La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 241-279).
LA GUERRE DE 1870

III[1]
A METZ ET A PARIS
APRÈS LES PREMIÈRES DÉFAITES


I

Pendant toute la journée du 6 août, se succédèrent au quartier général les nouvelles sensationnelles. Le matin c’est le bruit d’une grande victoire remportée par nous avec beaucoup de prisonniers. A dix heures, c’est une dépêche de Mac Mahon : « Si Failly me rallie, je pourrai prendre l’offensive. » A une heure, c’en est une de Frossard : « Je suis attaqué vigoureusement. » A trois heures, c’est un télégramme du chef de gare de Reichshoffen : « On bat en retraite, je me sauve. » A cinq heures, c’est Frossard qui rassure : « La lutte semble s’apaiser, j’espère, rester maître du terrain. » A sept heures, c’est encore Frossard, mais poussant un cri de détresse : « Je suis tourné, obligé de me retirer sur les hauteurs. » Enfin, à huit heures et demie, c’est le télégramme tragique de Mac Mahon : « J’ai été attaqué ce matin à sept heures par des forces très considérables. J’ai perdu la bataille ; nous avons éprouvé de grandes pertes en hommes et matériel. La retraite s’opère en ce moment, partie sur Bitche, partie sur Saverne. Je tâcherai de gagner ce point où je reconstituerai l’armée. Nos hommes ont perdu la plus grande partie de leurs sacs. » Et à neuf heures, Failly confirme : « Mac Mahon en retraite sur Saverne après bataille perdue. »

Comment exprimer l’effet que produisent ces nouvelles, Ce n’est pas le désarroi, pas même la panique, pas même l’ahurissement, c’est la prostration, la désespérance, l’anéantissement. « Je suis obligé de l’avouer, dit l’écuyer de l’Empereur, Faverot de Kerbrech, le 6 août au soir, alors que, consternés, nous recevions au quartier impérial ces télégrammes navrans, je n’ai pas trouvé chez les généraux, dans l’atmosphère desquels vivait l’Empereur, le calme, la pondération, la fermeté réconfortante que j’aurais été heureux de saluer chez ces vieux soldats qui, tous, avaient fait la guerre, et qui étaient les conseillers naturels et indiqués de leur souverain... Les idées les moins raisonnables furent émises. Mais le plus violent de tous fut précisément le général Lebrun, en partie éditeur responsable de nos malheurs présens, celui qui avait été, dans la coulisse, l’inspirateur du « plan de campagne, » et qui avait fait prévaloir la théorie des petits paquets disséminés le long de la frontière. Ce soir-là, il nous fit à nous autres, les jeunes, une impression pénible. Se laissant aller à une excitation que la présence de l’Empereur aurait dû contenir, il traita d’incapables et d’ignorans ses camarades malheureux, et ne parla de rien moins que de les faire fusiller... J’admirai l’Empereur, qui sut rester calme au milieu de ces divagations et ne laissa pas échapper une parole de blâme contre les généraux qui venaient d’être mis en déroute et rendaient désormais si grosse la responsabilité du chef suprême. Mais je songeai douloureusement qu’en un moment si angoissant, il n’avait auprès de lui aucun guide réfléchi, susceptible de l’éclairer, quand tous ceux que leur situation mettait à même de le faire se laissaient aller au découragement ou à la colère. Cet ami des anciens jours, ce conseiller fidèle et sûr, dont l’intelligence supérieure et l’esprit prodigieusement fécond auraient su dominer les circonstances et dicter les décisives résolutions, j’ai toujours pensé, avec le vaillant maréchal Canrobert, que c’était le général Fleury qui en réalisait l’idéal[2]. » Je dis, moi aussi : « Quel malheur que Fleury n’ait pas été là ! »

Il y a dans tous les quartiers généraux un certain nombre de gens qui savent, avec la plus grande pénétration, faire ressortir les difficultés que présentent les entreprises que l’on propose. Au premier embarras, ils prouvent péremptoirement qu’ils ont tout prévu. Ils ont toujours raison, car comme ils ne proposent jamais et surtout n’exécutent eux-mêmes quoi que ce soit de positif et de réel, le résultat de leurs propres entreprises ne peut jamais servir à les réfuter. Ces hommes de l’éternelle négation sont la perte des généraux en chef[3]. On vit à l’œuvre à Metz ces hommes funestes. Ils se répandirent en prédictions sinistres ; tout leur paraissait fini : l’armée, la France et surtout l’Empereur.

Les critiques les plus acerbes étaient celles du prince Napoléon : il n’épargnait rien ni personne et ne cessait de déclamer contre la politique de sous-officier qui nous avait conduits à la guerre. Cependant aucun pessimisme n’égala celui que l’Empereur cachait sous son calme imperturbable. Le peu de volonté active qui restait en lui s’était évanoui : il voyait la partie irrévocablement perdue ; il n’avait aucun espoir de la relever ; Paris était menacé d’un rapide investissement ; il ne fallait plus songer qu’à le défendre, et, par un mouvement de sauve-qui-peut, abandonner l’Alsace, la Lorraine, la Champagne à l’invasion, se retirer en hâte sur Châlons, y appeler les débris de Mac Mahon, Failly, F. Douay, et là s’interposer entre l’invasion et la capitale. A partir du 6 août, ce fut son idée constante. Sous la pression exercée, il a paru parfois y renoncer ; il y est toujours revenu. Il n’a été indécis qu’en apparence ; en réalité, il n’a voulu alors qu’une seule et même chose : quitter Metz, revenir à Châlons.


II

Le soir de ce jour, l’Empereur, ayant autour de lui le prince Napoléon, Le Bœuf, Castelnau, délibéra sur ce que les circonstances exigeaient. Aussitôt il découvre l’idée qui obsède son esprit, de s’interposer entre l’ennemi et la capitale, de se concentrer sur Metz puis sur Châlons. Le prince Napoléon l’approuve ; Le Bœuf contredit : l’Empereur s’est déjà trop attardé à Metz, il devrait être au centre de ses troupes, s’établir au milieu d’elles, les diriger en personne ; se replier sur Châlons serait une irréparable défaillance ; c’est en Lorraine et en Alsace qu’il faut couvrir Paris. On avait en avant Bazaine, Ladmirault, la Garde, les réserves générales de cavalerie et d’artillerie : qu’on les concentre à Saint-Avold et qu’on recueille Frossard ; on disposera ainsi de 135 000 hommes, et, en pressant le mouvement commencé du 6e corps d’armée vers Metz, d’une réserve de 50 000 hommes en arrière sous Canrobert. Que ne pouvait-on tenter avec de pareilles forces ? Il était impossible que les deux premières armées prussiennes avancées avec tant de précipitation ne fussent pas décousues ; on devait les aborder avant qu’elles ne pussent se serrer et surtout avant que la IIIe armée, engagée dans les Vosges, ne put accourir à leur secours. Une vigoureuse offensive laissait seule la chance de relever les affaires : tentons-la.

D’instinct, le major général proposait la seule conduite qui, vu l’état des forces ennemies, eût pu nous sauver. Certainement le plan était audacieux, car « lorsqu’une armée a éprouvé des défaites, la manière de réunir ses détachemens ou ses secours et de prendre l’offensive est l’opération la plus délicate de la guerre, celle qui exige le plus, de la part du général, la profonde connaissance des principes de l’art[4]. » Néanmoins, il n’y avait pas d’autre moyen de nous relever et, s’il n’eût pas réussi, il eût donné à notre chute quelque chose de grandiose. Le prince Napoléon, qui avait d’abord approuvé la retraite sur Châlons, se rangea à l’avis de Le Bœuf. Quoiqu’il le détestât depuis sa mission à Venise où il ne l’avait pas trouvé assez italien, il m’a souvent répété depuis : « C’était une idée digne de Napoléon Ier. »

Seul, l’Empereur ne fut pas convaincu. Raisonnemens, supplications, tout fut inutile. Il multipliait les objections : « Il est bien difficile de donner des instructions tout de suite. — Il n’y a qu’une instruction à donner. Sire, et elle est bien simple : marcher en avant, se jeter sur l’ennemi dès qu’on le rencontrera sans se préoccuper de son nombre. » Vers onze heures, l’Empereur se lève et dit : « Messieurs, à demain. » Le Bœuf, désolé, dit au Prince : « Vous devriez tenter un dernier effort. — Non, c’est à vous, qui êtes major général, de recommencer. » Le Bœuf réfléchit un instant, puis il retourne auprès de l’Empereur déjà retiré dans sa chambre. Il en sortait bientôt, levant les bras au ciel avec consternation : « Impossible de rien obtenir ! — Allons nous coucher, répéta le Prince. Après tout, nous sommes sûrs de n’être pas enlevés cette nuit. »

En s’en allant, ils rencontrèrent Jérôme David. Il arrivait de Forbach et, d’une maison il avait vu le combat jusqu’à cinq heures et demie. On avertit l’Empereur qui revient dans son cabinet. Jérôme David raconte ce qu’il a vu et dit qu’il considère ce combat comme une victoire plutôt qu’une défaite, mais la retraite de la fin de la journée paraîtrait une déroute si on ne s’avançait au plus tôt. Le Bœuf, fort de cet appui inattendu, revient à la charge une troisième fois, et il est soutenu énergiquement par Jérôme David. La résistance de l’Empereur est enfin vaincue. Il cède ou du moins parait céder. Il se rendra le lendemain à Saint-Avold, accompagné de quatre aides de camp et de quatre officiers d’ordonnance ; il se placera au milieu de ses troupes et organisera le mouvement offensif ; Bazaine sera invité à appeler à lui Ladmirault ; la Garde est déjà en route vers Saint-Avold ; un train partant à deux heures du matin transportera les équipages de l’état-major ; l’Empereur partira à quatre heures[5]. Cette résolution relève les courages, et un sentiment d’espoir succède à l’abattement. On utilise le mieux possible les trois ou quatre heures qui séparent du départ. L’Empereur télégraphie à Bazaine (3 h. 30) : « Je vais me placer au centre de la position. » Le Bœuf télégraphie de son côté : « Un effort sérieux est nécessaire. Une bataille est imminente. »

Le lendemain, dimanche 7 août, à quatre heures du matin, l’Empereur montait en wagon. Il était à peine assis qu’un employé de la Compagnie lui remet un télégramme. Il l’ouvre et il lit que l’on est sans nouvelles de Frossard. Cette incertitude sur le sort de Frossard pouvait empêcher de chercher la bataille ce jour-là, mais non de se porter au centre de la position. Elle était pour un général en chef un motif de plus de s’avancer sur sa première ligne, d’aller se rendre compte de la situation physique et morale des troupes, de les soutenir ou les diriger en une crise qui pouvait être décisive. L’Empereur n’aurait certainement pas manqué à ce devoir, s’il en avait eu la force. Son état de souffrance ne lui laisse voir dans le fait qui devait confirmer sa résolution de la nuit qu’un prétexte d’y renoncer. Il se retourne vers Le Bœuf prêt à s’asseoir à ses côtés et lui dit sèchement : « Vous voyez où vous m’entraîniez ; vous me faisiez commettre une faute. L’ennemi ne nous donnera pas le temps d’opérer la concentration en avant ; il faut l’opérer en arrière, autour de Metz. » Il descend du wagon et donne l’ordre à Le Bœuf de se rendre vers Bazaine pour constater de visu l’état réel des choses et lui faire un rapport. Et il revient avec Lebrun à la préfecture, ayant encore gagné un jour d’immobilité.


III

A Saint-Avold, Le Bœuf apprend à Bazaine notre désastre de Wœrth. Bazaine l’ignorait. Il ne dit mot ; mais ses yeux se remplirent de larmes[6]. Les deux maréchaux n’eurent pas le temps de discourir sur l’opportunité de se concentrer ou non sur Metz. Une dépêche de Ladmirault apprit à Bazaine qu’il venait d’y être appelé directement par l’Empereur. Puis le général Grenier, divisionnaire de Ladmirault, arrivé à Saint-Avold, vint annoncer au maréchal, que, rappelé par son chef, il retournait vers Boulay et ensuite vers Metz. Le Bœuf le retint et le mit à la disposition de Bazaine.

