La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 721-759).
LA GUERRE DE 1870

I
WŒRTH. — 6 AOUT 1870


I

A la joie folle et disproportionnée que les Allemands firent éclater après Wissembourg, on put juger de la terreur que nous leur inspirions. L’honneur était cependant plutôt pour nos troupes, qui avaient donné de leur solidité, de leur énergie, une preuve éclatante : moins de 5 000 hommes en avaient tenu en échec, pendant six heures, près de 25 000 et leur avaient fait subir des pertes supérieures à celles qu’ils avaient éprouvées. C’était prodigieux. Ni Mac Mahon, ni ses soldats ne furent ébranlés par ce qu’ils considérèrent comme un accident glorieux. Le maréchal, tout prêt à une autre bataille, établit son armée entre Wœrth et Frœschwiller.

Wœrth, avec son clocher orné de faïences vertes, ses constructions massives, est au fond d’une délicieuse vallée. La Sauer qui la traverse n’y est pas facilement guéable, surtout lorsqu’elle est, comme à ce moment, grossie par les pluies. Plusieurs ponts y sont établis, à Wœrth, à Alte Mühle, au Moulin, à Bruck-Mülh, à Biblislieim et vers Dürrenbach. Sur la rive droite, Frœschwiller, clef de la position, placé entre la vallée du Falkensteiner et celle de la Sauer, traversé par les routes de Wœrth, Reichshoffen, Neehwiller et Morsbronn, est le point culminant d’un plateau ondulé, dominant toutes les directions. Groupé en forme à peu près quadrangulaire autour de la ligne de retraite sur Reichshoffen, ce bourg formait, avec sa spacieuse église et maintes constructions solides, comme une sorte de réduit fortifié sur les derrières de la ligne de défense, couvert, du côté de Reichshoffen par le Grosserwald, du côté de la Sauer par la forêt à laquelle il donne son nom, vers le Sud par Elsasshausen, hameau en contre-bas propice à une bonne défense. Ainsi placé entre trois forêts et deux vallées, à la


Plan de la bataille de Wœrth.


bifurcation de plusieurs routes, Frœschwiller n’est à découvert qu’au Nord. De ce côté, on peut l’aborder à l’abri des vastes futaies du Jagerthal et de Langensoultzbach et s’établir sur des positions élevées ; mais les chemins de montagne sont d’un difficile accès. Le point le plus important de la rive gauche est Gunstett, placé au-dessus du Moulin sur un plateau qui s’étend jusqu’à Oberdorff, sorte d’observatoire d’où l’on maîtrise Wœrth, et les principaux points de la rive droite, place commode à un déploiement d’artillerie.

Mac Mahon disposa ainsi ses forces : sur sa droite, vers Morsbronn, la division Lartigue ; au contre, vers Frœschwiller, la division Raoult ; à sa gauche, à Neehwiller, la division Ducrot ; en seconde ligne ou en réserve, la division Conseil-Dumesnil, la brigade de cuirassiers Michel, une fraction des lanciers de Nansouty, la réserve générale de l’artillerie, la division de cuirassiers Bonnemain, puis l’ancienne division Douay, maintenant division Pellé.

Les Allemands ont dit, dans l’arrière-pensée de rehausser leur victoire : « Les forces dont disposait Mac Mahon étaient largement suffisantes, même sans l’adjonction du 5e corps, pour défendre vigoureusement la position ; celle-ci était si particulièrement forte que, même en présence d’un ennemi bien supérieur, elle pouvait permettre de compter sur le succès. La disproportion numérique se trouvait compensée par une artillerie respectable, par la supériorité d’action du chassepot et par l’avantage du terrain. La balance pouvait même pencher en faveur des armes françaises, si le 5e corps venait à entrer en ligne. » La position eût, en effet, été formidable, si Mac Mahon avait pu couvrir la droite de Frœschwiller, dominer la Sauer et Wœrth en s’établissant fortement sur le plateau de Gunstett : Wœrth, bombardé à la fois de cette hauteur et de celle de Frœschwiller, eût été intenable aux Prussiens. Gunstett n’étant point occupé, la position restait médiocre. Au centre, elle était inexpugnable, mais ce centre menacé à gauche et à droite, en l’air des deux côtés, pouvait être tourné par les ailes : à droite, par un mouvement dans la plaine entre Morsbronn et la forêt de Haguenau ; à gauche, par une irruption à travers les forêts du Jägerthal et de Langensoultzbach.

Aux forces de Mac Mahon, on ajouta celles de Failly, qui fut mis sous les ordres du maréchal le 5 août. A huit heures du soir, ce même jour, Mac Mahon lui télégraphia : « Venez à Reichshoffen avec tout votre corps d’armée le plus tôt possible. » Failly reçut cette dépêche à onze heures du soir. L’ordre était clair, formel, tellement impératif qu’il n’y avait qu’à s’y soumettre sans délibérer : le devoir était de prendre immédiatement les mesures voulues, de donner les ordres nécessaires pour que, dans la matinée du lendemain, tout ce qu’il avait de disponible fût amené à Reichshoffen.

Des renseignemens certains signalaient à Mac Mahon le nombre considérable de troupes contre lequel il allait se heurter ; la Douane de Strasbourg notamment, très bien informée par ses agens sur la frontière, lui annonçait qu’il allait avoir sur les bras plus de 100 000 hommes. Mais personne n’avait pu ébranler son idée fixe qu’il n’y avait derrière Wœrth qu’un corps relativement faible, rideau jeté en avant pour faciliter la manœuvre du gros de l’armée allemande. Persuadé qu’il n’avait devant lui que 30 ou 40 000 hommes, qu’aucune attaque n’était à redouter le 6 août, et qu’il pouvait se préparer sans crainte, en attendant Failly, à attaquer l’ennemi le 7, le maréchal fait communiquer aux troupes l’ordre donné la veille au soir pour la journée : « Repos, double distribution de pain, viande, sucre et café, nettoyage des armes. » Cet ordre de repos fut accueilli avec d’autant plus de satisfaction que pendant toute la nuit était tombée une pluie torrentielle et que les troupes avaient bivouaqué sans être autorisées à déployer leurs tentes.

De son côté, le Prince royal, chef de la IIIe armée allemande, sachant que nous étions sur les coteaux de Wœrth, avait disposé son armée en face de nous : à gauche, le XIe corps commandé par Bose ; au centre, le Ve sous les ordres de Kirchbach ; à droite, la division bavaroise Hartmann ; en seconde ligne, à des distances plus ou moins éloignées, la division bavaroise Tann, la division wurtembergeoise Walther et la division de cavalerie du prince Albrecht. Le premier soin de Bose avait été de s’établir à Gunstett qu’il avait trouvé évacué par nous. Quoique son armée n’eût été engagée que partiellement à Wissembourg, il avait décidé, comme Mac Mahon, que le 6 août serait un jour de repos et qu’il n’attaquerait que le 7.


II

Ce que Mac Mahon ne voyait pas, Ducrot et Raoult l’apercevaient distinctement. Raoult, esprit réfléchi et observateur, devinait qu’on avait devant soi des masses considérables. Sa division étant en avant, il lui parut téméraire de demeurer davantage sur une position, sûre pour 60 000 hommes, très risquée pour 40 000. Il communiqua ses appréhensions à Ducrot, et tous deux furent d’accord qu’il fallait rétrograder vers Lemberg, où l’on pourrait défendre les défilés des Vosges et donner la main à l’armée de l’Empereur.

A cinq heures et demie du matin, le 6 août, le comte de Leusse s’était rendu au quartier général du maréchal à Frœschwiller, chez les Durckheim. En quittant le maréchal, il trouva dans un salon voisin Raoult et Ducrot en conversation très animée. Ils s’élancèrent vers lui et lui dirent : « Il est urgent que nous ne nous attardions pas sur cette position où nous allons être attaqués par des forces supérieures et que nous nous repliions sur les Vosges. Vous seul pouvez obtenir cet ordre. Le maréchal a été votre hôte, vous êtes un civil, un député ; vous lui avez inspiré confiance par votre dévouement et par votre connaissance du pays, vous aurez vis-à-vis de lui une liberté que nous n’aurions pas. » De Leusse hésita. Il craignait de se donner les allures d’un représentant du peuple en mission à l’armée. Ducrot, son ami, insista si fort qu’il se décida. Ils entrèrent tous les trois. De Leusse montra les ennemis en nombre considérable, la position trop étendue pour notre nombre restreint, l’excellence de celle de Lemberg, entre Bitche et Phalsbourg, à cheval sur l’Alsace et la Lorraine, et il indiqua les trois ou quatre routes qui y conduisent facilement. Il s’excusa de sa hardiesse : il n’intervenait qu’à la sollicitation des deux divisionnaires présens.

Le maréchal objecta qu’il ne croyait pas à une bataille pour ce jour -là, mais à une simple démonstration. En se reportant vers les Vosges, on découvrait le chemin de fer de Haguenau à Bitche, et il était bien grave d’abandonner ainsi l’Alsace sans avoir tenté de la défendre. Enfin il espérait que Failly était déjà en route. Alors les généraux démontrèrent qu’il était bien plus grave de perdre le rempart que les Vosges offraient contre l’invasion et qu’on ne pourrait peut-être plus défendre si l’on succombait dans une bataille livrée à Wœrth, tandis que dans les Vosges, accrus de Failly, nous serions inexpugnables. Le maréchal se laissa persuader. Il concéda que la retraite s’opérerait aussitôt : Raoult commencerait le mouvement, la division Ducrot le couvrirait et de Leusse irait prendre un escadron du 6e lanciers pour jalonner les routes.

Les deux généraux étaient soulagés, heureux. Raoult pria de Leusse de porter l’ordre écrit de jalonner les routes au colonel Poissonnier du 6e lanciers, campé à Reichshoffen, et il chargea un de ses officiers, le commandant Victor Thiéry, de donner les ordres nécessaires pour une retraite sur Niederbronn. Dans le parc de Durckheim, que traverse le commandant Thiéry, un officier lui demande de l’introduire auprès du maréchal et annonce qu’on signale un parti de uhlans en avant de Wœrth. Le maréchal l’écoute, le remercie, le congédie, puis s’adressant à ceux qui l’entourent : « Les Prussiens veulent m’attirer en avant, je ne donnerai pas dans le piège. » Le commandant Thiéry, qui poursuit sa route, est abordé de nouveau par un autre officier, qu’il introduit encore auprès du maréchal, et qui rapporte qu’un escadron ennemi vient d’entrer dans Wœrth. En même temps, le bruit du canon se fait entendre.

Ducrot avait dit : « Quand le maréchal sentira la poudre, il ne voudra plus rétrograder. » L’odeur de la poudre monte, en effet, à la tête du maréchal. La résolution péniblement arrachée s’efface ; il n’écoute que son tempérament offensif. « Vraiment ! s’écria-t-il, ils sont là ! Vite à cheval ! Nous allons les pincer ! » Il saute en selle et court vers Wœrth, ventre à terre, à travers les champs détrempés, sans regarder s’il est suivi. Raoult court après lui, le rejoint, et reçoit l’ordre d’arrêter tout mouvement de retraite et de prendre les positions de combat. L’ordre donné à Raoult est transmis aux autres chefs de corps et, au milieu des détonations du canon qui gronde déjà, chacun prend son poste. Il était entre sept heures et sept heures et demie.

