi, on l’avertit qu’un corps prussien avait traversé l’Elbe; depuis lors une canonnade de plus en plus vive retentissait dans la direction de la Trotina. Tout l’effort s’étant porté jusqu’alors sur Sadowa et le bois de Benatek, le flanc droit des Autrichiens se trouvait découvert; Benedek ordonna en conséquence à une heure trois quarts au 4e corps et au 2e de se replier en arrière vers Nedelist et l’Elbe.

Il était déjà trop tard. La méprise qui devait être si fatale à Benedek ne pouvait plus être réparée. L’armée du prince royal arrivait en ligne, et en ce moment même 90 canons avaient commencé le feu contre l’extrême droite des Autrichiens. — Les troupes du prince royal s’étaient ébranlées de six à huit heures du matin. A onze heures, les avant-gardes du 6e corps parurent sur la Trotina, tandis que la garde marchait en colonne sur Horenowes. Le brouillard cachait son approche. Elle ouvrit le feu vers midi. A deux heures, elle était maîtresse des hauteurs, tandis qu’à sa gauche le 6e corps marchait sur Sendrasitz, après avoir refoulé la brigade autrichienne laissée à Trotina. L’armée du prince royal s’avançait ainsi en se concentrant toujours. Déjà la 1re division de la garde (Hiller), qui avait pris sur le gros de l’armée, retardé par les obstacles du chemin, une avance assez considérable, débouchait sur le plateau de Maslowed.

C’était le moment où le 4e corps et le 2e exécutaient leur demi-conversion vers la droite. Par suite de ces mouvemens, il se fit une brèche dans les lignes autrichiennes, et Chlum se trouva un instant découvert. Malgré son isolement, Hiller n’hésita point à tenter l’attaque. Il prend en flanc le 4e corps dans son mouvement oblique, le culbute, laisse une brigade à sa poursuite, s’élance lui-même vers Chlum avec le reste de sa division, s’empare du village et se fortifie dans les redoutes qu’on y avait préparées. Elles étaient tournées comme toutes les autres vers Sadowa. Hiller fait commencer le feu, et mitraille à revers avec leurs propres canons les Autrichiens qui faisaient face au prince Frédéric-Charles. Il était alors environ trois heures. Chlum dominait tout le champ de bataille; c’était une position capitale, au cœur de l’armée autrichienne. Cette action si hardiment exécutée la livrait aux Prussiens. Il leur fallait s’y maintenir. Benedek comprit le danger qu’il courait, si Chlum restait entre leurs mains. Il lança sur le village tout ce qui lui restait de troupes disponibles. Leur attaque vint se briser devant les retranchemens édifiés par les Autrichiens eux-mêmes, et que les Prussiens défendaient maintenant avec un acharnement sans égal. Hiller supporta seul pendant près d’une heure ce choc désespéré. Sa résistance héroïque lui coûta la vie, mais assura la victoire aux siens. Le prince royal avançait toujours en effet, et parut bientôt avec son armée. Le bruit de son arrivée s’était répandu déjà, rendant l’ardeur aux assaillans, jetant le désarroi parmi leurs adversaires. Les Prussiens reprirent l’offensive sur toute la ligne. A gauche, Herwarth, tenu en échec pendant six heures, s’élançait à l’assaut. Les Saxons se retirèrent en bon ordre avec leurs canons, soutenant encore la retraite de leurs alliés. Benedek avait épuisé toutes ses ressources; il ne pouvait plus penser qu’à sauver son armée d’une entière destruction. La situation des Autrichiens n’était plus tenable. Balayées à revers par les batteries de Chlum, pressées à la fois par deux armées, dont l’une était intacte encore et toute fraîche, ces braves troupes, qui combattaient si vigoureusement depuis le matin, ne purent résister davantage et cédèrent le terrain. L’artillerie les soutint jusqu’au dernier moment; les hommes se firent tuer sur leurs pièces. Leur dévoûment suffit à peine à retarder de quelques instans le désastre. A trois heures et demie, les Prussiens escaladèrent Lipa; ils étaient maîtres des hauteurs, ils y installèrent aussitôt leurs canons. Dès lors le trouble se mit parmi les Autrichiens. Délogés de leurs positions, poussés sur les pentes qui descendent à l’Elbe par le flot toujours montant de leurs ennemis, ils se précipitèrent vers le fleuve. Il y avait des ponts, mais ils ne suffisaient pas; on s’y rua en tumulte. Les abords de la place avaient été inondés; des milliers de soldats se noyèrent. Les batteries prussiennes, dont le feu plongeait sur elles du haut, des collines, faisaient dans ces masses désordonnées des trouées épouvantables. Le roi de Prusse vint enfin se jeter sur les Autrichiens à la tête de toute sa cavalerie. Il ne restait à Benedek que ses cavaliers de réserve, demeurés en arrière et qu’il n’avait pu employer jusque-là. Il les lança contre cette masse énorme, qu’ils ne purent arrêter. Ces troupes, les plus magnifiques peut-être de l’armée autrichienne et les plus valeureuses, furent culbutées à leur tour sous ce terrible choc. Dans son élan impétueux, le vieux roi Guillaume, enivré de cet immense succès, ne s’arrêta que sous le canon de Kœnigsgrætz, qui tirait à toute volée pour couvrir la retraite. Encore fallut-il que M. de Bismarck le contînt. Vêtu de son fameux uniforme de cuirassier de la landwehr, celui-ci avait assisté à toute la bataille avec ce flegme ironique qui, dit-on, ne l’abandonne jamais. La fatigue d’ailleurs forçait les Prussiens à suspendre la poursuite. A neuf heures du soir, le feu avait cessé. Les Autrichiens laissaient aux mains de l’ennemi 20,000 prisonniers, 7 drapeaux, 160 canons; des milliers de victimes encombraient le champ de bataille, débris sanglans de ce choc de 420,000 hommes[9].

