La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 481-518).
LA GUERRE DE 1870

IV[1]
PROJET D’UN COUP DE JUSTICE
ET DE SALUT PUBLIC


I

« En toutes façons, une bataille perdue a toujours grande queue et mauvaise pour ceux qui la perdent. Pour un petit nombre de gens que l’on y perd se muent et changent les courages des gens que l’on n’y perd pas, plus qu’il n’est à croire, tant en épouvantement de leurs ennemis qu’en mépris de leurs maîtres et de leurs privés serviteurs, et entrent en murmures et machinations[2]. »

Les séditieux et les intrigans entrèrent, en effet, aussitôt en murmures et en machinations. 3Iais il faut se garder des exagérations voulues du monde parlementaire, politicien, révolutionnaire, et ne pas s’imaginer qu’en se réveillant, le 7 août, la population s’alluma de fureur et devint comme une fournaise volcanique de laquelle sortaient des laves furibondes d’imprécations et de menaces contre l’Empire, contre l’Empereur, contre ses ministres, contre la paix publique.

Le sentiment véritable de la population très patriote de Paris était la stupeur, l’anéantissement accablé qui succède à une grande espérance trompée. On ne pouvait se résigner à croire que notre invincible armée eût été vaincue ; on n’exprimait de haine contre personne ; on ne formait aucun projet subversif ; on se lamentait et on écoutait vers l’horizon si un bruit lointain de victoire ne venait pas dissiper l’horrible cauchemar. L’idée d’une révolution ne hantait pas les esprits de cette foule qui circulait dans les rues interrogante, anxieuse, effarée. Encore moins entendait-on sur ses lèvres ou devinait-on dans son attitude un sentiment de satisfaction de la défaite nationale ; on eût écharpé quiconque eût laissé apercevoir d’autres sentimens qu’une inconsolable douleur.

C’est dans les cercles politiciens du Parlement ou de la presse qu’éclatèrent des joies scélérates et des volontés haineuses. Depuis l’ouverture des hostilités, les Irréconciliables n’avaient pas déguisé leurs vœux pour la défaite. Le Rappel avait dit hautement : « La France court en ce moment deux dangers : le premier, le moindre, est le danger de la défaite ; c’est le moindre parce que c’est le moins probable ; l’autre danger et le plus sérieux, c’est celui de la victoire. L’Empire fait le mort ; les Prussiens battus, il ressuscitera. L’Empereur rentrera triomphalement à Paris, et ceux qui ne regarderont pas seulement avec les yeux verront derrière les chevaux du père et du fils, liées et saignantes, deux personnes dont l’une sera la Prusse et l’autre la Liberté[3]. » — « Si nos vœux sont exaucés, écrivait le Réveil, il n’y aura ni vainqueurs, ni vaincus, et la lutte sera honorablement soutenue de part et d’autre[4]. » A l’annonce de la défaite ils laissèrent éclater une joie débordante ; « par haine des institutions présentes et désir du changement ils se réjouirent de leur propre péril. — Odio præsentium et cupidine mutationis suis quoque periculis lætabantur. » Dans les rassemblemens un démagogue ayant crié : « Vive la Prusse ! » un ami lui dit : « Tu ès donc content que les Prussiens gagnent? — Certes oui, répondit-il, et, levant les bras en l’air : Vive la Prusse[5] ! »

Jules Ferry, descendant les escaliers du Palais de Justice, jetait à l’avoué Déroulède cette exclamation : « Vous savez ? Les armées de l’Empereur sont battues ! « Le fils de Déroulède, jeune homme au cœur noble, ardent et vraiment patriote, blessé de l’allégresse étincelante des regards, du ton réjoui de la voix, de cet avis ainsi lancé à la volée et dont tout le sens était dans l’intonation plus que dans les paroles, s’écria : « Et les armées de la France, que sont-elles ?

Les révolutionnaires ne se contentaient pas d’une joie inactive ; ils s’étaient mis aussitôt au travail. Tout ce monde bourdonnant de l’hostilité systématique suppléait à son petit nombre par le bruit qu’il faisait, et bien d’autres conseils que ceux des ministres furent tenus dans cette journée. Les députés de la Gauche arrêtèrent un programme d’action en quatre articles : — 1° Renversement du Ministère. — 2° Réclamation d’armes pour tous les citoyens, surtout de Paris. — 3° Abandon du commandement de l’armée par l’Empereur et son remplacement par Bazaine. — 4° Nomination d’un conseil de gouvernement pris dans le Corps législatif.

Mais ces messieurs, très intempérans dans leurs paroles couvertes par l’impunité parlementaire, l’étaient beaucoup moins dans leurs actes exposés aux sévérités de la justice. Ils ne couraient aucun risque à étaler les trois premiers articles de leur programme, car s’ils tendaient à préparer une révolution, en eux-mêmes ils n’étaient pas révolutionnaires, mais le 4e article de leur programme était une violation flagrante de l’acte constitutionnel et tombait sous le coup de la loi. Aussi dans leur manifeste public, ils n’en firent aucune mention, et l’article fut réservé. Ils se réduisirent aux termes suivans : « Les députés soussignés sont réunis au Corps législatif. Ils réclament l’armement immédiat de tous les citoyens de Paris. Dans les circonstances actuelles, la France tout entière doit être armée et debout. »

Dans un autre bureau étaient accourues les médiocrités ambitieuses ou aigries du Centre gauche : les unes ne se consolaient pas d’avoir refusé un ministère, les autres de n’avoir pas eu à le refuser. Leur colère ne s’adressait pas à l’Empereur ; son unique objet, ardent, insatiable était le Cabinet, surtout son chef. Ils arrêtèrent de voir Schneider, de l’attirer de leur côté et d’obtenir qu’il se rendit auprès de l’Impératrice, afin d’exiger le renvoi du ministère et la constitution d’un Cabinet dans lequel Trochu entrerait comme ministre de la Guerre, tout au moins, et, si cela se pouvait, comme président du Conseil.

La Droite extrême, Duvernois, Jérôme David ne furent pas moins rapides à se mettre sur pied. Ils nous avaient dit naguère : « Nous attendrons notre heure. » L’heure du désastre leur parut l’heure attendue. Ils affectèrent naturellement de couvrir l’Empereur et de ne viser que le Ministère. Mais comme ils voulaient en venir à bout à tout prix, et qu’ils n’avaient pas besoin de s’occuper de la Droite dont ils étaient sûrs, ils mirent leur artifice à s’assurer la Gauche et à en obtenir qu’elle laisserait respirer l’Empereur tant que le ministère n’aurait pas été exécuté. Duvernois, dans son journal le Volontaire, patronna les prétentions les plus outrées de la Gauche. « On a eu le tort de renvoyer les Chambres, aujourd’hui on les réunit, mais pourquoi pas pour demain ? Pourquoi un délai ? Est-ce qu’il n’y a pas urgence ? On proclame l’état de siège. Soit ! mais alors qu’on s’occupe d’organiser sérieusement les milices parisiennes, sans hésitation, sans retard et sans exclusion. Plus on montrera de confiance au peuple, plus le peuple s’en montrera digne. »

D’autres membres de la Droite, très prononcés contre le Ministère, mais encore sincèrement dévoués à l’Empereur, crurent qu’avant de frapper le Cabinet, il était urgent d’obtenir le sacrifice de Le Bœuf afin que l’Empereur ne parût point responsable de la pitoyable stratégie dont les détails commençaient à être connus à Paris. Indépendamment de leurs démarches personnelles, ils prièrent eux aussi Schneider de solliciter de l’Impératrice une révocation indispensable.

Ainsi dans le monde parlementaire et politicien trois courans distincts s’avançaient avec une égale force : le premier contre l’Empire, le second contre le Cabinet, le troisième contre Le Bœuf, tous les trois sollicitant l’appui de Schneider. La réponse du président à chacun d’eux fut remarquable de sang-froid, de rectitude et d’autorité. Il écouta sans les interrompre les doléances de Jules Favre sur l’insuffisance du commandement de l’Empereur, sur la nécessité de le ramener à Paris, si fui voulait éviter une épouvantable catastrophe. Quand il en vint à son projet d’une commission gouvernementale prise dans le sein du Corps législatif, qui équivalait à la suppression du pouvoir impérial, Schneider l’arrêta d’un mot : « Vous croyez la dynastie impériale incompatible avec le salut du pays. Eh bien ! moi, je la considère comme y étant étroitement liée. »

Sa réponse sur le Ministère ne fut pas moins nette. Schneider n’était point particulièrement attaché à un Cabinet sorti d’un autre nid que le sien et qui conduisait ses affaires en dehors de ses conseils, mais son bon sens aiguisé lui indiquait qu’en présence des sommations de la Gauche et des démarches du Centre gauche, dirigées par Jérôme David, son ennemi personnel, notre renversement n’accroîtrait pas son influence et, plus tard, pourrait paraître peu honorable. Enfin il craignait le retour de Rouher, objet de son antipathie, à la chute duquel il avait passionnément contribué. Il s’expliqua donc avec le Centre gauche sur la nécessité actuelle de maintenir le Ministère, aussi péremptoirement qu’il l’avait fait avec la Gauche sur le devoir de respecter la dynastie. Il accueillit au contraire très favorablement l’idée du renvoi immédiat de Le Bœuf.

Il vint chez l’Impératrice lui raconter ces démarches diverses et lui indiquer comment elles devaient être accueillies. Il n’avait pas à démontrer de ne pas tenir compte des injonctions de la Gauche ; il conseilla de repousser aussi celles du Centre gauche contre le Ministère : elle trouverait de grandes difficultés à constituer un autre Cabinet ; il était juste de laisser à celui qui avait commencé la guerre toute la responsabilité des événemens qui se préparaient ; si la victoire revenait à nos armes, les ministres en fonctions devaient profiter de ce retour de la fortune ; si la malchance continuait, ils se montreraient énergiques, et sauraient maintenir l’ordre auquel ils étaient plus intéressés que tout autre. L’Impératrice laissa échapper quelques défiances contre mes idées libérales ; il répondit que ces défiances étaient injustes et ingrates et que depuis plusieurs mois je me prodiguais en un dévouement qu’aucune difficulté n’avait rebuté. L’Impératrice laissa tomber le propos et admit la nécessité de conserver le Ministère.