Cette improvisation de Mac Mahon n’était pas justifiée par ce qui se passait chez les Allemands. Ils n’avaient nullement modifié leur résolution de n’attaquer que le 7. La canonnade qui nous avait lancés en avant était celle d’une simple reconnaissance offensive. Les Prussiens savaient que nous étions en face d’eux sur les hauteurs de Wœrth ; mais comment y étions-nous disposés ? quels étaient nos projets ? Malgré leur espionnage tant vanté, malgré leurs éclaireurs, ils l’ignoraient. Les vignes et les houblonnières cachaient nos bivouacs qui n’étaient révélés que par la fumée des feux. Vers sept heures, au moment même qu’à Frœschwiller, de Leusse, Raoult et Ducrot arrachaient au maréchal l’ordre de retraite, le général Walther, comme s’il l’avait pressenti et voulait s’assurer si nous nous retirions, envoya une reconnaissance composée de deux bataillons et de la batterie Gaspary. Il ignorait les instructions confidentielles données aux Bavarois de se mettre en action dès que le canon retentirait du côté de Wœrth, et sans se douter des conséquences qui allaient en résulter, il fait lancer sur le village quelques obus qui allument des incendies. À ce bruit, nos isolés, occupés à se réconforter dans les auberges, s’enfuient dans toutes les directions et la ville se vide. Un bataillon prussien y entre, mais, les ponts étant coupés, il ne peut s’avancer sur l’autre rive. Quelques tirailleurs seulement traversent la Sauer à gué malgré sa profondeur et l’espacement de ses berges. C’était cette irruption qui avait été annoncée à Mac Mahon et qui l’avait jeté à cheval.

Revenu vers ses troupes et l’ordre de retraite contremandé, Raoult ordonne à une batterie de 4 et à une mitrailleuse de sa division de riposter à la batterie prussienne. Les avant-postes commencent aussitôt la fusillade. La batterie Gaspary fait taire la nôtre, mais l’infanterie, tenue en respect par nos tirailleurs, ne peut pas avancer. Le général Walther ne croit pas utile de la maintenir au feu, car il n’a voulu que se rendre compte de notre situation en nous obligeant à nous déployer, et son but est atteint. Il ordonne de cesser l’escarmouche ; il renvoie la batterie Gaspary à Dieffenbach et évacue Wœrth où il ne laisse qu’un poste sur la rive gauche, au cimetière (8 h. 30).

Mais cette canonnade autour de Wœrth avait produit à la droite allemande l’effet que n’avait pas prévu Walther. Le général bavarois Hartmann, auquel on avait donné l’instruction de s’ébranler dès qu’il entendrait le canon du côté de Wœrth, fait marcher sur Frœschwiller la division Böthmer et place une batterie en position au Nord-Est de Langensoultzbach. Sur la gauche allemande, un incident semblable à celui de Wœrth avait également mis aux prises des fractions des deux armées. Des corvées françaises, qui allaient à la Sauer puiser l’eau nécessaire au café, avaient été accueillies par une fusillade partie du moulin de Gunstett occupé par un détachement du Ve corps. Lartigue ordonne au 1er bataillon de chasseurs d’expulser l’ennemi du moulin. Bose fait établir sur la hauteur au Nord-Ouest de Gunstett vingt-quatre pièces de canon.

L’issue des rencontres engagées presque simultanément à la gauche et à la droite allemandes fut bien différente. Les Bavarois à la droite ne réussirent pas : malgré leur supériorité numérique, 10 000 contre 6 000, à onze heures leur débâcle était complète, et, dès cette première rencontre, ils nous donnaient un témoignage de leur médiocre solidité. Leur corps était tellement étrillé qu’il ne se montra plus de la journée. Il n’eût tenu qu’à Ducrot, en poursuivant son avantage, de commencer la bataille par l’anéantissement de la droite allemande. Au contraire, sur la gauche, les Prussiens, embusqués dans les vignes de Gunstett, firent subir en peu de temps de graves pertes à notre bataillon de chasseurs et à notre compagnie de zouaves.

Le centre, qui avait allumé l’incendie à droite et à gauche, allait-il persister dans l’immobilité à laquelle Walther l’avait ramené après avoir accompli sa reconnaissance ? Le colonel von der Erch, chef de l’état-major du Ve corps, accouru aux avant-postes, attentif à la lutte entre Ducrot et les Bavarois, entre Lartigue et Bose, ne crut pas pouvoir rester inactif tandis qu’on se battait aux ailes. Animé du démon de l’offensive, il prend une initiative hardie, et, quoiqu’il fût entendu que ce jour-là il ne devait pas y avoir de bataille, il ordonne au Ve corps de s’engager. Son initiative est approuvée, d’abord par le commandant de la Xe division Schmidt et bientôt par le chef du corps, Kirchbach, accouru malgré sa récente blessure. Les troupes prennent leur formation de combat.

Ainsi la bataille s’était engagée à la droite et à la gauche allemandes parce que le signal en était parti du centre, et elle reprenait au centre, malgré la volonté des chefs de l’arrêter, parce qu’elle continuait à droite et à gauche. Dès lors, le feu crépite ou gronde tout le long de la Sauer, de Langensoultzbach à Gunstett. Et voilà comment, personne ne voulant se battre le 6 août, tout le monde est entraîné : à notre centre, Raoult contre Kirchbach ; à notre gauche, Ducrot contre Hartmann ; à notre droite, Lartigue contre Bose.


III

Au centre, Kirchbach pousse vivement son action : 84 bouches à feu sont postées des deux côtés de la route de Dieffenbach à Wœrth, se reliant aux 24 pièces de l’artillerie de la XXIe division ; de Gœrsdorff à Gunstett, 108 pièces se concentrent sur une ligne enveloppante, et de neuf heures et demie, avec une intensité croissante jusqu’à dix heures et demie, elles font converger leurs feux sur notre position. Mac Mahon leur oppose 48 bouches à feu de 4, qui, réparties sur notre front, la ligne enveloppée, ne peuvent fournir que des feux divergens. Les obus allemands tombaient si pressés qu’ils eussent aussitôt réduit nos pièces au silence, si le sol détrempé n’en avait englouti un grand nombre, empêchant leur éclatement. Néanmoins, notre infériorité ne tarde pas à devenir sensible, et alors, ne nous entêtant pas dans une lutte disproportionnée, quoique nous n’eussions éprouvé que des pertes insignifiantes, notre feu d’artillerie cessa.

Assuré de la supériorité dans le combat d’artillerie à artillerie, Kirchbach voulut aussi triompher par l’infanterie qui, seule, achève la victoire. Il ordonna (10 heures) au général Walther (XXe brigade) de passer la Sauer, de s’emparer de Wœrth et des hauteurs voisines et de marcher sur Elsasshausen. Deux bataillons franchissent la Sauer à Wœrth, deux autres plus bas à Spachbach, quelques-uns sur une passerelle installée avec des madriers et des perches à houblon, quelques-uns à gué ayant de l’eau jusqu’à la poitrine. Ils s’élancent en avant. Ils sont reçus par la fraction de Raoult, répartie entre les routes de Frœschwiller et d’Elsasshausen, et par celle de la division Conseil-Dumesnil qui s’était rapprochée d’Elsasshausen. Mais l’impétuosité de l’attaque prussienne est telle qu’elle fait d’abord des progrès sérieux. Nos tirailleurs sont obligés de se replier sur leurs corps.

À ce moment, un officier apporte à Kirchbach l’ordre du Prince royal de ne pas accepter le combat et d’éviter ce qui pourrait en amener la reprise. Mais comment rappeler des troupes en la ferveur d’un commencement de succès ? Ce succès ne se maintient pas. Notre 2e zouaves se porte en avant, se couche sous des vergers ; le 3e bataillon du 36e se met à l’abri derrière une crête de terrain ; les tirailleurs de la division Conseil-Dumesnil se portent sur le mamelon dit le Calvaire. Alors éclate l’écrasante supériorité de notre fusil comme venait naguère de se manifester celle du canon allemand. C’est la lutte entre le chassepot et le canon d’acier. Quand les Prussiens restaient au loin, leur artillerie nous écrasait, mais, dès que, nous ayant repoussés, ils se rapprochaient, franchissaient la Sauer, nos chassepots les foudroyaient. Revenaient-ils plus nombreux, ils étaient encore fauchés. Les zouaves se ruent sur ceux qui restent et, la baïonnette aux reins, les culbutent. Éperdus, ils s’enfuient dans les rues de Wœrth, se jettent dans les maisons, s’y barricadent ; la fureur des zouaves s’accroît de l’impossibilité de les achever. Ceux qui ne s’étaient pas élancés vers les hauteurs tentaient-ils de sortir des fossés et des haies derrière lesquelles ils s’abritent, ils paient cher leur tentative.

Kirchbach, qui n’avait pu se résoudre à interrompre le combat alors qu’il paraissait heureux, croit impossible de l’arrêter alors qu’il ne tourne pas bien. Egalant par sa bravoure d’esprit sa vaillance militaire, et donnant un rare exemple de spontanéité et de décision, il ne craignit pas de prendre sur lui la responsabilité de ne pas exécuter du tout l’ordre dont jusque-là il n’avait que retardé l’exécution. Malgré ce que lui mande le Prince royal, il s’acharne à la bataille. Il instruit le Prince du parti qu’il prend, le fait savoir à ses voisins de droite et de gauche, Hartmann et Bose, et à tous les deux il demande une coopération immédiate.

Ni l’un ni l’autre ne la lui accordent. Hartmann, qui essayait de se reformer à Langensoultzbach, répondit qu’il lui était difficile de reprendre la lutte qu’il avait été obligé d’interrompre : tout ce qu’il pouvait promettre, c’était d’arrêter ses troupes sur le mamelon boisé où elles tenaient encore et de reprendre l’action dès qu’elles seraient reposées et auraient reçu de Lembach la IIIe division. Bose, à Gunstett, ne fit pas une réponse plus encourageante : l’ordre du jour était de s’arrêter à la Sauer, et il n’était pas en situation d’aller au delà ; le combat en train avec la droite de l’armée française traversait des alternatives de succès et de revers qui le laissaient très indécis.

Pendant que les envoyés de Kirchbach parlementaient à gauche et à droite, sa situation ne s’améliorait pas. Le Prince royal, qui, au bruit du canon et sur les avis reçus à son quartier général, gagnait Wœrth à bride abattue, lui envoya la recommandation, puisqu’il ne pouvait arrêter le combat, de se tenir sur la défensive jusqu’à ce que les autres troupes fussent en ligne. Recommandation superflue : le commandant du Ve corps y était bien contraint. Enfin, à force de renforts, et en arrivant à être trois contre un, après une mêlée effroyable, des retraites et des retours offensifs sanglans, il réussit à refouler les zouaves hors de Wœrth. Mais lorsqu’il veut à son tour s’élancer en avant et gravir les hauteurs, il est cruellement repoussé. Il adresse un nouvel appel à Hartmann et à Bose.

Les Bavarois n’étaient pas encore en état d’y satisfaire : le renfort attendu de Lembach n’était pas arrivé, et Hartmann prétendait avoir reçu l’ordre écrit de cesser le combat. Bose au contraire accorde cette fois une coopération immédiate. Il accroît le nombre des bouches à feu en position sur le plateau de Gunstett de 24 à 72 ; il ordonne au général Schkopp (XIe-IVe brigade) de se porter en réserve derrière Gunstett. Schkopp fait mieux que de se porter sur Gunstett. Il a une idée lumineuse qui va changer de fond en comble l’allure du combat : il se rend compte que toutes les attaques auxquelles jusque-là on s’est borné contre la position de Mac Mahon, fussent-elles renforcées, resteront impuissantes comme elles ont été jusqu’à présent, tant qu’on ne l’abordera qu’en face. En débordant la droite française par un mouvement enveloppant, tandis que Kirchbach contiendra le centre, on fera tomber la résistance que jusque-là on n’a pu briser. De sa propre initiative, il décide d’entamer cette manœuvre, et il envoie un seul de ses régimens à Gunstett ; avec l’autre il ébauche le mouvement enveloppant.

