La Guerre dans le Levant

La Guerre dans le Levant
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 73-91).
LA
GUERRE DANS LE LEVANT

SALONIQUE — ERZEROUM — TRÉBIZONDE — BAGDAD

Le canon de Verdun, en soulevant l’émotion du monde entier, a fait oublier la prise d’Erzeroum. Aujourd’hui que la bataille de la Meuse, après deux mois de combats acharnés, constitue définitivement l’échec le plus grave que les Allemands aient subi depuis les batailles de la Marne et de l’Yser et marque très probablement le déclin de leur force offensive, il paraît juste et opportun de revenir à ce théâtre d’opérations d’Orient, où les Alliés ont éprouvé bien des déboires et des revers, et qui garde pourtant toute son importance.

Qui peut douter aujourd’hui, si les Alliés, profitant de la belle victoire des Serbes sur les Autrichiens, en décembre 1914, étaient entrés résolument dans les Balkans par Salonique, au lieu de se laisser hypnotiser par le forcement des Dardanelles et la chimère de la reconstitution de l’union balkanique, que Constantinople et la Turquie seraient passées des mains des Allemands à celles des Alliés, que la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie, malgré leurs attaches germaniques, auraient été entraînées sur les routes du Danube, et que la jonction avec les Russes se serait faite dans la plaine hongroise ?

On se demande vraiment comment les diplomaties ont pu oublier que la question d’Orient a été la cause directe de la guerre actuelle et qu’elle tenait une place prépondérante dans le vaste programme de l’impérialisme pangermanique. Le plan politique et militaire allemand visait sans doute l’hégémonie européenne, même mondiale, et la conquête des pays qu’il considérait comme indispensables à son expansion économique ou relevant de l’obédience féodale du Saint-Empire germanique ; mais dans les restrictions à ses convoitises qu’il pouvait prévoir du fait des surprises de la guerre, on peut affirmer, même à l’heure actuelle, que la sauvegarde de la grande conception Hambourg-Berlin-Vienne-Constantinople-Bagdad est restée toujours la préoccupation principale du Kaiser et des hommes d’État allemands.

Ce serait nier l’évidence que de méconnaître tout l’effort accompli par l’Allemagne, depuis plus de vingt ans, en Orient, — effort qui a abouti à sa maîtrise sur la Turquie, à la défection de la Bulgarie, à l’inertie de la Grèce et de la Roumanie, — et de penser qu’elle ne saurait pas, au cas où elle pourrait ouvrir la conversation qu’elle désire et qu’elle recherche sur les conditions d’une paix de lassitude et d’épuisement réciproques, faire valoir les droits acquis et balancer par les compensations orientales les concessions forcées aux frontières de l’Ouest et de l’Est.

Or, quels que soient les accommodemens consentis en faveur de la France, de la Russie, de la Belgique et de l’Angleterre, — et certes ils ne dépassent pas dans l’esprit des plus modérés, des plus clairvoyans peut-être, des dirigeans allemands les limites du statu quo ante bellum, — les Alliés ne pourraient commettre de faute plus grave, plus lourde de conséquences, que d’abandonner l’Orient aux Germaniques. Tout serait remis en question. Rien ne serait changé à l’état de l’Europe, sauf que plusieurs millions de jeunes hommes seraient morts inutilement ! Les nations seraient contraintes à rester, comme auparavant, en armes, attendant la reprise fatale et prochaine de la guerre, au gré de la Puissance de proie qui, loin d’être abaissée et vaincue, retrouverait en Orient un accroissement rapide de ses forces de conquête. Il n’y a qu’à regarder une carte pour comprendre le bloc que formeraient les Empires du Centre avec les Balkans, l’Asie Mineure et la Mésopotamie, séparant désormais la Russie de l’Europe occidentale, joignant la mer du Nord au golfe Persique et à la route des Indes, dominant la magnifique façade de la Méditerranée du Levant et le canal de Suez.

A ce compte, l’Allemagne aurait beau jeu à reconnaître momentanément le manque à gagner en Belgique et en Pologne. Elle ne perdrait rien pour attendre.

Est-il possible qu’on laisse une guerre pareille se clore sur un avenir aussi sombre et aussi incertain ? Et quoiqu’on puisse dire que tout se réglera sur les grands fronts de France et de Russie, et que, le jour où nous serons sur le Rhin, et les Russes sur l’Oder, la question d’Orient sera résolue comme celle d’Alsace-Lorraine, il semble, à considérer les rudes batailles qu’il faudra livrer encore contre les fils de fer barbelés et les barrages de projectiles qui continueront à couvrir les lignes successives de résistance des Allemands, que les Alliés aient le plus grand intérêt à s’assurer aussi les positions nécessaires en Orient et à y frapper l’adversaire au point qui lui est peut-être le plus sensible.