Son adhésion au renvoi de Le Bœuf fut plus empressée. Elle télégraphia immédiatement à l’Empereur : « Le maréchal Le Bœuf est rendu responsable des ordres et contre-ordres donnés qui sont connus à Paris. On vient de me dire qu’on demandait à la Chambre son remplacement. Il est urgent, pour satisfaire l’opinion publique, qu’à l’ouverture de la Chambre on annonce le remplacement du maréchal Le Bœuf. » C’était la première manifestation de cette politique du bouc émissaire, qui, insensiblement et presque minute par minute, va s’emparer de tous les esprits et devenir le mobile principal des résolutions. Cette politique « qui consiste à jeter sur la route les ornemens royaux afin de gagner le temps que la tourbe met à les ramasser, » cette politique peu chevaleresque, et même couarde, avilit et ne profite pas. Charles Ier ne fut pas sauve par l’abandon de Strafford, ni Louis-Philippe par celui de Guizot. Croire que l’opinion publique n’imputait qu’à un major général subordonné, et non à l’Empereur, généralissime omnipotent, la mauvaise direction de la guerre, c’était se repaître d’illusions trop naïves. Le moindre passant arrêté dans la rue eut répondu : « Nous admettons que Le Bœuf soit incapable, mais le chef qui le dirigeait et qui d’un mot pouvait le briser, l’est encore plus ! »

Les chefs de peuples vraiment nobles et perspicaces ne rejettent pas le fardeau des revers sur les auxiliaires qui les ont servis : ils les couvrent plutôt au delà de ce qui est juste quand ils ont commis des fautes. Après la perte de Lucignano par Pierre Strozzi (1515), François Ier dit à ses courtisans qu’il regrettait de lui avoir donné le grade de grand maréchal. — Pourquoi ? — Parce que je ne peux plus le lui donner. » Après la défaite de Villeroy à Ramillies, Louis XIV lui dit simplement : « A notre âge, monsieur le maréchal, on n’est plus heureux. »


II

Le soir, à neuf heures, un troisième conseil des ministres fut tenu. Parieu demanda qu’on rectifiât la réponse trop précipitée faite le matin à l’Empereur sur l’effet d’une retraite à Châlons, et que, sans la juger, nous avions paru approuver. Pourquoi préjuger l’utilité d’une mesure stratégique par un avis quelconque? Le Conseil était constamment demeuré étranger à la direction militaire ; il ne devait pas couvrir de sa responsabilité des plans stratégiques de l’opportunité desquels il ne pouvait être le juge ; il devait ne s’expliquer que sur l’effet politique, qui ne serait certainement pas bon, et, sur l’utilité stratégique, s’en remettre à la décision libre du chef de l’armée. Persigny soutint Parieu en invoquant des raisons d’une autre nature : il jugeait funeste pour l’Empereur une marche en arrière avant qu’une grande bataille l’eût suffisamment motivée. Malgré l’opposition de Rouher, cet avis prévalut, et j’adressai une nouvelle dépêche à l’Empereur dans le sens indiqué par Parieu. Par la même dépêche, je sollicitai de l’Empereur l’autorisation d’offrir le ministère de la Guerre à Trochu à la place de Dejean. Le général Dejean n’était qu’un ministre intérimaire et il demandait à être relevé de cette situation mal définie. Il disait avec raison qu’un ministre intérimaire n’avait pas l’autorité de pourvoir aux difficultés et il ajoutait modestement que, dans les circonstances actuelles, il fallait attribuer ces hautes fonctions à un général ayant acquis aux yeux de l’armée et du pays une notoriété qu’il n’avait pas. Nous partagions cette façon de voir : quoique Dejean se fût montré administrateur vigilant, il était trop froid, trop méthodique et ne convenait pas à une crise qui requérait plus de flamme et de remuement extérieur. L’Impératrice et le Conseil prièrent Schneider de donner plus de force à ma démarche auprès de Trochu, si l’Empereur l’autorisait, en allant aussi offrir au général la place de Dejean au ministère de la Guerre.

A la fin de cette journée, si laborieuse pour tout le monde, j’envoyai à l’Empereur à Metz le rapport suivant : « L’état de l’opinion publique est excellent. A la stupéfaction générale, à une immense douleur ont succédé la confiance et l’élan. Le parti révolutionnaire lui-même est entraîné dans le mouvement. Un ou deux misérables ayant crié : Vive la République ! ont été saisis par la population elle-même. Chaque fois que la garde nationale sort, elle est acclamée. Ainsi n’ayez aucune inquiétude sur nous, et ne songez qu’à la revanche qu’il nous faut, dussions-nous faire tous les sacrifices. Nous sommes tous unis. Nous délibérons avec le Conseil privé dans le plus parfait accord. L’Impératrice est très bien de santé. Elle nous donne à tous l’exemple du courage, de la fermeté et de la hauteur d’âme. Nous sommes plus que jamais de cœur avec vous (7 août). »

On a raillé l’optimisme de ce rapport. Il est cependant d’une parfaite exactitude sur tous les points essentiels. L’union des ministres, leur attitude, la contenance de l’Impératrice sont dépeints sans aucune exagération. Je voudrais montrer à l’histoire les ministres autour de la table du Conseil, calmes, fermes, stoïques, n’entendant ni les divagations des trembleurs, ni les sifflemens de l’envie prête à se repaître, ni l’exaltation de la haine en fête, ne s’occupant pas des complots qui s’ourdissent contre leur position, mais uniquement de ceux dirigés contre la sécurité de l’Etat, affligés de la douleur qui se raidit contre les malheurs et les brave, et non de celle qui gémit ou s’effare, recherchant sans trouble ni surexcitation les moyens de pourvoir à la multiplicité des sollicitudes urgentes. Je voudrais, au milieu d’eux, montrer l’Impératrice, déchirée dans son cœur de femme, de mère, dans sa fierté de souveraine, ne refusant pas leur expansion aux sentimens naturels, sachant cependant les dominer avec autant de maîtrise que si elle ne les avait pas éprouvés et nous laissant lire, au-dessus de la douleur qui assombrissait son beau visage, une fermeté, une décision, une volonté parlante sans paroles de ne pas se laisser abattre par la fortune adverse. Je vais être obligé de regretter certaines de ses décisions, je le dirai franchement, puisque je fais œuvre de vérité, mais je serais désolé qu’aucune de mes paroles parût un oubli du respect et de l’admiration qu’elle nous inspira à tous dans ces jours désolés.

Ce que je disais de l’état d’esprit de la population dans son immense généralité n’était pas moins exact. A la fin de la journée, elle se montrait ce qu’elle avait été au début : elle ne manifestait aucune surexcitation menaçante, et on put s’en convaincre dans les premières heures de la nuit. Baraguey d’Hilliers avait pris possession de son commandement d’état de siège par une proclamation très nette : « Habitans de Paris, la déclaration de l’état de siège me confère les pouvoirs nécessaires pour le maintien de l’ordre dans la capitale. Je compte sur le patriotisme de la population et de la garde nationale de Paris pour le maintenir. Tout attroupement est interdit. » Cela suffit pour que la majorité se tint tranquille. Seuls, quelques Intransigeans ne trouvèrent pas l’avertissement assez menaçant et essayèrent l’agitation dans la rue. Leurs bandes organisées se répandirent le soir sur les boulevards, se dirigeant vers le ministère de l’Intérieur et surtout de la Justice, et criant : « Des armes ! des armes ! » A la tête d’une d’elles un homme portait un gigantesque écriteau de calicot sur lequel était imprimé en noir : Armement immédiat du peuple de Paris ! Dispersées, ces bandes se reformaient plus loin ; les cafés étaient envahis, les tables renversées, les glaces brisées ; les boutiques et les passages fermés, la circulation interrompue dans la rue de la Paix et sur la place Vendôme. Mais la foule ne s’unit pas à la bande et ne seconda pas ses violences. La garde nationale, précédée des sergens de ville l’épée à la main, les dispersa, et la tranquillité se rétablit.


III

Le 8 août au matin, le Siècle publia en tête de ses colonnes, avec le Manifeste des Députes, un Manifeste des Journalistes, plus nettement révolutionnaire, qui jetait sans ambages l’appel à l’insurrection que la Gauche n’avait pas osé formuler : « La France est envahie. La presse démocratique de Paris réclame l’armement immédiat de tous les citoyens et l’institution d’un comité de défense, composé d’abord des députés de Paris. Que tous les patriotes se lèvent et se joignent à nous ! La patrie est en danger. »

Le défi nous était directement jeté à la face. Dans le Conseil du matin, Chevandier proposa de supprimer le journal en vertu de l’article 9, § 4 de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège, permettant à l’autorité militaire d’interdire les publications de nature à exciter les désordres. Persigny le soutint et la majorité adhéra à cette proposition. Mais Baraguey d’Hilliers, qui aurait dû être le signataire et l’exécuteur du décret, fit des objections. A mesure que la discussion s’animait, ces objections s’accentuaient et allaient tourner à un refus sec, auquel il eût fallu répondre par une révocation immédiate, dont l’effet eût été désastreux. J’évitai la rupture imminente en proposant une transaction que tout le monde eut le bon sens d’accepter. Le Siècle ne serait pas suspendu ; seulement, le ministre de l’Intérieur, par une note insérée le soir même au Journal officiel, avertirait les journaux que la proposition d’un Comité de défense, telle qu’elle était contenue dans le Manifeste, serait considérée par le gouvernement comme une tentative anarchique de nature à compromettre la sécurité nationale, contre laquelle l’autorité militaire sévirait, si on la renouvelait. Le Réveil de Delescluze et le Rappel des fils Hugo n’ayant pas tenu compte de l’avertissement furent immédiatement supprimés.

Nous ne pouvions pas répondre de la même manière à la sommation des députés de la Gauche d’armer les habitans de Paris. Pietri eût voulu que nous opposions à ces revendications un refus absolu ; nous ne le pouvions pas, car on ne refuse pas des armes à une population à la veille d’être assiégée ; mais il nous était également impossible d’en donner à tous les citoyens. D’abord nous n’en avions pas les moyens matériels : Niel et Le Bœuf n’avaient mis en réserve pour cette éventualité que cent mille fusils ; ensuite une distribution générale eût été contraire à toute prudence. « Quiconque sera doué de sagesse, a dit Machiavel, ne permettra jamais qu’une multitude prenne les armes, si ce n’est avec un certain ordre et une certaine méthode. Celui qui est préposé à la défense d’une ville évitera comme un écueil de faire armer les citoyens tumultueusement[6]. » Nous décidâmes que nous incorporerions dans les rangs de la garde nationale sédentaire quiconque se présenterait, mais que nous ne distribuerions des armes qu’avec méthode, en commençant par les plus surs et les plus capables et n’arrivant jamais à ceux entre les mains desquels une arme eût été une inutilité ou un péril.

Les rassemblemens tumultueux de la veille, dont les séditieux annonçaient la reprise pour la soirée, nous occupèrent aussi. Nous priâmes Baraguey d’Hilliers de les interdire dès le soir même et, puisqu’on nous menaçait de remplir la rue d’émeutiers, de remplir le Palais-Bourbon de soldats. Il nous promit d’autant plus fermement une action énergique que nous nous étions montrés condescendans à ses scrupules.

La dépêche de la veille au soir, qui sollicitait l’autorisation d’offrir le portefeuille de la Guerre à Trochu, n’arriva à l’Empereur que dans les premières heures du 8 août. L’Empereur m’autorisa à cette offre, et je mandai Trochu chez moi à une heure. Sa sortie inconvenante dans la séance de nuit indiquait l’état d’esprit d’un homme qui n’était plus maître de son cœur et qui ne prenait plus même le soin de sa dignité. Son exclusion de tout commandement actif l’avait irrité ; les démarches vaines qu’il tentait pour donner un corps à son commandement dans la Baltique l’exaspéraient ; commandant en chef du corps d’armée de cette expédition, il n’avait encore reçu du gouvernement, le 6 août, aucune commission écrite ou verbale, officielle ou officieuse ; le ministre ne l’avait pas fait appeler une seule fois ; c’est lui qui, à plusieurs reprises, avait pénétré dans son cabinet, dans celui des directeurs et dans les divers bureaux ; il y avait recueilli les preuves de l’inanité de l’entreprise ; l’un de ces chefs de bureau, celui des subsistances, à qui il avait demandé si l’on avait pensé aux approvisionnemens nécessaires, notamment au foin pressé pour la traversée de 3 000 ou 4 000 chevaux, était tombé des nues, disant qu’on y pourvoirait, mais qu’il n’avait jamais oui parler de l’expédition.