Bose, quoique blessé sur les hauteurs de Gunstett, survient. Schkopp lui explique sa manœuvre. Bose, frappé de sa justesse, la rend sienne et prend rapidement ses dispositions. Jusque-là, le XIe corps n’avait attaqué nos troupes que de front, par Spachbach et Gunstett ; désormais, il va nous assaillir par trois côtés à la fois : par Spachbach, il abordera la partie orientale du Niederwald ; par le moulin de Gunstett, il atteindra le Lansberg et la ferme de l’Albrechlshauserhof ; par Dürrenbach, il s’emparera de Morsbronn et il atteindra le Niederwald.

Et voilà encore, entamée par une initiative à laquelle le commandement en chef est étranger, la manœuvre qui va décider d’une journée commencée par l’initiative de Kirchbach.


IV

Pour bien comprendre cette seconde partie du combat, qui décida de l’événement, figurez-vous, s’élevant du Sud au Nord, le long de la Sauer et de la route de Haguenau, se présentant de flanc au XIe corps, dominées par le canon de Gunstett, les positions suivantes échelonnées en quelque sorte les unes sur les autres. Au bas, Morsbronn ; au-dessus, un plateau découvert, puis, sur la même ligne, le Lansberg allant finir dans la vallée de la Sauer ; à l’Ouest, Eberbach et son ruisseau ; au-dessus du Lansberg et d’Eberbach, le Niederwald ; au Nord du Niederwald une clairière ; à quelques centaines de pas, un petit bois, puis un espace découvert, puis Elsasshausen, puis encore des pentes découvertes, puis Frœschwiller.

La première fraction de Bose, opérant par Spachbach, sur la lisière orientale du Niederwald, se heurte à la gauche de la division Lartigue, 3e zouaves, et à la droite de la division Conseil-Dumesnil. Les batteries de Gunstett écrasent notre troupe ; vainement le colonel Morland du 21e essaie-t-il de faire taire l’artillerie ennemie par des feux au commandement : dès que ses compagnies dépassent la crête du terrain qui les abrite, elles perdent le sang-froid sous la grêle d’obus et de balles et se livrent à un feu à volonté des plus déréglés qui ne produit pas l’effet espéré. Les Prussiens ne cessent de gagner du terrain ; les zouaves, ne pouvant plus tenir contre leur nombre toujours croissant, se retirent dans l’intérieur du bois.

La seconde fraction de Bose, qui débouche par le pont du moulin de Gunstett, était précédée de nombreux tirailleurs, qui, du premier élan, atteignaient jusqu’à la route de Haguenau. Là elle ne progresse plus que lentement. L’artillerie divisionnaire de Lartigue, changeant souvent de place, afin de se dérober aux batteries de Gunstett, lui fait quelque mal ; mais elle est surtout éprouvée par des feux rapides à 500 mètres que, profitant du vaste champ de tir ménagé par la nature des pentes, les turcos exécutent des sommets. Cependant elle parvient à s’emparer des houblonnières qui couvrent la route de Morsbronn à Frœschwil1er, en débouche et déborde le Lansberg. Les bâtimens de la ferme de l’Albrechtshäuserhof sont en feu ; les chasseurs qui l’occupent, fusillés à petite portée, sont obligés de l’abandonner.

La troisième fraction de Bose, arrivant par Dürrenbach, avait obtenu des résultats plus décisifs. Sous le feu de notre artillerie établie sur le plateau qui domine Morsbronn, elle parvenait péniblement au pied des hauteurs ; là elle rencontre notre 56e qui résiste de toutes ses forces. Mais, sur ce point comme sur les autres, quand un Prussien est tombé, deux surgissent. Le général Lacretelle, du haut du clocher de Morsbronn, reconnaît que le village, presque tourné, n’est plus tenable (300 hommes contre 5 000) ; il ordonne au 2e bataillon des tirailleurs de l’évacuer. Morsbronn évacué, les Prussiens y entrent.

La lisière orientale du Niederwald, la hauteur du Lansberg et la ferme enlevées, Morsbronn pris, Lartigue est menacé à la fois sur son front et sur son flanc ; il va être cerné, s’il ne se dérobe. Il envoie dire à Mac Mahon sa détresse : il ne peut plus arrêter le mouvement enveloppant de l’aile gauche de l’ennemi.

Mac Mahon, d’abord, s’était porté vers Ducrot, croyant qu’il allait être tourné par là. Après la retraite des Bavarois, il s’établit sur un mamelon à l’est d’Elsasshausen, au pied d’un grand noyer. De là, il ne découvrait qu’imparfaitement le champ de bataille ; il voyait la vallée de la Sauer et les hauteurs depuis Wœrth jusque Alte Mühle, mais notre aile droite était masquée à sa vue par le sommet du Calvaire et le secteur oriental du Niederwald. C’est là qu’entre neuf et dix heures, il reçoit la dépêche de Failly, annonçant le départ certain de Guyot de Lespart. Il suppose que cette division aura été mise en route peu après la dépêche : au commencement d’août, il fait jour de bonne heure ; 24 kilomètres séparent Bitche de Reichshoffen, soit cinq heures et demie de marche, mettons six heures ; la tête de la colonne arriverait donc vers dix heures du matin à Reichshoffen et une heure et demie après, à Frœschwiller. La confiance du maréchal alors est entière et il télégraphie à de Leusse : « Tout va bien, je vais pousser en avant. »

De Leusse venait à peine de lire cette dépêche qu’on lui en remet une de Seltz l’instruisant que la deuxième partie de l’armée allemande venait de passer le Rhin. Il avertit immédiatement le maréchal, qui reçoit, presque en même temps de Paris, une autre dépêche, déchiffrée sous le feu, confirmant cet avis. « Vous avez devant vous toute l’armée du Prince royal. »

Mac Mahon lit et ne se trouble point. Maintenant il voit, il touche le péril et son âme altière de soldat n’en est pas découragée. Il a pris son parti : Guyot de Lespart se rapproche ; il l’attendra et résistera jusqu’à la dernière extrémité des forces humaines. Il charge un de ses aides de camp de répondre à Lartigue de tenir ferme, que la division Guyot de Lespart marche depuis le matin, qu’elle va arriver sur ses derrières, et en outre que la brigade de cuirassiers est avertie d’obtempérer à ses réquisitions, il recommande de ménager les munitions des mitrailleuses et s’en tient là

Animés par l’espérance qu’on leur apporte, les officiers se répandent parmi les soldats, leur communiquent le message du chef et leur demandent de nouveaux efforts. Lartigue prépare la manœuvre, classique depuis la campagne de Napoléon en Italie : il attaquera les Prussiens établis au Lansberg, à la ferme et sur la lisière du Niederwald ; il les refoulera vers la Sauer, puis, revenant rapidement en arrière, il se retournera vers les troupes de Schkopp maîtresses de Morsbronn, les rejettera hors du village ; mais, comme il ne peut lutter à la fois sur son front et sur son flanc, il faut, pendant qu’il sera aux prises avec les défenseurs du Lansberg et de la lisière du Niederwald, que quelqu’un protège son flanc contre ceux qui tiennent Morsbronn. Il demande ce service aux cuirassiers, et il envoie le colonel d’Andigné prier le général Duhesme d’ordonner une charge de la brigade Michel (1 heure).

Dès que les cuirassiers aperçoivent le colonel d’Andigné, ils devinent pourquoi il vient ; le cri de Vive la France ! sort de toutes leurs poitrines, et au commandement de : Garde à vous ! la brigade se forme rapidement en bataille. Le général Duhesme, hors d’état de monter à cheval (il mourut peu de temps après), fait approcher le colonel et lui dit : « Au nom du ciel, dites au général Lartigue qu’il va commettre une folie et faire détruire inutilement mes cuirassiers. — Mon général, répond le colonel, le général n’a pas d’autre moyen de sauver les débris de sa division ; d’ailleurs, écoutez ces braves gens et dites s’ils consentiraient à revenir après avoir été témoins inactifs d’une pareille lutte. J’aime trop la cavalerie pour ne pas préférer pour elle ce qui va se passer à la douleur de n’avoir rien fait, et je n’éprouve qu’un regret, c’est de ne pouvoir charger avec eux. — Mes pauvres cuirassiers ! » répond le général en essuyant ses yeux d’un revers de main.

Lartigue n’avait demandé qu’un régiment, les deux veulent être de la partie. Ils se placent face au Sud, déployés sur deux lignes. Le 8e (colonel Guiot de la Rochère) s’avance le premier, ayant en tête le général Michel, le 9e (colonel Waternau) déborde par la droite le 8e. Deux escadrons du 6e lanciers (colonel Tripart) entraînés par leur ardeur, quoique n’ayant pas été requis, suivent la droite du 9e. Aucun terrain n’était plus impropre à l’action de la cavalerie. Quel résultat en attendre sur des pentes adoucies couvertes de vergers, de haies, coupées de vignes et de houblonnières, jonchées de grandes perches, de rangées d’arbres, de souches coupées, de fossés profonds, et qui assuraient à l’infanterie ennemie à la fois les arbres pour viser à coup sûr et le découvert pour viser loin ?

A l’apparition de ces magnifiques escadrons qui s’avancent sous la grêle des obus de Gunstett, imperturbables, les casques luisant au soleil pour la dernière fois, ébranlant la terre de leur galop, les Prussiens sont surpris et comme paralysés, le feu cesse ; il y a un moment d’attente terrifiante. La brigade formée en colonne par pelotons ou escadrons charge avec furie ; le plateau est balayé en un instant. Mais, par suite d’une erreur, au lieu de se retirer à droite pour tourner l’ennemi, elle s’abat à gauche, et l’abordant en face, descend comme un tourbillon à travers les houblonnières, vers Morsbronn. Les Prussiens, qui se sont ressaisis, ne se forment pas en carrés ; ils se déploient en tirailleurs, à l’abri des houblonnières, ils visent à coup sûr les cuirassiers qui passent devant eux. On entend le tintement des balles sur les cuirasses, semblable à un choc de grêle sur des vitres ; les deux tiers des chevaux tombent et roulent sur leurs cavaliers ; ceux qui n’ont pas été blessés ou tués sautent sur le premier cheval à leur portée et, se plaçant à côté de ceux qui n’ont pas été démontés, se ruent à droite et à gauche de l’infanterie, renversent une partie d’une compagnie et essaient de revenir vers Eberbach en traversant Morsbronn de l’Est à l’Ouest. Dans le village comme à la sortie, ils sont poursuivis par un feu nourri. Ils vont toujours, mais, à chaque pas, quelqu’un tombe et leur nombre diminue. Ils s’enfuient, les uns vers Saverne, les autres à travers l’Eberbach, derrière notre droite.

Le 9e cuirassiers et le 6e lanciers furent plus éprouvés encore. Leur route avait été semée d’obstacles : les voilà immobilisés. Deux compagnies les criblent de leurs décharges. Les tirailleurs établis dans les vignes de chaque côté de la route les fusillent presque à bout portant : la colonne se change en une cohue d’hommes et de chevaux se heurtant, s’entassant les uns sur les autres. Cependant quelques cavaliers démontés écartent les obstacles et ceux qui ne sont pas déjà hors de combat essayent de s’échapper en traversant Morsbronn. Ils se lancent dans la rue qui s’ouvre devant eux. La rue est étroite, l’extrémité en est barrée, des tirailleurs sont postés aux fenêtres des maisons. Ils ne peuvent charger que des murs et ils restent là bloqués, cernés, on les abat comme des bêtes fauves dans un cirque. Le petit nombre de ceux qui réussissent à s’échapper descend en avalanche vers la plaine. Un régiment de hussards et l’infanterie venant de la Sauer les achèvent. N’échappe au désastre qu’un petit nombre, parmi lesquels deux officiers, et autant de lanciers. Pauvres cuirassiers ! Pauvres lanciers !