Le soir même de la bataille, Benedek demanda un armistice. On le refusa, non que l’on fût en mesure de reprendre aussitôt l’offensive; mais on ne voulait point donner de répit à l’Autriche et lui faciliter ainsi le moyen de faire revenir d’Italie les troupes que la victoire de Custoza rendait libres. Les Prussiens s’arrêtèrent autour de Pardubitz. Benedek se retira sur Olmütz avec les débris de son armée, qui s’y trouva réunie du 8 au 9, sauf le corps de Gablenz et la cavalerie, dirigés immédiatement sur Vienne par Brunn. Dans l’intervalle ou même bien antérieurement[10], l’empereur François-Joseph s’était adressé à l’empereur Napoléon, apportant la Vénétie en gage de la méditation qu’il sollicitait. Il l’obtint, et la nouvelle en fut publiée le 5 juillet. Cette médiation fut acceptée par le roi Guillaume, mais il subordonna la conclusion d’un armistice à l’acceptation préalable par l’Autriche de certains préliminaires de paix. Il fallait donc avant tout en fixer la base. Les ambassadeurs de France à Vienne et à Berlin s’y employèrent activement. Les mouvemens militaires se continuaient cependant. Les Prussiens s’étaient remis en marche dès le 6. Prague, qui n’était pas défendue, fut occupée le 8 ; le 6e corps resta devant Josepshtadt et Kœnigsgrætz. Le prince royal dut suivre Benedek à Olmütz, tandis que les deux autres armées marcheraient sur Vienne par Brunn et Iglau. Le 13 juillet, le quartier-général du roi de Prusse était à Brunn. M. Benedetti vint l’y rejoindre. Le même jour, l’archiduc Albert, le vainqueur de Custoza, rappelé en toute hâte à Vienne, prit le commandement de toutes les forces autrichiennes. Le 15, le prince Frédéric-Charles menaçait déjà la ligne de Lundenbourg, et le prince royal arrivait à la hauteur d’Olmütz. Benedek, en danger d’être coupé, eut ordre de se replier sur la capitale par la Hongrie et Presbourg. Son arrière-garde fut rencontrée par un fort détachement de cavalerie prussienne envoyé par le prince royal pour enlever Prerau, point où le chemin de fer de Cracovie s’embranche sur la ligne d’Olmütz. On se battit à Tobitschau et à Prerau même, qui fut emporté. Les Autrichiens se retirèrent en laissant 1,000 prisonniers et 20 canons; mais Benedek ne fut point poursuivi, et il put continuer sa route à marches forcées. Le 16, le prince Frédéric-Charles occupa Lundenbourg. Le prince royal, qui devait dès lors rallier la grande armée, le suivait à 14 milles en arrière. Les Prussiens étaient maîtres du chemin de fer; toutefois leur marche sur Vienne, en colonnes aussi allongées, par des chemins aussi difficiles, n’eût point été sans péril, si l’ennemi eût été en mesure de leur opposer une résistance quelconque; mais l’armée d’Italie arrivait à peine, et c’était sur la rive gauche du Danube que le nouveau général en chef autrichien avait résolu de concentrer ses forces, se bornant sur la rive droite à fortifier la tête de pont de Florisdorf. Le 18 juillet, le quartier-général du roi de Prusse fut porté à Nickolsbourg, à 10 milles de Vienne; les avant-postes n’étaient plus qu’à 3 milles de la capitale, d’où l’on pouvait voir briller leurs feux. Le prince royal avait rejoint le gros de l’armée. Ainsi vingt-cinq jours après leur entrée en Bohême, quinze jours après Sadowa, les Prussiens étaient concentrés devant Vienne, qu’ils menaçaient. Leur effectif s’élevait à 206,000 hommes; mais, avec les renforts qui commençaient déjà d’arriver, il allait être porté à 246,000 hommes. Avec les 60,000 hommes venus d’Italie, l’archiduc Albert ne pouvait leur opposer au plus que 200,000 hommes en partie désorganisés, pour défendre le Danube sur une étendue de plus de 20 milles. Encore ces troupes ne furent-elles réunies que le 27. Les négociations avaient alors abouti. Le 20 juillet, on convint d’une suspension d’armes de cinq jours, qui ne devait courir que du 22 à midi. Elle vint interrompre à Blumenau un dernier engagement entre le 2e corps autrichien et le prince Frédéric-Charles, qui avait poussé du côté de Presbourg une forte reconnaissance. Le 26, les préliminaires de paix furent signés à Nickolsbourg, et le 29 le roi de Prusse repartit pour Berlin.

