Imprimerie des petites lectures (p. 92-97).

VII

AGONIE

DE temps en temps je regardais en arrière afin de voir si je ne rencontrerais pas, parmi mes compagnons d’infortune, quelques figures de connaissance. Tous marchaient tête baissée, les mains sous les aisselles, grelottants, hâves, découragés. Parfois un pauvre prisonnier à bout de forces se laissait tomber et refusait de se relever, malgré les coups et les menaces de nos féroces conducteurs. Un coup de lance le délivrait de l’existence.

Combien en ai-je vu mourir ainsi ! Il fallait si peu de chose pour tuer tous ces malheureux qui n’avaient plus de sang dans les veines et dont la plupart, à jeun depuis plus de vingt-quatre heures au moment où ils furent arrêtés, n’avaient pas reçu depuis assez de nourriture pour réparer leurs forces épuisées.

Singulier contraste, cruelle ironie du sort, nos conducteurs, ou pour mieux dire nos bourreaux, ne manquaient de rien. Hommes et chevaux étaient frais et robustes ; ces derniers hennissaient de contentement et secouaient gaîment leurs longues crinières, pendant que leurs maîtres sifflaient des airs joyeux et, pour insulter à notre misère, nous montraient du doigt en riant aux éclats.

Je me retournais peut-être pour la centième fois, et j’allais me décider à tenter tout seul l’évasion, lorsque, ô bonheur ! je vis le caporal qui se faufilait à travers les rangs pour me rejoindre. Ce fut une grande joie pour nous, car peine partagée est plus légère à porter.

— Tu regardes trop souvent du côté de la forêt, me dit mon ami à voix basse ; on finira par deviner tes intentions.

— En tout cas, tu les as devinées, toi, répondis-je en lui serrant la main. Je n’ai nulle envie de me rendre en Sibérie ; à la première occasion je me jette dans la forêt… Te crois-tu assez sort pour me suivre ?

— Je suis capable de tout ! Maintenant que ces voleurs m’ont débarrassé de mes bagages, je saurai courir comme un lièvre.

— Alors, c’est bien décidé ; là-bas, près de ces buissons où la route change de direction nous décampons au plus vite.

Nous arrivons à l’endroit convenu ; aucun de nos conducteurs ne nous voit. Je pousse le caporal du coude :

— Y es-tu ?

— Oui.

— En avant !

Et nous voilà partis, courant de toute la vitesse de nos jambes, nous encourageant mutuellement, haletants, fortifiés seulement par l’idée que la liberté sera le prix de nos efforts.

Mais nous avions plus de bonne volonté que de forces. Au bout de vingt minutes le caporal se laissa tomber, me suppliant de ne pas l’abandonner.

Les cosaques ne s’étaient sans doute pas aperçus de notre fuite, ou bien ils ne voulaient plus se donner la peine de courir après nous. En tout cas, nous n’étions pas poursuivis, et c’était tout ce que nous demandions pour le moment. Mais bientôt une autre inquiétude vint refroidir notre enthousiasme : comment nous orienter dans cette épaisse forêt, et comment surtout nous procurer des vivres et un asile pour la nuit ?

— Que faire ? demanda le caporal.

— Sortons de la forêt, répondis-je, et retournons sur nos pas ; c’est le moyen le plus sûr de ne pas nous perdre.

Au bout d’une demie heure, nous avions en effet retrouvé les traces de la lamentable caravane.

En dépouillant deux ou trois cadavres, nous pûmes nous vêtir à peu près. J’étais devenu un maître tailleur capable et un fabricant de chaussures très-habile. Ce que je confectionnais ainsi, à la hâte, n’était certainement pas de la dernière élégance, mais nous étions défendus tant bien que mal contre les âpres morsures du vent, et nous ne pouvions rien demander de plus dans les circonstances actuelles.

Le pauvre caporal grelottait ; il avait la fièvre. Bientôt il lui fut impossible de marcher sans s’appuyer sur moi ; faible comme j’étais, je fis de mon mieux pour soutenir le malheureux garçon qui à chaque instant me priait de l’abandonner et de songer à ma propre conservation.

Inutile de dire que je repoussais ce conseil avec la plus grande énergie.