La brigade Michel avait laissé sur le terrain les deux tiers de son effectif et les lanciers les neuf dixièmes. Et à quoi bon ? Pour rien, avait dit le général Duhesme. Pour quelque chose de pire, a dit le prince de Hohenlohe, pour faciliter les progrès qu’on comptait arrêter : « Un officier d’infanterie qui essuya la charge des cuirassiers, à Wœrth, me raconta qu’après une attaque malheureuse, notre infanterie descendait une côte en battant en retraite. Une grêle de projectiles lancés par les mitrailleuses et les chassepots l’atteignait sans relâche, et tous les hommes avaient le sentiment qu’ils n’atteindraient jamais la forêt qui s’étendait au bas de la colline et qui les eût abrités. Exténuée, résignée à la mort, toute cette infanterie gagnait lentement la forêt. Soudain le feu meurtrier cessa. Saisis d’étonnement, tous les hommes s’arrêtèrent pour voir qui les sauvait ainsi d’une mort certaine. Ils aperçurent alors les cuirassiers français qui, les chargeant, empêchaient leur propre infanterie et leur artillerie de tirer sur l’ennemi. Ces cuirassiers leur apparurent comme des sauveurs. Avec le plus grand calme, chaque homme, restant à l’endroit où il se trouvait, se mit à tirer sur ces cuirassiers qui succombèrent sous ce feu rapide[1]. »

La débâcle de nos cavaliers rendit vains aussi les avantages éphémères que nous avions obtenus sur le Lansberg. Quelques groupes de zouaves, de turcos et d’hommes de divers régimens portés sur les hauteurs, les avaient reprises et étaient descendus sur les Prussiens qui, surpris, sans même essayer de résister, s’étaient enfuis vers la Sauer. Mais leur mouvement rétrograde avait dégagé les vues de l’artillerie de Gunstett : ne se trouvant plus masquée par ses propres troupes, elle avait recommencé son feu écrasant. Puis des troupes fraîches étaient accourues et, malgré la résistance foudroyante de nos mitrailleuses et de nos chassepots, le Lansberg avait été repris et gardé. La lisière méridionale du Niederwald n’allait pas tarder à subir le même sort. Les deux seules compagnies du 3e zouaves, non encore engagées, la défendirent jusqu’à la dernière extrémité par des feux rapides, mais elles ne purent empêcher les Prussiens d’approcher à cinquante pas. Elles lâchèrent pied et se retirèrent à l’intérieur. La lisière Sud du Niederwald était perdue (1 h. 30).


V

Respirons un instant. Il est une heure. Le Prince royal, qui depuis neuf heures du matin entendait le canon de son quartier général de Soultz, était arrivé sur les hauteurs de Wœrth et avait pris la direction. En quel état trouve-t-il la bataille ? L’attaque de flanc des Bavarois contre Ducrot a été repoussée, et ils n’ont plus envie de recommencer. Au centre et à gauche, le Ve et le XIe corps sont à cheval sur la Sauer, partie en deçà, partie au delà et le XIe corps, tout en soutenant l’attaque de front du Ve, poursuit pour son compte son mouvement enveloppant sur notre droite : il a pris Morsbronn et aborde le Niederwald.

Ainsi voilà une grande bataille qui s’est engagée spontanément à l’insu du général en chef et malgré lui, par l’initiative intelligente et courageuse des chefs en sous-ordre. C’est le chef de l’avant-garde, général Walther, qui a eu l’idée d’une reconnaissance offensive ; c’est le chef de l’état-major du Ve corps, colonel von der Esch, qui a décidé la reprise de l’attaque au centre ; c’est le commandant du Ve corps, Kirchbach, qui a définitivement converti la reconnaissance offensive en bataille ; c’est le général Schkopp qui a conçu le mouvement décisif de la journée, l’attaque enveloppante contre notre droite qui va rendre efficace l’attaque contre notre centre jusque-là impuissante ; enfin c’est le général Bose qui a ordonné l’exécution.

Puisque les subordonnés n’obéissaient pas au commandant en chef, il ne restait au commandant qu’à leur obéir. Le Prince royal ne se rend pas d’abord compte de l’ensemble de cette situation : il ne voit que le péril de Kirchbach. Blumenthal, son chef d’état-major, y pourvoit. Il appelle le Ier corps bavarois (Tann) vers la Sauer, de manière à établir la liaison entre le IIe corps bavarois et le Ve corps prussien. Il ordonne à Bose d’envoyer sa XXIe division à Wœrth ; au corps Werder de se rapprocher de Gunstett. Pendant les deux ou trois heures nécessaires au resserrement de tous ces corps, Kirchbach devra différer ses attaques. Ces instructions ne furent exécutées qu’imparfaitement ou pas du tout. Les Wurtembergeois (Werder) se rapprochèrent de Gunstett, mais Tann s’avança selon le mode bavarois, mollement ; Kirchbach continua ses attaques et contre-attaques vers Wœrth ; Bose n’envoya pas sa XXIe division ; il ne ralentit pas son mouvement enveloppant, au contraire, il l’accéléra d’autant plus que la détresse de Lartigue devenait irrémédiable.

Lartigue avait employé ses dernières réserves jusqu’au dernier homme ; Guyot de Lespart qu’on lui avait annoncé ne paraissait pas et de Morsbronn un bataillon de fusiliers et le 32e prussiens montaient vers Eberbach. S’il s’attarde sur le plateau, il va être capturé ou détruit. Il fait filer vers Reichshoffen le convoi de la division sous l’escorte de gendarmes et d’une compagnie du génie ; il établit les batteries au-dessus de l’Eberbach et il fait sonner la retraite. Il lutte encore pour donner à ses tirailleurs, à ses chasseurs, à ses zouaves disséminés sur un large front, qui depuis cinq heures s’acharnent à défendre les pentes, le temps de rejoindre. Mais nos pertes en officiers sont si grandes qu’il est difficile de régulariser cette dernière résistance. A force de cris, de prières, de menaces, le colonel d’Andigné ramène au hameau d’Eberbach 5 à 600 hommes ; mais, à bout de force et de munitions, la plupart lâchent pied promptement. L’artillerie est obligée de se replier, une batterie sur Gunderhoffen, les deux autres par le bois de Reichshoffen. Lartigue et Fraboulet de Kerléadec, le fusil à la main, entourés d’une poignée d’infatigables, tiennent toujours derrière les haies d’un petit verger. Les Allemands sont arrêtés quelque temps à soixante mètres par un feu très vif. Néanmoins il est évident qu’ils vont l’emporter. Notre dernier lancier d’escorte est tué ; le général et son état-major s’arrachent de ce verger dont les branches hachées par les balles leur tombent dans les yeux ; les zouaves battent en retraite en tiraillant ; mais il ne peut plus être question de défendre aucune position : les hommes n’en peuvent plus et n’en veulent plus. Tout est en déroute de ce côté (2 h. 30).

Maître, par la possession de la ferme du Lansberg et de Morsbronn, de deux solides appuis sur la rive droite de la Sauer, Bose est en mesure de tenter un effort suprême contre le Niederwald dont il ne tient la lisière que du côté oriental. La lutte dans le Niederwald ne nous est plus possible. Le colonel Bocher, jugeant que son régiment, qui depuis le matin combat en désespéré, va être détruit, fait sonner la retraite au clairon dans toutes les directions et ordonne de suivre le gros de la division sur Reichshoffen. Mais de nombreux isolés errans ne rejoignirent pas et, le combat général interrompu, une foule de petits combats partiels continuèrent sous le fourré. Si les feuilles déchiquetées, les branches brisées, les troncs labourés de ces arbres savaient parler, ils raconteraient des prodiges invraisemblables. Nos zouaves brûlent leur dernière cartouche et sont obligés de se rendre. Les Prussiens atteignent la lisière Nord, le Niederwald est perdu (2 h. 30). Le matin, 2 200 zouaves, 61 officiers y étaient entrés : 425 hommes, 21 officiers en sortirent. Sauf 300 prisonniers, les autres étaient tombés les armes à la main.

Bose veut maintenant s’emparer du Petit Bois. Des compagnies du 17e chasseurs et des hommes isolés des divisions Lartigue et Conseil-Dumesnil, embusqués sans chef, y tiennent en échec depuis onze heures les fractions du XIe corps venues du pont de Gunstett. Ils aperçoivent les Prussiens débouchant de la lisière Nord ; ils dirigent contre eux leur fusillade et les obligent à rétrograder. Mais ce n’est que pour un instant. Les batteries amenées de Gunstett s’établissent au Nord du Niederwald, couvrent de leurs obus Elsasshausen et toute notre position. Sous leur protection, l’infanterie prussienne sort en nombre toujours croissant du Niederwald ; le Petit Bois va être pris. Mac Mahon demande secours à Ducrot. Le général envoie le 96e de la brigade Wolff, colonel de Franchessin, et il ordonne au général Forgeot, commandant de l’artillerie du corps, de mettre en action, à l’Ouest d’Elsasshausen, les deux batteries de la division Bonnemain. Le colonel de Franchessin laisse un bataillon à Elsasshausen, en met un à la gauche du village et avec le troisième traverse le Petit Bois, marche droit au Niederwald, y rejette les Prussiens débandés. Mais dans le bois ceux-ci se rallient ; des survenans les épaulent et les ramènent au feu, le général Schkopp avance tambour battant. Le colonel de Franchessin a son cheval tué ; il est atteint lui-même d’une balle qui lui traverse le pied droit ; appuyé sur un sous-officier, il continue à diriger le combat ; une deuxième balle l’atteint au côté gauche, une troisième au côté droit, néanmoins il crie encore : En avant ! jusqu’à extinction de ses forces. Nos troupes plient, rétrogradent : les Prussiens les suivent, entrent pêle-mêle dans le Petit Bois avec ceux qui les avaient si durement arrêtés et s’en emparent.


VI

L’écran qui séparait Bose de Kirchbach était tombé, le Ve et le XIe corps s’aperçoivent et sont en état de réunir leur effort sur Elsasshausen et Frœschwiller qu’il reste à emporter. Kirchbach n’avait pas attendu que Bose vînt lui tendre la main ; il avait voulu aller lui-même la lui prendre et il avait échauffé de plus en plus l’allure du combat. Il paraît ignorer qu’il existe une tactique défensive : c’est constamment une offensive éperdue, féroce, à laquelle répond notre offensive non moins fougueuse et acharnée ; toutes les deux se mesurent, s’abordent, se terrassent tour à tour. La nôtre est plus irrésistible en son premier élan, d’abord à cause de la qualité exceptionnelle des hommes, ensuite à cause de la supériorité de notre armement. Depuis qu’à la suite du combat d’artillerie à artillerie, les pièces de grande batterie ont été obligées de se taire pour ne pas tirer sur leurs propres troupes, notre artillerie, rendue maîtresse de ses mouvemens, a pu déployer aussi ses précieuses qualités ; nos mitrailleuses surtout, employées en bonne situation, unissent leurs effets terrifians à ceux non moins terrifians de nos chassepots.