Avant de faire connaître ces négociations et le traité qui en a été la suite, il faut tracer une esquisse rapide des opérations de l’armée du Mein contre les fédéraux. Pour avoir eu un théâtre plus modeste, elles n’en rapportaient pas moins à la Prusse les plus importans résultats. Le général Falkenstein avait dû perdre à poursuivre les Hanovriens et à occuper les pays conquis un temps que ses adversaires auraient pu mettre à profit. Il leur suffit à peine pour achever de se former. Le prince Alexandre de Hesse, qui commandait le 8e corps, concentrait ses troupes autour de Francfort, et s’efforçait de fusionner tant bien que mal les élémens disparates qui composaient l’armée de 50,000 hommes qu’il devait commander[11]. Les Bavarois, forts de 50,000 hommes et de 136 canons, sous le prince Charles de Bavière, étaient réunis sur le Mein entre Bamberg et Schweinfurt. Ils y restèrent à peu près immobiles jusqu’à la fin de juin; à cette époque seulement, ils parurent vouloir faire un effort sérieux pour rejoindre le 8e corps. Falkenstein se trouvait libre alors, concentré de l’autre côté de la forêt de Thuringe, entre Gotha et Eisenach. Avec les divisions Gœben et Manteuffel, le contingent de Saxe-Cobourg-Gotha et divers corps combinés, sa petite armée s’élevait tout au plus à 53,000 hommes avec 96 canons. Il allait donc avoir à lutter contre deux armées dont chacune était égale en nombre à la sienne ; mais elles avaient un armement inférieur, manquaient de cohésion et de direction. Braves sans doute, mais retenues par leurs gouvernemens, qui tergiversaient, redoutaient les grands risques, s’effrayaient déjà du progrès de l’ennemi et ne cherchaient bientôt plus que la paix, tout en craignant qu’elle ne fût désastreuse. Ajoutez que ces deux corps étaient séparés par un pays montagneux qui devait fournir à un chef résolu, servi par des troupes rapides, des ressources considérables. On ne peut entrer ici dans le détail de cette campagne, qui fit le plus grand honneur au général Falkenstein, et montra que ses soldats étaient capables non-seulement d’un effort d’enthousiasme, mais aussi de mouvemens prolongés et de marches fatigantes sur un sol difficile. L’indication des résultats obtenus par lui fera comprendre les avantages qu’il sut tirer aussi bien des lieux mêmes que de l’état moral et de la situation matérielle de ses adversaires.

Le 1er juillet, Falkenstein se trouva en mesure de reprendre l’offensive. Il voulait empêcher la jonction des deux armées; son plan était de s’introduire entre elles comme un coin et de les battre isolément. Il partit d’Eisenach et se dirigea sur Francfort par la route de Fulde; mais l’armée bavaroise, en s’avançant sur Meiningen, le força d’appuyer de ce côté. La division Gœben couvrait son flanc gauche; le 4, elle rencontra les Bavarois et leur livra autour de Dermbach, sur la route de Meiningen à Eisenach, une série de combats sanglans. Elle emporta les positions des Bavarois mais ceux-ci revinrent à la charge avec des forces très supérieures. Gœben ne voulut pas engager une lutte trop inégale, et il se replia dans la nuit. Les Bavarois s’attribuèrent la victoire; toutefois, renonçant à gagner Francfort par ce chemin, ils se retirèrent du côté du sud, vers la Saale. Le 10 juillet, ils se trouvaient concentrés dans une bonne position autour de Kissingen. Falkenstein les avait suivis parallèlement sur la route de Fulde sans être inquiété par l’armée fédérale, qui, se sentant à l’abri du premier choc, se contenta de fortifier les défilés au sud de Fulde, et attendit sans rien faire pour hâter la jonction. Instruit de la situation des Bavarois, Falkenstein, qui avait quitté Fulde le 8 et continuait de s’avancer vers le sud, inclina immédiatement à gauche, traversa le 10 le Rhœngebirge, et marcha vers la Saale. Bien que fatigués par ces marches forcées, les Prussiens tentèrent l’attaque le même jour. On se battit avec acharnement à Kissingen et à Hammelbourg, sur la ligne de la Saale; mais ce fut plutôt une série d’engagemens très vifs qu’une bataille véritable. Les Bavarois furent repoussés et se retirèrent à Schweinfurt, sur le Mein. Manteuffel eut ordre de les poursuivre avec sa division, de les contenir, et de rallier ensuite rapidement. Falkenstein avait résolu en effet de surprendre le 8e corps, qui, le croyant alors occupé loin de lui, attendait tranquillement les choses et continuait de s’exercer aux manœuvres d’ensemble dans ses positions au nord de Francfort. Les défilés de la route de Fulde étaient bien occupés par les Wurtembergeois : c’était par là que l’on pensait être attaqué. Falkenstein envoya de ce côté la division Beyer pour achever de tromper l’ennemi, tandis que lui-même le tournerait par le sud, et l’attaquerait à Aschaffenbourg, où il n’était pas attendu. Il porta aussitôt dans cette direction le gros de ses troupes. La division Gœben arriva le 12 à Gmunden, suivie de près par Manteuffel. Celui-ci, après avoir refusé la bataille aux Bavarois, ralliait l’armée comme il en avait reçu l’ordre. Quant aux Bavarois, convaincus que les Prussiens étaient en retraite, ils rentrèrent de nouveau dans leur position de Schweinfurt, où ils se reposèrent de leur victoire, laissant ainsi Falkenstein opérer à son aise contre le 8e corps.