Rentré à son quartier général et livré à ses réflexions, l’Empereur était revenu à l’idée, qu’il n’avait abandonnée qu’en apparence et qui désormais restera au fond de son esprit, de se replier sur Châlons. Il avait envoyé directement à Ladmirault l’ordre de ne plus se rendre à Saint-Avold et de se concentrer à Metz, afin d’éviter à celles de ses troupes qui n’étaient pas encore à Saint-Avold la fatigue inutile de s’y rendre pour en revenir.

Ensuite il fait préparer par Lebrun des ordres à expédier de tous côtés : on renonce à appeler Douay ; on lui télégraphie de jeter, s’il le peut, une division dans Strasbourg et, avec les deux autres, de couvrir Belfort. On oublie que le 7e corps d’armée ne se compose que d’une division, la division Liebert, que la division Conseil-Dumesnil est avec Mac Mahon, et que la division Dumont n’a pas quitté Lyon. Il n’y avait pas à s’occuper de Mac Mahon en route déjà sur Châlons ; on ordonne à Frossard, qu’on sait maintenant à Puttelange, de se diriger aussi sur Metz afin de continuer ensuite sur Châlons. On prescrit à Failly, qui se préparait, à la Petite-Pierre, à marcher sur Phalsbourg et Saverne, de prendre la même direction ; on arrête le corps de Canrobert, dont la tête approchait de Nancy, on le renvoie à Châlons. On invite le ministre de la Guerre à diriger sur le camp tous les détachemens de réservistes.

Pour la défense de Metz, lorsque l’armée sera partie, Coffinières est nommé gouverneur et chargé de construire seize ponts qui faciliteront le passage de la rive droite de la Moselle sur la rive gauche ; il devra en outre constituer un approvisionnement de six mois. Ces mesures prises, l’Empereur télégraphie au ministre de la Guerre d’appeler à Paris tous les quatrièmes bataillons dont il pouvait disposer et d’y faire venir également les régimens d’infanterie de Corse, de Bayonne, de Perpignan et de Pau (moins leurs quatrièmes bataillons) et les deux régimens de Carcassonne et de Tarbes (7e et 8e chasseurs) qui avaient été laissés en observation sur les Pyrénées[7]. La retraite sur Châlons ainsi résolue et ordonnée, il demande au Conseil des ministres l’effet qu’elle produira.

Le Bœuf, de retour de Saint-Avold, est informé de toutes les mesures prises en son absence. Sa situation, depuis l’arrivée de l’Empereur à l’armée, était devenue intolérable. Selon une expression du prince Napoléon, l’Empereur « le faisait tourner en bourrique. » Il ne prétendait pas exercer le commandement en chef, il eût voulu seulement être un conseil écouté et acquérir ainsi sur les commandans de corps d’armée une autorité qui contribuât à mettre un peu de cohésion dans l’incohérence de l’ensemble. Mais il n’avait pas su comme Niel prendre de l’ascendant sur l’esprit de l’Empereur ; il avait trop gardé les docilités d’un aide de camp ; l’Empereur le consultait peu, l’écoutait encore moins et accordait l’influence à d’autres qui eussent dû lui être subordonnés. Lebrun ne restait pas dans sa situation de sous-chef auxiliaire : en contact incessant avec l’Empereur pendant les absences fréquentes du major général, souvent même lui présent, il était devenu son rival, le supplantant à tout propos. On avait ainsi deux chefs, agissant sans concert, l’un détruisant ce qu’avait fait l’autre. Le Bœuf souffrait de cette situation indécise et humiliée, d’autant plus qu’il sentait que, en dépit de tout, on le rendrait responsable d’une conduite qu’il ne dirigeait pas.

Il avait été une première fois déjà très offensé de ce qu’on eût, quand il était près de Mac Mahon à Strasbourg, défait ce qui avait été convenu relativement à l’expédition de Sarrebrück, Avec la fougue de sa nature ouverte, il avait exprimé sa douleur au prince Napoléon : « Cela ne peut aller ainsi ; voilà Frossard qui, après avoir provoqué l’ordre d’attaquer Sarrebrück, déclare qu’il ne peut le faire ; il change son quartier général sans dire où il le porte : Frossard est indiscipliné ; Failly insuffisant. » Il s’anime, s’échauffe, et, prenant le Prince par le bras : « On ne peut faire la guerre avec un tel manque d’obéissance. Si cela continue, je me demande si je ne ferai pas bien de me brûler la cervelle. — Je ne suis pas assez de vos amis, répondit le Prince, pour vous répondre autrement que non ; si j’étais de vos amis, je répondrais peut-être autrement. — Savez-vous que vous n’êtes pas encourageant[8] ? »

Maintenant il était à bout de résignation. De nouveau très froissé de l’abandon ex abrupto avec lequel l’Empereur, sans attendre son retour et son rapport, tranchait un doute dont il était allé étudier la solution, il offrit sa démission de ministre de la Guerre et de major général. « Jusqu’à présent, dit-il, j’ai donné des avis que l’Empereur n’a pas suivis : je comprends que je n’ai pas sa confiance, et je ne peux plus remplir des fonctions qui supposent une confiance entière. Je demande à rester à la suite de l’armée jusqu’à ce que l’Empereur puisse m’employer ; j’accepterai, du reste, la responsabilité de tout ce qui a été ou n’a pas été fait. — Vous n’avez fait, répond l’Empereur, qu’exécuter mes ordres. » Il accepta la démission de ministre, refusa celle de chef d’état-major. Le Bœuf ne la retira pas. Il proposa divers noms comme remplaçans : « Bazaine ? — Il ne m’inspire pas confiance, répond l’Empereur. — Trochu ? — Un esprit biscornu. — Lebrun ? — C’est un brouillon. » Malgré les insistances de l’Empereur, Le Bœuf ne consentit à continuer ses fonctions que jusqu’à ce qu’on lui eût trouvé ce remplaçant. Désormais il ne sera plus que l’instrument passif des ordres qu’il recevra.

C’est en cette qualité qu’il écrivit une dépêche au ministre de la Guerre (2 h. 20 soir) : « L’Empereur insiste vivement sur la nécessité de terminer l’organisation des quatrièmes bataillons et des régimens de marche. Je suis étonné que les officiers généraux, à l’intérieur, aient laissé dans leurs foyers autant d’hommes appartenant à la réserve. Sévissez contre ceux qui ont contrevenu aux ordres donnés. Signalez-moi des noms. » C’est encore en cette qualité qu’il communiqua à quatre heures au ministre de la Guerre les dispositions arrêtées par suite de la résolution du matin de se concentrer sur Châlons.

À ce moment, l’Empereur avait entre les mains la réponse du Cabinet à l’interrogation qu’il lui avait posée. Cette réponse n’approuvait ni ne blâmait[9] et disait seulement que le Conseil, sans juger la mesure, n’y faisait aucune objection.

Le sentiment élevé qui empêchait l’Empereur de désavouer Le Bœuf, lui inspira d’envoyer une pensée de réconfort à Mac Mahon. Il lui télégraphia : « L’Empereur sent vivement le chagrin que vous devez éprouver. Il vous félicite et vous remercie des efforts que vous avez faits. »


IV

Que ferait-on de l’armée ? Telle était la principale préoccupation de tous. Mais il en était une autre qui grondait dans les esprits et que le prince Napoléon manifesta le premier ce jour-là Que ferait-on de l’Empereur ? demeurerait-il à la tête de l’armée ? L’Empereur déjeunait à dix heures et dînait à six. Le Prince arrive une demi-heure avant le dîner et dit à Castelnau : « Il faudrait que l’Empereur rentrât à Paris. — C’est vrai, dites-le-lui. — Mais si je le conseille à l’Empereur, il se défiera de ce que je lui dis et cela suffirait pour qu’il adopte un avis contraire ; parlez-lui-en. » Castelnau s’en défend : il n’a pas l’habitude de pareilles initiatives. Cependant, à cause de la gravité des circonstances, il dérogera à ses habitudes.

L’Empereur entre, s’assied sur un canapé. Castelnau aborde le sujet. Il lui rappelle la conduite de son oncle qui, en 1812, n’hésita pas à laisser son armée et à rentrer à Paris. « J’y ai pensé, dit l’Empereur, mais cela est impossible. Mon oncle, lorsqu’il rentra à Paris en 1812, était entré à Moscou et avait remporté des victoires ; moi, je n’ai pas encore livré de combats, je ne puis imiter son exemple. » À ce moment, survint le Prince impérial, très surexcité comme il l’était toujours. L’Empereur le prit sur ses genoux et dit : « Je veux que tu sois juge de la question. » L’enfant, ayant écouté le débat, se récria : « C’est impossible, rentrer avant de nous être battus, ce serait un déshonneur. — Il serait affligeant, fit le général, qu’à votre âge on ne pensât pas ainsi, mais nous devons voir les choses autrement[10]. » La conversation en resta là

Ce qui ne pouvait en rester là, c’était l’exécution de la retraite sur Châlons. Dès que ce projet avait transpiré, il avait excité une vive réprobation. L’ahurissement d’en haut n’existait pas en bas ; l’ardeur des officiers et des soldats, un peu déconcertée, était encore très vive. Tout le mal, selon eux, venait du commandement, des ordres et des contre-ordres qui les harassaient ; ils étaient exaspérés de l’immobilité à laquelle on les condamnait ; qu’on mit à leur tête un véritable général, tout serait vite réparé. Toujours reculer ! mais ils n’avaient encore livré aucune bataille ; étaient-ils donc des lâches ? La grande majorité repoussait comme une honte inacceptable l’idée de retourner sur Châlons. Ce sentiment revint à l’Empereur de tous côtés. Il réunit dans la soirée du 7 août à huit heures un nouveau conseil auquel assistèrent Le Bœuf, les commandans de l’artillerie, Soleille, du génie, Coffinières, l’intendant général Wolff, Lebrun et Castelnau. Cartes déployées, on délibéra longuement, on revint sur la résolution du matin et on décida que l’armée, restant à Metz, attendrait, appuyée à la place, les événemens. L’Empereur en prévint l’Impératrice. « La retraite sur Châlons devient trop dangereuse, je puis être plus utile en restant à Metz avec 100 000 hommes bien réorganisés. Il faut que Canrobert retourne à Paris et soit le noyau d’une nouvelle armée. Ainsi deux grands centres : Paris et Metz, telle est notre conclusion. Prévenez-en le Conseil. Rien de nouveau. » Cet abandon de la retraite sur Châlons venait d’être décidé, le 7 août dans la nuit, lorsque l’Empereur reçut dans les premières heures du 8 août une seconde dépêche des ministres sur le projet de retraite, plus explicative que la première, et qui n’a pas eu plus d’influence, puisqu’elle est arrivée après la résolution arrêtée. Cette dépêche était ainsi conçue : « 7 août au soir, Emile Ollivier à l’Empereur : Nous avons répondu un peu vite ce matin sur l’effet de la retraite de Châlons. L’effet ne sera pas bon. Il va de soi que nous ne parlons que politiquement ; mais le point de vue stratégique doit remporter sur le point de vue politique, et vous êtes le seul juge. »

Conçoit-on qu’en présence de ce document on ait pu parler du plan militaire du ministère Ollivier ? Notre seul plan militaire était de n’en avoir aucun et de ne pas prendre une responsabilité quelconque dans des résolutions dont nous étions incapables, de loin, de juger l’opportunité. Nous ne pouvions pas répondre que l’opinion publique serait ravie d’apprendre qu’après quatre jours de campagne, l’armée abandonnait la Lorraine et l’Alsace et prenait la fuite sur Châlons. Le surprenant est qu’on ait cru devoir nous interroger. Nous répondîmes en nous gardant d’empiéter sur le domaine que nous nous étions interdit : nous nous contentâmes de mettre l’esprit de l’Empereur à l’aise, en lui conseillant, quelque mauvais que fut l’effet politique, de ne pas s’y arrêter et de ne tenir compte que des nécessités stratégiques ? :

Le 8 août, en conséquence de la décision prise le 7 dans la soirée, de nouvelles directions furent données à l’armée. L’état-major fît connaître à Frossard, alors à Brulange, que l’ordre de retraite sur Châlons était révoqué et qu’il eût à se porter sur Metz par la ligne la plus directe en se conformant aux instructions de Bazaine. L’ordre de se mettre en mouvement sur Metz avait déjà été donné aux autres corps la veille. La concentration sur Châlons ne fut maintenue qu’aux 1er et 3e corps dont on comptait faire le centre d’une seconde armée dont le quartier général serait à Paris sous Canrobert.