Trochu écrivait à son ami Plichon : « Je continue à croire très peu à la Baltique, dont le projet, poursuivi par quelques préparatifs apparens, peut être un épouvantait utile, mais dont la réalisation ne sera plus qu’une aventure. Cela saute aux yeux de tous les compétens. Dans l’état, je m’abstiens de courir les bureaux où je n’ai recueilli pendant quinze jours que des lanlaires et de demander des officiers disponibles qu’on me promet toujours et qui filent invariablement vers le Rhin (6 aoùt). » Cette lettre rend imparfaitement la violence des sentimens qui l’agitaient. La légèreté avec laquelle on en usait à son égard l’autorisait aux suspicions ; il se croyait sacrifié, joué, conspué : « Ah ! écrivait-il pour lui-même, je fais bon marché des humiliations qui atteignent le déclin de ma carrière. Elle fut peut être trop facile et trop heureuse dans ses commencemens, je dois me soumettre chrétiennement à ces pénibles retours de fortune. » Malgré ces exhortations édifiantes, il était fou de colère. Après ses emportemens de la veille, nous n’avions plus le droit, vraiment, d’être sûrs de sa fidélité : nous n’aurions pas dû oublier que sa popularité, créée par les ennemis de l’Empire, l’asservissait en quelque sorte à eux à son insu.

Quelques instans avant lui, était entré dans mon cabinet un écrivain militaire, l’ancien officier d’état-major Wachter, qui arrivait de Metz. Je ne le congédiai pas, et je dis au général qu’il lui serait utile d’entendre les renseignemens d’un témoin oculaire. Wachter critiqua le fonctionnement du ministère de la Guerre et le commandement de l’armée. Cependant il était loin de croire que la partie fût perdue : le moral des troupes restait excellent, il espérait que, mieux dirigées, elles reprendraient leurs avantages. « L’espoir, s’écria Trochu, est une chimère ! Des mesures hâtives ne remédieraient à rien. Voilà où on en arrive quand les mesures préparatoires ont été mal prises ! Monsieur Wachter, un homme du métier vous dit que, si l’armée est mal approvisionnée, c’est le résultat de vingt ans de fautes, je l’avais prévu. La défense est impossible, il n’y a rien à faire, Paris ne peut pas tenir. » Puis, se levant, l’œil hagard, le visage convulsé, le corps frémissant, la lèvre furieusement contractée, d’une voix stridente de courroux, celle même que je venais d’entendre la nuit précédente, il s’écria : « Le vent souffle en tempête, il balayera tout ! Est-ce que vous croyez, monsieur Ollivier, que vous allez rester ici ? Vous allez être emporté et, après vous, l’Empire. »

La conversation prenant cette tournure épileptique, je congédiai Wachter, et, quoique, avant de poser ma question, j’en eusse déjà la réponse, je dis froidement à l’énergumène que j’étais chargé de lui offrir le ministère au nom de l’Empereur et de mes collègues. — « Je refuse. » Je n’essayai pas de le ramener : — « C’est bien, mais quelle raison donnerai-je à l’Empereur de votre refus ? — Vous lui direz que ce serait une erreur considérable d’éloigner dans ce moment le ministre qui tient tous les fils entre les mains et de le remplacer par un ministre nouveau qui devrait perdre des jours précieux à tout apprendre. »

Pas plus dans cette entrevue, la dernière que j’eus avec lui, que pendant les heures d’angoisse de la nuit précédente, il n’avait eu une lueur de magnanimité, de pitié, d’oubli de soi : toujours l’égoïsme et la dureté d’une vengeance qui s’assouvit. Chrétien de bouche, et non de fait, en racontant son refus à peu près dans les mêmes termes que moi, Trochu ajoute que je reçus sa prophétie de malheur « avec beaucoup de philosophie et de sérénité[7]. » Il y avait autre chose que de la philosophie et de la sérénité dans le sentiment que ses paroles m’inspirèrent : il y avait une profonde stupéfaction. Celui que j’avais si longtemps considéré comme un type de vertu militaire et civique s’écroulait devant moi, et je contemplais ses débris avec une stupeur dans laquelle entrait un incommensurable mépris. Je ne demandais pas à cet homme un sacrifice stérile : son esprit ordinairement fumeux, illuminé d’une clarté exceptionnelle de bon sens, avait aperçu le plan stratégique sauveur ; il voulait que l’armée de Bazaine, pai-une retraite échelonnée, se repliât sur la capitale, les têtes de colonne livrant bataille sans s’engager à fond ; on aurait eu ainsi autour de Paris, par l’adjonction des armées de Bazaine et de Mac Mahon, 250 000 hommes ; Paris n’eût pu être investi ; la France aurait eu le temps de se ressaisir, de compléter ses armées et elle eût été sauvée. Ministre de la Guerre et par suite maître du pouvoir, sûr d’obtenir la faveur du public, quoi qu’il décidât, Trochu aurait imposé ce mouvement qu’en dehors des affaires il conseillerait en vain. Mais s’il y avait de la lumière dans son cerveau, la nuit des misérables rancunes obscurcissait son cœur d’une fumée épaisse. Je lui proposais de l’introduire dans la grandeur, il préféra s’enfoncer dans les petitesses de la haine.


IV

Précisément à l’heure où se déchaînait devant moi la fureur aveugle d’un amour-propre en délire, une scène d’un autre genre se déroulait au ministère de la Guerre. Un homme d’âge, au visage ridé, mais à l’aspect martial, droit, dans une redingote étroitement serrée, se présentait dans l’antichambre du ministre et, s’adressant à l’huissier, d’une voix brève, habituée au commandement : « Annoncez le général Changarnier. » Introduit aussitôt, il dit au ministre : « L’Empereur a cru mon bras trop débile pour porter encore l’épée du commandement, mais il ne me refusera pas de m’associer au sort de notre armée malheureuse, d’en partager les vicissitudes, les souffrances et de l’aider des conseils de ma vieille expérience. Veuillez lui télégraphier que j’arriverai à Metz ce soir. » Le ministre se confondit en respect et promit qu’il allait télégraphier. Le général sortit du Cabinet la tête droite, l’œil rajeuni et d’un pas ferme, saluant de la main et du sourire ceux qui s’inclinaient sur son passage. Il se rendit à la gare, prit le train qui conduisait à Metz et y arriva à dix heures trois quarts.

Quel contraste avec la conduite de Trochu ! Changarnier n’avait reçu de l’Empereur que des coups, et Trochu avait été jusque-là comblé de faveurs. Trochu se préparait à précipiter celui qui l’avait comblé, et Changarnier allait au secours de celui qui l’avait proscrit. Les places de nos villes sont encombrées de statues dressées à des exploiteurs de patriotisme et il n’en est aucune nulle part pour celui qui restera avec Carnot le plus grand exemple du vrai patriotisme pur, noble, désintéressé.

Schneider succéda à Trochu dans mon cabinet. Mais c’était un autre Schneider, tout différent de celui de la veille. Depuis son refus si ferme de travailler à notre chute, on ne l’avait pas laissé respirer ; des hommes qui ne souhaitaient pas le renversement de l’Empire et dont quelques-uns étaient mes amis ou ceux de mes collègues étaient venus le presser de ne plus nous défendre ; le sacrifice de Le Bœuf ne suffisait plus aux exigences publiques ; elles réclamaient celui du Ministère entier ; sinon, on s’exposait à aggraver par des désordres intérieurs les désastres de l’armée. C’était à lui de se mettre à la tête de ce courant prévoyant, qui grossissait d’heure en heure ; dès qu’il se serait prononcé, la majorité suivrait. Schneider avait fini par se laisser convaincre. Obéissant à son penchant aux transactions, à son habitude d’éluder les difficultés plutôt que de les résoudre, il crut que notre démission donnerait satisfaction à la fois à ceux qui demandaient notre renvoi et à ceux, dont il était, qui considéraient un débat ministériel devant l’ennemi comme une lourde erreur. Il venait donc me conseiller de donner cette démission : « Je vois un grand nombre de députés, ils croient votre remplacement nécessaire pour calmer l’effervescence publique ; ils craignent que vous ne vous cramponniez au pouvoir, et ils sont décidés, malgré les sympathies de beaucoup d’entre eux pour vous et vos collègues, à vous culbuter. Il serait digne de prévenir un renversement inévitable par une retraite volontaire. » Il insinua même, avec force témoignages d’amitié, que les esprits étaient tellement excités que, si nous persistions à rester aux affaires, nous courrions le risque d’avanies et même de violences. Je ne discutai pas ce conseil offensant ; je le repoussai de haut.

« Je n’ai pas renoncé, dis-je, à mon habitude d’aller et de venir à pied du ministère aux Tuileries et à la Chambre ; nulle part, ma sécurité n’a été menacée ; je n’admets pas que des députés me réservent un traitement que la foule ne m’inflige pas. Au surplus, je suis, ainsi que mes collègues, irrévocablement résolu à tout braver. Donner notre démission serait ou condamner nos résolutions précédentes, ce dont nous sommes bien éloignés, ou confesser que nous nous sentons incapables de porter le poids des périls présens, aveu pusillanime auquel aucun de nous n’est disposé. Cette démission serait de plus un acte de félonie envers l’Impératrice, son abandon au moment où nous devons plus que jamais la couvrir de notre dévouement. Que la Chambre nous renverse, si cela lui convient, que l’Impératrice nous congédie, si elle pense que d’autres la serviront mieux ; nous ne donnerons pas notre démission. Oui, nous nous cramponnerons, mais au péril et au devoir. Au surplus, toute insistance serait inutile ; nous ne donnerons pas notre démission. »

En me quittant, Schneider passa chez Trochu. N’ayant pu réussir à obtenir ma retraite, il n’avait à lui offrir que le ministère de la Guerre au lieu de la présidence du Conseil qu’il avait espéré pouvoir y ajouter. Trochu le refusa comme il m’avait refusé. « Si j’acceptais, répondit-il, je me croirais consciencieusement obligé d’expliquer à l’Assemblée et aux troupes les causes de nos désastres par les fautes du gouvernement dans la préparation militaire et dans la conduite de la guerre : je ne puis accepter une part du pouvoir sans condamner résolument d’abord tous les erremens du passé et dégager ma responsabilité. » Schneider lui fit remarquer que ce serait un acte d’accusation en règle contre le gouvernement dont il deviendrait le ministre, que cette démarche, anormale dans tous les temps, serait quelque chose de plus en présence d’un ennemi auquel on révélerait ainsi notre faiblesse. « Il est donc entendu, conclut-il, que je ne puis porter à l’Impératrice ni une acceptation, ni une espérance. »

Trochu eut k subir un dernier assaut de son ami intime Jurien de la Gravière. Son refus fut encore plus véhément : « Ce n’est pas moi qui viens à vous, c’est vous qui venez à moi : il faut me prendre tel que je suis avec mes idées, avec ma conscience, avec mes convictions. Si je me donne, il faut qu’il soit bien établi que je ne me vends pas. » L’amiral, épouvanté, répondit qu’il valait mieux, en effet, refuser le pouvoir que l’accepter dans une pareille disposition d’esprit. A la suite de cette conversation, invité à se rendre auprès de l’Impératrice, le général répondit : « Je n’irai pas ; le refus me serait trop pénible vis-à-vis d’une femme ; je ne veux pas la voir. »


V

J’avais annoncé par dépêche à l’Impératrice le refus de Trochu ; je vins lui proposer d’appeler le seul militaire de renom qui fût disponible, Palikao. Elle y consentit et il fut entendu que je télégraphierais au général d’arriver immédiatement par train spécial et qu’elle, de son côté, solliciterait l’approbation de l’Empereur. Puis, tout à coup, elle me dit : « Est-ce que je puis compter sur vous ? » Cette demande à laquelle je répondais chaque jour par les faits me surprit : « Absolument, répondis-je, et sans réserve. — Êtes-vous prêt à demander à la Chambre de pleins pouvoirs ? — Certainement ; mais en ce moment, c’est prématuré et susciterait quelques ombrages. Lorsque les lois que nous allons proposer auront été votées, l’état de siège nous donnera tous les pouvoirs nécessaires ; nous sommes prêts à les exercer. » Elle parut convaincue et me le témoigna par quelques délicates attentions. Craignant de m’enrouer, je la priai d’ordonner qu’on fermât une fenêtre faisant courant d’air ; elle se leva gracieusement, alla la fermer elle-même ; enfin elle marqua qu’elle tenait à nous conserver, en me priant de ne pas poser la question de Cabinet. Je le lui promis.