La nouvelle des mouvemens de Falkenstein jeta la consternation dans Francfort. Surpris par cette conversion inopinée, par cette marche rapide, le prince Alexandre de Hesse dirigea en hâte par le chemin de fer vers Aschaffenbourg toutes les forces dont il pouvait disposer, afin de couvrir ce passage important. Cependant Gœben, continuant sa marche, traversa le 13 les défilés du Spessart; au moment où il en sortait, il fut attaqué par les troupes hessoises. Il repoussa leur premier choc et s’établit à Laufach. Vers le soir, les Hessois revinrent à la charge; le général Wrangel les culbuta, et ils se retirèrent en désordre avec des pertes assez fortes. Gœben s’avança le lendemain sur Aschaffenbourg; il rencontra en avant de la ville le général autrichien Neipperg avec sa division, celle de Hesse-Darmstadt et quelques détachemens badois. Il les attaqua malgré leur supériorité numérique; après une lutte violente, les fédéraux durent se retirer, laissant ainsi les Prussiens maîtres du passage, du pont sur le Mein et du chemin de fer. Le prince Alexandre de Hesse, qui se trouvait à 2 milles de là, ne fit aucun effort pour reprendre Aschaffenbourg; au contraire il rallia toutes ses troupes, et, abandonnant Francfort, se replia avec toute son armée au sud, sur l’Odenwald. Falkenstein n’était point assez fort pour le poursuivre. Il attendit à Aschaffenbourg l’arrivée de Manteuffel, et le 16, lorsque son armée fut de nouveau réunie, il se dirigea sur Hanau à la tête de la division Gœben, fit une partie de la route en chemin de fer, et le soir même entra en vainqueur dans Francfort. Il prit au nom du roi de Prusse possession de la ville, ainsi que du Nassau, de la Hesse supérieure et de tout le pays que lui livrait la retraite du 8e corps. Les derniers représentans de la diète avaient quitté Francfort depuis deux jours; ils étaient partis pour Augsbourg le 14, c’est-à-dire un mois juste après le fameux vote de mobilisation qui avait entraîné la déclaration de guerre. Les Prussiens trouvèrent une population stupéfaite de leurs succès, terrifiée d’être en leurs mains. Francfort avait été longtemps le foyer de l’agitation anti-prussienne ; elle pouvait se croire l’objet d’une animadversion particulière de la part du tout-puissant ministre du roi Guillaume. Elle redoutait des représailles. Les fastueux banquiers de Francfort s’étaient souvent moqués des « hobereaux du nord, » aussi orgueilleux que pauvres, devenus en quelques jours leurs vainqueurs. Après de longues marches au milieu de privations pénibles, l’armée ennemie se trouvait maîtresse de cette ville de commerce opulent et de bourgeoisie hautaine. Il n’y eut point de pillage, mais il y eut de l’abus dans les exigences et de l’excès dans l’arrogance avec laquelle on les exerça. Ce que l’on vient de dire explique peut-être, mais n’excuse nullement la conduite impolitique des Prussiens à Francfort; elle fut réprouvée dans toute l’Europe et en Prusse plus énergiquement que nulle part. Il faut ajouter qu’elle constitue un fait isolé dans cette guerre[12]. On serait tenté d’y voir quelque chose de puéril, s’il n’en était résulté de véritables misères. Le menu des réquisitionnaires prussiens restera historique. La ville eut à payer une contribution immédiate de 6,000,000 de florins; elle l’acquitta sans murmure. Le 19, Falkenstein, appelé au gouvernement de la Bohême, fut remplacé dans le commandement de l’armée du Mein par Manteuffel. Celui-ci fit savoir le lendemain aux habitans de Francfort qu’ils eussent à fournir dans les vingt-quatre heures 25,000,000 de florins. L’ordre était accompagné des menaces les plus rigoureuses. Le bourgmestre mourut sur ces entrefaites. On dit qu’il s’était tué, désespérant d’adoucir le vainqueur. On ne se soumit point cependant. Une députation fut envoyée au roi de Prusse, et on obtint un répit. Manteuffel d’ailleurs quitta la ville le 21, laissant la population consternée. Les Prussiens étaient restés cinq jours à Francfort.

L’armée du Mein reprit l’offensive. Avec les renforts, elle était portée à 65,000 hommes. De plus un corps de 23,000 hommes environ se formait à Leipzig sous le duc de Mecklembourg-Schwerin; il était destiné à opérer contre les Bavarois. Ceux-ci s’étaient transportés à Wurtzbourg. Ils pouvaient communiquer de là avec l’armée fédérale, qui, après avoir franchi l’Odenwald, se trouvait cantonnée derrière la Tauber. Manteuffel l’y atteignit le 24, et emporta la ligne malgré la résistance énergique des Wurtembergeois. Le prince Alexandre de Hesse dut se replier vers Wurtzbourg. Il s’établit au sud de cette ville, à Gersheim, sur un plateau élevé. Les Bavarois se trouvaient à un mille de là, au nord-ouest, ayant leur gauche à Helmstadt et leur droite à Hettingen. Pour la première fois les deux armées se trouvaient réunies. Manteuffel n’hésita point à les attaquer. Il déploya toute son armée sur une ligne de 2 milles, de Werthein, sur le Mein, à Tauberbischofsheim. Il passa la Tauber le 25, culbuta le 8e corps et le rejeta sur Wurtzbourg; Gœben battait en même temps à Helmstadt la droite des Bavarois, tandis que leur gauche était tenue en échec par le général Flies, à un demi-mille de là. Elle fut attaquée elle-même le lendemain et délogée à son tour par les forces réunies des Prussiens. Les alliés se retirèrent derrière les forteresses de Wurtzbourg et de Marienberg. Manteuffel les rejoignit le 27.