V

La retraite subit un temps d’arrêt le 9 août. « Je vous prie en grâce, écrivait le général Decaen à Bazaine, de ne pas m’ordonner de mouvement aujourd’hui. Les hommes sont rendus de fatigue, la soupe n’est pas encore mangée, et il faudrait encore y renoncer ce soir. Il leur faut un peu de repos. » Montaudon et les autres généraux lui adressaient la même prière. Ladmirault écrivait : « Depuis cinq jours, mes troupes sont en marche ; la journée d’hier, 8 août, a été très pénible par suite d’un orage qui nous a inondés d’eau. La pluie n’a cessé de tomber en abondance pendant toute la nuit ; les hommes sont restés debout, sans sommeil, mais pouvant faire de grands feux. Les chevaux de la cavalerie et les attelages de l’artillerie sont horriblement fatigués ; ils ont passé la nuit du 8 au 9 dans des bourbiers profonds. Dans cet état de choses, les troupes de mon corps d’armée ont le plus grand besoin de repos et d’un bivouac tranquille. » La brigade Clérembault par exemple était restée vingt et une heures consécutives à cheval. Il fallut s’arrêter. L’Empereur pendant cet arrêt se rendit à Faulquemont où était arrivé Bazaine. « Je trouve, dit Montaudon dans ses Souvenirs militaires, le souverain bien vieilli, bien affaibli et n’ayant en rien l’attitude d’un chef d’armée. »

Bazaine proposa à son tour son plan : peut-être il ne fallait ni se reporter sous Châlons, ni attendre sous Metz, mais se concentrer entre Frouard et Nancy. Canrobert devait y être ; on y appellerait Mac Mahon, Failly et Douay ; on s’établirait sur le plateau des Hayes. Expulser d’une telle situation 200 000 hommes était impossible ; les déborder en leur prêtant le flanc était périlleux. Le maréchal avait été à Nancy deux ans et y avait commencé un travail dans ce sens ; en outre, il avait trouvé dans les Archives un projet très intéressant du général Haxo dans lequel était recommandée l’occupation de Frouard. Il ajoutait que, depuis le commencement du siècle, dans tout ce qui avait été écrit à ce sujet, on a presque toujours rejeté l’idée d’une concentration sous Metz, qui peut être tourné, soit par la frontière du Nord, soit par le Sud. — Tout cela était bien conçu, bien combiné, d’une incontestable justesse. « Ce serait découvrir Paris, » objecta l’Empereur. Et la proposition ne fut pas agréée. Elle eût mieux valu quo ce qui a été fait.

La retraite sur Metz continua à être dirigée dans l’ensemble par l’état-major général, dans le détail parle maréchal. Elle se poursuivit lamentablement. Les troupes qui, depuis plusieurs jours, ne cessaient d’aller, de venir, d’arriver, de repartir aussitôt après leur arrivée, non seulement se démoralisaient, mais étaient à bout de forces physiques. Les hommes partis souvent à l’aube n’atteignaient le bivouac que pendant la nuit sous des pluies torrentielles ; ils ne pouvaient assujettir leurs misérables petites tentes sur un sol qui n’était plus qu’une mer de boue, ni allumer des feux pour faire des soupes ; alors ils se couchaient sans manger, mouillés jusqu’aux os, sur le terrain détrempé. Leur fatigue excédait les forces humaines. Les hommes de Frossard n’avaient plus ni leurs objets de campement, ni leurs ustensiles, ni leurs marmites, ni leurs tentes perdues à Forbach.

Toutes les misères de cette saison pluvieuse, contre laquelle aucune sollicitude ne pouvait rien, étaient aggravées par la difficulté d’assurer des vivres aux troupes dont le biscuit était réduit en pâtée. L’intendance abondait d’approvisionnemens et, dans leur répartition, se montrait aussi intelligente que dévouée, mais les changemens perpétuels et surtout imprévus dans les emplacemens désignés aux troupes, au milieu de l’entassement effroyable d’impedimenta, dérangeaient toutes ses prévisions et créaient un dénuement provisoire à peu de distance d’un lieu où était la plénitude. Comment un intendant ne perdrait-il pas la tête quand il reçoit le même jour de telles dépêches : Le matin : — « Gardez à Nancy tout ce que vous avez. » À midi : — « . Dirigez sur Metz tout ce que vous avez. » Le soir : — « N’expédiez rien sur Metz, au contraire… » Enfin dans la nuit : — « Considérez comme nul le dernier télégramme : dirigez sur Metz tout ce que vous avez. »

Montaudon a décrit le misérable état de cette vaillante armée : « Je viens de voir résoudre, sous mes yeux et aux yeux de tous, un problème bien surprenant, quand on considère l’armée française, qui, animée du feu sacré, ne demandait qu’à bien faire et à se montrer à la hauteur de celles des autres époques. Eh bien ! on a eu le plus funeste talent de la faire battre par petits paquets ; puis, en présence d’un échec très réparable, le haut commandement s’est pris d’une folle terreur que rien n’a pu maîtriser, et il va à l’aventure. Notre pauvre armée, depuis son départ de Paris, ne fait que s’user sur les routes par des marches et contremarches aussi inutiles qu’inopportunes ; toujours en éveil, elle mange peu et dort moins encore. Des fatigues sans raison et sans but, voilà comment on mène les troupes à l’ouverture d’une campagne qui sera longue et difficile. Comme c’est fâcheux pour le pays d’avoir à la tête de l’armée des chefs aussi peu expérimentés et aussi peu capables de faire mouvoir avec intelligence de grosses masses ! En général, le soldat bien conduit, bien entraîné, fait et fera bien son devoir ; mais, pour le moment, qu’attendre de lui ? Il est fatigué, démoralisé ; il lui faut quelques jours de repos et puis ensuite on pourra en faire ce que l’on voudra. Malheureusement, la confusion et l’incohérence règnent dans les hautes sphères[11]. »

Cet état lamentable ravivait le désir qui hantait tous les esprits prévoyans d’obtenir de l’Empereur qu’il abandonnât le commandement. Dans la matinée, Lebrun vint très courageusement lui conseiller de remettre le commandement en chef entre les mains d’un des maréchaux et de rentrer aux Tuileries. Franceschini Pietri, modèle de fidélité intelligente et infatigable, renouvela la démarche de Lebrun. Il annonça en ces termes à l’Impératrice le résultat de sa tentative : « N’écoutant que mon dévouement, j’ai demandé à l’Empereur s’il se sentait assez de forces physiques pour les fatigues d’une campagne active, pour passer les journées à cheval et les nuits au bivouac. Il est convenu avec moi qu’il ne le pouvait pas. Je lui ai dit alors qu’il valait mieux aller à Paris réorganiser une autre armée et soutenir l’élan national, avec le maréchal Le Bœuf comme ministre de la Guerre, et laisser le commandement en chef de l’armée au maréchal Bazaine, qui en a la confiance, et à qui on attribue le pouvoir de tout réparer. S’il y avait encore un insuccès, l’Empereur n’en aurait pas la responsabilité entière. C’est aussi l’avis des vrais amis de l’Empereur. » (Metz, 8 août, quatre heures et demie du soir.)

L’Impératrice répondit à l’Empereur sur la communication de Piétri : « Avez-vous réfléchi aux conséquences qu’amènerait votre rentrée à Paris sous le coup de deux revers ? Je n’ose prendre la responsabilité de ce conseil. Si cependant vous vous y décidez, il faudrait que la mesure fût présentée au pays comme provisoire, et que le commandement fût confié provisoirement au maréchal Bazaine. »

Jusqu’à ce jour, tous les arrangemens stratégiques pris par l’Empereur étaient uniquement inspirés par des considérations militaires plus ou moins bien entendues, car l’opinion des ministres, quant à l’effet de la retraite sur Châlons, n’avait pas influencé ses résolutions. Désormais l’élément politique intervient, et les remuemens de Paris se mêlent aux difficultés de l’action militaire et les aggravent.


VI

Jules Simon[12] a dit : « Non seulement les ministres, non seulement la majorité du Corps législatif, mais nous-mêmes, membres de l’Opposition, nous regardions notre armée comme la première du monde. Je désire n’être pas taxé de témérité si j’ajoute que, même après nos malheurs, je n’ai pas changé d’avis[13]. »

On a l’habitude de représenter Stoffel comme étant le seul militaire qui n’ait pas partagé cette confiance. Or voici ce que raconte à ce sujet Faverot de Kerbrech : « Le 16 juillet, j’allai au salon de service, où je trouvai le colonel Stoffel. Il était arrivé à Paris à cinq heures du matin, et venu directement à Saint-Cloud. Il mangeait un œuf sur le plat avant d’entrer chez l’Empereur, qui terminait sa toilette : — « Eh bien ! Stoffel, lui dit devant moi le général Bourbaki, aide de camp de service, il est trop tard maintenant pour nous bercer d’illusions ; dites-nous carrément, là entre nous, qui va recevoir la pile ? — Mais, dit le colonel, je n’éprouve aucune hésitation à vous répondre, mon général. Je crois fermement que la France finira par avoir le dessus. Seulement, ne vous figurez pas que ce sera facile. La Prusse est remarquablement préparée. La lutte sera longue et meurtrière[14]. »

Forbach et Wœrth, le même jour, voilà quel fut cependant le début d’une guerre que la nation s’était promise triomphante. Les deux batailles, amenées par le hasard, avaient été défensives de notre côté, avec cette différence qu’à Wœrth, c’est un général au tempérament offensif qui commande ; il est écrasé par le nombre, mais vaincu, il reste glorieux. A Forbach, le chef autrefois audacieux dans sa spécialité, glacé par une responsabilité au-dessus de ses forces, est devenu un défensif : il est supérieur en nombre au début, à peine inférieur à la fin ; il s’en va sans gloire d’un champ de bataille où il n’a pas été vaincu. Comment Paris et la France accueilleraient-ils cette effroyable désillusion ?

La manière dont les peuples supportent les revers démontre ce qu’ils valent et fait pressentir leur destinée définitive. La Grèce ne sut jamais les supporter, « L’ardeur avec laquelle les Athéniens se déterminaient à la guerre ne persistait pas quand il fallait agir et leurs pensées tournaient au gré des événemens[15]. » Ils frappèrent d’une amende Démosthènes parce qu’il avait conseillé une guerre malheureuse. C’est pour cela que la Grèce fut soumise par le Macédonien.