Nous nous traînâmes ainsi jusqu’au soir. Alors, n’en pouvant plus, nous nous mîmes à la recherche d’un gîte. Ce n’était pas chose facile. Le vent soufflait avec tant de violence que nous avions beaucoup de peine à nous tenir debout, et il nous lançait à la figure des tourbillons de neige qui nous aveuglaient et nous coupaient la respiration.

Nous allions tomber d’épuisement, lorsque je vis au loin une maison en ruines. Cette vue ranima notre courage. Si nous pouvions nous traîner jusque là, nous serions à l’abri du vent et de la neige, nous pourrions sécher nos vêtements, nous chausser peut-être, nous reposer. Il s’agissait de faire un dernier effort pour nous traîner jusque là.

Quelle marche pénible ! mon ami ne cessait de gémir et se laissait traîner comme un homme ivre qui ne sait plus faire usage ses jambes. Au moment où nous allions atteindre notre abri, j’y vis pénétrer quelques prisonniers. Ils étaient aussi épuisés, aussi misérablement vêtus que nous.

Nous entrâmes…

Un grand feu flambait au milieu de la masure, dont la porte, l’escalier et tout ce qui pouvait brûler avaient été brisés et jetés dans le foyer. La place était tellement remplie de soldats, qu’il nous fut d’abord impossible d’y pénétrer. Mais nous remarquâmes bientôt que, dans les rangs serrés autour du brasier, il y avait des morts et des mourants.

J’enlevai deux ou trois cadavres et je procurai ainsi une bonne place près du feu à mon pauvre camarade qui avait plus que moi besoin de réchauffer ses membres engourdis.

Ah ! qu’on est bien près d’un bon feu, quand on a été sur le point de mourir de froid !

Le caporal me serra la main.

— Je te dois la vie, me dit-il ; sans toi, je serais mort depuis longtemps.

Il était heureux, le pauvre garçon, il pouvait se chauffer, sécher ses haillons, panser ses plaies !…

Moi, je songeais à l’avenir. Le feu est une bonne chose, mais il ne nourrit pas, et nous mourions de faim. Rester dans la cabane jusqu’au matin, c’était perdre un temps précieux. Il nous fallait absolument partir, atteindre une habitation quelconque et trouver un peu de nourriture. Mais comment décider mon compagnon d’infortune à se remettre en route ? Il était si faible, si épuisé et surtout si découragé ! Je résolus de lui accorder encore une heure pour qu’il pût prendre un peu de repos ; je profiterais de ce répit, pour sécher mes guenilles et pour compléter, si possible, notre pauvre toilette.

Les autres fugitifs me regardaient faire sans avoir le courage d’imiter mon exemple.

— Pourquoi se donner tant de peine, me dit un vieux soldat ; mourir ici ou un peu plus loin, n’est-ce pas toujours la même chose ?

— Qui te dit que nous ne pourrions pas rejoindre l’armée ?

— L’armée est loin, mon pauvre ami, et, comme tu n’as pas envoyé d’aide de camp pour la prévenir, elle ne t’attendra pas.

— Quand même cela serait, j’entreprendrai le voyage tout seul s’il le faut, et je marcherai tant que j’en aurai la force, tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines. Au lieu de t’abandonner au désespoir, tu devrais me suivre.

— Te suivre, s’écria le vieux guerrier, te suivre, regarde !

Et il me montra ses pieds.

Horreur ! la gangrène les avait déchiquetés et l’horrible maladie allait achever celui que le fer et le plomb avaient respecté sur les champs de bataille.

J’éveillai le caporal. Il se frotta les yeux, poussa un long soupir et me demanda ce que je voulais.

— Partir, lui dis-je.

— Je reste ici, répondit-il comme dans un rêve ; nous partirons demain.

— Non, demain il sera trop tard. Viens de suite. Lève-toi. Je t’ai fait une bonne paire de chaussures bien chaudes avec la peau d’un havresac ; de plus, voici une capote pas trop usée…

— Demain…

— Tu veux donc mourir ici ?…

— Une heure encore…

— Mais, malheureux, dans une heure, dans deux heures, demain, tu ne seras pas plus avancé que maintenant. Au contraire, la faim t’aura tellement épuisé que tu ne sauras plus marcher. Viens, je t’en prie.

— Non.