La convention de Nickolsbourg, signée la veille, portait qu’un armistice serait conclu avec la Bavière et partirait du 2 août. Il fut signé le 28. Les Prussiens tenaient à tirer jusqu’à la fin parti de leurs succès. Le 27, Marienberg fut attaqué ; la citadelle sauta, et l’on négociait la capitulation de cette forteresse lorsque Manteuffel reçut la nouvelle de l’armistice et l’ordre d’en régler les clauses avec le prince Charles de Bavière. Il conclut aussitôt une suspension d’armes qu’on devait dénoncer vingt-quatre heures d’avance en cas de rupture. Pendant ce temps-là, le corps du grand-duc de Mecklembourg, entré en Bavière par Hof, occupait Bayreuth. Un détachement de réserve bavarois, croyant l’armistice déjà exécutoire, s’arrêta sans défiance à une lieue environ de la ville. Surpris là par les Prussiens, il se retira précipitamment sur Weidenberg, où il fut rejoint le lendemain 29 et dispersé, abandonnant son drapeau et 200 prisonniers. Le 31, Nuremberg fut occupé. Les alliés, acculés dans l’angle du Mein, se seraient ainsi trouvés peu de jours après pris entre deux armées supérieures en nombre. Le 8e corps fédéral n’était pas compris dans l’armistice du 28 juillet, mais sa position en arrière des lignes bavaroises le protégea. Manteuffel reçut d’ailleurs, comme il avait été convenu le 26 à Nickolsbourg, des pleins pouvoirs pour conclure des suspensions d’armes avec le Wurtemberg, Bade et la Hesse grand-ducale. Ces gouvernemens s’empressèrent de traiter. Ainsi se termina la campagne contre les fédéraux. On a pu voir qu’ils avaient évité constamment une action décisive, se retirant dès qu’ils se voyaient près d’être engagés dans une bataille, libres d’ailleurs de s’attribuer la victoire, ce qu’ils ne négligèrent point de faire; mais dans le fait les Prussiens les avaient repoussés partout, continuellement coupés, et, au moment où les hostilités cessèrent, ils occupaient des parties du territoire de tous leurs adversaires. Ils tenaient Darmstadt, s’étaient avancés jusqu’à Heidelberg, et avaient poussé une pointe dans le nord du Wurtemberg.

Pour ne point interrompre le récit des opérations de guerre, on a dû anticiper sur le cours des négociations; il faut y revenir maintenant. Les plénipotentiaires autrichiens étaient arrivés le 22 juillet au quartier-général prussien. Les préliminaires recommandés par l’empereur Napoléon étant acceptés en principe de part et d’autre, la suspension d’armes pouvait être arrêtée et la conclusion de l’armistice poursuivie très activement, ainsi que cela se fit en effet. En même temps que le comte Karolyi, les négociateurs des états secondaires étaient accourus à Nickolsbourg, d’autant plus empressés à faire la paix qu’ils appréhendaient davantage les conditions qui leur seraient imposées. Ils ne furent point admis sans peine auprès de M. de Bismarck, qui les reçut avec une hauteur marquée. « Je pourrais vous faire mon prisonnier, » dit-il, à ce qu’on assure, à M. de Pfordten quand il le vit pour la première fois. Les confédérés avaient d’abord tenté de se rapprocher de l’Autriche; mais celle-ci, mécontente, et non sans raison, de la mollesse avec laquelle ils avaient secondé ses armes, les accueillit froidement, et laissa voir bientôt que, la Saxe exceptée, elle n’entendait point intervenir pour eux plus efficacement qu’ils ne l’avaient fait à son égard, et qu’elle traiterait pour elle seule. Ce n’était point dans leur union que les états secondaires pouvaient trouver l’appui qui leur manquait de ce côté ; la guerre n’avait fait qu’irriter leurs défiances réciproques et les laissait plus isolés que jamais. Ils se trouvèrent de la sorte à la merci du vainqueur, qui, évitant d’abord de les entendre, les effraya promptement par les exigences qu’il laissa percer. On s’était réuni pour discuter un armistice; avec sa résolution habituelle, M. de Bismarck posa immédiatement les clauses définitives de la paix. Il y avait de part et d’autre deux conditions sine qua non. — Le gouvernement prussien exigeait que l’Autriche sortît du corps germanique et reconnût les agrandissemens de la Prusse dans le nord, ainsi que le nouvel état de choses qu’elle se proposait de substituer à la confédération désormais dissoute. L’Autriche de son côté ne voulait consentir à aucune cession de territoire, sauf la Vénétie, et entendait que la Saxe fût restituée dans son intégrité. — Comme on était fermement décidé à maintenir ces propositions, qui d’ailleurs n’avaient rien de contradictoire, chacun y accéda promptement, et elles devinrent la base des préliminaires de paix signés le 26 à Nickolsbourg en même temps qu’un armistice de quatre semaines. La Prusse s’engageait à y faire adhérer l’Italie aussitôt que la Vénétie lui aurait été remise. Les prétentions inopportunes du cabinet de Florence étaient en effet le seul obstacle qui s’opposait à la conclusion d’un armistice définitif. L’empereur Napoléon fît déclarer le 29 qu’en ce qui concernait son gouvernement la Vénétie était acquise à l’Italie pour lui être remise à la paix. Les négociations purent être menées dès lors avec activité; il n’y avait à régler d’ailleurs que des points de détail, et la paix fut signée à Prague le 23 août. Par le traité de Prague, l’empereur d’Autriche consentait à la réunion de la Vénétie au royaume d’Italie, reconnaissait la dissolution de la confédération germanique, et donnait son assentiment à une organisation nouvelle de l’Allemagne sans la participation de l’Autriche. Il promettait également de « reconnaître l’union fédérale plus étroite qui serait fondée par le roi de Prusse au nord de la ligne du Mein, et déclarait consentir à ce que les états allemands situés au sud de cette ligne contractassent une union qui aurait une existence internationale indépendante, et dont les liens nationaux avec la confédération du nord feraient l’objet d’une entente ultérieure entre les deux parties. » « L’empereur d’Autriche transférait au roi de Prusse tous les droits que la paix de Vienne du 30 octobre 1864 lui avait reconnus sur les duchés de Slesvig et de Holstein, avec cette réserve que les populations des districts du nord du Slesvig seraient de nouveau réunies au Danemark, si elles en exprimaient le désir par un vote librement émis. » Sur le désir de l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse se déclarait prêt à laisser subsister la Saxe dans son étendue actuelle, se réservant de régler par un traité spécial la position de ce royaume dans la confédération du nord. En revanche, l’empereur d’Autriche promettait de reconnaître les modifications territoriales qui seraient opérées par la Prusse dans le nord de l’Allemagne. L’Autriche payait à la Prusse une indemnité de 20 millions de thalers qui devaient être versés en deux fois dans un délai de trois semaines, après quoi les troupes prussiennes évacueraient le territoire de l’empire. Le traité de commerce et de douane du 11 avril 1865 rentrait en vigueur provisoirement; les parties pourraient le dénoncer en se prévenant un mois à l’avance; elles convenaient d’ailleurs de s’entendre le plus tôt possible pour réviser cet acte dans le sens de plus grandes facilités à accorder au commerce des deux pays. Enfin une commission devait se réunir à Francfort pour liquider dans les six mois les créances de l’ancienne confédération. Les autres gouvernemens confédérés pourraient s’y faire représenter[13].