Mais l’offensive prussienne reprend ses avantages par un autre côté. Elle met le nombre à l’appui de sa hardiesse et supplée par lui à l’infériorité de son fusil à aiguille. L’offensive française puise en un réservoir qui se vide et ne se renouvelle pas ; celui de l’offensive prussienne aussitôt vidé est renouvelé. Telle est, en un mot, l’histoire des divers engagemens du centre entre les Français et les Prussiens. Leur détail n’a aucun intérêt dès qu’on ne poursuit pas une étude technique. Toutes se déroulent de même sorte.

Kirchbach lance ses troupes sur les coteaux couverts de vignes qui s’abaissent vers Wœrth. À peine ébranlées, elle se disloquent, se dispersent en tirailleurs, gagnent rapidement du terrain. Mac Mahon, qui, depuis les progrès de Bose, a été obligé de se reporter dans le village d’Elsasshausen, ne perd pas de vue Kirchbach. Il envoie à sa rencontre une brigade, un régiment, des bataillons. Leurs chefs, général, commandans, mettent leur képi au bout de leur épée et crient : En avant ! Et le mot est à peine terminé que nos troupes, ne perdant pas leur temps à tirailler, se précipitent baïonnette au boni du fusil, au pas de course comme un tourbillon qui renverse, emporte tout ce qu’il rencontre devant lui. Les Prussiens déconcertés ne tiennent pas contre le choc ; ils plient, rompent, fuient malgré les coups de pied et les coups de sabre dont leurs officiers les accablent pour les arrêter. Des hauteurs où ils étaient parvenus, ils dégringolent vers la Sauer, puis dans Wœrth. Là ils se reprennent : embusqués dans les maisons, les jardins, les fossés, les haies de la route de Haguenau, ils immobilisent d’abord ceux qui les poursuivent, puis, dès que des troupes fraîches les ont rejoints, deviennent assaillans, obligent à reculer nos troupes fatiguées de leurs avantages et se réinstallent dans les positions perdues. Mac Mahon leur envoie de nouveaux assaillans, qui, comme les précédens, repoussent d’abord, poursuivent, et sont ensuite à leur tour repoussés et poursuivis. C’est le sort des deux brigades de la division Conseil-Dumesnil, qui perd ses deux chefs, le colonel Champion, et le général Maire ; c’est le sort de la brigade L’Hérillier (division Raoult) dont le général est blessé ainsi que ses aides de camp. La division Conseil-Dumesnil disparaît enfin du combat comme l’avait fait la division Lartigue ; la brigade L’Hérillier se retire en désordre vers Elsasshausen.

Raoult, déjà serré de près par Kirchbach, va encore avoir sur ses bras les Bavarois. Ils se sont fait beaucoup prier avant d’entrer en ligne, et le Prince royal a été obligé de leur envoyer quatre officiers. Ils s’étaient décidés enfin à établir trois batteries vers Gœrsdorff, prolongeant la formidable ligne de l’artillerie allemande ; de là ils jetaient des obus et allumaient des incendies à Frœschwiller. Leur division Stephan avait passé la Sauer (2 heures) sur le pont d’Alte Mühle et sur un autre improvisé avec des arbres, traversé en courant les mamelons boisés et les prairies basses qui séparent les deux cours d’eau, abordé le versant oriental des hauteurs de Frœschwiller par le chemin d’Alte Mühle. Raoult leur oppose le 2e tirailleurs de la brigade Lefebvre, commandant Suzzoni, soutenu par une batterie de mitrailleuses. Mais il ne servait de rien d’en coucher par terre ; d’autres survenaient toujours. Une nouvelle brigade bavaroise apparaît. Les turcos, sous les obus des batteries de Gœrsdorff et sous le feu de l’infanterie bavaroise, toujours plus nombreuse, ne se tiennent debout, un contre quatre, que par une vertu héroïque dont Suzzoni leur donne l’exemple. Même lorsque leurs cartouches sont épuisées, ils demeurent en place baïonnette en avant, et les Bavarois ne s’aventurent pas sur le saillant Nord-Est du bois de Frœschwiller (2 h. 30).

Néanmoins, comme Mac Mahon n’a plus de soutiens à fournir, Kirchbach, malgré cet arrêt des Bavarois, est libre de prendre la main que lui tend Bose. Il veut en finir avec ces attaques qui l’épuisent depuis de si longues heures, et se rendre maître de ces hauteurs d’où tant de ses hommes sont revenus en débandade et qui lui en ont dévoré tant d’autres. Il parvient enfin à se rendre maître du Calvaire, trois fois pris, perdu, repris, et il fait venir en première ligne ce qui lui restait de troupes sur la gauche de la Sauer.

Cette fois encore, son espérance aurait été vaine si Bose n’avait achevé, en s’emparant d’Elsasshausen, de s’enfoncer dans notre flanc, déjà découvert par la mise hors de combat de Lartigue et de Conseil-Dumesnil. Bose se trouvait en situation très exposée, malgré la prise du Petit Bois achetée si cher. Les deux batteries de la division Bonnemain couvraient de projectiles et de mitraille la lisière Nord du Niederwald et le Petit Bois ; deux bataillons du 96e et du 99e, des hommes de diverses compagnies dirigeaient contre lui un feu d’une telle violence, d’une telle efficacité qu’il fallait ou qu’il rétrogradât ou qu’il se décidât à de nouveaux sacrifices. Ces offensifs ne tergiversent jamais : il continuera à aller de l’avant coûte que coûte. Il fait fortifier sa ligne d’artillerie par celle de Kirchbach, installée sur le Calvaire. Elles mettent en feu Elsasshausen. Au signal de : Tout le monde en avant ! tout ce qui, parmi les tirailleurs comme dans la seconde ligne, conserve un reste de vigueur se précipite sous les pas des officiers à travers l’espace découvert qui sépare le bois du village ; les fractions voisines du Ve corps se joignent à eux. Le village est pris.

Cet effort terrible avait désorganisé le XIe corps. Sa XLIVe brigade seule conservait une formation régulière ; toutes les autres, les bataillons eux-mêmes, étaient confondus ; il n’y avait plus une réserve sérieuse. Les généraux Bose et Schachtmeyer, qui s’étaient portés sur la ligne des tirailleurs, purent à peine reconstituer en unités tactiques les bataillons et compagnies première ligne. Lorsqu’ils y eurent à peu près réussi, ils rapprochèrent de Frœschwiller, jusqu’à près de dix-sept cents pas, l’artillerie qui venait d’incendier Elsasshausen et les batteries soit divisionnaires, soit de corps, qui n’avaient pas été employées déjà ; ils poussent l’infanterie vers les mamelons qui limitent les prairies. Kirchbach, de son côté, ne ralentit pas sa furieuse poussée, il ne se contente pas de s’associer par son aile gauche aux efforts de Bose, il poursuit son mouvement vers notre front ; il serre de près les débris de Raoult et les contraint à se replier vers Frœschwiller.

Le Prince royal de son observatoire voyait se dérouler toutes ces péripéties. Il ne doute plus de la victoire. Il a déjà donné l’ordre à la brigade et à la cavalerie wurtembergeoises de couper par le Grosserwald notre ligne de retraite vers Reichshoffen ; il prescrit au corps bavarois de Tann de refouler notre gauche et de la déborder afin de la couper aussi de Reichshoffen par le Nord comme les Wurtembergeois devaient nous en couper par le Sud. Ainsi encerclé de toutes parts, Mac Mahon serait obligé de mettre bas les armes et les Prussiens obtiendraient à la première rencontre cette effroyable capitulation d’une armée entière que l’on devra attendre jusqu’à Sedan (3 heures).


VII

Maintenant, indomptable maréchal, de grâce retirez-vous, c’est assez ! Tout est consommé. Votre droite n’existe plus ; les deux divisions Lartigue et Conseil-Dumesnil ont disparu ; votre centre, Raoult, est en lambeaux ; votre gauche, Ducrot, déjà dégarnie, est rivée à la résistance contre les Bavarois. Allez-vous-en ! vous ne pouvez plus rien. En regardant autour de vous, vous apercevrez encore la brigade de cuirassiers Bonnemain, la réserve d’artillerie, le régiment de tirailleurs algériens Pellé, quelques fractions des corps dissous ; sur un signe, ils s’élanceront dans la fournaise. Ce signe ne le faites pas : ils seraient dévorés en quelques instans. Ordonnez sur-le-champ une retraite à laquelle vous allez être sûrement contraint. Elle ne sera peut-être encore qu’une débandade et non un écroulement ; ne sacrifiez pas inutilement tant de vies si précieuses.

Mais Mac Mahon est toujours l’homme qui a dit sur le bastion miné de Malakoff : J’y suis, j’y reste. Toute sa vie, il a ordonné : En avant ! Il ne peut arracher de sa bouche le mot : En arrière ! Il ne tient pas compte de ce qu’il a perdu, il ne voit que ce qu’on ne lui a point pris. Rien ne l’ébranle : il a vu tomber à ses côtés, frappé d’une balle au cœur, son chef d’état-major, le général Colson et Raymond de Vogué, un de ses officiers ; d’autres vont les suivre : il y est, il y reste, et, debout, impassible sous les obus et les balles, il s’offre lui-même au sacrifice qu’il demande aux autres. D’une ténacité invincible, vaillant jusqu’à la folie, il appelle successivement à la rescousse tout ce qui n’est pas encore couché à ses pieds sur la terre ensanglantée (3 à 4 heures). Sur les masses grondantes et compactes de la victoire prussienne qui montent vers lui de Wœrth et d’Elsasshausen, il lance ces débris à des intervalles tellement rapprochés qu’on peut à peine les distinguer. Ils obéissent avec une ardeur qui, dans cette heure de désespérance, devient surhumaine. Qui sait ? ce dernier effort va peut-être permettre à Failly d’arriver !

A vous d’abord, les cuirassiers ! puisque votre tâche en cette journée doit être encore le grandiose dévouement. La division Bonnemain, composée de quatre régimens, commandée par le général Girard, à la place de Bonnemain malade, avait été obligée de changer plusieurs fois de place pour se soustraire à l’action des projectiles : elle était en arrière d’Elsasshausen lorsque, à trois heures, alors que les masses prussiennes étaient en train de s’emparer de ce village, Mac Mahon vient lui-même lui porter l’ordre de charger dans la direction de Wœrth. Il les lance, puis les tient en haleine ; deux escadrons du 4e régiment rétrogradent-ils, il leur crie : « Ce n’est pas là charger à fond ! » d’autres se replient-ils désemparés, il demande à leur général s’il peut encore charger. Ils répondent immédiatement à son appel : ceux qui ne sont pas partis s’élancent, ceux qui ont été refoulés repartent et chargent de nouveau. Mais qui ? des ennemis ébranlés ? des ennemis qu’on voit ? sur le corps desquels on tentera de passer ? Non, de même que leurs frères de Morsbronn, ils chargent des fossés, des houblonnières, des arbres. Les braves gens ne se ménagent pas ; les généraux Girard et de Brauer, les colonels Je Vandœuvre, Billet, Rosetti déploient ce qu’il y a de plus irrésistible dans la bravoure superflue. Le colonel Billet se met successivement à la tête de chaque escadron. Mais ou ils tombent dans des vergers bourrés de tirailleurs, ou ils s’arrêtent au bord d’un large fossé fortifié par des arbres coupés à cinq ou six pieds du sol ; ou ils se heurtent à des canons invisibles qui ne se décèlent qu’en les couvrant d’obus et de mitraille. Leur passage est marqué par une longue traînée de morts et de blessés. Cette hécatombe n’a pas arrêté l’ennemi ; elle ne sert qu’à prouver ce qu’on n’avait pas à apprendre, que notre cavalerie savait bien charger à fond et bien mourir.