Sans préjuger et sans contredire surtout les probabilités de l’offensive générale qui, nous l’espérons, dans le courant de l’été, se déploiera sur tous les fronts à la fois, et dont la menace inquiète déjà les Impériaux, on ne saurait trop répéter et faire comprendre à l’opinion publique, — qui, malgré les blancs de la censure, veut et peut être informée et exerce encore quelque action, — qu’il faut libérer cet Orient de l’emprise germanique et y assurer, comme ailleurs, les bases essentielles de la victoire européenne et de la paix mondiale !

C’est pourquoi, même au milieu du fracas de la canonnade de Verdun, nous devons ne pas oublier ce que représentent Salonique, Erzeroum et Bagdad dans les prochaines et décisives opérations.


La prise d’Erzeroum fut une surprise pour les belligérans. En plein hiver, la grande place forte d’Arménie enlevée d’assaut par une armée dont on ne parlait guère depuis un an, les Turcs en déroute ! l’événement excitait un grand enthousiasme en Russie et chez les Alliés, et déconcertait les projets plus ou moins sérieux des Impériaux contre Salonique et contre l’Egypte.

Le réveil soudain de l’armée du Caucase, qu’on pouvait croire en quartiers d’hiver dans ces rudes régions, ouvrait-il une campagne nouvelle, préméditée et à longue portée, ou n’était-ce qu’une attaque brusquée dont les suites ne dépasseraient pas l’enlèvement d’Erzeroum ? Les bulletins ne tardèrent pas à confirmer que les opérations prenaient une certaine ampleur et que les colonnes russes non seulement poursuivaient les Turcs, mais s’étendaient vers des objectifs définis : Trébizonde, Erzindjian, Bitlis. Était-ce le prologue de la libération de l’Arménie et d’une avance stratégique en Asie Mineure ?

Avant d’examiner les perspectives que peut ouvrir la marche en avant de l’armée du Caucase, il n’est pas sans intérêt de résumer ce qu’elle a fait depuis le début de la guerre. Ce sera rendre un hommage mérité aux exploits des vainqueurs d’Erzeroum.


Lorsque la Turquie, déjà germanisée, prit parti pour les Empires du Centre, ses armées, à peu près organisées par Enver pacha et le général allemand Liman von Sanders, étaient réparties, comme d’habitude, en Thrace, autour de Constantinople, en Syrie et Mésopotamie, en Arménie, en Arabie. Nous ignorons s’il y eut alors un plan germano-turc en vue d’une offensive contre l’Egypte, qui aurait pu être tentée à la faveur de la surprise causée par la détermination de la Turquie. D’ailleurs, l’Angleterre prit ses précautions ; elle n’eut pour cela qu’à arrêter les contingens coloniaux qui transitaient par le canal. Et nous savons que la flotte alliée essaya de forcer brusquement les Dardanelles dès le mois de i novembre 1914. A peu près à la même époque, un corps expéditionnaire anglo-indien débarquait à Koweït et s’emparait rapidement de Bassorah, menaçant Bagdad.

Les Turcs durent, par conséquence, s’opposer à la double attaque, très logique, qui visait Constantinople et Bagdad, les deux têtes de l’Empire ottoman. Entre les deux, ils pouvaient redouter une offensive des Russes du Caucase sur l’Arménie, champ de bataille traditionnel. Or, c’était de ce côté qu’ils disposaient de forces importantes, trois corps d’armée, les IXe, Xe et XIe ; ils les renforcèrent du Ier corps et d’une division du XIIIe corps, portant ainsi leurs effectifs à plus de 150 000 hommes.

L’armée russe du Caucase avait été sans doute réduite au profit des armées de Pologne et de Galicie, déjà engagées dans de terribles batailles. Elle avait une mission plutôt défensive, tant du côté de l’Arménie que du côté de la Perse. Non pas qu’elle eût à craindre une agression de ce dernier pays, très troublé par ses dissensions intérieures, mais parce que les Turcs pouvaient aborder la province transcaucasique aussi bien par l’Azerbeidjan persan et Tauris que par les routes directes de Kars et d’Erivan.