Dans le même temps que l’on achevait de régler ce traité de paix à Prague, les négociations se poursuivaient à Berlin avec les états secondaires. M. de Pfordten avait obtenu pour la Bavière de pouvoir accéder à l’armistice de Nickolsbourg, et il s’était porté garant de l’accession des autres états du midi. Des pleins pouvoirs furent envoyés en conséquence au général Manteuffel, et les armistices furent promptement conclus; mais la Prusse signifia formellement qu’elle ne consentirait point à négocier collectivement avec les confédérés, qu’elle discuterait séparément avec chacun d’eux, à Berlin, les conditions de la paix. Ce fut pour ces états le moment des anxiétés les plus vives. Tous se crurent menacés dans leur intégrité territoriale et leur autonomie. Il était question de remaniemens considérables. On demandait à la Bavière 20 millions de thalers et des districts d’au moins 500,000 habitans. Désespérant de fléchir le vainqueur, sans soutien en Allemagne, le cabinet de Munich invoqua l’intervention de la France. Les autres états du sud y recoururent également, à l’exception toutefois du grand-duché de Bade, qui négociait de son côté. L’appui demandé ne manqua point; il était tout acquis à la Saxe. C’est elle qui en avait le besoin le plus pressant, car bien que le maintien de ce royaume eût été garanti à Nickolsbourg, les conditions en demeuraient indéterminées; celles que prétendait imposer la Prusse étaient d’une rigueur extrême et telles que la Saxe n’eût conservé qu’une intégrité géographique et une autonomie purement nominales. Il n’y avait point en Allemagne de gouvernement plus honnête et plus sincèrement libéral, de peuple plus homogène, mieux développé et plus capable d’une vie indépendante. Il fallut cependant les influences puissantes qui s’attachèrent à la Saxe pour empêcher la Prusse de l’annexer d’abord, et de l’absorber ensuite dans la future confédération du nord, dont elle devait faire partie. Il y avait dans ces exigences du cabinet de Berlin autant de ressentiment que de calcul. M. de Beust, dont la personnalité était particulièrement déplaisante en Prusse, s’était vu refuser comme négociateur. Il se crut dès lors un obstacle à des arrangemens moins défavorables et se retira du ministère. L’entente n’en fut pas moins laborieuse, et lorsqu’elle aboutit, tous les autres états avaient traité depuis longtemps.

Ces intérêts d’ailleurs n’étaient point les seuls dont on eût alors à s’occuper à Berlin, et deux négociations bien distinctes s’y poursuivaient concurremment. L’une, que l’on vient d’indiquer, avait pour objet de conclure la paix avec les états belligérant, l’autre de régler l’alliance avec les états appelés à faire partie de la confédération nouvelle dont le traité de Prague sanctionnait la formation. M. de Bismarck avec son activité habituelle s’était mis immédiatement à l’œuvre; il entendait ne laisser aucun intervalle entre la conclusion de la paix et la réalisation des avantages qu’elle assurait. Il poussa donc à la fois ces deux affaires. Certains états, la Saxe pour toutes ses possessions, la Hesse pour ses districts situés au nord du Mein, étaient engagés dans l’une et l’autre négociation. Toutes deux se touchent de si près que l’on ne peut résumer utilement les résultats de la première sans faire connaître la seconde. On sait que le 16 juin 1866 la Prusse avait invité, par des notes identiques, les petits états du nord à conclure avec elle une alliance sur les principes de réforme communiqués le 10 juin, et qu’à l’exception de Reuss, branche aînée, et de Saxe-Meiningen, tous y avaient adhéré. Le 4 août, le gouvernement prussien leur adressa, sous forme de circulaire, un traité identique destiné à régulariser la situation. Par cet instrument, les signataires concluaient une alliance offensive et défensive pour le maintien réciproque de leur intégrité territoriale et de leur sûreté intérieure et extérieure. Les termes de cette alliance devaient être fixés définitivement par une constitution fédérale élaborée, sur les principes du 10 juin, par des plénipotentiaires des états alliés réunis à Berlin, et votée par un parlement convoqué, de concert avec la Prusse, d’après la loi d’empire du 12 avril 1849. Les signataires s’engageaient solidairement à la défense commune, les troupes alliées devaient être placées sous le commandement suprême du roi de Prusse, et les prestations à fournir par chaque gouvernement seraient réglées par des conventions particulières. La durée de l’alliance était fixée à un an dans le cas où le nouveau pacte fédéral ne serait pas adopté dans l’intervalle. Ces traités, qui devinrent la base de la confédération du nord, furent signés le 18 août.