Enfin, le maréchal, quoique endurci aux émotions du champ de bataille, est touché. Il coupe court à cette funèbre chevauchée, et, au moment où le dernier régiment s’ébranle, il ordonne d’arrêter, non assez à temps cependant pour que le colonel de Lacarre n’ait la tête emportée par un obus. Qu’elles sont cruelles ces charges irréfléchies de la désespérance ! Pauvres cuirassiers !

La division Bonnemain chargeait encore que les huit batteries de la réserve générale, sous le commandement du colonel Vassart, sur l’ordre du général Forgeot, s’établissent deux au Nord d’Elsasshausen, face au Sud, quatre sur la crête du terrain face à Wœrth, deux autres servant de liaison entre les deux groupes. Mais à peine avaient-elles tiré deux ou trois coups par pièce que les Prussiens, sans souci des décharges de mitraille à bout portant, s’élancent au milieu d’elles, abattant hommes et chevaux. Nos batteries ont à peine le temps de chercher leur sûreté en courant vers Reichshoffen, soit à travers le Grosser Wald, soit par la route de Frœschwiller. Elles n’ont pu, pas plus que les cuirassiers, ralentir la poussée déchaînée qui s’avance, comme la lave d’un volcan, vers Frœschwiller. Pauvres artilleurs !

Maintenant, c’est le tour du 1er régiment de tirailleurs et de quatre bataillons de la division Pellé, tenus en réserve à cause des pertes de Wissembourg. Son colonel, Morandy, reçoit l’ordre de le porter en avant. Les bataillons de Lanmerz, Sermensan, Coulanges, noms à ne jamais oublier, se rangent en bataille. Ce n’est pas une masse considérable, comme l’a dit la relation prussienne. Ils sont à peine 1 700 contre environ 15 000. Que leur importe ! Le souffle de la tempête ne compte pas les fétus de paille, les grains de sable, les feuilles mortes qu’il va faire tournoyer. Ces 1 700 bondissent sur les 15 000 du saut de la panthère ; ils les secouent, les culbutent, les piétinent, les balaient sous ces couverts de bois dont ils croyaient n’avoir plus besoin. Nos turcos, déjà si glorieux à Wissembourg, se surpassent. Aidés par les 2e et 4e bataillons, ils reprennent les canons pris, il y a un instant. Mais, le souffle le plus terrible s’épuise contre le roc, et c’est un roc énorme que cette masse dans laquelle un homme tué était à l’instant remplacé par un homme vivant, roc mouvant qui se déplaçait en avant et en arrière, et ne se déplaçait en arrière que pour prendre l’élan qui le transporterait au delà du terrain perdu. Deux batteries du XIe corps font halte et commencent un feu à mitraille. Les turcos courent sur les pièces ; ils ne parviennent pas à s’approcher plus près que cent pas ; les décharges de mitraille redoublent ; les tirailleurs du Niederwald se reforment et recommencent leur feu. Les turcos ne rompent pas, eux ne sont pas balayés, ils sont submergés ; ils ne reculent pas, même pour se donner de l’élan, ils restent attachés à la place qu’ils ont gagnée et qu’ils gardent encore par leurs corps étendus morts, 800 hommes, 27 officiers sont tombés. Pauvres, pauvres turcos ! Ces combats de géans sont atroces et sublimes ; ils déchirent l’âme et l’exaltent.

Ces derniers assauts avaient achevé d’exténuer, de désagréger, de surmener les Prussiens ; presque plus de chefs ; plus une unité tactique entière ; plus de soutiens, une confusion complète, tout pêle-mêle. A chaque pas, s’accroissait le nombre des embusqués, c’est-à-dire de ceux qui se cachent derrière les buissons, les replis de terrain, et se dérobent au combat. Et cependant la tâche n’était pas terminée. Frœschwiller est là menaçant ; il faut l’enlever. Et on se demande si cette cohue prussienne en aura la force.

Alors survient à ces bandes en désarroi un secours inespéré : la brigade wurtembergeoise Starkloff. Qui amenait là cette brigade, que le Prince royal avait envoyée sur Reichshoffen ? Un de ces actes de désobéissance qu’on a appelés des actes d’initiative. Au fort de l’action autour d’Elsasshausen, les officiers prussiens alarmés avaient demandé aux Wurtembergeois de venir à leur aide, et leur général n’avait pas balancé à modifier l’ordre de marche donné par le prince. Reformant ses bataillons à mesure qu’ils débouchaient sur la rive droite de la Sauer, il les avait portés sur la ligne la plus courte à l’Est et à l’Ouest d’Elsasshausen. Ce noyau, qui apportait sa force intacte aux bataillons las et émiettés, fut réparti entre les diverses fractions du front de bataille. En même temps, les sept batteries de Kirchbach, arrivées de Wœrth, s’intercalent dans l’artillerie du XIe corps à l’Est et à l’Ouest d’Elsasshausen et 84 bouches à feu grondent sur Frœschwiller.


VIII

Il est quatre heures. Ces collines d’ordinaire si riantes présentent le spectacle d’une horreur indicible. Elsasshausen est en feu : à Frœschwiller, les flammes montent déjà jusqu’au sommet de la tour de l’église, qui n’est plus qu’une fournaise ardente d’où il a fallu évacuer les blessés en hâte : les créneaux, palissademens, abris masqués par des branchages, s’écroulent dans l’embrasement général avec les maisons sur lesquelles on les avait pratiqués ; de toutes parts flambent avec fracas les métairies disséminées au milieu des vignes et des houblonnières ; à côté de fusils épars, d’affûts brisés, d’obus vides, des morts et des blessés, dont les plaintes ou les gémissemens s’unissent à la crépitation et au sifflement des armes et au grondement des 84 bouches à feu.

Dans ce cadre lugubre, deux tourbes confuses, désordonnées, haletantes, au milieu desquelles des obus font des sillons sanglans. L’une se rapproche de Frœschwiller, l’autre s’en éloigne. L’une, à ce dernier degré d’excitation furibonde qui naît de la fatigue surmenée, non seulement brave le péril, mais n’en a plus même conscience, court vers le village d’où s’élèvent parmi d’épais tourbillons de fumée des jets rougeâtres de flammes. L’autre, à cette plénitude d’effarement et de panique que crée le désespoir des longs efforts repoussés et des sacrifices héroïques inutiles, se précipite vers Reichshoffen où elle compte ne plus revoir, toujours renaissans, les bataillons innombrables devant lesquels elle fuit. Toutes deux brûlent d’arriver, l’une pour pousser les hurrahs du triomphe, l’autre pour ne pas les entendre et n’en être pas les trophées. Le tourbillonnement désordonné dans lequel les fractions des corps allemands, confondus et enchevêtrés, marchent sur Frœschwiller est difficile à rendre ; mais comment décrire l’affolement de la cohue, à toute minute accrue de nouveaux débris, hommes, voitures. chevaux, qui marche au hasard sur Reichshoffen, sans qu’il n’y ait plus ni commandement, ni obéissance, dans toute la férocité égoïste du sauve-qui-peut ?

Supposez qu’à ce moment un bruit de tambour se fasse entendre du côté de Reichshoffen, que Failly se montre avec ses trois divisions, sa réserve d’artillerie, sa cavalerie, que dans les profondeurs de cette masse qui s’en va la tête basse, hâtant le pas, circule le cri : « Failly est là ! » vous représentez-vous ce qui va se passer ? Ces fuyards s’arrêtent, se retournent ; ils sortent de leur défaite comme des morts ressuscités et recommencent une autre bataille. Et parmi les Allemands, à bout de souffle, réduits à l’état de bouillie humaine, quelle panique lorsque ce corps d’armée compact et dispos fondra sur eux ! Quelle débâcle et quel désastre succédant à la victoire qu’ils croyaient tenir !

Mais Failly n’est point parti ; il n’arrivera pas. Guyot de Lespart est parti, mais il est encore loin. Sa division s’est ébranlée, non à l’aube, comme le croyait Mac Mahon, pas même à six heures, mais seulement entre sept et demie et huit heures. Elle est en marche. Mais comment ? Vous présumez qu’ils accourent au pas de course, qu’ils respirent à peine tant ils ont hâte d’être à la bataille ? que la voix grondante du canon, qu’ils entendent depuis sept heures, est un appel plus pressant que quelques mots d’un télégramme ? Vous ne faites pas de doute que, la route étant rude, étroite, encombrée de leurs bagages, ils ne laissent les bagages en arrière ? Vous vous trompez. Ils se sont avancés avec une lenteur réglementaire ; ils se sont arrêtés à prendre le café ; ils ont fouillé consciencieusement chaque repli suspect où pouvait s’être glissé un uhlan, et non seulement au bord de la route, mais au loin. Officiers et soldats, excités par cet appel du canon, qui se prolongeait et devenait pathétique, avaient beau murmurer entre eux de tant de précautions déplacées, chaque fois qu’une reconnaissance, composée souvent de détachemens d’infanterie, fouillait à quelque distance, la colonne s’arrêtait pour attendre son retour, et un rapport rassurant qui permît de continuer sans risque. Depuis quinze jours, on avait tellement enseigné la pusillanimité de la défensive que le sang des plus braves, et certes le vaillant général Guyot de Lespart était de ceux-là, s’était glacé dans leurs veines. Le long du chemin de fer qu’ils côtoyaient, marchaient des wagons à vide ; on leur avait offert de les prendre : mais ils n’étaient pas pressés ; ils ne supposaient pas les Prussiens assez indélicats pour nous battre avant qu’ils fussent en ligne. Ils pouvaient être arrivés en six heures ; ébranlés à sept heures et demie, ils devraient donc être là à deux heures. Ils ne se montrent pas.

Aucun secours ne nous arrive, et, au contraire, notre aile droite, la seule encore résistante, est assaillie par les Bavarois qui sont entrés en scène (3 h. 30) d’une manière efficace, depuis que le Prussien Eyl, avec deux bataillons, s’était jeté de sa propre initiative dans leur combat. Ils se présentent à la fois par le bois de Frœschwiller, par la route de Alte Mühle, par le vallon de la Scierie, par le bois de Langensoultzbach. Dans toutes ces directions, ils rencontrent la résistance décousue, éparpillée, mais tenace, infatigable, des débris de Lefebvre, de Lhérillier, de Ducrot, de Pellé. Le 2e turcos surtout est prodigieux, et, dans la défense du bois de Frœschwiller, acquiert autant de gloire que les zouaves au Niederwald. Ils avaient fermé le chemin de Alte Mühle par une barricade formée de leurs havresacs ; ils ne commençaient le feu que lorsque l’ennemi était à bonne portée ; quand ils avaient mis par la fusillade l’hésitation et le désordre dans les rangs, ils se jetaient en avant à la baïonnette avec des hurlemens effroyables. Leur colonel, Suzzoni, allant, venant au milieu d’eux, les encourageait, disant : « Du calme ! du calme ! Ne tirez pas trop vite ! ménagez vos cartouches. » Mais leur intrépide chef tombe (4 h. 15). Se sentant frappé à mort, il appelle un vieux sergent et lui dit : « Prends le drapeau, sauve-le. » Le vieux brave serre la main de son colonel, roule le drapeau autour de la hampe, appelle quatre de ses plus vaillans camarades et disparaît dans le bois avec le dépôt sacré. Cependant les cartouches s’épuisent, les groupes s’éclaircissent, et le vigoureux et intelligent lieutenant-colonel du 48e Thomassin, combattant à côté des turcos, avec une intrépidité digne de ces enfans du soleil, est frappé et va rouler aux pieds de l’ennemi.