Ces deux villes de Kars et d’Erivan devaient fatalement attirer l’offensive turque : elles sont les deux capitales de la partie de l’Arménie cédée aux Russes par le traité de Berlin de 1878. La masse principale de l’armée turque se concentra assez rapidement au Nord-Est d’Erzeroum sur les routes de Kars et d’Ardahan. Elle attaqua vigoureusement, dès la fin de décembre, l’aile droite russe. Le Ier corps turc entrait à Ardahan, tandis que les IXe et Xe corps débouchaient brusquement sur Sarykhamich, au Sud-Ouest de Kars, tournant et prenant à revers le centre russe qui s’était avancé sur la route d’Erzeroum jusqu’à Kepri-Keuï et qui était aux prises avec le XIe corps. On reconnaît la méthode allemande cherchant l’enveloppement de l’aile et se rabattant par une large conversion sur le centre.

« La bataille s’engagea, dit la relation que nous avons sous les yeux, au milieu de tourmentes de neige et sous un vent glacial. » Le commandement russe sut habilement profiter des intempéries et de la montagne pour faire rétrograder ses troupes, avant qu’elles fussent cernées. La résistance héroïque des arrière-gardes retarda les Turcs, qui montrèrent cependant beaucoup d’impétuosité, et permit aux Russes de ramener leurs réserves et de contre-attaquer. Ils foncèrent sur le IXe corps turc, qui fut à peu près anéanti, puis sur le XIe, qui s’était avancé près de Sarykhamich et fut écrasé à son tour. « Le 15 janvier, la victoire russe était complète. » Les Turcs reculaient en désordre sur Erzeroum. Cette éclatante victoire n’eut d’autre résultat que de briser l’offensive turque. Les Russes ne purent poursuivre leur succès et essayer de s’emparer d’Erzeroum : leurs effectifs n’étaient pas suffisans et l’hiver était rigoureux. En outre, des forces turques s’étaient avancées dans l’Azerbeidjan et avaient occupé Tebris (Tauris). Elles n’y restèrent pas longtemps : les Russes les en expulsèrent dès la fin de janvier. Mais la situation en Perse devenait préoccupante. Les agens allemands y excitaient depuis longtemps les passions hostiles aux Russes et aux Anglais, et l’entrée en ligne de la Turquie risquait de soulever le monde musulman.

C’est bien ce qu’avait espéré la politique impériale. Le jour où le Kaiser, dans son voyage en Orient, s’était déclaré l’ami des quatre cent millions de Musulmans, qui reconnaissaient, disait-il, l’autorité religieuse du calife de Constantinople, il prévoyait qu’à son appel, plus tard, la Guerre Sainte les entraînerait à sa suite et l’aiderait à réaliser le grand rêve oriental déjà éclos dans son cerveau. Ce dut lui être une de ses plus cruelles déceptions dé voir non seulement l’indifférence que le monde musulman, en général, témoigna à l’alliance des Turcs et des Allemands, mais aussi le dévouement des soldats hindous et africains à l’Angleterre et à la France [1].

Après la reprise de Tebris, les Russes, avertis, procédèrent à l’occupation lente et méthodique de la Perse, n’y consacrant que les forces indispensables. Nous verrons plus loin où ils en sont arrivés.

Les deux armées restèrent en face l’une de l’autre pendant toute l’année 1915, sans autres événemens que l’avance des Russes dans la région du lac de Van et l’occupation de Van. Les Turcs se maintenaient, au contraire, solidement dans la région d’Olty, couvrant Erzeroum. Le théâtre d’opérations d’Arménie paraissait bien secondaire, en regard des grands fronts d’Occident et de Pologne, en regard même des Dardanelles. Du côté de Bagdad, la situation restait aussi stationnaire.

A la fin de 1915, la cause des Alliés paraissait bien compromise en Orient. La trahison de la Bulgarie, l’écrasement de la Serbie, la jonction définitive des Austro-Allemands avec Constantinople, relevaient la Turquie défaillante et rendaient vain tout l’héroïsme sacrifié aux Dardanelles. Les Turcs ne parlaient rien moins que de partir, avec le concours des Allemands, à la conquête de l’Egypte !

La décision des Alliés de rester à Salonique changea la face des choses. Si tardive qu’elle eût été, elle a annihilé tout l’effort fait par les Impériaux dans la campagne balkanique de l’automne dernier, elle a réservé l’avenir. En concentrant à Salonique une puissante armée, les Alliés tiennent en suspens la victoire que les Impériaux croyaient acquise, et gardent leur liberté d’action en Orient.