J’étais à peine revenu place Vendôme que de Pierres, ancien écuyer de l’Impératrice resté dans son intimité, vint me demander ma démission. L’Impératrice s’était-elle jouée de moi en paraissant tenir à me garder ? Je ne le crus pas ; je vis au contraire, dans cette démarche de son écuyer, une preuve de sa sincérité, et je pensai que la Cour, qui nous était hostile, ne la déterminant pas à notre renvoi, essayait d’obtenir, d’une défaillance de notre part, ce que l’Impératrice refusait.

Dans notre conseil du soir, on s’informa de ce qu’avait répondu Trochu à Schneider et à moi. Nous racontâmes les faits, et j’ajoutai que je croirais manquer à mon devoir en conseillant de nouvelles démarches de ce côté. Je ne parlai pas de Palikao, qui n’était pas encore arrivé, et dont j’ignorais les intentions. Notre délibération fut tout à coup interrompue. Un huissier vint annoncer qu’une députation se présentait, insistant pour être reçue à cause d’une communication urgente. C’était Jules Brame, Dupuy de Lôme, André de la Charente, Josseau, Dalmas, Dugué de la Fauconnerie. L’Impératrice nous consulta du regard et nous l’engageâmes à aller recevoir ces gens si pressés.

Ils lui dirent tout d’abord que, parmi eux, deux appartenaient au Centre gauche, deux au Centre droit, deux à la Droite, et qu’en conséquence ils représentaient les diverses fractions conservatrices de la Chambre. Puis ils exposèrent qu’ils étaient chargés de réclamer le renvoi immédiat du Ministère, la nomination de Trochu au ministère de la Guerre, la nomination de Montauban au commandement de l’armée destinée à couvrir Paris. L’Impératrice opposa une résistance résolue au renvoi du Cabinet ; elle répondit qu’une crise ministérielle en face de l’ennemi serait périlleuse et jetterait le pays dans les inquiétudes, au moment où il avait tant besoin de fermeté et de confiance. De plus, cette crise ferait croire à un désaccord entre le gouvernement et le Corps législatif, alors que l’union seule pouvait tout sauver. Qui sait d’ailleurs combien elle pourrait durer ? Et pendant ce temps, que deviendrait la préparation de la défense ?

Ces messieurs ripostèrent que la retraite du Cabinet était impérieusement commandée par l’opinion ; que, loin de retarder l’organisation de la défense, elle lui donnerait un nouvel élan ; qu’il n’y aurait pas de conflit entre les grands pouvoirs, pas même de crise, ni de temps perdu, et qu’un délai de vingt-quatre heures suffirait à composer un nouveau Cabinet. « Si vous croyez la mesure nécessaire, dit l’Impératrice, prenez-en la responsabilité. — Mais, Madame, s’écria dramatiquement Dalmas, si le jour de demain se lève sur ce Ministère, il y aura d’irréparables malheurs. — Rassurez-vous, monsieur de Dalmas, la Chambre n’a rien à craindre ; elle sera protégée, défendue au besoin et elle délibérera en toute sécurité[8]. »

A son retour au milieu de nous, l’Impératrice nous dit avec quelque embarras : « Je ne sais comment vous dire cela, car je ne suis pas habituée à ce genre de communications : mais ces messieurs viennent de nous affirmer, au nom d’un très grand nombre de leurs collègues, que votre départ était nécessaire. M. de Dalmas s’est même écrié : « Si le jour de demain se lève sur ce Ministère il y aura d’irréparables malheurs. » Elle ne nous rapporta pas ce qu’elle avait répondu et murmura avec un soupir en se penchant vers moi : « Dire qu’il faut avoir l’air d’écouter les conseils de M. de Dalmas ! »

Plichon alors démontra éloquemment ce qu’aurait de déplorable une décomposition du pouvoir devant le péril et qu’une retraite, lâcheté de notre part, serait un malheur pour la cause nationale. Tout d’une voix, nous déclarâmes que nous partagions ces sentimens et qu’à moins que l’Empereur, de qui nous tenions nos pouvoirs, ne nous les retirât, nous étions résolus à nous représenter compacts et unis devant les Chambres. L’Impératrice ne nous approuva ni ne nous contredit. Le crut-elle inutile. » Était-elle gênée par la présence des membres du Conseil privé qui nous étaient hostiles, ou bien, quoiqu’elle eût repoussé les sommations qu’elle venait d’entendre, en ressentait-elle, sans s’en rendre compte, quelque influence?

Dans ce Conseil j’avais senti un certain embarras dans l’attitude de Schneider. Blessé en effet par mon refus de lui donner ma démission, il en était arrivé successivement à ne plus contrarier l’intrigue ourdie contre nous, puis à la trouver naturelle, enfin à la seconder par un assentiment qui devenait de moins en moins tacite.

Dans la soirée, il y eut de nouvelles tentatives de désordre. Au milieu d’une foule considérable de curieux et de chercheurs de nouvelles, des bandes organisées essayèrent encore de troubler la circulation et se déployèrent sur les boulevards, rue de la Paix, aux environs de la place Vendôme, au chant de la Marseillaise en criant : « Des armes ! des armes ! » Quelques cris de « Vive la République ! » se firent aussi entendre. Mais Baraguey d’Hilliers, de concert avec Pietri, avait bien pris ses mesures. Au moment où les manifestations allaient interrompre la circulation sur les boulevards Montmartre et des Italiens, des forces imposantes arrêtèrent court les bandes de criards, les dispersèrent et rétablirent partout la tranquillité. A onze heures et demie, ces mêmes boulevards, si agités, si encombrés, étaient devenus les plus paisibles et les plus libres de Paris.


VI

Pendant toute cette journée, aucun bien n’avait été réalisé politiquement, et beaucoup de mal avait été préparé. Au contraire, dans l’ordre militaire tout ce qui s’était opéré avait été excellent. Les mesures, proposées par Dejean, et votées par le Conseil dans la nuit et dans la matinée du 7 août, étaient en pleine exécution : les troupes de marine appelées par Rigault de Genouilly, la cavalerie et l’infanterie, rappelées du Midi par Dejean, s’acheminaient en hâte vers Paris ; la formation des quatrièmes bataillons était poursuivie activement.

Louvet, ministre du Commerce, formait une commission dont firent partie Dumas le savant, Chevreau, Darblay le grand minotier et Perrier, l’Intendant chargé des subsistances militaires à Paris ; sa mission était d’assurer l’approvisionnement de la ville pendant quarante-cinq jours. Le personnel de la Ville, celui des Ponts et Chaussées et des Mines étaient requis et organisés militairement ; 549 000 kilos de poudre à canon étaient ramassés au Mont-Valérien, à Meudon, à Vincennes ; on fabriquait des cartouches pour chassepots, mitrailleuses et canons de campagne. Les communications télégraphiques s’organisaient, les carrières se transformaient en ouvrages de défense.

Le général Chabaud-Latour se montra digne de notre confiance. Il accomplissait sa mission avec une activité infatigable et une intelligence supérieure. Par ses soins les embrasures des pièces constituant l’armement de sûreté étaient ouvertes ; la construction des plates-formes et traverses commencée ; les plans des ouvrages avancés, complément indispensable des fortifications, dressés. La déclaration de l’état de siège permettant, sans se soumettre aux formalités d’expropriation, de s’emparer des terrains nécessaires, la construction de quatre forts (Gennevilliers, Montretout, Châtillon, Vlllejuif) et de sept ouvrages considérables, placés en avant des anciens forts, était mise en train ; treize portes étaient murées ; les larges débouchés de cinquante-quatre autres étaient réduits à un ou deux ponts-levis, les trois passages de rivière, les deux entrées de canaux, les neuf entrées de chemins de fer qui coupaient l’enceinte étaient garanties, les fossés, les ponts-levis rétablis, les maisons, les murs, les plantations voisines des remparts abattus, les magasins à poudre et les traverses construits, les crêtes des glacis des forts palissadées, leurs portes et leurs passages blindés, les magasins bondés de vivres et de poudres, les inondations préparées. Tout cela n’était pas achevé, mais partout on était en bon train.

Il était impossible de faire plus en moins de temps et de déployer une activité plus intense.

Duvernois, dans son journal, ne s’en indignait pas moins contre notre inactivité et nous reprochait les proclamations écrites à la demande de l’Impératrice, pour réchauffer le cœur de l’armée, comme si nous n’avions fait que des proclamations : « Au Ministère, nous ne demandons qu’une chose, nous lui demandons de nous laisser tranquilles, d’en finir avec les proclamations effarées et avec les délibérations qui n’aboutissent à rien. Nous n’avons pas besoin de rhétorique, nous avons besoin d’actes et de fusils. Il aurait peut-être déjà dû partir ; mais puisqu’il tient à rester, que du moins il nous laisse tranquilles au bord de l’abime où son imprévoyance nous a conduits. »

Il nous reprochait plus encore nos soupçons contre la Gauche. Quel esprit de défiance et de malveillance ! « On va même jusqu’à dire, s’écriait-il, qu’ils (les députés de la Gauche) voudraient exploiter nos malheurs au profit d’un parti. C’est une calomnie. Nous n’en savons rien, mais nous l’affirmons. Le seul acte de la Gauche a été jusqu’ici de demander des armes pour Paris, comme nous l’avons fait nous-même hier avant la Gauche. Cela prouve que la Gauche a son parti arrêté ; elle ne sera ni une entrave, ni un dissolvant, elle sera un stimulant. C’est son rôle historique et ce sera son honneur. » Il renchérit même sur les propositions désorganisatrices de l’Opposition : il a l’idée extraordinaire de supprimer la police au moment où sa vigilance est plus que jamais indispensable : « Il y a quatre mille sergens de ville à Paris, tous anciens militaires. Ce n’est pas assez pour contenir une population soulevée. C’est infiniment trop pour garder une ville qui saura bien maintenir l’ordre. Que le maintien de l’ordre soit confié à la garde nationale et à des constables volontaires. On pourra disposer immédiatement de quatre mille hommes aguerris et bien armés. Avis au ministère de la Guerre. »


VII

Pendant ces deux jours terribles des 7 et 8 août, je n’avais pas eu le loisir de me recueillir et de réfléchir aux mesures qu’exigeait le péril croissant. A la fin de la journée du 8, pendant les premières heures de la nuit, je m’enfermai dans mon cabinet et, me promenant à pas lents dans son ombre à peine éclairée par la lampe posée sur un bureau, je me demandai ce que j’allais proposer au Conseil des Ministres, puis à la Chambre.