Les Bavarois, que leur nombre sans cesse grossi rend irrésistibles, font des progrès sérieux sur le plateau qui monte à Frœschwiller, et leur mouvement tournant vers le Nord se développe (4 h. 45). Ils obligent les batteries de Ducrot établies dans la partie basse du village à s’éloigner ; ils nous refoulent vers Frœschwiller et y entrent les premiers. Mac Mahon n’a plus à se demander s’il défendra son réduit maison par maison : il n’y a plus de maison tenable ; il n’a plus à délibérer s’il prescrira la retraite : elle s’opère avec rage sans ses ordres. Sa gauche s’est effondrée comme sa droite et son centre. Il n’a désormais (4 heures) qu’un souci : limiter le désastre. Il va vers Ducrot qui avait encore cinq bataillons intacts et deux batteries ; il le charge de couvrir la route de Reichshoffen.


IX

Entre la cohue allemande qui va en avant et la cohue française qui recule et que Ducrot protège de son mieux, il est un groupe devant lequel il faut s’arrêter avec une indicible admiration, avant de quitter ce lieu maudit, le groupe de la résistance à outrance, des indomptables qui continuent le combat, alors que Mac Mahon lui-même y a renoncé.

C’est la réserve d’artillerie : pour n’être pas enlevée, elle a été obligée de reculer, mais elle s’est reformée un peu plus loin ; elle met en position quelques pièces de différentes batteries et tant qu’elle trouve des boîtes à mitraille dans les coffres, elle les épuise. C’est le 2e régiment de lanciers : il aperçoit deux batteries prussiennes en avant de la ligne de ses tirailleurs ; il les charge. C’est la compagnie du génie, Gallois : on l’a postée en avant du village ; elle n’en bouge pas et elle lutte. C’est surtout Raoult.

Le matin, il avait tout tenté pour qu’on ne s’engageât pas sur ce champ de bataille, maintenant on ne peut l’en arracher. Entouré de ce qui reste d’hommes de son incomparable division, il dispute chaque palme de terrain, et il se montre en quelque sorte victorieux de la défaite. Les Allemands sentent cruellement ses derniers coups. Bose est de nouveau blessé, et cette fois grièvement ; un de ses lieutenans d’état-major tombe à ses côtés ; le chef d’état-major de Stein a un cheval tué sous lui ; beaucoup d’autres succombent et ne voient pas la victoire.

Est-il nécessaire, hélas ! d’ajouter que ces exploits surhumains sont vains ? La réserve d’artillerie est réduite à s’engouffrer à son tour dans l’entonnoir lugubre de la route ; ses lanciers sont mitraillés et leur colonel, Poissonnier, est tué. La compagnie Gallois est contrainte de suivre le courant. Raoult seul refuse de s’éloigner. Son cheval est tué. Il ordonne à son escorte de se retirer. Vainement le général Lhérillier, le commandant Victor Thiéry et ses officiers le pressent-ils ; la division ne peut se passer de lui ; les périls auxquels il s’expose ne serviront à rien. Il reste inflexible : « Allez, messieurs, prendre en mon nom toutes les mesures nécessaires pour sauver le plus grand nombre de ces braves gens. » Et comme ses officiers hésitent à lui obéir. — « Mais allez donc ! allez donc ! vous voyez bien qu’avec vos chevaux vous m’attirez des balles. » Il ne savait pas comment on quitte en vaincu un champ de bataille ; il ne veut pas l’apprendre. Il préfère entrer dans l’ombre de la mort que de voir le soleil se lever de nouveau sur l’anéantissement de cette armée à laquelle il a donné tout son amour. Jusque-là, le feu l’a épargné, il l’obligera à l’atteindre. Il n’attend pas longtemps. Ses officiers l’avaient à peine quitté qu’un obus lui fracassait les jambes. Le chef de bataillon Duhousset l’aperçut étendu sur le dos au milieu de la route au moment où il allait être foulé aux pieds des chevaux, broyé par les roues des canons. Malgré l’ordre qu’il lui avait donné de l’abandonner, il le saisit sous les bras et le traîne à l’abri d’une maison.

Les Prussiens et les Wurtembergeois ne tardèrent pas à rejoindre les Bavarois par le Sud et par l’Est dans Frœschwiller ; ils n’eurent pas à le conquérir rue par rue, maison par maison, comme l’ont raconté les Prussiens. On ne voyait plus au milieu des habitations fumantes que des isolés qui essayaient de fuir en lâchant leur dernier coup de fusil ou qui se constituaient prisonniers, des blessés qui imploraient des secours, des habitans sortis des caves gémissant devant les ruines de leurs demeures, des soldats allemands errant à la recherche de leurs régimens. Mac Mahon n’avait quitté le village que lorsque l’ennemi y pénétra.

Le Prince royal avait, dans une certaine mesure, dirigé la bataille à partir de une heure. De la position dominante qu’il occupait, « le spectacle lui avait paru grandiose, émouvant, surtout lorsque les métairies voisines de Wœrth prirent feu et qu’on distingua sur toute la ligne la fumée des obus[2]. » Dès que tout fut terminé à Frœschwiller, il vint parcourir le champ de bataille, recevoir les acclamations des soldats, et leur porter ses saluts et ses remerciemens. Les musiques qui n’avaient pas pris part à l’action jouaient des airs de victoire qui couvraient le gémissement des blessés. Il aperçut le général de Kirchbach ; il descendit de cheval et l’embrassa avec effusion. C’était juste : on lui devait de n’avoir pas renoncé à la bataille et de l’avoir poursuivie avec opiniâtreté malgré les désavantages du premier moment. Mais le véritable instrument de la victoire avait été le général Bose : il l’avait déterminée par son mouvement sur notre flanc droit. Sans l’impétuosité, le coup d’œil, la persistance avec lesquelles il l’exécuta, Kirchbach n’aurait pas réussi à enfoncer notre centre et à s’élever sur les hauteurs de Wœrth. Dans une lettre à sa mère, le Prince exprima les sentimens que lui avait inspirés cette cruelle journée : «... L’action a été extrêmement chaude, et il n’a pas fallu moins que l’héroïsme de nos soldats, leur admirable endurance et leur moral énergique pour abattre ces autres héros qui composaient l’armée française... En face d’eux, les Français portés par une véritable furie, sans aucune conscience du danger, voulant vaincre ou périr, donnaient un spectacle digne des plus grandes épopées guerrières. » (8 août 1870.)

Le Prince ayant appris que Raoult était blessé et prisonnier, se rendit auprès de lui en visitant les siens, lui adressa de nobles paroles sur son malheur et se tournant vers le commandant Duhousset qui l’assistait : « Vous êtes libre, commandant ; je vais donner des ordres pour que le brave général soit transporté dans vos lignes ; hâtez-vous de regagner Strasbourg ou Paris. » Il serra la main du général, et le quitta en le recommandant aux soins de son premier chirurgien. Raoult n’était pas en état de supporter un long trajet. On ne put pas le conduire plus loin qu’à l’ambulance de la comtesse de Leusse, au château de Reichshoffen. Il y fut l’objet de soins dévoués. Mais après une crise violente, il arracha le bandage qui maintenait ses compresses, et expira sans avoir proféré une plainte. Après quoi, le commandant Duhousset, qui avait si tendrement accompli son office de garde-malade, fut, malgré la parole du Prince royal, conduit en captivité.

Il nous manquait 20 000 hommes, 700 officiers. De ce nombre étaient 6 000 prisonniers et environ 4 200 hommes réfugiés à Strasbourg. En tout, 10 000 tués. Nous avions engagé 40 990 hommes et 131 bouches à feu.

Les Allemands avaient perdu 489 officiers, deux généraux, Quinze colonels, 10 500 hommes. Ils en avaient mis en ligne 81 277.


X

Wœrth, nom à jamais lamentable, date funeste dans notre histoire militaire ! Même après Waterloo, dont on attribuait le désastre à l’inintelligence d’un des lieutenans de Napoléon, le renom de notre armée était demeuré intact, et depuis nos expéditions heureuses et les belles campagnes de Crimée et d’Italie, l’invincibilité de l’armée française paraissait une conviction internationale. 1 cette nouvelle : l’armée française a été vaincue, il y eut en Europe une véritable stupeur.

On a beaucoup recherché quelle a été la cause de cet effondrement inattendu. Est-elle dans les erreurs tactiques de Mac Mahon ? « Il n’est pas inutile de refaire, après l’événement, les plans de campagne et de comparer ce qui a été fait avec ce qui aurait pu être fait, afin d’inspirer de meilleures combinaisons dans les guerres futures. On instruit peut-être mieux en rappelant des fautes qu’en racontant des succès[3]. » Il serait toutefois injuste de ne pas se rappeler, dans les jugemens portés sur les chefs d’armée, qu’un grand nombre de circonstances, éclaircies lorsque nous jugeons, étaient ignorées de ceux qui agissaient.

Aussi je ne me rangerai point parmi les tacticiens de l’écritoire qui, commodément assis devant une table sur laquelle sont étalées des cartes, connaissant au juste la position des moindres fractions combattantes, discutent, ergotent, prononcent ex cathedra et tranchent sur la conduite des héros, qui, au milieu du crépitement des balles, du sifflement des obus, ne sachant pas où sont les ennemis, ni même leurs propres troupes, sont obligés de prendre en un instant des partis d’où dépendent leur honneur, celui de leur pays, le salut ou la perte de milliers d’hommes. Je m’incline avec respect devant eux et je ne me permets pas de les condamner, de les poursuivre de mes vilaines sentences d’incapacité ou de négligence. Quand un général en chef, aussi versé que Mac Mahon dans l’expérience de la guerre, a adopté telle tactique dans une bataille, il est à supposer qu’il a eu raison de le faire, qu’on ne pouvait pas agir autrement et mieux, et il ne faut se risquer à le critiquer qu’avec prudence. Les décisions stratégiques peuvent être examinées, discutées en pleine connaissance de cause, car elles sont constatées matériellement par des documens irréfragables, ordres du jour, télégrammes, lettres, dépêches. Au contraire, aucune certitude de ce genre n’est possible dans l’appréciation des mouvemens tactiques : on ne connaît jamais qu’approximativement les évolutions d’une mêlée ; les heures sont plus ou moins problématiques ; les officiers qui donnent et reçoivent des coups ne s’arrêtent pas pour tirer leur montre et noter l’heure sur un carnet ; ils s’en rapportent à leurs souvenirs, souvent confus, et sur les points principaux les témoignages sont contradictoires : celui qui agit dans le coin d’une bataille ne la voit jamais ce qu’elle fut en réalité. Fût-on d’accord, est-on davantage en mesure de se prononcer ? Tel parti a mal tourné, êtes-vous certain que le parti contraire n’eût pas produit des effets pires ?

Il est généralement admis qu’au lieu de s’obstiner à alimenter le combat avec le centre, Mac Mahon aurait dû le ralentir et rejeter ses forces sur sa droite contre le mouvement tournant de Bose. L’eût-il tenté, est-il certain que Kirchbach ne lui aurait pas fait immédiatement payer, en le mordant au talon, l’imprudence de se dégarnir à son centre et qu’il n’eût pas été pris entre Bose et Kirchbach avant que Raoult et Ducrot, occupés avec les Bavarois, pussent venir à temps le dégager ? La tactique adoptée par Mac Mahon, de lutter, par des attaques sur le centre, contre le mouvement enveloppant sur sa droite, loin de prouver son ignorance de la grande guerre, est une preuve qu’il en connaissait bien les règles. En effet, on peut arrêter un mouvement enveloppant en le perçant, sur un point quelconque de sa circonférence et en le prenant à revers aussi bien qu’en le brisant à son extrémité. Si Kirchbach avait été rejeté au delà de la Sauer par l’attaque persistante de Mac Mahon, il eût bien fallu que Bose, menacé à son tour d’être enveloppé et enlevé, se décidât à s’arrêter, puis à rétrograder.