La reprise de l’offensive russe en Arménie en est la première manifestation.


L’arrivée des Russes devant Erzeroum et l’assaut de la ville tiennent du prodige. Il faut dire que les troupes qui ont accompli ce fait d’armes appartiennent à ces corps du Caucase et de Sibérie que rien n’arrête, ni les neiges et les glaces de l’hiver, ni les chaleurs de l’été, ni les obstacles du terrain. Quand on pourra connaître en détail les batailles livrées par nos Alliés d’Orient sur cet immense front qui va de la mer Baltique à l’Arménie, une magnifique part sera réservée aux Caucasiens et aux Sibériens. Et leurs exploits ne sont pas terminés.

Il faut se rendre compte de ce qu’était la place forte d’Erzeroum et quelle forte organisation défensive les Russes ont si rapidement brisée.

La ville d’Erzeroum, qui est à l’altitude de 2 000 mètres, est située dans une de ces plaines, anciens bassins lacustres, fréquentes sur les hauts plateaux arméniens et anatoliens. La branche occidentale de l’Euphrate, ou Kara-Sou, y débouche de la montagne et coule à travers des marais qui couvrent au Nord l’accès de la ville. Erzeroum est adossée aux pentes du Devé-Boïnou, sur lequel s’élèvent les forts avancés de la place vers l’Est. Au Sud, les monts Palanteken se dressent à plus de 3 000 mètres de hauteur, dominant la plaine de 1 200 mètres. Entre les deux chaînes, une dépression ouvre la route de Kars sur la plaine de Passine.

La vue autour d’Erzeroum est magnifique ; les montagnes ont un aspect sévère et grandiose ; les villages apparaissent à demi cachés dans les rudes vallées. De nombreux ruisseaux descendent vers la ville à travers les rues elles-mêmes ; aussi l’eau ne manque pas, mais elle transforme la ville en un vaste bourbier ; les pluies passent en torrens. L’intérieur de la ville est par conséquent peu agréable ; l’absence de verdure aggrave l’impression de gris sale que donnent les maisons, mal construites en pierres volcaniques. Pourtant, de belles mosquées, des hammam et des soukh bien construits laissent à la ville cet éclat apparent qui caractérise les villes d’Orient. L’école Médrissa, avec ses portes ouvragées et ses deux minarets élégans et harmonieux, rappelle l’art arabe du XIIe siècle.

Erzeroum est en effet une très ancienne ville. Elle est au carrefour des routes les plus directes qui relient la Mésopotamie à la Mer-Noire et le Caucase à l’Asie-Mineure. Son nom, Erzen-er-roum, veut dire : terre des Romains. Capitale de l’ancien royaume arménien, elle fut occupée par les Romains, puis par les Byzantins, et elle tomba avec l’Empire grec sous la domination turque.

La population, fort mélangée d’Arméniens, de Persans et de Juifs, ne dépasse guère 50 000 habitans. Ses ouvriers forgerons sur cuivre et sur bronze sont connus en Orient, ainsi que ses tanneurs et ses fabricans de babouches.

Le climat est rude, mais salubre, par suite de l’altitude : l’hiver est très rigoureux, et l’été modéré.

Sa situation stratégique en a fait une place forte. D’abord entourée de remparts, la citadelle, dominée par les hauteurs voisines, était incapable de soutenir une attaque par le canon. Les Turcs, sous la direction des Allemands, en avaient fait un camp retranché d’une forme particulière. En effet, toute l’organisation défensive est tournée vers l’Est et barre les routes du Caucase, en particulier la route de Kars. La chaîne Devé-Boïnou au Nord-Est, la chaîne Palanteken au Sud, étaient tenues et reliées par des forts à la moderne bien armés. A 20 kilomètres au Nord, deux forts gardaient la route d’Olty. Plusieurs petits forts défendaient les abords immédiats de la place.

Erzeroum, ainsi protégé, était devenu le grand centre des approvisionnemens et des réserves de l’armée turque d’Arménie. La valeur de ses fortifications, la puissance des canons Krupp, le matériel, tout à fait excellent, qui y était concentré, la force numérique de sa garnison, et la présence même de la troisième armée turque, semblaient rendre invraisemblable une chute rapide de la place. Cette guerre nous a donné bien des surprises ; nous avons vu des camps retranches réputés tomber, comme les murailles de Jéricho, sous l’écrasement des obus de 305 et de 420. Sauf celui de Przemysl, les sièges ont duré à peine quelques semaines. L’enlèvement d’Erzeroum, en cinq jours, en plein hiver, est, croyons-nous, sans exemple dans l’histoire des guerres, d’autant qu’il a coïncidé avec la défaite et la déroute d’une armée qui aurait pu s’y accrocher et prolonger la résistance.