La première évidence que j’avais eue d’instinct, et que tous les renseignemens avaient confirmée, était que la mauvaise fortune des débuts était due au pitoyable état de la santé de l’Empereur : son commandement avait compromis l’armée et l’achèverait si on ne le lui retirait pas. L’établissement de la régence, qui transportait le gouvernement aux mains de l’Impératrice, ne nous avait pas permis de déléguer en permanence un de nous au quartier général, ce qui eût été naturel si l’Empereur était resté chef de l’Etat en même temps que chef de l’armée. Nous avions compté que Le Bœuf nous tiendrait au courant des événemens intimes qu’il nous était urgent de connaître : il n’en avait rien fait. Il n’avait entretenu aucune relation avec aucun de nous, pas même avec Dejean, ne nous avait signalé aucune des défaillances du commandement, ni révélé le secret de l’immobilité, du piétinement qui nous alarmaient. Mais d’autres m’avaient dépeint la réalité. Par des lettres, par des visites, me parvenait l’unanime attestation de l’impossibilité physique dans laquelle l’Empereur se trouvait d’exercer le commandement suprême. « Il ne commande pas, disait-on, et il ne permet pas qu’on commande. »

Ce qui me revenait sur l’état de l’armée ne méritait pas moins de me préoccuper. Un léger affaissement se laissait pressentir dans sa solidité. Les intolérables va-et-vient sur les mêmes routes l’avaient lassée ; les récits qui circulaient dans ses rangs, les défaites de Wœrth et de Forbach l’avaient troublée. Elle n’était donc plus l’armée invincible. Si l’on ne relevait sans tarder son moral par quelque acte vigoureux, il était à craindre qu’inférieure par la quantité, elle ne devint aussi inférieure par la qualité. Qu’on mit un chef actif à sa tête, elle reprendrait son moral, les affaires se rétabliraient ; sinon, tout était perdu.

Une seconde évidence me frappa non moins vivement : c’est que l’unique manière de retirer à l’Empereur son commandement était de le replacer à la tête de l’Etat en le rappelant à Paris. Entre les deux situations je ne concevais pas un terme moyen, car un souverain qui ne commande pas l’armée en campagne, ou qui, dans sa capitale, ne régit pas l’Etat, cesse d’être un souverain : il est déposé. Deux précédens revinrent alors à mon esprit. En 1812, Alexandre était à la tête de troupes qu’il perdait par l’impéritie de son commandement ; on disait dans tous les rangs que, ne commandant pas, il empêchait de commander, que, n’agissant pas, il empêchait d’agir. Il fallait qu’il s’en allât, ou l’armée était en péril. Paulucci, quartier-maître général, lui dit franchement « qu’il s’obstinait à faire un métier qui lui était parfaitement étranger ; qu’il ferait mieux de s’en aller à Moscou réchauffer les esprits, etc. » Alexandre eut le bon sens de ne pas se fâcher et de quitter son armée. A Moscou on l’accueillit par des transports d’enthousiasme. Cette sage résolution nous coûta cher. En 1828 et 1829, il en arriva autant à Nicolas dans la guerre avec la Turquie. Il reconnut lui-même, après avoir assisté à plusieurs combats, qu’incapable de diriger les opérations, il enlevait l’indépendance de leurs résolutions aux chefs de son armée. Et il retourna à Odessa, puis à Pétersbourg, en accordant au général en chef une pleine liberté qui aboutit à la victoire de Koulevitch et au traité d’Andrinople, et son peuple lui sut gré autant qu’à Alexandre d’avoir sacrifié son amour-propre au salut public.

Il me sembla que je ne diminuerais pas l’Empereur en lui proposant ces exemples, et qu’en les suivant, il acquerrait aussi, je n’en doutais pas, la reconnaissance nationale. Son retour à Paris aurait en outre la conséquence de mettre fin à la régence et cela me paraissait excellent. Dès que la guerre était portée sur notre territoire, les inconvéniens d’une régence apparaissaient dans leur réalité funeste. Il y avait deux gouvernemens fonctionnant dans des milieux et des circonstances différens : l’un à l’armée ayant toutes les attributions de la souveraineté, sans avoir aucun des intermédiaires légaux pour l’exercer ; l’autre à Paris, entouré de tous les dépositaires de l’autorité, mais ne possédant pas les prérogatives du pouvoir ; l’un tout aux émotions de la campagne militaire, l’autre tout aux impressions des effervescences parisiennes ; l’un et l’autre sans entente et parfois en dissentiment. Leur coexistence devenait impossible ; il fallait rétablir l’unité par la suppression de l’Empereur ou par celle de la régence.

Cette nécessité m’était confirmée par une troisième évidence qui m’envahit encore plus fortement, c’est que la situation intérieure, non moins que le salut de l’armée, requérait le retour immédiat de l’Empereur. La révolution accroissait son audace à mesure que l’invasion accentuait ses progrès ; elle ne dissimulait plus son espérance d’un prochain renversement. Le parti républicain poursuivait son complot dont les ramifications, ainsi que le démontraient les tentatives simultanées dans les grandes villes, s’étendaient à tout le pays. Il fallait l’écraser, si nous voulions affronter avec quelque chance de succès l’ennemi extérieur. Jusque-là, chaque fois que l’Empereur, alarmé par les excitations révolutionnaires, m’avait demandé des mesures de rigueur, je les lui avais refusées. Cette fois je résolus de les lui proposer moi-même.

Mais il ne fallait songer à aucune mesure sérieuse tant que l’Empereur ne serait pas rentré à Paris,. L’Impératrice, au nombre de ses dons remarquables, ne comptait pas l’autorité, ce don inné et tout-puissant des privilégiés destinés à dominer les hommes et les circonstances ; cette autorité émanait naturellement, au contraire, de la personne de l’Empereur. Quand il venait vers vous, avec son regard réfléchi, qu’il vous tendait la main d’une certaine manière, on était disposé à lui accorder ce qu’il allait vous demander avant même qu’il l’eût demandé, et il inspirait la volonté de le suivre aveuglément. Avec lui, bien des choses auraient été faciles, qui, avec l’Impératrice, eussent été difficiles sinon impossibles. Lui seul nous eût assuré la condition primordiale d’une politique de combat contre la Révolution : un vote de confiance général de la Chambre, qui, en consolidant notre pouvoir, eût été un blanc-seing pour l’exécution des mesures de détail. Nous pouvions proroger la Chambre, mais non la dissoudre, et à plus forte raison tenter un coup de force contre elle. Il fallait donc la gagner, et l’Empereur l’eût fait pour nous. La majorité lui était entièrement dévouée ; d’un mot, il eût fait rentrer dans le rang les Jérôme David et les Duvernois, maîtrisé les mesquines passions, maintenu autour de son ministère une majorité compacte ; il eût été le négociateur écouté de l’accord que je comptais établir avec la Droite depuis que l’attitude révolutionnaire de la Gauche m’obligeait à la traiter en ennemie à détruire.

La présence de l’Empereur nous eût été utile d’une autre manière. Il avait conservé intactes ses qualités supérieures : le jugement, la clairvoyance, la netteté d’esprit. La maladie n’avait affaibli que sa volonté ; nous aurions voulu pour lui et il nous eût éclairés de ses lumières. J’arrivai donc à cette conclusion que le premier but que je devais poursuivre en ce moment était le remplacement de l’Empereur à la tête de l’armée et son retour à Paris. Il arriverait à l’improviste, adresserait un message à la Chambre qui se résumerait dans cette idée : « J’ai mis provisoirement à la tête de l’armée qui résiste à l’invasion le capitaine que m’a désigné l’opinion publique, Bazaine, et je viens combattre et écraser l’armée de la Révolution afin que nos soldats ne soient pas pris entre deux feux. » Même n’étant pas ainsi motivé, ce retour n’eût pas surpris ; il était tellement dans la nécessité des circonstances que Jules Favre l’avait réclamé quelques heures auparavant, précisément par la raison qui m’y décidait : l’insuffisance du commandement.

Depuis l’événement, Jules Simon a eu la franchise de reconnaître qu’en effet la sagesse était bien là et, qu’ « en ramenant l’Empereur à Paris, et surtout en supprimant la Régence, c’était tenter la seule chance de salut qui restait alors à la dynastie[9]. » Je tournais et retournais ces pensées et je m’y ancrais lorsque, malgré l’heure avancée, on m’annonça Chevandier.


VIII

Il arrivait tout ému, avec son air des jours de résolution. Il me dit : « La situation est des plus graves. Il n’y a pas un moment à perdre. Le danger est imminent. » Il me raconta que cet après-midi même avait eu lieu, rue de la Sourdière, une réunion des députés, des journalistes et des chefs révolutionnaires. Les chefs révolutionnaires récriminaient contre l’attitude trop prudente de la Gauche : elle aurait dû, comme les journalistes, réclamer un comité de défense choisi dans le Corps législatif, et encore cela ne leur suffisait pas ; il fallait préparer un coup de main contre la Chambre à l’ouverture de la session ; le Ministère, miné de tous les côtés, était déjà comme à terre ; il n’oserait pas, in extremis, se compromettre par des mesures de répression qui pourraient devenir sanglantes. La Gauche pensait au contraire qu’en fournissant aux ministres, par une attaque prématurée, l’occasion de défendre l’Assemblée, on relèverait leur pouvoir expirant, qui ne capitulerait pas, et qu’on allait au-devant d’une défaite certaine, alors qu’avec un peu de patience et d’habileté, on ne tarderait pas à s’assurer une victoire sans péril. De part et d’autre, on ne s’était pas convaincu et il était probable que les violens, agissant conformément à leur opinion, tenteraient un coup de main auquel la Gauche ne s’associerait point, mais qu’elle soutiendrait de ses excitations et dont elle prendrait la direction, si le succès devenait possible. Un de ses députés s’était même engagé à déposer une demande de déchéance et, si elle était écartée, à venir donner le signal de l’insurrection.