Mais, dans cet ordre d’idées, Mac Mahon aurait dû poursuivre son attaque de front plus énergiquement en envoyant, dès le premier moment, toutes ses réserves au secours de Raoult et Conseil-Dumesnil. Il ne le fit point parce qu’il avait l’esprit obstrué par cette idée, celle alors de tous les généraux, qu’une armée combattante est compromise, si elle n’a pas derrière elle une réserve à jeter dans la mêlée au dernier moment, soit pour achever la victoire, soit pour couvrir la retraite. Telle est, ce me semble, la véritable faute tactique de Mac Mahon. Je le dis timidement, car il faut toujours en fin de compte en revenir à l’observation du général Derrécagaix : « Seul, le chef d’une armée a qualité pour juger une situation aussi délicate. »

L’artillerie a eu certainement une part décisive dans le succès des Prussiens. Non pas, comme on l’a dit, que la nôtre fût méprisable : elle n’avait pas, il est vrai, la justesse et la portée de l’artillerie prussienne et elle était moins nombreuse, mais elle était plus mobile, d’une excellente qualité et très bien approvisionnée ; entre les mains de ses officiers, véritable élite, et de ses soldats, bien instruits, elle a produit des résultats appréciables quand on a su l’employer à propos. Dès qu’elle a renoncé aux combats d’artillerie à artillerie auxquels elle ne pouvait suffire et qu’elle s’est bornée à préparer ou à soutenir nos contre-attaques, elle a été remarquablement manœuvrière, « employant l’ordre dispersé, chaque batterie agissant pour son propre compte, prenant position ici ou là, rompant le combat à tel moment pour le reprendre à tel autre, se dérobant à tout instant, opérant enfin comme le ferait aujourd’hui une infanterie d’avant-garde très manœuvrière[4]. » Elle eût été bien plus efficace si, dès le début et aux momens décisifs de la lutte, on avait jeté en avant, à côté des batteries divisionnaires, celles tenues en réserve pour couvrir une retraite, dont il était bien plus simple de prévenir la nécessité. Nos pertes n’ont pas été causées par la longue portée de l’obus prussien, mais par le feu à petite distance du fusil à aiguille par lequel les tirailleurs prussiens cachés derrière des abris abattaient les servans des pièces.

Les batteries prussiennes mises en position au début de la bataille au-dessus de Wœrth, ont certainement beaucoup gêné l’offensive de notre infanterie et arrêté ses contre-attaques, mais elles n’ont pas eu d’influence directe sur l’issue finale. Ce sont les batteries établies à Gunstett qui ont déterminé le succès prussien. Sans elles, Lartigue eût brisé le mouvement tournant de Bose. Et si, en se déplaçant vers la lisière Nord du Niederwald, les batteries de Gunstett n’avaient pas donné un point d’appui formidable à l’infanterie prussienne en désarroi, le mouvement tournant se fût arrêté au pied d’Elsasshausen.

Dès lors, si tout d’abord nous avions fortement occupé Gunstett, nous aurions conjuré la véritable cause de notre perte. Qu’est-ce qui a empêché Mac Mahon de le faire ? Est-ce son incapacité, comme on le dit ? Pas du tout ; c’est son impuissance. Ses troupes trop peu nombreuses n’étaient pas en mesure d’occuper tous les points de la position. Donnez-lui un corps d’armée de plus, la supériorité numérique des Prussiens est en partie annulée ; Gunstett est occupé, le mouvement tournant des Bavarois n’est plus à redouter ; nous ne pouvons être assaillis qu’en face par les ponts et la journée est gagnée.

Nous sommes conduits à constater ainsi la cause véritable de la défaite de Wœrth : l’insuffisance du nombre. Nous pouvions sans forfanterie nous considérer comme à nombre égal tant que nous n’étions que un contre un et demi ; mais un contre deux, c’était au-dessus de nos forces. Les Allemands ne purent d’abord se persuader que leurs 81 277 hommes et leurs 300 bouches à feu eussent été tenus en échec toute une journée et souvent mis en alarmes par 40 990 hommes n’ayant que 131 bouches à feu. Leurs dépêches annonçaient que Mac Mahon avait été augmenté par des renforts le matin et pendant la bataille. « On les voyait, dit le premier rapport de guerre du Prince royal, arriver en chemin de fer. C’étaient des détachemens des corps Canrobert et Failly qui, à peine arrivés de Châlons, de Grenoble, d’Angoulême, étaient dirigés sur le champ de bataille. » Plût au ciel que les yeux de l’état-major prussien eussent bien vu ! Si des renforts fussent arrivés avant et pendant la bataille, les Prussiens n’auraient pas chanté victoire ce soir-là

Le douloureux est que cette supériorité du nombre, par laquelle nous avons été accablés, n’était pas fatale. Il n’eût tenu qu’à nous de la contre-balancer. Qui nous empêchait de ne pas laisser les trois corps de Mac Mahon, de Douay et de Failly répartis sur 230 kilomètres, et de les concentrer à telle distance qu’ils pussent se secourir ? Ayant tout ce qui était nécessaire pour vaincre, nous n’avons pas su nous en servir. Ainsi, nous nous trouvons toujours ramenés à la cause réelle de nos désastres : l’absence de direction et de coup d’œil vigilant. Quelles que soient les vallées éparses autour d’une haute montagne, on aperçoit, toujours les dominant, le même sommet immobile ; quelle que soit celle de nos batailles qu’on raconte, on est ramené toujours à Metz, à cette constante défaillance de toute vue, de toute volonté, de toute direction dans l’état-major général.


XI

Il est une faute cependant tout à fait personnelle à Mac Mahon, et dont l’état-major n’est nullement responsable. C’est d’avoir livré bataille dans des conditions d’infériorité numérique qui interdisaient de le faire. Depuis qu’on écrit sur l’art de la guerre, on a répété la maxime de Végèce : « Si l’ennemi est plus fort que lui, le chef doit éviter une affaire générale. » Napoléon a dit : « Une bataille ne doit pas se donner si l’on ne peut d’avance calculer sur soixante-dix chances en sa faveur et seulement lorsqu’on n’a plus de nouvelles chances à espérer. » Les soixante-dix chances n’existaient pas et aucune chance à espérer ne s’entrevoyait.

Napoléon a encore dit qu’on ne doit pas livrer bataille avant d’avoir réuni le plus grand nombre de forces possible, car souvent la victoire dépend d’un seul bataillon. Nous avons déjà vu qu’un des articles principaux du plan de Moltke (et c’est ce qui explique les temporisations du Prince royal) était de n’agir que lorsque toutes les forces seraient réunies. Mac Mahon aurait donc dû s’en tenir à sa résolution du matin du 6 août et se retirer vers Lemberg ; il n’aurait dû penser qu’à s’accrocher aux rocs des Vosges, laisser l’escadron ennemi entrer dans Wœrth, sans discontinuer de plier bagage.

La bataille engagée à tort, j’incline encore à croire qu’il eût été bien inspiré, après la prise d’Elsasshausen, de ne pas lancer les cuirassiers, la réserve d’artillerie, le 1er tirailleurs algériens et d’ordonner la retraite, qui, encore à cette heure, grâce à l’appui que Ducrot pouvait prêter, n’aurait pas dégénéré en une débâcle aussi effroyable.

Voilà ce que ma raison me dicte, mais mon cœur ne s’y associe pas, et, malgré tout, le Mac Mahon de cette journée m’inspire une ardente admiration. Au moment où tant d’autres vont nous perdre parce qu’ils n’oseront pas assez, exaltons le seul qui ait osé trop. Si tous dans l’armée française avaient eu cette nature de preux qui a fait commettre la sublime témérité de Wœrth, nous ne nous serions pas écroulés aussi bas. Au chef à l’âme et au corps indomptable, à la ténacité épique, associons dans la même dévotion ses lieutenans Lartigue, Conseil-Dumesnil, Champion, Maire, Lefebvre, Lhérillier, Pellé, Ducrot et surtout le triste et doux Raoult, cette personnification si pure de notre vieille armée, dont le désespoir avait tué le cœur avant que les obus l’eussent fracassé. Associons-leur ces colonels, ces officiers, qui, avec un dévouement inouï, se sont avancés à la tête des colonnes, le képi au bout de leurs épées et dont les noms rempliraient des pages entières, ces soldats, fantassins du centre, zouaves du Niederwald, turcos d’Elsasshausen, artilleurs de la réserve de Frœschwiller, ces géans de la lutte inégale qui se sont sacrifiés dans la fleur de leurs belles années, pour que l’honneur ne nous fût pas ravi et que nous ne devinssions pas la risée des peuples ; associons-leur ces cuirassiers, ces lanciers qui sont allés à la mort sans illusion et aussi tranquillement que d’autres vont à une réjouissance. Grands et petits, aussi superbes de constance dans cette ruine de leur espérance militaire qu’ils l’avaient été dans leurs triomphes, « tombant sur les champs de bataille ensanglantés, en murmurant le mot de Patrie, comme une prière qui rend moins amère leur dernière heure et illumine d’un sourire d’espérance leur visage mourant[5]. » Puisqu’ils ont été vaincus comme les Athéniens après Chéronée, nous ne graverons aucune inscription sur le monument que nous leur élèverons un jour aux lieux où ils ont combattu ; nous y poserons un soldat gisant aux pieds de la Patrie qui le bénit.

La légende s’est déjà emparée de cette journée. Le souvenir du vaincu a effacé celui du vainqueur, et l’on a été obligé d’entourer d’une barrière le noyer sous lequel se tenait Mac Mahon pendant la bataille, afin d’empêcher qu’on ne le dépeçât tout entier en reliques.

Moi aussi, je suis venu au pied de l’arbre du héros. J’y ai passé de longs momens, en méditations et en prières. Quand je m’en éloignai, la nuit était devenue profonde ; on n’entendait plus aucune rumeur même lointaine ; les lampes du firmament pâlissaient sous le voile d’une brume légère. Il m’advint alors ce que Dante éprouva lors de son passage à travers le monde des trépassés. Je me trouvai au milieu d’ombres groupées autour de moi. Elles étaient sorties des tombes couvertes par l’herbe et marquées de croix de bois. L’une s’avança et me dit : « Salut, ami, quand notre Empereur nous a demandé de venger notre chère France outragée nous avons couru aux armes. Encore brisés par une nuit passée sous les rafales torrentielles de l’orage, nous avons lutté ici sans repos pendant un long temps avec la ténacité furibonde que donne le désir de vaincre. Nous ne nous sommes entassés inanimés les uns sur les autres que lorsque notre dernier souffle s’est éteint avec notre dernière cartouche. Mais des années se sont écoulées depuis ce jour. Parmi vous en est-il encore beaucoup qui se souviennent comme toi ? — Votre mémoire, répondis-je, est vivante dans tous nos cœurs. Votre héroïsme est une de nos plus belles fiertés. Vous êtes toujours parmi nous présens, aimés, glorifiés. » Eux cependant, en m’écoutant, sanglotaient tout bas : « Qu’est-ce qui vous désespère ainsi ? — Ami, répondirent-ils, depuis quarante ans nous n’avons pas encore trouvé le sommeil paisible du repos éternel ; nous ne l’aurons que lorsque cette terre, sacrée par notre sang, sera redevenue française. » Et ils disparurent.


EMILE OLLIVIER.

  1. Hohenlohe.
  2. Rapport.
  3. Marmont.
  4. Général Bonnal.
  5. Le pasteur Wagner.