La constance romaine, au contraire, ne fut jamais plus indomptable qu’aux jours des revers. « Cette destinée nous a été réservée, disait Scipion à ses soldats, que, dans toutes nos grandes guerres, ce soit de la défaite que nous soyons allés à la victoire, victi vincerimus. » Et il leur rappelle les revers de la Trebbia, de Trasimène, de Cannes, la défection de l’Italie, de la Sicile, de la Sardaigne, Annibal dressant son camp aux portes de Rome. Mais, ajoute-t-il, dans cette ruine des choses, une seule, la vigueur du peuple romain, demeura entière et immuable et elle releva les autres du sol où elles gisaient, les remit debout et les soutint[16]. » L’historien donne le secret de la grandeur romaine en racontant qu’après Cannes tous les ordres se rendirent au-devant du consul Varron, dont l’impéritie avait causé le désastre, et il ajoute avec une fierté pleine de dédain : « À Carthage il eût été livré au dernier supplice[17]. »

La constance romaine se retrouve chez les Anglais. Macaulay narre que Londres vit rarement une journée aussi triste que celle où la nouvelle de la bataille de Beachy Head arriva. « Notre honte paraissait intolérable ; le péril était imminent ; de mauvaises nouvelles venaient des Pays-Bas : l’armée de Louis XIV victorieuse dans les Flandres et sa marine en possession du Détroit. Heureusement le mal apporte toujours son remède. Ils connaissent peu l’Angleterre ceux qui s’imaginent que le premier pas d’une rébellion et le premier pas d’une invasion peuvent la mettre en péril. En vérité, le danger de l’invasion était la meilleure sauvegarde contre celui de la rébellion... Ces mots : Les Français arrivent... étouffèrent comme par enchantement tout murmure... L’effet immédiat de nos revers dans le Détroit et dans les Flandres fut de donner une seule âme au grand corps de la nation et toutes les discussions de parti furent oubliées[18]. »

Nous n’eûmes jamais au même degré la constance romaine et la constance anglaise. Les observateurs étrangers nous ont reproché d’avoir hérité de la mobilité athénienne. « L’esprit des Français, a dit Pétrarque[19], est toujours vif et prompt à entreprendre la guerre, mais il fléchit vite sous les calamités et il ne sait pas les supporter. « Tous cependant avaient noté que, fidèles à une coutume gauloise, en se désavouant eux-mêmes et s’abandonnant au découragement, ils ne désavouaient pas leurs chefs malheureux et ne s’en séparaient pas. « More Gallorum, nefas est etiam in extrema fortuna deserere patronos[20]. — « Les Français, dit Paul Giove, non seulement sont fidèles à leurs rois, mais ils les révèrent et les adorent[21]. » — « Ils n’admettent pas, ajoute Machiavel, que leur roi ait tort, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune[22]. » Quand François Ier eut été pris à Pavie, « la France se crut prisonnière en lui, les bonnes gens demandaient des nouvelles du Roi et les écoutaient en pleurant[23]. » Les femmes faisaient tourner plus vite et plus souvent leurs rouets afin de contribuer à la rançon du captif.

Les guerres civiles de religion, qui vinrent déchirer la France, altérèrent notre loyalisme national. Il avait existé des traîtres comme le connétable de Bourbon, mais l’exécration publique les avait anéantis et la trahison n’était pas une coutume française excusée ni glorifiée. A partir de la Ligue et de la Fronde, il en fut autrement, et l’on vit nos grands capitaines, Condé, Turenne, servir sous le drapeau espagnol contre leur patrie et leur roi.

Puis vint la Révolution. La Royauté, jusque-là symbole vivant de l’unité et de l’inviolabilité de la patrie, appela elle-même l’invasion, préférant la loi de l’étranger à celle de son peuple. La noblesse française vint accroître les armées de la Coalition et ceux qui n’étaient pas dans ses rangs raccompagnaient de leurs sympathies. « Je ne puis jamais me rappeler sans honte, écrit la comtesse de Boigne, les vœux antinationaux que nous formions et la coupable joie avec laquelle l’esprit de parti nous faisait accueillir les revers de nos armées[24]. » Les mécontens, les corrompus du nouveau régime, les Dumouriez, Pichegru, Moreau, deviennent les conseils des généraux ennemis ; Talleyrand appelle les souverains étrangers, ouvre son salon maudit de la rue Saint-Florentin à leurs délibérations, et les amène à renverser le Maitre qu’il avait tant exploité et qu’il vendait depuis Erfürth. Alors une notion nouvelle s’empara des esprits : c’est qu’il pouvait être un intérêt supérieur à celui de la Patrie, et qu’avant d’être patriote, on devait être homme de parti, dût-on, pour satisfaire ce parti, se faire le collaborateur des victoires ennemies.

Or le patriotisme consiste à ne mettre aucun sentiment, aucune pensée, aucun intérêt politique, religieux ou social au-dessus de la Patrie : dès qu’on lui préfère quoi que ce soit, on n’est plus patriote. C’est pourquoi est si profonde la vue de Faguet que le patriotisme ne peut exister que là où règne la liberté, parce que ce n’est que là que chacun peut trouver la garantie de ses opinions, de ses idées et de sa foi, et dès lors n’a plus aucune raison de préférer quoi que ce soit à la Patrie.

Qui plus que notre patrie était digne de cet amour ? Qu’elle est toujours belle et charmante, loyale et généreuse, notre chère France ! Ou elle conquiert l’admiration par les exploits de son épée libératrice, ou elle illumine par la splendeur de sa pensée, ou elle charme par la grâce légère de son art, et toujours elle tient la coupe de consolation d’où se répand la joie. Mais il est des Français, enfans ingrats, qui ont placé quelque chose au-dessus d’elle et lui ont préféré les passions, les intérêts, les convoitises, les haines, les colères de leur parti. De là est né le partiotisme : qu’on me permette de créer ce mot.

Ce nouveau dogme politique s’étendit si promptement qu’on en vint (ce qui ne s’est jamais vu dans un autre pays) à considérer comme un immense éloge que de dire d’un homme d’Etat ; C’est un patriote. Je n’ai jamais entendu un Anglais louer de la sorte son Canning ou son Palmerston, un Italien son Cavour ou Garibaldi. Exalter fastueusement le patriotisme dans un seul implique qu’il n’existe point en tous.


VII

L’épreuve décisive du patriotisme et de sa lutte avec le partiotisme eut lieu après Waterloo. Le grand capitaine n’avait pas épuisé son génie dans la campagne extraordinaire de 1814 ; son plan de 1815 est un de ses meilleurs ; mais Grouchy n’arrive pas ; Bourmont passe à l’ennemi ; une panique irrésistible dissout l’armée ; il rentre à Paris. Cependant « sur les frontières et dans l’intérieur, rien, dit Thiers, n’était définitivement perdu, si à Paris on savait supporter le grand désastre[25]. » Il y eut alors trois conduites : celle de Talleyrand, celle de Lafayette, celle de Carnot. Talleyrand est à Vienne ; la Coalition, éperdue du retour triomphal de l’île d’Elbe, hésite ; l’intégrité de la patrie va être sauvée. Mais l’intégrité de la patrie avec Napoléon c’est l’effondrement personnel de Talleyrand ; le démembrement, au contraire, l’élèvera sur nos ruines : il ranime la Coalition, la renoue.

Lafayette est à Paris, membre important de la Chambre des Représentans ; il est l’obligé de l’Empereur, qui l’a aidé à sortir de sa prison d’Olmütz et auquel il a promis une éternelle reconnaissance. Mais c’est un républicain qui ne lui pardonne pas de n’être pas resté consul ; il déteste son passé de dictateur et il n’a pas confiance dans son avenir de libéral, l’Acte additionnel lui déplaît : il lui eût fallu une Assemblée constituante, une Constitution nouvelle. Lui ne pactise pas avec l’ennemi ; mais il prend au sérieux les proclamations des Coalisés qui disent faire la guerre à Napoléon et non à la France ; il croit que, l’Empereur à bas, ces Coalisés s’arrêteront et respecteront l’intégrité du territoire national. Donc, pas d’arrangement avec l’Empereur ; ne lui accorder aucun secours, lui demander l’abdication et, s’il s’y refuse, prononcer la déchéance.

Carnot, républicain incorruptible, avait vécu éloigné de la prospérité de Napoléon ; il se rapprocha de son malheur et, en janvier 1814, il lui écrivit : « Sire, aussi longtemps que le succès a couronné vos entreprises, je me suis abstenu d’offrir à Votre Majesté des services que je n’ai pas cru lui être agréables. Aujourd’hui que la mauvaise fortune met votre constance à une grande épreuve, je ne balance plus à vous faire l’offre des faibles moyens qui me restent. C’est peu de chose, sans doute, que l’effort d’un bras sexagénaire ; mais j’ai pensé que l’exemple d’un soldat, dont les sentimens patriotiques sont connus, pourrait rallier à vos aigles beaucoup de gens incertains du parti qu’ils doivent prendre, et qui peuvent se laisser persuader que ce serait servir leur pays que de les abandonner. Il est encore temps pour vous, Sire, de conquérir une paix glorieuse et de faire que l’amour du grand peuple vous soit rendu[26]. » Napoléon l’avait chargé de défendre Anvers.

A peine aux Tuileries après l’ile d’Elbe, il l’avait appelé et, voulant donner des garanties aux libéraux, lui avait confié le ministère de l’Intérieur. Carnot eût préféré la Guerre. « Mais, dit-il, il ne m’est pas permis de rien refuser à Votre Majesté en ce moment[27]. » Il blâme Lafayette : « Devant l’étranger, haine, espérance, tout devait être sacrifié à la défense de l’intégrité du territoire national ; on devait servir celui qui tenait le gouvernement de la France, quelles que fussent ses erreurs, parce qu’il était la sauvegarde de l’indépendance nationale plus sacrée que les intérêts mêmes de la liberté. » « Si cet homme nous trompe, écrivait-il à un ami, nous aurons rempli notre devoir, et nous irons, comme le vieux Romain, reprendre notre charrue ; mais du moins le sol qu’elle creusera n’aura pas été foulé par l’invasion étrangère. » Il fut très attrapé d’avoir été créé comte. « Si le service de la patrie l’exige, dit-il, je me laisserai nommer marquis ou vidame. » Serviteur de Napoléon par patriotisme, il devint son ami. Il le détourna de l’abdication, le poussa à s’opposer à la déchéance et à retourner sans retard à son armée reconstituée par les 30 000 hommes de Grouchy, et d’où, menaçant, il eût maté l’Assemblée plus que de l’Elysée.

Sieyès, le penseur profond de la Révolution, refusa aussi de suivre Lafayette et se rangea à côté de Carnot. » L’Empereur, dit-il, représente tout ce que nous devons défendre ; soyons avec lui ! S’il nous trompe, nous le pendrons après. » Le brave général Lecourbe, quoique ami de Moreau, les anciens conventionnels, tous les républicains de l’Assemblée se rangèrent derrière eux. Benjamin Constant, malgré sa déférence envers Lafayette, suivit l’exemple de Carnot, de Sieyès et de Lecourbe. « Il était évident pour tout esprit juste, dit-il, qu’abandonner Bonaparte au milieu de l’orage, c’était livrer le territoire à l’invasion étrangère[28]. »

Napoléon nous a dit ce qui serait arrivé si la Chambre des Représentans, avait écouté Carnot : « La position de la France était critique mais non désespérée... Tout pouvait se réparer ; mais il fallait du caractère, de l’énergie, de la fermeté de la part des officiers, du gouvernement, des Chambres, de la nation tout entière. Si la France s’élevait à cette hauteur, elle était invincible ; son peuple contenait plus d’élémens militaires qu’aucun autre peuple du monde. »

L’opinion de Lafayette prévalut : « Saisis d’une étrange pré- occupation, ils (les amis de la liberté) s’attachèrent à compléter la ruine d’un homme quand il fallait sauver l’Etat menacé. Les passions ont un merveilleux penchant à croire ce qui les flatte : on s’obstina, malgré les nombreux exemples inscrits dans les annales de tous les peuples, à penser que la guerre cesserait à l’instant où la France aurait abjuré son chef ; et, pour emprunter l’expression énergique d’un écrivain célèbre, tandis que la tempête battait le vaisseau, on jeta le gouvernail à la mer, et on l’offrit en sacrifice aux flots irrités[29]. » Les royalistes firent mieux. De par l’ordre du Roi, des officiers s’engagèrent dans l’armée de l’Usurpateur, avec la mission de faciliter le succès de l’ennemi en provoquant la panique au moment critique.