« Dans l’état de trouble de l’esprit public, dit Chevandier, on ne peut prévoir les effets d’une levée insurrectionnelle ; il est sage de la prévenir et de ne pas nous exposer à la douloureuse nécessité d’une répression sanglante, peut-être impuissante. N’ayant pas de temps à perdre, j’ai pris des mesures que je viens soumettre à votre approbation. J’ai prié notre collègue Rigault de Genouilly, sans lui dire pourquoi, d’envoyer un navire de l’Etat à Granville ; j’ai requis la Compagnie de l’Ouest de tenir pendant la nuit du 8 au 9 un train sous pression prêt à partir pour Granville. Enfin j’ai ordonné à Pietri de convoquer le juge d’instruction Bernier, afin de signer les mandats d’arrêt et d’avoir, sous la main et groupé, le nombre d’agens nécessaires pour opérer les arrestations qui seraient ordonnées. Je n’ai pas indiqué à Pietri les chefs révolutionnaires, il les connaît mieux que moi, mais j’ai dressé la liste des députés de l’opposition qu’il faut arrêter en même temps ; ils sont au nombre de vingt-deux. »

Il me tendit une liste écrite de sa main sur laquelle je lus les noms d’Arago, J. Favre, E. Picard, Ordinaire, Dorian, Gambetta, Kératry, J. Ferry, Pelletan, etc. » Tandis que je faisais cette lecture, un nuage obscurcit mon visage. « Rassurez-vous, me dit vivement Chevandier, nous ne les malmènerons pas. Pas de voitures cellulaires ; tous les égards possibles. Il faut seulement enlever à la Révolution son drapeau et ses têtes. Nous les mettrons bien poliment dans des wagons qui les conduiront à Granville ; là, ils trouveront un bateau de l’État qui ira les déposer à Belle-Ile où ils seront fort bien traités. Au fond, je ne suis pas sûr qu’ils nous en veuillent beaucoup de les tirer d’une situation périlleuse pour eux autant que pour nous. »

Je réfléchis un instant, puis je lui rendis sa liste : « Nous discuterons ces noms. Dès ce moment, je biffe celui d’Ernest Picard, car le président de la Gauche ouverte n’est pas un faiseur de complots. Ceci réservé, j’approuve en principe et je suis prêt à partager la responsabilité. J’accepte l’arrestation des membres de la Gauche et des chefs révolutionnaires, à Paris d’abord, en province plus tard, et leur envoi à Belle-Ile. Mais je ne veux pas que cette exécution ait lieu avant que nous soyons débarrassés de la régence de l’Impératrice. La partie que nous allons jouer est très grave ; nous y engagerons notre honneur, peut-être notre vie. Je consens à la risquer avec l’Empereur, jamais avec l’Impératrice. Elle se défie de nos idées et n’a pas confiance en nous ; moi, je me défie de ses conseillers intimes et je n’ai pas confiance en elle. Sans confiance réciproque, on ne se lance pas dans une aventure qui peut être traversée par des à-coups redoutables. Et je ne serais pas seul de ce sentiment. Baraguey d’Hilliers, dont le concours est indispensable, ne marchera pas avec elle ; avec l’Empereur, il ne fera pas une objection. Schneider accorderait à l’Empereur un concours qu’il refuserait à l’Impératrice ; Trochu lui-même peut-être mettrait un terme à ses bavardages et ne trahirait pas. Savons-nous quelles seront les dispositions de l’Impératrice et si elle se décidera à courir le risque ? Il serait difficile au dernier moment de ne pas demander son approbation, que ferons-nous si elle la refuse ? Agirons-nous quand même et la mettrons-nous en présence d’un fait accompli ? Mais si elle nous désavoue ?… — Je pense comme vous, répondit Chevandier, sur la nécessité de ramener d’abord l’Empereur et de terminer la régence.

« — Eh bien ! puisque nous sommes d’accord sur le point essentiel, discutons votre plan. Je lui reproche d’être un coup d’État mal préparé. Que Paris se réveille demain en apprenant sans explication que les députés de la Gauche viennent d’être incarcérés, on criera au coup d’État, et il s’élèvera contre nous un soulèvement de colère plus menaçant que l’insurrection que vous voulez prévenir ; nous irions nous-mêmes nous jeter dans le précipice où l’on projette de nous pousser. Evitons tout ce qui a l’air coup d’État. S’il devient nécessaire d’en faire un, nous en discuterons, mais aujourd’hui, c’est inutile. La Gauche ne prépare certainement pas l’invasion et la dispersion du Corps législatif ; elle ne veut que le terroriser, afin d’en obtenir la déchéance et la constitution d’un pouvoir révolutionnaire. Au sens strict du mot, — ses menées ne peuvent être qualifiées d’attentat, mais il n’est pas douteux que ce ne soit un complot contre la sûreté de l’État, et que notre législation le punit aussi bien que l’attentat. Ce complot est flagrant ; les preuves en sont en quelque sorte publiques ; nous mettrons sous la main de la justice, en suivant les formes légales strictes, ceux qui le trament. Ils crieront au coup d’État. Nous répondrons : — Pas coup d’État, coup de justice. — Nous expliquerons cela au public et l’approbation qui accueillera notre exécution sera aussi générale qu’eut été la réprobation contre votre plan.

« Voici donc les modifications que je vous propose : pas d’arrestations cette nuit ; demain matin, à la première heure, nous nous rendrons auprès de l’Impératrice avec Pietri qui est de notre avis, et, sans lui confier notre dessein, nous lui proposerons le rappel de l’Empereur par des raisons exclusivement militaires. Maurice Richard sera de retour de Metz ; il nous fournira des renseignemens précieux. L’approbation de l’Impératrice obtenue, nous demanderons celle du Conseil, sans lui indiquer non plus ce que nous préparons, et nous irons affronter le Corps législatif. Un vote de défiance y sera certainement demandé. Cette motion, vous le croyez, sera repoussée, et la discussion des lois urgentes absorbera la séance. L’Empereur, s’il est parti, comme nous l’en prierons, aussitôt notre dépêche reçue, arrivera à Saint-Cloud aux premières heures de la nuit. Pendant que vous vous rendrez à la Préfecture de police où vous veillerez à l’exécution des ordres si bien préparés par vous, je me rendrai à Saint-Cloud. J’expliquerai à l’Empereur ce qui est en train de s’accomplir. Il n’hésitera pas à nous approuver, et je lui ferai signer un décret portant prorogation de la Chambre, afin que l’immunité parlementaire ne soit pas un obstacle à nos poursuites, et aussi pour nous préserver des scènes de ceux qui ne seront pas arrêtés. Je lui ferai signer encore un autre décret convoquant une Haute Cour à Rennes, afin que le public sache qu’il s’agit d’un acte de légalité et non d’arbitraire. Nous rédigerons ensuite les proclamations qui justifieront ces actes de salut public, et le lendemain la nation apprendra les faits accomplis. Nous demanderons à nos collègues de ratifier ce que nous aurons été obligés d’arrêter et d’exécuter sans leur consentement et, si certains nous refusaient ce bill d’indemnité, nous les remplacerions immédiatement, et nous verrions après. » — « J’ai, ajoutai-je, pris, moi aussi, sans vous consulter, une mesure très importante. J’ai appelé de Lyon le général Cousin-Montauban, dans la pensée de lui offrir le ministère de la Guerre. On le dit homme de résolution, et le retard d’un jour, que nous mettrons à exécuter nos arrestations, nous permettra d’avoir immédiatement son concours pour soutenir Baraguey d’Hilliers et le suppléer au besoin. »

Chevandier m’avait écouté sans m’interrompre, hochant parfois la tête. Quand j’eus terminé, il se leva, me tendit la main et dit : « C’est entendu, je vais chez Pietri lui dire de différer jusque dans la nuit du 9 au 10, et lui donner rendez-vous à la Chancellerie pour aller ensuite tous les trois chez l’Impératrice, vis-à-vis de laquelle je lui recommanderai le secret. » Il me quitta. Une heure du matin venait de sonner[10].

Réussirions-nous? Il serait un homme d’État de mince étoffe celui qui, avant de se décider à un acte, ne se préoccuperait pas des effets prochains et même éloignés qu’il produira. Mais dès qu’on est en présence d’un devoir primordial bien déterminé, il faut l’accomplir sans se préoccuper de l’effet : il sera ce qu’il pourra. Nous ne pouvions pas assister les bras croisés à l’organisation du renversement de l’Empire, et laisser des hommes de parti infliger au pays, sans que nous nous y opposions, la honte d’une révolution devant l’ennemi. Une telle abstention nous vaudrait une flétrissure ineffaçable. « Je compte sur vous, » nous avait dit l’Empereur en partant. Il fallait justifier sa confiance. In rébus asperis et tenui spe fortissima quæque consilia tutissima sunt. Dans les affaires difficiles et de mince espérance les desseins les plus courageux sont les plus sûrs.

Mais l’audace la plus intrépide ne peut dompter le soulèvement d’un peuple entier qui, irrité, excédé d’un gouvernement, veut à tout prix s’en défaire. Si telle avait été la situation, elle était sans remède ; il ne restait qu’à s’abandonner désespérément à la chute inévitable. Nous étions loin d’en être réduits là L’agitation révolutionnaire n’était que superficielle, en paroles plus qu’en actes. La majorité de la population parisienne, patriote, n’oubliait point qu’elle avait voulu, acclamé la guerre, et n’éprouvait aucune colère contre le Souverain qui avait obéi à son impulsion patriotique[11]. Un acte résolu eût fait rentrer sous terre tous les faux braves qui, à de rares exceptions, ne s’avançaient que jusqu’au point où ils étaient assurés de l’impunité. Leurs journaux supprimés, leurs chefs emprisonnés, ils se fussent terrés et n’auraient songé qu’à se cacher ou à fuir. Le peuple aurait vu impassiblement, comme au 2 décembre, les sergens de ville prendre les émeutiers au collet. Si, parmi eux, quelques-uns, véritablement intrépides, avaient essayé une résistance, nous avions des forces plus que suffisantes pour les réduire. Nous étions en mesure non seulement de réprimer une émeute, mais même de soutenir une bataille en règle dans les rues de Paris.

Cette bataille, nous étions résolus à l’affronter. L’éventualité d’une répression sévère dans les rues de la capitale ne nous troublait pas. D’abord, elle était fort peu probable, et puis, il n’y avait aucune humanité à laisser le champ libre à l’émeute dans la crainte de répandre le sang de quelques traîtres. Cette répression, quelle qu’elle pût être, eût été bien douce, hélas ! en comparaison des massacres de la Commune et des représailles qui les suivirent, qu’elle eût empêchés ! Le sang répandu dans les convulsions civiles qui se mêlent à une guerre étrangère n’est pas reprochable à ceux qui défendent la patrie contre le séditieux et contre l’envahisseur ; il retombe en malédictions sur les criminels qui, au milieu des angoisses nationales, ne songent qu’à la poursuite de leurs haines ou de leurs appétits.