— Eh bien ! adieu. Si jamais je revois le pays, j’irai dire à tes parents que tu es mort en Russie, quoiqu’il te fut facile de te sauver… je dirai que le courage t’a manqué.

Je fis un pas vers la porte. Mais pour rien au monde, je ne fus parti sans mon ami. Je voulais seulement lui faire peur.

Ma ruse réussit. Il me rappela.

— Voyons, me dit-il, aie pitié de moi ; accorde-moi encore quelques instants. Il fait si bon ici, près du feu ; la chaleur fermera mes plaies, et je serai plus fort quand mon sang ne coulera plus.

Je ne répondis pas, mais je me mis à envelopper ses pieds. Le malheureux blessé ne cessait de me remercier. Je lui fis endosser une capote pas trop usée enlevée à un mort et il consentit enfin à me suivre, non sans jeter un dernier regard de regret sur les flammes gaies et claires du foyer.

Dehors, l’obscurité était complète. Le vent soufflait avec moins de violence, mais la neige tombait toujours.

— Rentrons, me dit le caporal, il fait si noir que nous tomberons dans quelque précipice.

— Marchons, répondis-je ; sur notre route nous trouverons d’autres bivouacs dont les feux nous guideront.

Nous avancions lentement, nous heurtant parfois à des cadavres ou à des affûts brisés qui barraient la route.

Au bout de deux heures, nous nous trouvâmes au milieu d’un village. Pour la première fois depuis longtemps nous étions dans le voisinage de maisons habitées. Nous allions demander l’aumône aux Russes, c’est-à-dire à nos ennemis les plus acharnés. Le caporal me proposa d’attendre le jour ; frapper le soir, à la première porte venue, sans avoir exploré les environs, c’était courir volontairement de trop grands dangers. Mieux valait, disait-il, attendre au lendemain.

Alors nous pourrions peut-être nous adresser à une femme ou à un enfant qui nous traiteraient avec moins de rigueur que ces paysans à l’air féroce dont la haine pour les soldats français s’était, d’après ce qu’on nous avait raconté, signalée par les plus grands excès.

J’accédai au désir de mon compagnon d’infortune, et nous nous mîmes à la recherche d’une étable où d’une grange où il nous serait possible de passer le reste de la nuit.

Après avoir cherché pendant quelque temps, nous arrivâmes à une espèce de remise remplie de paille et de foin. En y pénétrant, je heurtai du pied quelques betteraves abandonnées là depuis la veille peut-être, car elles étaient à peine gelées. Ces racines étaient pour nous un trésor inestimable ; nous nous mîmes à en manger avec une avidité incroyable.

Puis, ayant creusé un trou dans un tas de fourrages secs, nous nous serrâmes l’un contre l’autre et bientôt, après avoir prié le Ciel de nous protéger, nous goûtâmes les bienfaits du sommeil.

Quand je me réveillai, le jour était venu. Mon ami dormait toujours, et je vis qu’il lui serait impossible de se remettre en route. Ne voulant pas l’abandonner, je me levai tout doucement, et, me cachant avec soin, j’inspectai les environs.

Il y avait là une quinzaine de petites fermes, entourées chacune d’un lopin de terre.

Toutes ces maisons, sauf celle dont la remise nous avait servi de chambre à coucher et de salle à manger, étaient bâties en troncs d’arbres à peine équarris ; elles avaient l’aspect le plus misérable et leurs habitants ne devaient pas être en état de nous offrir une aumône bien abondante.

Mais il nous fallait si peu de chose. Une petite place au coin du feu, un peu de nourriture et quelques lambeaux de linge pour panser nos plaies. Pourrait-on refuser cela à deux malheureux sur le point de succomber, et se trouverait-il sur la terre une créature humaine assez barbare pour nous repousser ?

Et me voilà dans la rue, hésitant encore, tremblant, me préparant à tendre humblement la main.

Je m’approche d’une maison qui se distingue des autres par le soin minutieux avec lequel les abords sont entretenus. À l’intérieur, j’entends un enfant qui pleure, et une voix de femme, fraîche et claire, chante gaîment pour apaiser le petit mécontent. Cette voix si douce, c’est la voix d’une mère ; il y a là une femme qui sait aimer et compatir ; lorsqu’elle verra ma misère, son cœur sera ému de compassion. Elle songera sans doute que son enfant peut se trouver un jour comme moi dans la plus extrême misère, forcé d’implorer la charité des étrangers. Oui, tout me dit que cette femme sera miséricordieuse.