On ne saurait trop admirer avec quel art et quel mystère ont été préparées les opérations sur Erzeroum. On y reconnaît bien la maîtrise du grand-duc Nicolas !

Jusqu’à la fin de décembre, l’état-major turc n’a rien soupçonné. Même quand les premiers engagemens témoignèrent de la reprise de l’offensive russe, les politiciens de Constantinople n’y attachèrent aucune importance. Toutes les forces disponibles étaient employées en Thrace, en Syrie, en Mésopotamie. On préparait l’attaque de l’Egypte ! Ce ne fut qu’en apprenant l’apparition des Cosaques aux abords d’Erzeroum et la défaite de Kepri-Keuï que les divisions turques de Syrie et du vilayet de Smyrne furent dirigées à la hâte sur Angora, et que Sanders pacha fut nommé au commandement de l’armée d’Arménie.

Le plan du grand-duc Nicolas paraît avoir été fondé sur la surprise d’une attaque à fond en plein centre turc avant le dégel. Les corps d’aile de l’armée turque étaient trop loin, à Olty et au lac de Van, pour intervenir à temps, et ils devaient d’ailleurs être tenus en respect par de forts détachemens.

On pouvait espérer que la rupture et la retraite du centre détermineraient un tel ébranlement que les Russes arriveraient en même temps que leurs adversaires en face d’Erzeroum, ne leur laisseraient pas le temps de se ressaisir, et qu’ainsi la défense de la place serait paralysée par l’encombrement des fuyards. Il n’y avait pas d’ailleurs à songer à faire un siège régulier, d’abord à cause de l’hiver, ensuite parce que le chemin de fer du Caucase, Tiflis-Kars, ne dépassait pas Sarykhamisch, à 140 kilomètres d’Erzeroum, et qu’il était impossible d’amener l’artillerie lourde nécessaire. Les journaux russes, auxquels nous empruntons ces détails, racontent que les soldats russes étaient obligés de monter les canons à bras sur les pentes couvertes de neige, et qu’ils ont combattu en janvier et en février par des froids de 20 à 25 degrés, sous des tourmentes et avalanches de neige, la figure brûlée éclatant en ampoules. Les chameaux épuisés se traînaient sur les genoux.

Le succès de cette audacieuse campagne ne pouvait donc être assuré que par la rapidité de l’attaque. Il fallait enlever Erzeroum de vive force ou se remettre sur la défensive. Tout a cédé devant la volonté de fer des chefs et des soldats : les Turcs, les élémens déchaînés, et la place elle-même !

L’armée du Caucase a commencé ses opérations pour ainsi dire avec l’année 1916, en tenant compte de l’écart de treize jours qui existe entre les deux calendriers, d’Occident et d’Orient. Elle a attaqué brusquement à la fois sur Olty, Tortoum et Kepri-Keuï. Le 19 janvier, les Turcs, pris de panique, fuyaient par les routes qui convergent à Erzeroum, abandonnant blessés, prisonniers, armes, munitions. Les Cosaques les pourchassaient de si près qu’ils arrivèrent en même temps qu’eux sur les glacis des forts d’Erzeroum. La déroute du centre fut si brusque et l’attaque d’Erzeroum si rapide que les fractions de l’armée turque qui se trouvaient aux ailes ne purent revenir sur Erzeroum et durent faire retraite, au Nord par la vallée du Tchorok sur Baibourt, au Sud par Mouch.

Les Russes débouchèrent sur Erzeroum en trois colonnes, au Nord et à l’Est, par les routes d’Olty et de Kars, et au Sud par le défilé de Palanteken.

L’assaut fut immédiat. La colonne du Nord enlevait les forts Kara-Sulek et Tafta, et tournait ainsi les défenses du Devé-Boïnou. L’attaque du centre emportait les forts Graz, Topolaki, Aksi-Tchaka, Siwchli, tandis que celle du Sud abordait le Palanteken. On doit reconnaître que la garnison se défendit avec acharnement ; elle fit d’énergiques contre-attaques sur les marais glacés du Kara-sou et sur les pentes du Palanteken. Mais, comment résister à ces soldats russes qui dévalaient des montagnes en se laissant glisser assis sur la neige à toute vitesse, comme s’ils tombaient des nuages ?

