La Guerre de Russie/Les vieux soldats

Imprimerie des petites lectures (p. 5-7).


LES VIEUX SOLDATS


QUAND j’étais tout petit — il y a longtemps de cela, hélas ! — je connaissais un très grand nombre de vieux soldats de l’Empire. Aux uns il manquait un bras ou une jambe, aux autres un nez ou une oreille. Bien peu étaient au complet. Mais, chose digne de remarque, tous parlaient avec respect et enthousiasme de celui qui s’était montré si prodigue de leur sang et les avait exposés à tant de dangers, de fatigues et de privations. Lorsqu’il était question de L’autre ou du petit caporal, comme ils l’appelaient, les plus vieux, les plus brisés même, redressaient encore leur taille ; leurs yeux lançaient des éclairs et, s’ils regrettaient de ne plus être jeunes et alertes, c’était surtout parce qu’ils ne pouvaient plus combattre sous les ordres du « grand Napoléon. »

Lorsqu’ils se mettaient à raconter leurs exploits, ils en avaient pour des heures et des heures. Cela n’en finissait plus. Beaucoup de gens les traitaient de vieux radoteurs ou de menteurs. Il y a toujours de ces individus qui n’ont rien vu, rien appris, mais qui veulent toujours critiquer. Ils supprimeraient volontiers tout ce qu’ils ne connaissent pas et réduiraient ainsi la science humaine à fort peu de chose.

Pour moi, ces vaillants débris étaient plus que des hommes ordinaires. J’éprouvais pour eux une admiration respectueuse et chacune de leurs paroles se gravait dans ma mémoire. Malheureusement, le temps faisait son œuvre et je voyais chaque année s’éclaircir les rangs de ces héros ; j’en éprouvais un profond chagrin. Je me plaisais tant auprès d’eux, je prenais de si bonnes notes pour le livre que j’écrirais… tôt ou tard.

Car ce livre se ferait, je l’avais promis trop souvent au vieux père Eloi, à Jean le Hussard, à Catherine la vivandière et à tant d’autres qui ont fumé mon tabac et trinqué avec moi à la gloire du vainqueur d’Austerlitz.

Je viens de mêler un nom de femme à ceux de mes vénérables amis d’autrefois. Il faudra bien que je m’explique à ce sujet.

La mère Catherine était une pensionnaire de l’hôpital de mon village. La supérieure de cet établissement charitable était ma tante, et il m’était permis de visiter, les jours de congé, les jardins immenses et le vaste verger où se promenaient les vieillards et les convalescents, où ils travaillaient même un peu, quand le temps et leurs forces le permettaient.

Un jour je poursuivais de jeunes oiseaux qui avaient déserté leur nid au moment où je m’en approchais. Je surpris, au milieu d’un épais massif de fleurs et d’arbustes, une vieille femme qui tirait d’une pipe noircie par l’usage assez de fumée pour mettre en fuite tous les maringouins du voisinage.

Nous eûmes peur tous les deux et ensemble nous poussâmes un petit cri de surprise.

La bonne femme fut la première à se remettre.

— Tu ne me trahiras pas ? me dit-elle.

— Je n’ai jamais trahi personne, répondis-je en la regardant bravement en face. D’ailleurs, tu ne fais rien de répréhensible ; quand je serai grand, je fumerai comme toi.

— C’est une autre question, dit la vieille en sortant de sa cachette ; tu es ou tu deviendras un homme, tandis que moi, je ne suis qu’une pauvre créature…

— Où donc as-tu appris à fumer comme cela ? demandai-je, plein d’admiration pour le fourneau brun de la pipe.

— Quand j’étais Soldat, répondit-elle en cachant le précieux calumet dans la poche de son tablier.

— Ah ! vous êtes Catherine la Vivandière ! m’écriai-je tout joyeux, cessant de la tutoyer, par respect.

— Oui, petit, c’est moi.

— Est-il vrai que vous avez été en Espagne ?

— Certainement ! J’ai pris part au siège de Saragosse.

— Et en Russie ?

— Si j’ai été en Russie ! Que ne puis-je y retourner, avec la grande armée, vaincre tous ces sauvages et leur dire : Rendez-moi mon enfant, ou je vous étrangle du premier jusqu’au dernier !

En disant cela, elle brandissait le poing et une si grande colère se lisait sur sa face ridée, que, tout saisi, je fis un pas en arrière.

Catherine s’aperçut de ma frayeur et poursuivit en adoucissant sa voix :

— Pardonne-moi, petit, tu n’es pas capable de me comprendre. Je vais t’expliquer la chose en deux mots. Mon mari était soldat, et moi je vendais à manger et à boire à ses compagnons d’armes. Nous avons parcouru ainsi plusieurs pays, et, le bon Dieu m’en est témoin, j’ai adouci les derniers moments de plus d’un guerrier tombé sur le champ de bataille. J’avais un tout petit enfant, quand l’empereur s’avisa de déclarer la guerre à la Russie sans nous consulter… Ce que je dis là te fait sourire, n’est-ce pas, gamin ? Tu es d’avis que Napoléon avait, pour leur demander des conseils, ses généraux, ses ministres et ses ambassadeurs. Du beau monde, ma foi ! qui est toujours fourré dans les salons et qui ignore ce que souffre le pauvre peuple dont on ravage les récoltes, ce qu’endurent les malheureux soldats, quand ils sont forcés de marcher ou de se battre toute la journée, de camper dans la boue, de dormir sur la terre humide… Donc, il fallut partir, mon mari à pied, comme les autres, moi dans une petite charrette, avec ma chère fille et quelques provisions… Mais, je vois venir ta tante, la supérieure, qui va me gronder…

— Je vous promets que non, dis-je avec feu.

— Ne lui dis pas que j’ai fumé !

— Je le lui dirai et je vous apporterai chaque semaine un paquet de tabac que je vous remettrai en présence de ma tante.

— Tu ferais cela, petit ! Ah ! je te promets de dire un bon chapelet pour toi !…

— Seulement, vous allez me raconter tout au long l’histoire de votre petite fille…

— Pas aujourd’hui, mon garçon… Jeudi tu auras congé ; tu m’apporteras du tabac, et je te ferai savoir comment tout s’est passé dans ce pays d’abomination.

— Vous aurez votre tabac, et même…

— Achève…

— Et même une petite bouteille d’eau de vie.

— Tu n’y perdras rien… Je te montrerai ma croix d’honneur et ma médaille de Ste. Hélène.

— Pendant que je complotais ainsi avec la bonne vieille, ma tante nous avait rejoints. Elle voulut d’abord se montrer sévère, mais je plaidai si bien la cause de ma protégée, que non-seulement elle obtint son pardon, mais la permission lui fut octroyée de brûler à l’aise le tabac que je lui porterais, à condition toutefois qu’elle ne fumerait pas devant les autres pensionnaires, « pour éviter le mauvais exemple, » ajouta la bonne supérieure.

Inutile de dire que je fus exact au rendez-vous et que je remplis fidèlement mes promesses. Je retournai souvent à l’hôpital, et chaque fois l’ex-vivandière put boire un petit coup à la mémoire de son empereur. Je profitais naturellement de mes visites pour griffonner des notes qui me viennent bien à propos aujourd’hui.