Cependant j’hésite encore. Je tremble, mon cœur bat à rompre ma poitrine, je suis forcé, pour ne pas tomber, de m’appuyer contre le mur de la cabane. Si cette femme allait s’effrayer à ma vue, se mettre à crier, appeler son mari, ses voisins, parmi lesquels il s’en trouvera certainement qui voudront se donner le cruel plaisir de me maltraiter, de me tuer peut-être ?…

Chassant cette cruelle pensée, je frappe ou plutôt je gratte timidement à la porte ; comme un criminel qui frémit en songeant qu’il va se trouver devant ses juges, j’attends tout tremblant.

La porte s’ouvre…

Raphaël n’a jamais peint Madone plus belle que cette jeune mère à l’opulente chevelure blonde, aux grands yeux bleus, aux lèvres roses, au teint d’une fraîcheur merveilleuse. Et qu’il était beau, le gros bébé jouflu qu’elle tenait par la main ! Mais quel cœur de tigre dans ce corps d’ange ! À peine ai-je eu le temps de formuler mon humble prière, qu’un violent coup de poing en pleine figure m’envoie rouler au milieu de la rue ; puis la mégère ferme la porte en poussant de grands cris.

À cet appel, une douzaine de paysans sortent de leurs demeures. Voyant de quoi il s’agit, ils retournent chez eux et reviennent bientôt, armés de haches, de bâtons et de fourches.

Étourdi et sentant que les forces vont bientôt me manquer, je me mets cependant à courir, tout en criant à mon ami de se tenir caché. Malheureusement, le pauvre garçon ne l’entend pas ainsi. Je le vois sortir du hangar, pâle, défait, se traînant à peine, mais beau d’audace et de fierté.

— Fuis, me dit-il ; pendant que ces brutes m’achèveront, tu pourras atteindre la forêt et échapper à leur vengeance !

Et, sans hésiter, le front haut, les bras croisés sur la poitrine, il se place au milieu du chemin.

Les paysans s’arrêtent indécis. L’homme le plus sauvage du monde doit éprouver quelque répugnance à frapper un ennemi qui ne se défend pas. Mais l’hésitation de nos bourreaux ne dure pas longtemps. Ils nous reprochent l’incendie de Moscou et tombent sur nous à coups de poings et de bâtons.

Dès la première attaque, n’ayant aucune arme pour me défendre, étant d’ailleurs trop faible pour tenir tête à tous ces forcenés, je jugeai prudent de me pelotonner comme un hérisson, les deux mains jointes sur ma tête. La foule hideuse qui m’entourait était furieuse de me voir souffrir si peu. Les femmes surtout s’acharnaient, me roulant d’un côté de la rue à l’autre. Ce jeu cruel finit par les amuser beaucoup : elles riaient aux éclats et applaudissaient chaque fois qu’un coup bien appliqué m’arrachait un cri de douleur.

Plus heureux que moi, le caporal était tombé, mort ou évanoui, au premier coup que lui porta un grand vaurien, le chef de la bande sans doute, qui, voyant mon ami hors de combat, se rua sur moi avec une fureur inouïe.

Cela ne pouvait durer bien longtemps. Comme je refusais obstinément de me relever, un paysan écarta ceux qui me serraient de plus près, et, levant sa hache, il fit mine de m’en frapper.

Je fermai les yeux en recommandant mon âme à Dieu.

La brute n’eut pas le temps d’exécuter son projet ; une femme arrêta son bras et lui parla avec volubilité. Elle avait sans doute trouvé un bon moyen de nous faire entendre raison, car tous mes bourreaux, hommes et femmes, se mirent à rire et à battre des mains. La mégère partit en courant et revint au bout de quelques instants avec une marmite d’eau bouillante !

Elle se disposait à m’infliger le plus cruel des supplices, lorsque son attention fut attirée par l’arrivée de deux cosaques dont les chevaux, couverts d’écume, faillirent écraser les plus acharnés de mes persécuteurs.

Alors, ramassant ce qui me restait d’énergie, j’essayai de fuir, mais trop de souffrances m’avaient épuisé. Je n’avais pas fait dix pas que je perdis connaissance.