Les faits nous ont appris les résultats de cette conduite. Après qu’ils se furent débarrassés de Napoléon, les Coalisés traitèrent la France aussi durement que si elle l’avait conservé à sa tète, et nous montrèrent qu’ils s’étaient moqués de nous. Nous fûmes occupés, démembrés, réduits au rôle de puissance de second ordre, dans lequel nous avons végété, jusqu’à ce que Napoléon III déchirât les traités de 1815 et nous replaçât par le Traité de Paris au premier rang des nations de l’Europe.


VIII

Après Wœrth et Forbach, notre situation était loin d’être aussi critique qu’après Waterloo. Un seul de nos corps d’armée avait été réellement battu. Nos ressources de toute nature étaient considérables ; l’infériorité de notre canon pouvait être suppléée très vite en fabriquant à la hâte le canon de 7 en bronze, égal, au moins, à celui des Prussiens. Il n’était pas non plus malaisé d’augmenter nos fusées percutantes et de corriger la tactique de notre artillerie, dont la défectuosité venait d’être démontrée ; la garde nationale mobile, dont les états étaient dressés, nous donnait un réservoir d’hommes où il n’y avait qu’à puiser à pleines mains. Ils n’étaient pas instruits, mais, reçus dans de vieux cadres de troupes vigoureusement exercées, ils fussent, en peu de jours, devenus de véritables soldats. Avec de telles ressources il était ignominieux de se jeter aux pieds de l’ennemi, de lui demander grâce et de bâcler une paix qui eût toujours fait une entaille à notre territoire.

Le patriotisme, comme la prévision de l’avenir, conseillait la continuation de la guerre et la guerre à outrance. Depuis l’époque où nous arrachions notre nationalité encore mal cimentée à l’étreinte de la conquête anglaise, et celle où nous défendions notre nationalité constituée contre les convoitises de l’Europe coalisée, il ne fut pas d’heure plus solennelle et plus fatidique. L’illusion généreuse dans laquelle les meilleurs d’entre nous avaient vécu, que la lutte séculaire entre l’Allemagne et nous était close et qu’entre les deux pays il n’y aurait plus qu’une guerre de civilisation et de progrès, une amitié loyale, pleine d’espérances civilisatrices, venait d’être cruellement déçue, et l’Allemagne, qui nous devait d’avoir vu détruire son archaïsme féodal pendant la Révolution, et d’avoir pu librement constituer son Unité en 1866, nous récompensait en nous provoquant à l’improviste, la main tendue pour nous arracher la Lorraine et l’Alsace et nous soumettre à sa prépotence. La France allait-elle être précipitée de son rang de puissance de premier ordre au rang de puissance de second ordre, asservie désormais aux caprices de l’Allemagne conquérante ? C’était une question de vie ou de mort. Nous ne l’avions pas posée, mais, à aucun prix, il ne fallait admettre qu’elle fût résolue contre nous et accorder à l’Allemagne une victoire définitive.

Accepter provisoirement une défaite dans la pensée de prendre plus tard une revanche est une idée fausse. Quand on a accepté une défaite avant d’avoir lutté jusqu’à l’extrémité des forces, on ne prend pas de revanche. Mais une défense à outrance n’avait chance de succès que si les partis, oubliant leurs colères et leurs espérances, se réunissaient, ne formant qu’une âme, autour du gouvernement issu de la volonté nationale, qui n’avait commencé la guerre qu’avec le libre consentement de la majorité, presque de l’unanimité de la nation, et de qui la Liberté n’avait plus rien à craindre, puisqu’il l’avait donnée tout entière. Il fallait comprendre qu’à ce moment être bonapartiste, au moins provisoirement, c’était être Français. Alors, la crainte de la révolution ne troublant plus les esprits, en reprenant la tradition de Carnot, on serait revenu au plan que lui avait inspiré son expérience de 93 et on aurait adopté les résolutions qui étaient dans tous les esprits : faire revenir l’Empereur à Paris ; si on ne pouvait livrer de bataille offensive, soit entre la Moselle et la Sarre, soit entre la Moselle et la Meuse, laisser une garnison dans Metz, replier Bazaine et Mac Mahon sous la capitale, en défendre vigoureusement les abords, en empêcher l’investissement, y mettre, si on n’y réussissait pas, une simple garnison, reculer sur la Loire, s’y refaire, s’y compléter, et quand on eût été en état, se porter sur le flanc gauche de l’invasion et sur ses derrières. Autant qu’on peut juger d’une chose qui n’est point arrivée, les Allemands eussent été repoussés, battus : la terre qu’ils avaient voulu conquérir fût devenue leur tombeau et aujourd’hui ils ne monteraient pas la garde à Metz et à Strasbourg : c’est nous qui serions en faction le long du Rhin et qui nous écrierions comme autrefois Scipion : Victi vincerimus.

Il était insensé de croire qu’on pût espérer un tel succès d’une défense à outrance, si elle était poursuivie sur les ruines du gouvernement existant, et si on l’organisait autour d’un gouvernement d’aventure sans autorité, sans compétence, n’ayant d’autre titre que celui qu’il se donnait à lui-même. Quelle que fût la valeur des hommes, leur courage, la supériorité de leur intelligence, ils ne réussiraient pas à opérer ce miracle de créer presque de toutes pièces des armées et, en même temps, de reconstituer une administration, recruter un personnel, en un mot, refaire, à quelques pas des bivouacs ennemis, une France à la place de celle qu’on venait de détruire. Ils étaient encore moins sûrs d’obtenir cette adhésion passionnée des masses sans laquelle une défense à outrance ne peut se continuer ; ils n’auraient que l’assentiment abaissé qu’impose la terreur des cours martiales ; ceux que l’on condamnerait à l’héroïsme sous peine d’être passés par les armes resteraient aux aguets, silencieux et mécontens, prêts à se ruer dans la paix, quelle qu’elle fût. Et la France sortirait de cette lutte mal conduite, humiliée, rançonnée, démembrée, et, qui peut dire jusques à quand, gardée à vue dans tous ses mouvemens par un vainqueur arrogant.

Il n’y avait donc, après Wœrth et Forbach, qu’à répudier la tradition de Talleyrand et de Lafayette, qui ne virent dans les malheurs de l’Empereur que l’occasion propice de le renverser ; il n’y avait qu’à suivre celle de Carnot qui, dans le souverain vaincu, ne vit que la France à sauver et se dévoua à lui. On pouvait espérer sans illusion que la France prendrait ce parti. Depuis 1815, la plupart des historiens avaient condamné Talleyrand, blâmé Lafayette, exalté Carnot, dont la figure toujours grandissante était devenue, après celle de Bonaparte, la plus illustre de la Révolution. Nous n’en étions certainement pas revenus au patriotisme stupéfiant de ce puritain du temps d’Elisabeth qui, sa main coupée par ordre de la Reine, saisit son chapeau de la main qui lui reste, l’élève en l’air et s’écrie au jour du péril national : « Dieu sauve la Reine ! » Mais il était à peu près de croyance commune qu’un Français devait, à moins d’être considéré comme un traître, se ranger derrière son gouvernement, même détesté, même malheureux, dans une lutte avec l’étranger.

Mignet avait résumé ce dogme en quelque sorte national dans sa noble langue : « L’indépendance de la patrie doit l’emporter sur la forme des gouvernemens et sur les intérêts des partis. Ni les douleurs de l’exil, ni l’ardeur des convictions, ni la force des attachemens, ni la violence des haines ne justifient de méconnaître ce premier des devoirs. Séparer son pays du gouvernement qui le régit, dire qu’on attaque l’un pour délivrer l’autre, n’excuse pas davantage. Ces distinctions subtiles conduiraient à la ruine des Etats. » Berryer s’écriait le 5 février 1847 à la Chambre des Députés : « Nous sommes libres, nous n’avons pas même chez nous, sur le sol de la France, l’embarras des partis, Je n’en connais pas... (Les applaudissemens coupent la phrase.) Laissez-moi le dire ; je n’en connais pas où il y ait un homme assez coupable, assez peu digne d’être Français, pour conserver dans son cœur le ressentiment le jour où vous porterez noblement, fièrement, sincèrement, devant l’Europe, la question de ces grands intérêts français, de l’intégrité de notre influence et de nos droits ! Je n’en connais pas d’assez haïssable nulle part ! » Lors de la guerre de Crimée, le républicain Barbès, enfermé dans la prison de Ham, écrivait à un ami : « Si tu es affecté de chauvinisme, parce que tu ne fais pas de vœux pour les Russes, je suis encore plus chauvin que toi, car j’ambitionne des victoires pour nos Français. Je plains notre parti s’il en est qui pensent autrement. Hélas ! il ne manquerait plus que de perdre le sens moral, après avoir perdu tant d’autres choses[30]. » Tocqueville, exaspéré contre le régime de Décembre, écrivait dans la même circonstance : « Il faut toujours être de son pays avant d’être de son parti, et, quelque adversaire que je sois du gouvernement actuel, je serai toujours de son côté quand il sera en face de l’étranger[31]. » De tels exemples n’allaient-ils pas être suivis ?


IX

L’Impératrice nous avait immédiatement communiqué la nouvelle de l’escarmouche de Sarrebrück et dès le soir du 2 août la dépêche de Metz (4 heures) était donnée aux journaux et à la population. Elle n’eut pas le même empressement à nous faire connaître la nouvelle de l’échec de Wissembourg. Elle l’avait reçue à Saint-Cloud le 4 dans la nuit. Ce fut seulement le matin, à onze heures, qu’elle m’envoya par un de ses officiers, le lieutenant de marine Conneau. un pli cacheté contenant le télégramme du quartier général et une lettre dans laquelle elle me priait de le remettre sous enveloppe après l’avoir lu et de le rendre à l’officier chargé de le porter successivement à chaque ministre. Elle espérait que l’échec serait aussitôt réparé, et elle avait différé de nous en instruire afin que nous connussions en même temps la défaite et la revanche.

Justement Chevandier survint. Il nous parut inadmissible de garder un seul instant pour nous cette dépêche, notre résolution étant de ne jamais cacher une nouvelle, qu’elle fût bonne on mauvaise, dès qu’elle nous paraissait certaine. Nous avertîmes aussitôt l’Impératrice que nous nous croyions tenus, au lieu d’une transmission mystérieuse à nos collègues, à une communication immédiate au public. Elle y consentit et la dépêche fut affichée. Elle était ainsi conçue : (4 août, midi 45.) « Trois régimens de la division du général Douay et une brigade de cavalerie légère ont été attaqués à Wissembourg. par des forces très considérables massées dans les bois bordant la Lauter. Ces troupes ont résisté pendant plusieurs heures aux attaques de l’ennemi, puis se sont repliées sur le col du Pigeonnier, qui commande la ligne de Bitche. »

A sa divulgation tardive, cette dépêche joignait le tort d’être trop peu circonstanciée ; elle n’indiquait pas d’où elle était envoyée ; elle ne précisait pas le jour, l’heure de la bataille, les régimens engagés ; elle ne faisait pas ressortir la disproportion des forces, qui donnait le caractère d’une victoire morale à cette défaite matérielle héroïque. Le public en fut troublé.

La foule se pressait sur les boulevards, en proie à une pénible agitation ; de longues files de promeneurs serrés au coude allaient et venaient, arrêtés de distance en distance par des groupes qui stationnaient et où pérorait quelque orateur, fabricant de nouvelles plus ou moins suspectes. On s’écrasait aux kiosques des marchands de journaux. De temps en temps, au milieu de la chaussée, des jeunes gens qui rejoignaient leur corps passaient, un drapeau en tête, escortés d’une troupe d’amis et faisaient entendre, au milieu du bruissement de la foule, ces chants et ces refrains de la guerre qui prenaient alors une signification plus émouvante. Un rassemblement menaçant assaillit la boutique d’un changeur, de laquelle, disait-on, s’étaient échappées quelques paroles favorables à la Prusse, et la police eut grand’peine à le protéger contre les dernières extrémités.