Les négociations pour la paix étaient alors fort avancées. Le Wurtemberg avait traité le 13 août, Bade le 17, la Bavière traita le 22, la Hesse le 3 septembre, Reuss aînée le 25 septembre, Saxe-Meiningen le 8 octobre, la Saxe royale le 21 octobre. Tous ces actes, conçus dans le même dessein, sont, à peu de chose près, rédigés sur un modèle uniforme. — Les états adhéraient, chacun pour soi, aux stipulations de Nickolsbourg en tant qu’elles se rapportaient à l’avenir de l’Allemagne; ils reconnaissaient ainsi notamment la confédération du nord et les acquisitions territoriales de la Prusse. Le Zollverein était maintenu sous la condition que les parties pourraient en faire cesser l’effet en le dénonçant six mois à l’avance. Les droits de navigation sur le Rhin et sur le Mein étaient supprimés, et des commissions devaient se réunir pour améliorer le service des chemins de fer. Enfin des indemnités de guerre étaient allouées à la Prusse; l’évacuation des territoires occupés par les troupes prussiennes était subordonnée à l’acquittement de ces indemnités, exigibles dans un délai maximum de deux mois[14]. — Par les dispositions particulières concernant chacun de ces états, la Bavière cédait à la Prusse deux districts près d’Orb en Spessart, et Kaulsdorf, enclave située près de Zuegenruck, en tout 34,000 âmes environ. La Hesse-Darmstadt cédait le landgraviat de Hesse-Hombourg et quelques fragmens de territoire destinés à compléter les communications de la Prusse avec l’enclave de Wetzlar; elle adhérait aux arrangemens à conclure entre la Prusse et le prince de Tour et Taxis pour l’administration des postes du grand-duché, laquelle passait dès lors au gouvernement prussien. Celui-ci se réservait en outre la faculté illimitée d’établir et d’exploiter des lignes télégraphiques dans le grand-duché. En outre la Hesse adhérait, pour ses districts situés au nord du Mein, au traité du 18 août, constitutif de la confédération du nord. Par contre elle acquérait quelques portions de territoire du côté de la Hesse supérieure. La Saxe-Meiningen et Reuss aînée adhéraient au traité du 18 août. La Saxe royale y adhérait également, mais elle dut souscrire en même temps à un ensemble de dispositions transitoires particulièrement dures. Le gouvernement prussien gardait la haute main sur toutes les affaires militaires, en attendant la réorganisation qui les placerait sous son commandement. La Saxe jusque-là devait être occupée par des garnisons mixtes, celle de la forteresse de Kœnigstein serait même exclusivement prussienne. Les télégraphes étaient livrés à la Prusse; on promettait de ne rien conclure sans elle en ce qui concernait les postes. Enfin le roi de Saxe s’engageait, par un protocole signé également le 21 octobre, à transférer aux agens diplomatiques prussiens la représentation de la Saxe près des cours où elle n’entretenait pas de légations et où ses légations se trouveraient temporairement vacantes; il promettait en même temps de faire donner à ses agens à l’étranger des instructions conçues de façon que la Saxe se rattachât fortement dès lors à la politique prussienne. Elle payait, on le voit, bien chèrement son autonomie.

Cependant, si considérables qu’ils fussent, ces résultats ne paraissaient pas suffisans au gouvernement prussien, et il ne manqua point de poursuivre jusqu’au bout ses avantages. Il avait subi la ligne du Mein et dû laisser aux états du sud la faculté d’une entente ultérieure et d’une union restreinte. Il fallait que la Prusse y établît son influence, et tandis qu’elle gardait encore ces états dans sa main, elle ne voulut point les quitter sans s’être assuré l’avenir. Elle les tenait déjà par les intérêts matériels, puisqu’elle s’était réservé de dénoncer le Zollverein. Elle leur imposa des traités d’alliance offensive et défensive, conclus pour la garantie des territoires réciproques, et qui en cas de guerre lui livraient le commandement de toutes leurs armées. Ces traités, signés le 17 août avec Bade, le 22 avec la Bavière et à la même date avec le Wurtemberg, furent pour le moment tenus rigoureusement secrets. La Prusse les fit accepter en effrayant ces états des demandes possibles de la France, auxquelles on ne satisferait guère qu’à leurs dépens, qu’ils ne seraient pas en mesure de repousser isolément, et contre lesquelles l’opinion surexcitée protestait dès lors avec violence. La crainte d’un démembrement et le souci de leur popularité décidèrent les gouvernemens du sud. Quant aux demandes de compensation de la France, dont on a tant parlé, son langage antérieur aussi bien que l’attitude prise dans la suite par les deux gouvernemens autorisent les conjectures. Ce qui est certain, c’est que l’affaire, si elle fut entamée, ne sortit point des pourparlers confidentiels; mais l’influence de propositions de cette nature explique à la fois la modération inattendue de la Prusse à l’égard des états du sud, et la facilité avec laquelle ceux-ci se jetèrent dans ses bras.

Résumons en quelques mots les résultats de la guerre. L’hégémonie entière du nord de l’Allemagne, la direction militaire du sud dès aujourd’hui et sa direction économique préparée pour l’avenir, l’Autriche dominée, exclue du corps germanique, affaiblie pour longtemps, une suprématie exclusive assurée ainsi sur toute l’Allemagne, voilà les avantages politiques; — le Hanovre, la Hesse électorale, le Nassau, Francfort et quelques territoires moindres, en tout 1,300 milles carrés et 4 millions 1/2 d’habitans annexés à la monarchie, sa population totale augmentée d’un quart et portée à 24 millions d’âmes, 61 millions de thaï, (environ 228,250,000 fr.) d’indemnités de guerre, des ports militaires, un développement maritime devenu possible, un territoire continu, compacte, cohérent, voilà les avantages matériels qui se joignaient, pour la Prusse, au prestige de succès surprenans, préparés avec une habileté si consommée, mis à profit avec une décision si prompte et si peu scrupuleuse!..


Ce tableau de la guerre de l’Allemagne en 1866, du rôle de la Prusse dans les débats qui l’ont préparée, des avantages qu’elle a retirés de ce conflit entre les puissances germaniques, n’avait pas encore été fait en France, que nous sachions, d’une manière précise et sur pièces authentiques. Après les remarquables écrits dont la transformation de l’Allemagne a été l’objet dans la Revue, il nous restait à donner une relation de la guerre qui l’avait amenée. Cette relation est aussi un témoignage des recherches et des travaux que contient l’Annuaire des Deux Mondes, qui ne tardera point à paraître.