IX

Maurice Richard revint de Metz, le matin du 9 août à six heures, et le récit qu’il me fit de son voyage me démontra plus encore la nécessité de rappeler, d’urgence, l’Empereur. Il était parti craignant d’être arrêté à tous pas, avec un sauf-conduit du ministre de la Guerre ; il avait officiellement annoncé son arrivée, supposant que quelqu’un viendrait le recevoir ; sur la route, il avait vu un grand désordre, partout des troupes ou du matériel paraissant plus ou moins oublié dans les gares, des trains de soldats qui rejoignaient débraillés, sans capotes, montés sur les wagons, vociférant ; il n’avait trouvé personne à la gare ; il était entré dans la ville de guerre, comme dans un champ de foire ; il était allé à l’hôtel où étaient les bureaux de l’état-major. Des étrangers y circulaient ; il avait demandé une chambre, on la lui avait donnée sans s’enquérir qui il était. L’Empereur le reçut immédiatement à la Préfecture, Il connaissait la retraite de Frossard vaguement et la défaite de Mac Mahon. Il était plus affectueux que de coutume, mais désolé, gémissant, atterré par les lugubres dépêches qui arrivaient à tout instant. Outre son mal chronique, il était affecté d’un de ces rhumes de cerveau intenses qui produisent l’anéantissement de la pensée. « C’est bien malheureux ! répétait-il. C’est épouvantable ! Mais que faire ? — Il me semble, répondit Maurice Richard, que Votre Majesté devrait se retirer sur Châlons et s’y réorganiser. Il faudrait recourir à tous les moyens révolutionnaires de salut public, afin de n’en pas laisser le privilège à l’opposition. »

Lorsque Le Bœuf, qui était aux avant-postes, fut de retour, il fit dire à Maurice Richard qu’il l’attendait dans son bureau à la Préfecture, à côté de celui de l’Empereur. En le voyant, il se jeta à son cou : « Ah ! mon ami ! quel malheur ! » Il lui raconta les événemens, lui révéla que l’Empereur n’avait pu se tenir à cheval à Sarrebrück : « Ah ! mon cher ami, répéta-t-il, ce qui se passe est déplorable. Je vous livre mon honneur militaire, car je ne veux pas qu’on sache ce que je vais vous dire : un plan d’opérations offensif avait été convenu, de nature à tout réparer. J’étais allé aux avant-postes donner des ordres ; là j’apprends que, sans me consulter, ni me prévenir, on a tout changé, des contre-ordres ont été expédiés. Je viens de donner ma démission. L’Empereur m’a supplié de rester ; provisoirement j’y ai consenti par dévouement, mais je me considère comme démissionnaire. » Puis, le prenant par les deux épaules et le regardant bien en face : « Répondez-moi franchement, croyez-vous qu’une abdication sauverait la dynastie ? — Comment ! nous en sommes là ! — Oui, c’est très grave. — Je crois qu’une abdication, loin de sauver quoi que ce soit, ne ferait que compliquer la situation en transférant le pouvoir à une femme et à un enfant. — S’il n’abdique pas, reprit Le Bœuf, il faut que quelqu’un supporte le poids de son malheur, ce sera moi : qu’on me sacrifie. Je suis prêt à tout accepter pour couvrir l’Empereur. » L’Empereur était alors entré dans le cabinet. On y apporta la dépêche de Mac Mahon annonçant la défaite. Il exprima son mécontentement de ce que le maréchal eût livré cette bataille.

« Chacun au quartier général, me dit Maurice Richard, avait son plan qu’il voulait faire prévaloir ; chacun me prenait à part et chuchotait à l’oreille : « Dites à l’Empereur ceci, dites-lui cela. » Du reste, une confusion générale, le désordre et le désarroi partout, nulle confiance, nul respect, des critiques sans fin. C’est la cour du roi Pétaud. Au moment de son départ, l’Empereur, qui, ébranlé par les sollicitations de ses amis personnels, n’était plus opposé à un retour à Paris, lui avait dit : « Demandez au Conseil si je dois rentrer ; je suivrai son avis. Je vous recommande seulement de dire que j’ai relu l’histoire de M. Thiers, et qu’il a blâmé mon oncle d’avoir quitté l’armée, en 1815, et d’être venu discuter avec les Chambres. » L’Empereur se rappelait mal l’opinion de Thiers : il ne blâme pas le retour à Paris de Napoléon Ier, indispensable à son avis à cause de la dissolution de l’armée ; il le regrette. C’est Carnot qui dit : « Ne restez pas une heure ici ; repartez sur-le-champ : allez vous remettre à la tête de vos troupes. » A Napoléon III il eut dit : « Allez vous remettre à la tête de votre gouvernement. » En effet, à l’armée Napoléon Ier était une force ; à Paris, aux prises avec une assemblée hostile, il devenait le néant ; à l’armée, Napoléon III était le néant ; à Paris, appuyé sur une assemblée et des ministres dévoués, il restait une force.

Le résumé des impressions de notre collègue fut très net : le soldat se montrait toujours gai, plein d’entrain et de confiance ; mais l’Empereur était malade, incapable d’agir, l’état-major sombre, consterné, sans espoir. Et son dernier mot fut celui de tous ceux qui revenaient de l’armée : « C’est l’Empereur qui perd tout. »

« Allez immédiatement répéter votre récit à l’Impératrice, » dis-je à Maurice Richard. Il se rendit en effet auprès de l’Impératrice, mais il lui raconta malheureusement en termes beaucoup trop adoucis ce qu’il avait vu. Cependant il lui dit que l’Empereur était malade, qu’il n’avait pu se tenir à cheval à Sarrebrück, et qu’il était indispensable qu’il revint à Paris. Elle ne parut nullement surprise.


X

Le préfet de police, Pietri, arriva au rendez-vous à la Chancellerie avant Chevandier. Je lui communiquai les renseignemens de Maurice Richard et le priai de nous précéder auprès de l’Impératrice et de la préparer à la résolution que Chevandier et moi allions lui demander.

Nous le retrouvâmes aux Tuileries. J’entrai résolument en matière : « Madame, le temps des complimens est passé et vous me permettrez de vous dire nettement la vérité. Les désastres approchent ; il n’y a qu’un moyen de les conjurer, c’est de conseiller à l’Empereur de revenir à Paris avec son fils. Je viens prier Votre Majesté de le lui télégraphier. » L’Impératrice se redressa violemment : « Avant une victoire, c’est impossible. — Mais, madame, si l’Empereur reste à l’armée il n’y aura pas de victoire ; il est l’obstacle à la victoire ; car il ne peut pas commander et il empêche qu’un autre commande. »

Cette considération parut la frapper. Elle resta un instant silencieuse, puis elle reprit, éclatant en sanglots : « Mais c’est impossible, quitter l’armée à la veille d’une bataille, c’est le déshonneur. — Non, madame, ce n’est pas le déshonneur, car un souverain ne court aucun péril personnel dans une bataille ; c’est le salut du pays et de la dynastie. — Je ne me préoccupe pas de la dynastie ; je ne me préoccupe que du pays. »

Je feignis de n’avoir pas entendu et je repris avec plus d’insistance mon raisonnement. « Au moins, dit-elle, laissez mon fils à l’armée. — Pourquoi? Que voulez-vous, madame, que votre fils fasse à l’armée ? — Mais il sait monter à cheval ! — A quoi cela servira-t-il, qu’il sache monter à cheval ! » Alors, poussée à bout, la figure illuminée elle s’écria d’une voix vibrante : « Il peut se faire tuer ! Oh ! laissez-le se faire tuer ! — Non, madame, il ne faut pas qu’il soit tué, il faut qu’il revienne avec son père, il devrait déjà être revenu. Du reste, madame, ajoutai-je, ne croyez pas que l’opinion que je vous exprime me soit personnelle, il n’est aucun de mes collègues qui n’ait le même avis. »

Chevandier prit la parole et m’appuya avec une émotion communicative. « Dans ces circonstances extrêmes, ajouta-t-il, voyant que l’Impératrice ne se rendait pas, notre devoir est de dire toute la vérité, quelque pénible qu’elle soit. Or, la vérité est que le départ de l’Empereur de Metz est non moins urgent que son retour à Paris. L’armée tout entière, officiers et soldats, le désirent pour retrouver la liberté, l’unité et la rapidité de l’action. Croyez bien, madame, que la plus grande preuve de loyauté qu’un honnête homme puisse vous donner, c’est de vous exposer ainsi toute la vérité avec cette rude franchise. Vous hésitez à nous croire, je ne m’en blesse pas ; mais vous avez là devant vous un homme (montrant Pietri) sur le dévouement duquel vous comptez depuis vingt ans et qui jouit de toute votre confiance. Eh bien ! demandez-lui, lui qui doit être renseigné aussi bien que nous, s’il conteste une seule de nos assertions. »

Pietri s’était laissé tomber sur un siège et versait des larmes. « Vos larmes, dit Chevandier, sont plus éloquentes que mes paroles ; je vous adjure, au nom du salut du pays, de dire à l’Impératrice si, oui ou non, vous pensez comme nous. » Un signe d’assentiment fut la réponse de Pietri. L’Impératrice, sublime de pathétique déchirant, en paroles haletantes, entrecoupées, pleines de désespoir, de colère, de fierté, reprenait toujours la même idée : « Il ne peut pas revenir vaincu, avant une bataille » Et il fallait avoir un cœur de pierre pour ne pas être terrassé par ces frémissemens douloureux, passionnés d’une âme en proie aux visions héroïques. Je m’étais fait ce cœur de pierre. Chevandier, gagné de son côté par l’émotion, joignit ses larmes à celles de l’Impératrice et de Pietri. Mon visage demeura impassible. L’Impératrice entendit la sommation que cette inflexibilité formulait non moins clairement que l’émotion de mes deux compagnons, et elle murmura : « Puisque vous l’exigez tous, je vais télégraphier à l’Empereur de rentrer à Paris. » Et tandis que nous rejoignions nos collègues déjà réunis en conseil, elle pria Pietri de demeurer avec elle pour l’aider à rédiger le télégramme.

J’avais entendu pour la première fois ces mots : « Je ne me préoccupe pas de la dynastie, » que l’Impératrice a depuis répétés souvent. On les a beaucoup admirés. Ils m’avaient révolté, et j’avais été sur le point de m’écrier : « Comment pouvez-vous admettre que la dynastie soit séparée de la nation qui lui a donné huit millions de suffrages, et que le salut de l’une ne soit pas attaché au salut de l’autre ? Louis XIV, réduit aux derniers abois, n’eut jamais l’idée que la dynastie et la France fussent deux intérêts distincts. Il écrivit à Villars avant Denain : « Si vous êtes battu, je traverserai Paris avec les infâmes propositions de nos ennemis à la main, et la nation française nous suivra, et nous irons nous ensevelir ensemble sous les débris de la monarchie. » Napoléon Ier, même au milieu de ses défaillances de 1815, n’eut pas un instant l’idée que le sacrifice de la dynastie contribuerait au salut du pays : « Je fais partie maintenant de ce que l’étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre, dit-il à Benjamin Constant ; en me livrant, elle se livre elle-même. » Admettre qu’il y ait un intérêt dynastique à sacrifier à l’intérêt national, c’est donner à vos amis la permission du sauve-qui-peut, et à vos ennemis le moyen de justifier leurs trames. N’accréditez pas vous-même la perfidie de ce vocabulaire de la haine. » Je contins ma révolte : c’eût été trop de duretés en une fois.

L’Impératrice nous avait laissé pressentir plutôt qu’indiqué le motif déterminant de sa résistance à nos conseils : la crainte que l’Empereur ne fût traité de lâche, comme le fut le prince Napoléon lorsqu’il quitta l’armée de Crimée, et qu’on l’insultât dans les rues de Paris. Ces craintes étaient chimériques ; aucun homme sérieux n’eût incriminé de lâcheté le souverain dont toute la vie était pleine d’actes de courage et le généreux peuple de Paris n’eut pas insulté, pour la première fois au jour du malheur, celui que jusque-là il avait constamment acclamé. Du reste, qu’importe ? Le vrai courage consiste parfois à paraître n’en avoir pas. On l’aurait sifflé ? Eh bien ! braver les sifflets entrait dans son métier d’empereur, et nous autres nous aurions rempli notre devoir de ministres en nous offrant aux sifflets à ses côtés, car nous n’entendions pas l’exposer à des avanies que nous ne partagerions pas.