L’esprit public ne fut un peu calmé que le lendemain matin )tar la lecture des dépêches (prussiennes et anglaises, beaucoup plus explicites que les nôtres, par lesquelles le véritable caractère du combat était révélé. Il y était dit que, de notre côté, il n’y avait en ligne que trois régimens et une brigade de cavalerie légère, tandis que les Prussiens avaient trois corps d’armée, et que néanmoins, malgré cette énorme disproportion de forces, la résistance désespérée de nos soldats leur avait causé des pertes considérables.

Un cordial nous vint, à nous ministres, du général Trochu. Plichon lui avait demandé son avis sur l’événement ; il répondit : « Notre échec devant Wissembourg n’a rien de sérieux. La dépêche prussienne montre que la vaillante division du pauvre Douay a tenu tête au plus gros de l’armée du Prince royal, et lui a infligé des pertes considérables ; grande chance pour le maréchal Mac Mahon qui, rendu à pied d’œuvre avec trois de nos meilleures divisions, va entrer en ligne avec une prédominance morale et matérielle dont les effets me paraissent presque certains. Et puis nous allons voir cesser cet abominable chauvinisme qui représente partout l’armée française comme devant manger les Prussiens à la croque-au-sel. On aiguisera ses dents, on s’éclairera mieux dans les marches, et tout ira bien, je l’espère[32]. »

L’Impératrice ne s’était pas démoralisée. Plichon étant allé dans la soirée lui porter nos condoléances à Saint-Cloud l’avait trouvée une Bible à la main. Elle lui avait montré le passage qu’elle lisait en disant : « N’est-ce pas, que cela doit être interprété dans un sens favorable ? » Au Conseil, nos délibérations se prolongèrent plus que de coutume à l’occasion du traité avec l’Angleterre sur la neutralité de la Belgique, et nous ne rentrâmes à Paris que vers trois heures.


X

J’étais venu dans la voiture de Gramont jusqu’à l’Hôtel des Affaires étrangères et de là je rentrais à pied. A la place de la Concorde, je rencontrai des chevaux portant à leur tête de petits drapeaux ; en débouchant de la grille des Tuileries dans la rue de la Paix, j’aperçus la plupart des fenêtres pavoisées. J’eus un serrement de cœur indicible. J’arrêtai un passant et je lui demandai : « Pourquoi ces drapeaux ? Il y a donc quelque chose de nouveau ? — Oh ! oui, monsieur, on vient d’afficher à la Bourse la nouvelle d’une grande victoire de Mac Mahon. Il a fait 25 000 prisonniers et le Prince royal est du nombre. »

L’effet de cette dépêche apocryphe avait été indicible. En un instant, la Bourse s’était vidée, la foule s’était répandue sur les marches de l’édifice, annonçant ce bonheur à ceux qui passaient. Les bravos, les cris, les chants de la Marseillaise avaient aussitôt éclaté avec enthousiasme. En un instant, la nouvelle avait envahi la ville et en se propageant l’émotion était devenue du délire. Toutes les audiences avaient été levées au palais de Justice ; on s’embrassait dans les rues en pleurant sans se connaître ; on rencontrait des gens que la joie avait rendus presque fous[33]. Depuis vingt ans, on n’avait vu Paris dans un pareil état. Deux chanteurs en vogue. Capoul et Mme Sasse, reconnus dans une voiture découverte, avaient été arrêtés, et, debout, avaient chanté l’hymne patriotique au milieu des trépignemens frénétiques de la foule.

Je hâtai le pas ; arrivé place Vendôme, je tombai dans un rassemblement très surexcité, furieux contre le gouvernement qui ne disait mot, et exigeant sur-le-champ la confirmation de l’heureuse victoire. Les jeunes attachés de mon cabinet, accourus au bruit, eurent grand’peine à me dégager et à me faire rentrer dans la cour du ministère. Là m’attendait une députation de négocians venue pour m’interroger. Je les détrompai. Mais la foule restée sur la place et qui grossissait toujours, criait : « Au balcon ! au balcon ! » Je m’avançai sur ce balcon et, d’une voix vibrante de douleur : « La nouvelle affichée aujourd’hui à la Bourse est une manœuvre indigne. Une enquête est ouverte afin de rechercher ceux qui, dans un moment si solennel, troublent ainsi la tranquillité publique que le gouvernement a toujours maintenue. Le gouvernement donne immédiatement à tous les journaux les nouvelles qu’il reçoit… » Une voix : « Dix heures plus tard ! » Cris : « Fermez la Bourse ! fermez la Bourse ! » Quelques voix : « Écoutez donc ! écoutez donc ! Vous avez promis d’écouter avec calme. » Nouveaux cris : « Fermez la Bourse ! » Vous demandez la fermeture de la Bourse. (Oui ! oui !) C’est une mesure grave ; elle ne pourrait être prise qu’après que le gouvernement en aurait délibéré ; je ne veux pas vous faire des promesses qui ne seraient pas tenues. (Bien !) Mais ce que je puis vous dire, c’est que toutes précautions seront prises pour qu’un acte aussi scandaleux ne puisse se renouveler. (Bravo ! bravo !) Voici toutes les nouvelles que nous avons : Le maréchal Mac Mahon concentre ses troupes et s’apprête à réparer l’échec, le malheur éprouvé par une de nos divisions. Cette division ne se composait que de 6 000 à 7 000 hommes : elle n’a battu en retraite, après un long et héroïque combat, que devant deux corps d’armée. Je vous le répète, le maréchal Mac Mahon en position d’arrêter les ennemis va venger un avantage momentané qu’ils n’ont dû qu’à leur grand nombre. (Bravo !) Répandez-vous dans Paris, et dites partout que le gouvernement vous donnera toutes les nouvelles certaines. Si elles sont bonnes, nous vous les donnerons avec joie ; si elles sont mauvaises, nous vous les donnerons avec confiance, sûrs qu’un revers passager n’ébranlera pas votre patriotisme et votre foi dans le succès final. Ayez confiance en nous, comme nous avons confiance en vous. Pendant que nos frères se battent à la frontière, ayons, nous, assez d’empire sur nous-mêmes pour les aider par notre patience (Bien !) et unissons-nous pour crier d’un élan unanime : Vive la patrie ! (Cris de : Vive la patrie ! vive la France !) Oui, unissons-nous pour crier ensemble : Vive la France ! » (Applaudissemens ; cris de : Vive la France !) Sur ces paroles, la foule se dispersa.

Chevandier, qui, au ministère de l’Intérieur, avait trouvé la même surexcitation, lui avait donné le même démenti. Il avait envoyé son secrétaire général, d’Auribeau, à la Bourse, rétablir la vérité et commencer une enquête. La désillusion fut aussi prompte à se répandre que l’avait été la joie ; en peu d’instans, la consternation d’une grande espérance déçue fut générale. Un rassemblement irrité fit irruption dans l’enceinte de la Bourse, saccageant les barrières et la corbeille des agens de change. Ce devint un véritable champ de bataille ; il fallut sonner la cloche de clôture et appeler la police. Un autre rassemblement encore plus nombreux envahit la place Vendôme, réclamant de nouveau ma présence. Je m’avançai une seconde fois sur le balcon. Je dis en substance : « Toutes les nouvelles qui m’arriveront seront immédiatement portées à la connaissance du public. Cependant, il y a certaines nouvelles que nous ne vous dirons pas, parce qu’elles indiqueraient des mouvemens de troupes qui, aussitôt connus à Paris, seraient télégraphiés chez nos voisins et qui tourneraient au détriment de nos armes. Quant à l’auteur de la fausse nouvelle, il est arrêté. — Son nom? s’écrie un furieux. — Je l’ignore, répondis-je. Le saurais-je, je ne vous le dirais pas. (Clameurs.) Non, je ne le vous dirais pas, car ce serait une indignité (Rumeurs redoublées), car il n’a pas été jugé et il peut être innocent. De quel droit livrerais-je à la publicité le nom d’un homme qui est peut-être innocent ? » Cette apostrophe retourna la foule qui m’applaudit. Cependant elle se retira moins vite que la fois précédente et des vociférations hostiles continuèrent à se faire entendre.

J’avais à peine quitté le balcon que Maurice Richard vint me prendre et me conduire au ministère de l’Intérieur où tous nos collègues étaient réunis en conseil. Nous commençâmes par rédiger une proclamation aussitôt imprimée et affichée. Nous décidâmes ensuite que l’un de nous se rendrait le soir même à Metz, afin d’informer l’Empereur des difficultés insurmontables dans lesquelles nous jetait le détestable système d’informations de l’état-major, et le prierait d’en organiser un plus intelligent qui répondit mieux à l’exigence publique. Notre envoyé, en retour, nous rapporterait des renseignemens certains sur l’état des esprits et des affaires au quartier impérial, sur lequel nous n’avions, dans le silence de Le Bœuf, que des données vagues.

J’eusse voulu me charger de la mission ; je regretterai éternellement de ne l’avoir point fait. Si j’y étais allé, je ne serais pas revenu seul, j’aurais ramené l’Empereur, et le cours des événemens eût été changé. Mes collègues ne consentirent pas à mon départ. Ils jugeaient imprudent, dans l’état de fermentation du parti révolutionnaire, de laisser à Chevandier seul la direction de l’Intérieur. D’une bravoure indomptable et très clairvoyant, il manquait d’autorité sur l’opinion publique et ne connaissait pas l’intonation qui parvient aux foules ; à tout instant, je l’empêchais de compromettre une mesure excellente par des considérans faux ou mal présentés. Nous chargeâmes donc Maurice Richard de l’importante mission. Il se mit en route immédiatement.


XI

Au milieu de la baisse effarée des fonds publics amenée par une guerre ou par les angoisses d’une négociation scabreuse, il s’est presque toujours rencontré quelque spéculateur aux abois, essayant, à l’aide d’une nouvelle favorable lancée à l’émotion publique, de susciter une hausse foudroyante dont il espère la fortune. En 1823 (4 février), on attendait avec impatience à Paris et à Vienne de savoir si le discours de S. M. britannique contiendrait ou non la promesse de la neutralité dans la guerre d’Espagne. Le matin même de la réunion du parlement anglais, on remit à Paris entre les mains du ministre des Affaires étrangères Chateaubriand, et à Vienne entre les mains du grand chancelier Metternich, une copie apocryphe déjà jetée dans le public, qu’on prétendait avoir obtenue par des moyens habitués à triompher de tout, et dans laquelle on lisait en toutes lettres le mot « neutralité. « Il s’ensuivit une hausse considérable : en réalité, le mot ne s’y trouvait pas, et la baisse succéda à la hausse. Quelques jours après la bataille de l’Aima, une dépêche apportée, disait-on, par un Tartare, enleva toutes les Bourses plus ou moins en détresse par l’annonce fantastique de la prise de Sébastopol.

Dans la manœuvre du 6 août, il y avait plus qu’un acte de piraterie financière, il y avait un moyen d’exciter les esprits en les jetant d’un excès de joie dans un excès de désespoir. Des secousses pareilles ne se calment pas instantanément ; elles créent une susceptibilité nerveuse qui facilite les mauvaises entreprises. Malgré nos explications et quoique notre loyauté ne put être en doute, les révolutionnaires se mirent dans la soirée à exploiter une commotion dont ils étaient probablement les auteurs. Ils se répandirent de tous côtés, déclamant contre le retard à annoncer l’échec de Wissembourg, accusant les ministres (de cacher les dépêches. Des rassemblemens plus ou moins turbulens arrivaient sur la place Vendôme, criant : « Des nouvelles ! des nouvelles ! Ollivier ! Ollivier au balcon ! » Je ne parus plus au balcon et j’allai m’établir le soir en permanence à la préfecture de police, en communication avec Chevandier au ministère de l’Intérieur, afin de veiller de plus près aux événemens.