L. BULOZ.

  1. On a lu dans les deux dernières livraisons de la Revue les curieux et piquans Préliminaires de Sadowa. Il nous parait utile de les compléter par le récit même de la guerre qui a eu son dénoûment dans la grande bataille du 3 juillet 1866, de cette guerre de quelques jours qui a cependant changé la face de l’Europe centrale.
  2. Commission permanente des chambres allemandes, où le parlement prussien ne comptait qu’un très petit nombre de représentans.
  3. Bavière, Wurtemberg, Bade, Hesse-Darmstadt, Nassau, Saxe-Weimar, Meiningen, Cobourg-Gotha.
  4. Ces députés, convoqués par le comité des 30, étaient au nombre de 250 environ, membres en général du National Verein. Il n’y avait que 17 Prussiens.
  5. C’étaient, à peu de chose près, ceux qui servirent de base à la confédération du nord. En voici la substance : exclusion de l’Autriche et des pays appartenant au roi des Pays-Bas, convocation d’un parlement, formation d’un pouvoir fédéral dirigeant les matières économiques, investi de la représentation diplomatique et du droit de paix et de guerre, établissement d’une armée commune commandée pour le nord par le roi de Prusse, pour le midi par le roi de Bavière.
  6. Le même jour, la Prusse invita par des notes identiques les petits états du nord à adhérer à son alliance, au prix de la garantie de leur indépendance et de leur intégrité, dans la mesure des principes de réforme proposés le 10 juin. Sase-Meningen et Reuss aînée refusèrent seuls; les autres états acceptèrent.
  7. Il y avait à l’armée du nord 23 régimens allemands, 13 hongrois, 13 polonais, 7 italiens.
  8. Rappelons ici que l’armée prussienne entière, armée active et landwehr, est divisée en neuf corps : la garde en forme un, les huit autres répondent à chacune des provinces où ils sont levés, où ils séjournent, et dont ils portent le nom. Le décret de mobilisation appela sous les drapeaux, non toute la landwehr du premier ban, soit 118,000 hommes, mais seulement 65,000 hommes. Les bataillons, alors de 500 hommes, furent portés plus tard à 800 par un appel spécial du second ban. Ces troupes de landwehr, formées en corps de réserve, furent employées à garder les places, à occuper les pays conquis, et en plusieurs endroits à seconder l’armée active.
  9. Les Autrichiens eurent en outre 4,861 morts et 13,920 blessés; les Prussiens perdirent en tout 10,000 hommes. Ils avaient en ligne 220,900 combattans, les Autrichiens 200,000. Rappelons que l’Autriche avait refusé d’adhérer à la convention de Genève pour la protection des blessés et la neutralité du personnel de santé. De plus elle n’avait point organisé d’ambulances en Bohême. Elle abandonna ses blessés à l’humanité des Prussiens, qui, il faut le dire à leur éloge, les recueillirent autant qu’ils purent. Leur noble conduite à l’égard des vaincus a été constatée par le gouvernement autrichien lui-même.
  10. Voyez Kœnigsgrætz les Préliminaires de Sadowa Kœnigsgrætz dans la Revue 1er octobre.
  11. Le 8e corps était composé ainsi : 14,000 Wurtembergeois, 12,000 Badois, 10,000 Hessois (Darmstadt), 9,000 Hessois (Cassel), 5,000 Nassoviens, 12,000 Autrichiens ; mais le contingent de la Hesse électorale n’agit point, et il ne resta ainsi qu’un peu plus de 50,000 hommes.
  12. Dans les pays occupés, les Prussiens prirent le pouvoir et l’exercèrent avec une rigueur un peu hautaine, mais sans violence. Les populations les reçurent avec une résignation mêlée de quelque effroi. On les rassura, mais on ne fit rien pour se les concilier. On se préoccupa surtout de faire vivre l’armée, et le mieux possible, aux dépens de l’ennemi; on apportait à ce soin la discipline raide et l’économie rigide qui sont le propre des administrations prussiennes. En Bohême, l’armée se montra modérée, bien que la conduite des habitans motivât relativement certaines représailles. Les Tchèques recevaient les Prussiens en race ennemie; ils s’enfuyaient devant eux avec leurs troupeaux, ravageant le pays, empoisonnant parfois les sources, attaquant les détachemens isolés. Les réquisitions étaient pénibles, les convois n’avançaient que difficilement; l’armée souffrit beaucoup. A Munchengrætz, elle trouva la ville déserte. Ailleurs on s’était fortifié dans les maisons, et il fallut livrer de sanglans combats de rue, entre autres à Trautenau, à Turnau et à Nachod.
  13. Cette commission se réunit à Francfort six semaines après l’échange des ratifications. Quant à l’ancienne diète fédérale, elle avait quitté Francfort le 11 juillet devant l’approche des Prussiens. La division avait déjà commencé alors à se mettre parmi les confédérés. Les envoyés des villes hanséatiques avaient cessé de prendre part aux séances depuis le 20 juin; ceux des états du nord ayant accepté l’alliance prussienne se retirèrent successivement. Le reste de la diète se transporta à Augsbourg et s’y réunit le 18 juillet. L’assemblée s’occupa surtout de régler le sort des employés fédéraux, et se sépara définitivement le 24 août.
  14. Le Wurtemberg dut payer 8 millions, Bade 6 millions, la Bavière 30 millions, la Hesse 3 millions de florins, et la Saxe 10 millions de thalers.