La résistance de l’Impératrice n’était inspirée ni par l’intérêt dynastique ni par l’intérêt national ; c’était le sentiment dévoué d’une femme résignée à ce que son mari perdit le trône, non à ce qu’il perdit sa bonne renommée, sentiment privé honorable, mais nullement royal : un prince doit à l’occasion sacrifier sa renommée, sa gloire personnelle au salut de son peuple. « Un vrai roi, qui est fait pour ses peuples, et qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation. »


XI

Une demi-heure après, l’Impératrice descendit dans la salle du Conseil. Les yeux rouges et pleins de larmes mal essuyées, elle donna lecture du télégramme que nous avions eu tant de peine à lui arracher. Que nous avions tort de délibérer avec le Conseil privé ! Persigny prit la parole et se répandit en exclamations : son esprit, véritable phare à éclipses, lucide à un moment, tombait à un autre dans une opacité intense. Il était dans une de ces obscurités : « L’Empereur, dit-il, ne peut rentrer à Paris après une défaite. Cette défaite n’a été qu’un accident ; elle est due à une faute stratégique extraordinaire, inouïe, énorme, qui étonne la raison humaine, notre armée distribuée en petits corps sur quatre-vingts lieues d’étendue comme des corps de douaniers. L’armée va prendre sa revanche ; l’Empereur doit assister à cette revanche et y retremper son prestige ; s’éloigner à la veille d’une grande bataille, c’est l’abdication et le déshonneur. L’Empereur n’a pas le droit de se déshonorer ; il ne peut quitter l’armée que victorieux ou y mourir ; la légende napoléonienne renaîtrait, même s’il perdait le trône ; elle ne se relèverait pas du déshonneur. » En d’autres termes, l’Empereur ne pouvait rentrer dans Paris qu’à la tête de ses troupes victorieuses ou dans un cercueil : ou le dôme des Invalides éclairé par les drapeaux conquis, ou Notre-Dame revêtue de deuil pour des obsèques impériales.

Aux premiers mots de Persigny, l’Impératrice s’était penchée vers moi, et d’une voix brève, m’avait dit : « Vous m’aviez affirmé que le Conseil était de votre avis. » Je répondis de même : « Persigny ne fait point partie du Conseil ; parmi mes collègues, il n’en est aucun qui n’ait partagé mon opinion. « Elle écouta le discours de Persigny en pleurant, exaltée, le soutenant, l’encourageant du regard et du geste. Je répondis : « M. de Persigny veut que l’Empereur reste à l’armée pour y attendre la victoire ; j’affirme, moi, que tant qu’il sera à l’armée, à cause de son état physique, la victoire ne nous reviendra pas. » Et me retournant vers Maurice Richard : « Veuillez répéter au Conseil ce que vous m’avez raconté, ce que vous avez vu. » Il le fit, mais mollement, en atténuant, sans aucun des accens du matin. La véhémence de Persigny, la douleur de l’Impératrice l’avaient ébranlé et, par bonté de cœur, il tut les détails pénibles sur lesquels il s’était étendu avec moi. « Mais vous m’avez parlé autrement ce matin ! m’écriai-je, veuillez redire à ces messieurs les choses comme vous me les avez dites. » — Ce fut inutile, je n’en pus rien arracher.

Cette défection attendrie et imprévue de Maurice Richard affaiblissait en partie mon argumentation. L’Impératrice, d’ailleurs, s’était bien gardée de nous communiquer le télégramme par lequel le même jour, Franceschini Pietri l’avertissait que l’Empereur, de son propre aveu, était incapable de soutenir les fatigues d’une campagne active et que ses amis personnels croyaient qu’il devait rentrer à Paris. Néanmoins, je maintins. vigoureusement mon opinion. Par malheur il était déjà dix heures ; le Corps législatif se réunissait à une heure, et la déclaration que nous devions lui lire, ainsi qu’au Sénat, n’était pas encore rédigée. Je dus quitter la séance et me retirer avec Dejean dans le cabinet de l’Empereur pour écrire ce difficile exposé.

A mon défaut, Chevandier soutint la discussion, pied à pied, sans se laisser entamer. Rouher et Schneider se joignirent à Persigny, parce que le retour de l’Empereur empêchait notre renversement. Alors nos collègues eux-mêmes, jusque-là aussi résolus que nous, se mirent à faiblir. Chevandier vint en toute hâte me prévenir de la fâcheuse tournure que prenait la discussion. — « Qu’y faire? répondis-je ; je ne puis quitter ce travail avant de l’avoir terminé. Du reste, peu importe ce qu’ils décideront, l’essentiel est que nous ayons la majorité à la Chambre. — Nous l’aurons. — Eh bien ! je reprendrai la question dans un conseil composé uniquement de ministres ; nous l’emporterons, et, s’il faut, j’irai moi-même à Metz chercher l’Empereur. Retournez batailler, je vais me hâter de vous rejoindre. » Je me hâtai autant que je le pus, mais lorsque je revins prendre séance, à l’unanimité moins la voix de Chevandier, le Conseil avait décidé que la dépêche à l’Empereur serait retenue.

Je donnai lecture de ma déclaration et le Conseil se sépara Palikao, qui en attendait la fin dans le salon à côté depuis quelque temps, fut alors introduit. Il salua l’Impératrice et échangea avec elle quelques paroles, puis je l’abordai, et, debout dans l’embrasure de la fenêtre, je lui dis : « Je vous ai mandé pour vous offrir le ministère de la Guerre. L’acceptez-vous ? — Me ferez-vous maréchal ? me riposta-t-il à brûle-pourpoint. — Y a-t-il des places vacantes ? — Oui, il y en a une. — Eh bien ! nous vous ferons maréchal, si cela convient à l’Empereur : c’est son affaire plus que la nôtre. — En ce cas il est bon, avant de prendre possession de mon portefeuille, que j’aille à Metz m’entendre avec l’Empereur ; je partirai à trois ou quatre heures. ; — Comme il vous plaira. » Je le quittai.

Tous nos collègues étaient partis, sauf Chevandier, à qui je racontai mon court dialogue et qui s’en alla de son côté donner l’ordre au télégraphe de retenir la dépêche de l’Impératrice. Quoiqu’elle eût été remise depuis plus de deux heures, quatre mots seulement en avaient été chiffrés. A la place une autre dépêche fut expédiée disant : « Le général Palikao accepte et part immédiatement pour Metz. Le Conseil et moi ne sommes pas de l’avis apporté par M. Maurice Richard. » (9 août, 1 h. 13 du soir.)

Ainsi, par de mauvaises raisons, par des craintes chimériques, qui, eussent-elles été vraies, ne méritaient pas d’être prises en considération, l’Empereur manqua où sa présence aurait tout sauvé, et il resta où elle perdait tout, lui-même et la Frances « La France a toujours expérimenté, a dit de Thon, que le gouvernement des femmes, qu’elle exclut de la succession à la couronne par la loi fondamentale de sa monarchie, ne pouvait lui être que très pernicieux et très fatal. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et des 1er et des 15 mai.
  2. Commynes.
  3. 1er août.
  4. 1er août.
  5. Jugement du tribunal correctionnel du 12 août.
  6. Die discorsi, lib. III, cap. XXX.
  7. Pour la Vérité et pour la Justice, p. 77.
  8. On a raconté ainsi la démarche des députés : Une députation de tous les partis du Corps législatif se présenta pour parler à l’Impératrice. À ce moment, le Conseil était terminé et l’Impératrice entra, suivie des ministres, leurs serviettes sous le bras, dans le salon où se tenaient les dames et où le thé était servi. Elle se retourna, et, s’adressant à M. Emile Ollivier, elle lui offrit une tasse de thé. « Merci, Madame ; si j’ai soif, une de ces dames me donnera un verre d’eau. » Après quoi les ministres défilèrent devant la députation législative qui attendait leur départ pour demander leur renvoi. » Tout cela est mensonger d’un bout à l’autre. Le Conseil n’était pas terminé quand on annonça la députation ; la Régente n’est sortie qu’après nous avoir demandé notre agrément et elle est rentrée après avoir congédié les députés. Nous ne défilâmes pas devant eux. Brame et Josseau racontent dans leur déposition devant la Commission d’enquête sur les actes de la Défense Nationale, ce qui s’est réellement passé. Brame : « Au moment où nous arrivâmes aux Tuileries -10 heures du soir), l’Impératrice présidait le Conseil des Ministres, elle sortit aussitôt et nous reçut dans le salon voisin. » — Josseau : « Le 8 août l’Impératrice, qui présidait le Conseil des Ministres, sortit aussitôt pour recevoir la délégation vers dix heures du soir. Elle questionna, émue, mais ferme, chaque député sur son département. — Sur la question du renvoi du ministère Ollivier. elle opposa une résistance absolue, et, malgré l’insistance des membres de la délégation, ils la quittèrent sans avoir rien obtenu. » Quant à mon refus d’une tasse de thé, il est simplement ridicule. Si l’Impératrice m’en avait offert, ce n’est pas par une grossièreté que je lui aurais répondu.
  9. Origine et chute du second Empire, p. 289.
  10. Bernier, juge au tribunal de la Seine à Emile Ollivier, Paris, 26 mai 1874 : « Monsieur le Ministre, vous me demandez de vous préciser mes souvenirs sur les mesures que votre gouvernement avait décidées pour assurer l’ordre intérieur en face de l’ennemi après nos premiers revers. — Dans la nuit du 8 au 9 août 1870, j’étais dans le cabinet du préfet de Police, attendant vos instructions. Vers une heure et demie du matin, parut M. Chevandier de Valdrôme, ministre de l’Intérieur : il nous annonça que le gouvernement avait décidé l’arrestation des membres de la Gauche dont les agissemens faisaient déjà présager ce dont ils se sont montrés capables le 4 septembre. M. Chevandier remit la liste des députés qui devaient être arrêtés, cette liste était écrite en entier de sa main, je l’ai lue, elle comptait les noms de vingt-deux députés parmi lesquels je me rappelle parfaitement ceux de Gambetta, Arago, J. Favre, E. Picard, Ordinaire, Dorian, de Kératry, J. Simon, J. Ferry, Pelletan. Il fut convenu que les arrestations ne seraient faites que dans la nuit du mardi 9 août au mercredi 10. Dans la séance du Corps législatif du 9 août, votre ministère fut renversé et la nouvelle administration n’a pas maintenu les ordres que vous aviez donnés. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentimens respectueux et dévoués. » Ce témoignage est confirmé par les Souvenirs de Mme Carette, t. III, p. 174 : « M. Emile Ollivier voulait, après avoir obtenu le retour de l’Empereur et dans la nuit même, faire arrêter tous les chefs de l’opposition. Les mandats d’arrêt étaient préparés. » Jules Favre parait avoir été aussi averti : « À ce moment, il était question de nous mettre en jugement et de nous déporter. Chaque nuit on nous avertissait que nous devions être arrêtés. » Enquête sur le 4 septembre.
  11. Paul Déroulède, en ses loyaux souvenirs, a confirmé mon appréciation de ce moment : « Républicain très modéré, mais républicain sincère, mon père n’aimait pas beaucoup plus l’Empire que je ne l’aimais moi-même ; mais il n’approuvait pas plus que moi pour cela tous ces sourds préparatifs révolutionnaires faits en face et à la faveur de l’invasion. L’avenir lui apparaissait très sombre. — Une lettre de notre mère contenait un peu plus d’espérance : « Le pays se ressaisira, » nous écrivait-elle. » « Les bons Français l’emporteront. Il n’y a vraiment qu’une poignée de politiciens, qui pensent à la guerre civile, avant de penser à la guerre étrangère. Ayez bon courage ! Dieu ne laissera pas tuer la France ! » — Vraiment ! oui, les politiciens n’étaient qu’une mauvaise poignée, mais où était la bonne poigne qui s’en rendrait maître ? (Feuilles de route, p. 71.) » Au lendemain du retour de l’Empereur et de l’arrestation des députés de la Gauche, on eût senti la bonne poigne attendue et la partie eût été gagnée.