Vers les huit heures, Chevandier m’envoya une première dépêche de Metz : « Frossard est engagé, il est trop loin pour que nous venions à son aide, tout espoir n’est pas perdu. » — « Encore une défaite, dis-je avec douleur (à Piétri ; après l’émotion d’aujourd’hui, la situation sera terrible demain. »

Déjà des rapports d’agens informaient le préfet de police que la fermentation de Paris augmentait. Une longue colonne descendait les boulevards, drapeau en tête, en chantant la Marseillaise, et sur l’air des lampions : « Ollivier ! Ollivier ! » Quelques voix criaient : « Ollivier à la lanterne ! Vive la République ! » On entendit même le cri de : « Vive la Prusse ! » Cette bande alla encore sous mes fenêtres en hurlant toujours : « Des nouvelles ! des nouvelles ! » Les troupes de police l’avaient repoussée. Obligée de rebrousser chemin, elle remontait le boulevard, accentuant ses clameurs et vociférant : « A bas Ollivier ! »

Pietri et moi donnâmes nos ordres. Mais nous ne pouvions pas en donner à Metz comme à Paris, et, dans une détresse inexprimable, pendant que des rapports rassurans nous annonçaient le calme rétabli dans la ville, nous attendions ce qui allait fondre encore sur nous du quartier général, en arpentant, d’un pas fiévreux et sans rien nous dire, un grand salon de réception, faiblement éclairé par une petite lampe. Vers minuit Chevandier nous télégraphie d’accourir immédiatement place Beauvau.

Nous y fûmes en un instant ; nos collègues y étaient déjà Tout bouleversé, Chevandier nous lit la dépêche suivante : « Frossard a été obligé de se retirer ; Mac Mahon est battu ; élevons-nous à la hauteur des circonstances ; mettez Paris en état de défense ; déclarez l’état de siège. » En d’autres termes : « Tout est perdu, la capitale même est menacée. » Après six jours de campagne ! Quel cauchemar ! Nous demeurâmes d’accord qu’il fallait d’urgence prendre nos dispositions, et nous mettre en état de recevoir le choc de Paris, lorsque à son réveil il apprendrait ce qu’était en réalité cette victoire qu’il avait la veille célébrée avec tant de délire.

Je télégraphiai à l’Empereur : » Nous resterons à la hauteur des circonstances ; nous allons aviser, mais je conjure Votre Majesté de nous envoyer des détails, quels qu’ils soient. Si nous n’avons comme nouvelles que la dépêche vague de Votre Majesté, il y aura un soulèvement dans Paris. Au nom du ciel, des détails tout de suite. » Plichon courut chercher le général Chabaud-Latour, chargé des fortifications, et Trochu, l’oracle de la plupart de mes collègues. Les membres du Conseil privé et les présidons des Chambres furent convoqués[34].

La réunion complète, nous nous occupâmes d’abord d’assurer la défense de Paris : Chabaud-Latour et Dejean nous promirent qu’en un mois elle serait en état complet, et Louvet s’engagea à amasser dans le même délai tous les approvisionnemens nécessaires. Quelque rapide que fût la marche de l’ennemi, il nous semblait impossible qu’il fût plus tôt à la porte de la capitale.

Par une intelligente initiative, avant de se rendre au Conseil, Rigault de Genouilly avait télégraphié aux préfets maritimes d’expédier tout de suite les régimens d’infanterie de marine (12 000 hommes), de manière qu’ils arrivassent à Paris le 9 et le 10, d’organiser les équipages en bataillons et de les tenir prêts à marcher ; il avait mandé au préfet de Lorient d’envoyer toutes les batteries d’artillerie et le général Pélissier avec ses 2 000 artilleurs. Nous demandâmes au général Dejean d’appeler également par les moyens les plus rapides les troupes disponibles en Algérie et toutes celles laissées dans le Midi en vue de l’organisation d’une armée à Toulouse : deux régimens de cavalerie de Carcassonne et de Tarbes, tous les régimens d’infanterie de Corse, de Bayonne, de Perpignan et de Pau. Nous le priâmes aussi de préparer, afin de les soumettre au prochain Conseil, l’indication des mesures soit à décréter, soit à demander à la Chambre, de nature à grossir nos effectifs. Tout cela fut voté sans discussion. Il n’y en eut pas davantage sur l’état de siège : nous n’avions à ce sujet qu’à obéir à l’ordre de l’Empereur.

Nous ne fûmes en désaccord que sur la convocation des Chambres. Schneider fit remarquer que l’état de siège allait inquiéter et soulever bien des clameurs, qu’on y verrait l’intention de perpétuer le pouvoir entre nos mains, que le seul moyen de le rendre acceptable était de l’accompagner d’une prompte convocation. Cette supposition d’arrière-pensée égoïste, dans une mesure dont l’initiative venait de l’Empereur, me parut absurde et je répondis avec vivacité à Schneider que la convocation des Chambres rendrait vaine la déclaration de l’état de siège. A quoi servirait d’empêcher les journaux d’exploiter les revers, de conseiller la révolte, de prêcher le mépris de la Constitution, de vilipender l’Empereur, de renseigner l’ennemi, d’agiter les esprits, de semer les défiances et les divisions, si des députés inviolables avaient la faculté de commettre ces infamies dans des discours reproduits par tous les journaux? Contenir la presse était impossible si la tribune n’était pas muette. Réunir le Parlement ne serait pas augmenter nos forces, ce serait les anéantir ; ce serait assurer les catastrophes, non préparer les revanches. L’heure était aux soldats et point aux parleurs. Je rappelai le rôle odieux qu’avait joué la Chambre des Cent jours : « Ne préparons pas une nouvelle édition de cette lamentable histoire et n’ouvrons pas à la révolution le champ de propagande et d’action que l’état de siège va lui fermer. »

Plichon soutint énergiquement l’opinion de Schneider : plus la situation était difficile, plus il était nécessaire de s’appuyer sur l’opinion et faire notre force de sa force ; nous n’avions déclaré la guerre qu’après l’approbation des Chambres ; un revers nous frappait ; il fallait sans tarder nous entourer de ceux qui nous avaient soutenus au premier jour, afin que l’accord établi au début et qui couvrait notre responsabilité se continuât durant les épreuves ; nous étions des ministres parlementaires, nous ne devions pas nous isoler du Parlement. Enfin il invoqua la malheureuse phrase du discours de l’Empereur : « Je vous confie en partant l’Impératrice qui vous appellera autour d’elle si les circonstances l’exigent. » Il y avait là, selon lui, un engagement solennel auquel nous ne pouvions nous soustraire.

Je conviens que le précédent de 1815 que j’avais invoqué contre l’opinion de Plichon n’était pas concluant : entre l’Assemblée de ce temps-là et le Corps législatif actuel, il y avait une différence capitale, l’Assemblée des représentans se composait en grande majorité d’ennemis de l’Empire. La majorité du Corps législatif, au contraire, était dévouée. Il n’était donc pas déraisonnable de compter avec Plichon que la réunion des Chambres ne nous créerait aucun péril et même accroîtrait nos forces.

La discussion fut interrompue par un aide de camp, qui nous annonça que l’Impératrice, arrivée de Saint-Cloud aux Tuileries, nous priait de nous rendre auprès d’elle.


XII

L’Impératrice passait les heures dans une attente poignante. Elle avait envoyé un de ses aumôniers, l’abbé Pujol, à Sainte-Geneviève et à Notre-Dame-des-Victoires, prier pour la France. Après les scènes de la Chancellerie, je lui avais télégraphié de se rendre aux Tuileries. Ce départ lui avait paru prématuré ; elle s’était contentée de dépêcher le général Lepic aux nouvelles auprès de nous.

Lepic m’avait vu d’abord. Il s’était rendu ensuite chez Baraguey d’Hilliers. Il le trouva grognon, boudeur, compassé, et la seule assurance qu’il en obtint fut qu’il marcherait, mais seulement sur les ordres des ministres responsables. Au ministère de l’Intérieur, Chevandier lui donna une copie de la proclamation que nous venions de rédiger et qui allait être affichée, et l’instruisit de l’envoi de Maurice Richard à Metz. Il rapporta à Saint-Cloud que nous avions le front haut devant l’adversité, remit notre proclamation, et annonça le départ de Richard. « Cette proclamation, dit l’Impératrice, est incorrecte. On aurait dû me la soumettre, mais pour une question personnelle je ne soulèverai pas l’ombre d’une difficulté. » Le voyage à Metz de notre collègue l’avait contrariée davantage : « L’Empereur a déjà assez de ses tracas, nous devrions savoir porter les nôtres. »

Suivit un répit anxieux de quelques heures, puis éclata dans le Palais, comme un coup de tonnerre, la dépêche de l’Empereur sur les combats de Wœrth et de Forbach. Un effroyable cri de douleur s’élève ; les femmes sanglotantes se tordent les mains, les soldats demeurent muets et convulsés, les serviteurs effarés courent et se heurtent ; toutes les portes sont ouvertes, les salons et les chambres illuminés et déserts. Mon frère arriva, au nom des ministres, engager l’Impératrice à rentrer aux Tuileries. Elle partit immédiatement et nous accourûmes auprès d’elle[35].

Dans les appartemens mornes, aux meubles couverts de housses, à peine éclairés par la lueur pâle des lampes, nous soumîmes, à la souveraine accablée de douleur, mais courageuse, les différentes résolutions que nous avions adoptées ; elle les sanctionna. Puis, nous recommençâmes la discussion interrompue sur la convocation des Chambres. L’Impératrice était visiblement de mon avis et de celui de Chevandier, mais, à une grande majorité, le Conseil décida que les Chambres seraient convoquées. Je m’efforçai alors de retarder le plus possible la date, dans l’espérance que quelque nouvelle meilleure changerait la situation. Le jour fixé fut le jeudi 11.

Trochu sortit du silence dans lequel il s’était renfermé. Il demanda avec emphase à l’Impératrice si elle pouvait affirmer avoir toujours communiqué toutes les nouvelles venues de l’armée ? — « Sans aucun doute, répondit-elle. — Alors il faudrait le dire dans une proclamation. » On le lui concéda. Néanmoins, il se lança dans un débordement intarissable de paroles incohérentes et acrimonieuses sur les nouvelles, sur la nécessité d’en donner, sur l’exaspération que causait le silence du gouvernement. Ses admirateurs l’écoutaient avec consternation. Moins patient, comme il ne paraissait pas disposé à s’arrêter, je me tournai vers lui et d’un ton péremptoire : « Assez péroré, général ! Aux affaires ! » Je pris la plume et nous terminâmes la séance par la rédaction d’une proclamation[36].

On a prétendu qu’en convoquant les Chambres sans avoir pris l’assentiment de l’Empereur nous avions les premiers donné l’exemple de ces violations de la Constitution qui ne vont pas tarder à se succéder sans répit. L’accusation n’est pas fondée. Nous n’avions pas à demander une autorisation que, selon la juste remarque de Plichon, l’Empereur avait accordée d’avance. Ne l’eût-il pas accordée, nous étions autorisés à prendre cette décision de notre propre initiative en vertu de l’ordre général du service pendant l’absence de Sa Majesté qui dit : « Dans tout ce qui n’est pas de forme ou de petit ordre, les affaires seront renvoyées à Notre décision par le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et des Cultes, à moins qu’il n’y ait urgence et utilité pour nos intérêts et ceux de l’État à prendre un parti immédiat. »

Au petit jour, Chevandier et moi, exténués, le cœur gonflé des larmes que nos yeux ne répandaient pas, inquiets de la douleur ou de la colère qui allait faire explosion au réveil dans la cité encore endormie, nous nous rendîmes à pied à la Chancellerie. Là, on nous remit une dépêche de l’armée qui paraissait moins désespérée. Nous nous raccrochâmes à cette espérance et y vîmes la possibilité de supprimer, ou tout au moins de reculer cette convocation du Corps législatif qui nous répugnait tant. Nous envoyâmes des messagers dans tous les sens pour arrêter l’impression des décrets et convoquer de nouveau les ministres à la Chancellerie. La plupart ne vinrent pas ; ceux qui arrivèrent furent d’avis de maintenir les résolutions de la nuit. D’autres dépêches inquiétantes nous ramenèrent d’ailleurs à ce sentiment, et le dimanche 7 août, Paris, à son réveil, apprit, par un supplément du Journal Officiel et par l’affiche de notre proclamation les défaites de Frossard et de Mac Mahon, la déclaration de l’état de siège, la convocation des Chambres pour le 11.


XIII

Nous nous réunîmes à dix heures dans un second Conseil. Schneider avait été assailli par les visites d’un grand nombre de députés rentrés à Paris. Ils pressaient le président de hâter la convocation des Chambres : ils étaient tous là, ils brûlaient de s’associer à la défense du pays, ils exigeaient qu’on leur en donnât le moyen. Schneider, dès l’ouverture du Conseil, se fit l’interprète de leur désir. Chevandier et moi, nous résistâmes comme nous avions résisté à la convocation, mais sans plus de succès. La date fut reportée du 11 au 9 août.

Le général Dejean nous soumit les mesures que nous avions réclamées dans la nuit : l’incorporation de la garde mobile dans l’armée et l’incorporation dans cette garde mobile de tous les citoyens âgés de moins de trente ans qui n’en faisaient point partie ; l’introduction également dans l’armée des 12 000 hommes d’infanterie de marine et de l’excellente division Dumont d’abord destinée à l’expédition de la Baltique, et à laquelle, ne voulant point paraître renoncer, nous ne consacrerions que des régimens de marche. Les troupes de gendarmerie et de douane seraient également versées dans l’armée et l’on hâterait le plus possible la formation des quatrièmes bataillons de nos cent régimens d’infanterie, à raison de neuf cents hommes. On rappellerait la classe de 1869. La garde nationale, commandée par un de nos meilleurs divisionnaires, le général d’Autemarre, n’existait pas dans tous les arrondissemens, et elle était répartie entre cinquante et un bataillons formant un effectif de 60 000 hommes : elle serait grossie par l’appel de tous les citoyens de trente à quarante ans.

Nous ne savions pas encore quel était au juste l’état de l’Empereur et nous n’en étions qu’aux interrogations. Mais nous ne doutions pas de la convenance de rappeler le Prince impérial. Chevandier avait, en son nom personnel, écrit une longue dépêche chiffrée à Metz donnant toutes les raisons de ce rappel : le Conseil ratifia son initiative. Malgré la résistance désespérée de l’Impératrice, je fus chargé de télégraphier à l’Empereur : « A l’unanimité le Conseil des Ministres et le Conseil privé croient qu’il serait bon que le Prince impérial revînt à Paris. » L’Impératrice ajouta, en marge : « Je n’ai pas cru devoir m’y opposer. » Elle aurait dû dire : mon opposition a été sans succès. D’ailleurs, elle télégraphia de son côté en chiffre : « Pour des raisons que je ne puis pas expliquer dans une dépêche, je désire que Louis reste à l’armée, et que l’Empereur promette son retour sans le faire effectuer. » (7 août.)

Nous pourvûmes aux périls intérieurs, qui allaient aggraver les difficultés militaires, en conférant au gouverneur de Paris, le maréchal Baraguey d’Hilliers, les pouvoirs de l’état de siège et nous lui prescrivîmes de mettre un terme aux manifestations tumultueuses, répétitions générales de l’insurrection, qui, chaque soir, inquiétaient les bons citoyens : agitation factice qui produirait un trouble réel si on la tolérait. Nous savions qu’une immense manifestation se préparait pour le 8 août, jour où expirait la détention de Rochefort. Et nous décidâmes que Rochefort ne serait pas mis en liberté ce jour-là, et serait maintenu en état d’arrestation jusqu’à ce qu’il eût purgé son autre condamnation à quatre mois de prison (c pour coups et blessures portés au sieur Rochette. »

L’Impératrice, jugeant notre proclamation du matin trop morne, nous engagea à en faire encore une. Séance tenante, je rédigeai le texte suivant : « Français, nous avons dit toute la vérité. Maintenant, à vous de remplir votre devoir ; qu’un même cri sorte de toutes les poitrines d’un bout de la France à l’autre. Que le peuple entier se lève frémissant pour soutenir le grand combat. Quelques-uns de nos régimens ont succombé sous le nombre, notre armée n’a pas été vaincue. Le même souffle intrépide l’anime toujours. Soutenons-la. A l’audace momentanément heureuse, opposons la ténacité qui dompte le destin, replions-nous sur nous-mêmes, et que nos envahisseurs se heurtent contre un rempart invincible de poitrines humaines. — Comme en 1792, comme à Sébastopol, que nos revers ne soient que l’école de nos victoires. Ce serait un crime de (douter un instant du salut de la patrie et surtout de n’y pas contribuer. Debout donc, debout ! Que la France, une dans les succès, se retrouve plus encore une dans les épreuves, et que Dieu bénisse nos armes ! »

A la fin du Conseil arriva un télégramme de l’Empereur nous demandant l’effet que produirait à Paris une retraite de l’armée sur Châlons. Nous répondîmes que si cette retraite était nécessaire, le Conseil n’y ferait pas d’objections. C’est sur l’avis de Rouher surtout que cette réponse fut envoyée.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai.
  2. Faverot de Kerbrech, Mes Souvenirs, p. 29-9.
  3. Campagne d’Italie de 1859, par l’état-major prussien, à propos du quartier général autrichien.
  4. Napoléon Ier, Œuvres, t. II, p. 302.
  5. Carnet de Castelnau.
  6. Récit du maréchal Le Bœuf.
  7. L’Empereur au ministre de la Guerre, 7 août, cinq heures et demie du matin.
  8. Carnet du prince Napoléon, 29-31 juillet 1870.
  9. D’après le Récit historique de l’état-major français, nous aurions répondu que nous trouvions impolitique « d’évacuer la Lorraine, sans livrer bataille, et que nous redoutions l’effet déplorable que cette nouvelle produirait sur le pays. » Nous n’avons rien dit de cela, et l’Empereur, dans une brochure sur Sedan, confirme le sens de notre télégramme : « L’Empereur, dit-il, résolut de ramener immédiatement l’armée au camp de Châlons..., le plan communiqué à Paris fut d’abord approuvé par le Conseil des ministres. »
  10. Carnet de Castelnau.
  11. Cité par le Récit historique de l’état-major français, t. IX, p. 172.
  12. Il n’est pas un seul des récits, surtout de ceux qui se disent bien informés, qui ne soit, sur ces journées du 6 au 9 août, un mélange d’incohérences, de faussetés, de contradictions. Les faits certains y sont ou mal placés ou mal commentés. A tout instant, des inventions ridicules ou odieuses, et surtout une niaiserie déconcertante. Il faudrait un volume pour réfuter tout ce fatras, et ce serait donner de l’importance à des œuvres qui n’en méritent pas. Je me contenterai, uniquement à titre d’exemple, de relever quelques-unes des sottises qu’on raconte, non pour qu’on pense que celles que je ne relève pas sont vraies, mais uniquement pour qu’on juge le peu de sérieux de celles sur lesquelles je ne prends pas la peine de m’expliquer.
  13. Jules Simon, Origine et chute du second Empire, p. 211.
  14. Faverot de Kerbrech, La guerre contre l’Allemagne, p. 15 et 16.
  15. Thucydide, I, CXL.
  16. In hac ruina rerum stabit una integra et immobilis virtus populi Romani : haec omnia strata humis erexit ac sustulit. T. LIVII, lib. XXVI, cap. 41.
  17. Quod si Carthaginiensium ductor fuisset, nihil recusandum supplicii foret. T. LIVII, lib. XVIII, 61.
  18. Guillaume III.
  19. Pétrarque : « Ut ad bella suscipienda Gallorum alacer ac promptus est animus, sic mollis ac minime resistens ad calamitates perferendas mens eorum est.
  20. César, De bello Gallico, VII, 40.
  21. Viia del marchese di Pescara, I. IV.
  22. Del discorsi, lib. III, cap. xi.i, p. 223 de 1789.
  23. Michelet.
  24. Madame de Boigne, t. I, p. 291.
  25. Le Consulat et l’Empire, t. XX, p. 305.
  26. Carnot, Mémoires, t. II, p. 288.
  27. Ibid., t, II, p. 409.
  28. Benj. Constant, les Cent-jours, 2e partie, IIIe note, p. 129-130.
  29. Ibid., p. 203-204.
  30. Empire libéral, t. III, p. 243.
  31. Correspondance du baron de Tocqueville, 7 mars 1854.
  32. Lettre de Trochu à Plichon, 6 août 1870.
  33. Siècle.
  34. Voyez Empire libéral, t. XV.
  35. On a raconté qu’au reçu de la dépêche de l’Empereur, l’Impératrice pria le prince Poniatowski de faire atteler un coupé et d’aller au plus vite à Bougival réveiller le prince de Metternich et le ramener parce qu’elle tenait à l’avoir à côté d’elle pour rentrer dans Paris en pleine nuit... Le prince de Metternich accourut à l’appel. Aussitôt l’Impératrice monta avec lui dans un landau. L’amiral Jurien, Gossé-Brissac, etc., s’installèrent dans une seconde voiture, et on fila à grand trot sur Paris... Lorsque le landau croisa l’avenue Marigny, il s’arrêta un instant : l’ambassadeur d’Autriche en descendit et rentra à pied à l’hôtel de l’Ambassade. — Je tiens de personnes présentes à Saint-Cloud à ces momens terribles que ce récit est absolument faux. L’Impératrice n’avait besoin d’être escortée par aucun ambassadeur étranger pour rentrer à Paris, même pendant la nuit. Elle envoya en avant MM. Augustin Filon et Gossé-Brissac pour préparer son arrivée aux Tuileries et elle suivit avec son service.
  36. On a raconté qu’Haussmann, en revenant de voyage, apercevant des lumières rue de Rivoli, serait monté, n’aurait trouvé personne à la porte du Conseil, y serait entré. L’Impératrice, le remerciant, l’invite à assister à la délibération. Tout le monde est effaré : lui seul, lucide, indique la véritable solution : « Il faut séance tenante proclamer l’état de siège. S’il n’y a pas assez de troupes, il faut faire venir celles restant encore en Algérie et les régimens d’infanterie de marine qui sont dans nos ports. Il faut faire une proclamation annonçant ces mesures. L’autorité, le bon sens pratique des avis de M. Haussmann font impression : les ministres se calment, retrouvent le sang-froid, admettent ses propositions, et l’Impératrice lui demande de rédiger la proclamation. Il se met à l’angle d’une table et écrit. » Ce récit est d’un bout à l’autre un impudent mensonge, mentiris impudentissime. Même à ce moment, on n’entrait pas au Conseil comme dans une gare. Il y avait un huissier qui annonçait les arrivans, et n’arrivaient que ceux qui avaient été formellement convoqués... Si Haussmann, qui depuis sa destitution était l’ennemi déclare des ministres, eût été annoncé, on l’eût éconduit. Et si l’Impératrice avait commis l’inconvenance, dont elle était incapable, de l’engager à siéger avec nous, nous nous serions tous levés et aurions quitté la salle. Le mensonge est aussi bête qu’impudent : les mesures qu’aurait conseillées Haussmann et fait adopter grâce à son autorité (état de siège, rappel des troupes) avaient déjà été prises avant l’arrivée de l’Impératrice, sans débat et sans difficulté. Quant à la proclamation, elle fut composée par nous tous, moi tenant la plume. Imaginer que j’aurais permis à qui que ce soit, surtout à un homme comme Haussmann. notre ennemi, qui ne savait pas écrire (ses Mémoires en font preuve), de rédiger un acte ministériel devant moi, c’est ne pas avoir le moindre sentiment de ce que j’étais et manquer de sens commun.