Une habile manœuvre de la colonne du Nord enveloppa les Turcs qui résistaient dans la plaine. Puis l’assaut est donné à la troisième ligne des forts. Partout les drapeaux russes apparaissent, sur le Devé-Boïnou comme sur le Palanteken. Les Cosaques entrent à Erzeroum, traversent la ville, et se jettent à la poursuite des débris de la garnison et de la troisième armée, qui s’enfuient par les chaussées de Baïbourt et d’Erzindjian.

Il est à remarquer qu’Erzeroum n’a pas capitulé. La place fut évacuée par les divisions turques décimées. Elle ne put être investie. Mais le butin fut énorme. Non seulement presque tout l’armement du camp retranché tombait aux mains des Russes, mais la troisième armée turque perdait à peu près toute son artillerie de campagne et laissait un très grand nombre de prisonniers.

La 34e division était à peu près anéantie.

Nous manquons encore de données précises pour faire le récit que mériterait cet assaut inouï d’un camp retranché. Il a duré sans interruption cinq jours et cinq nuits. Le fort de Kara-Subek a été enlevé en cinq heures. Et l’on peut s’imaginer, d’après ce trop pâle résumé, ce qu’ont été l’escalade de ces glacis de neige, l’enlèvement des tranchées revêtues de glace, le combat sans trêve par un froid terrible ! Mais tout cela est si lointain pour nous, qui tressaillons chaque jour à la lecture des communiqués de la terrible bataille de Verdun, que nous ne pouvons que donner une pensée fugitive à de tels exploits. Saluons cependant ces héros du Caucase et leur chef, le général Youdenitch !

Après l’entrée à Erzeroum, non seulement les colonnes russes ont poursuivi les Turcs avec vigueur, mais elles ont continué leurs opérations suivant un plan qui paraît bien défini, quoique sujet à des lenteurs qu’expliquent la nature du pays et la saison.

Avant de s’avancer directement d’Erzeroum sur Erzindjian, il était indispensable de refouler tous les corps turcs qui s’échappaient par la vallée du Tchorok, et dans la région de Mouch par la vallée de l’Euphrate inférieur (Murad Sou), et de s’emparer de Trébizonde, le grand port de la Mer-Noire, et de Bitlis, près du lac de Van.

La possession de Trébizonde importe avant tout pour établir la liaison par mer. La flotte russe est à peu près maîtresse de la Mer-Noire. Nous disons « à peu près, »car des sous-marins allemands ont été signalés à plusieurs reprises, sortant du Bosphore ou de Varna. Et si l’on en croit certaines informations récentes, quelques transports turcs auraient réussi à arriver à Trébizonde sous la protection du Breslau. Les Russes ont donc marché sur Trébizonde, à la fois par la côte, en partant de Batoum, et par la vallée du Tchorok, en traversant les chaînes abruptes du Lazistan. A l’heure où nous écrivons, une dépêche annonce la prise de Trébizonde. Les opérations que nous prévoyons vont être facilitées.

Bitlis est une des poternes du Taurus arménien ; elle ouvre la route directe du Tigre et de la Mésopotamie. Mouch et Bitlis ont été occupées très vite. Toute la région du lac de Van est nettoyée. Mais les Russes se trouvent en face des Kurdes qui tiennent les revers méridionaux du plateau arménien.

Il est assez difficile de préciser la situation exacte des avant-gardes russes. Nous pouvons estimer qu’elles se sont avancées sur toutes les routes qui partent d’Erzeroum, couvrant les concentrations nécessaires [2]. Nous ignorons également les effectifs de l’armée du grand-duc. Ils ont été sans nul doute considérablement renforcés, soit avec une partie de l’armée qui fut rassemblée vers octobre et novembre dernier à la frontière roumaine en vue de porter secours aux Serbes, et qui ne put obtenir de la Roumanie libre passage à travers la Dobroudja, soit avec des troupes de Sibérie et de l’Oural.

Le front sur lequel opère cette armée est très vaste, de Trébizonde à la frontière de l’Azerbeidjan persan. Mais le caractère montagneux de ces régions permet d’économiser les forces en concentrant les colonnes sur les routes des grandes vallées, les seules praticables à l’artillerie et aux convois, et en assurant les liaisons par des détachemens légers. Néanmoins, si l’avance actuelle des Russes n’est que le prélude de grandes opérations dans le Levant, le commandement devra disposer de plusieurs centaines de mille hommes. Car il faut compter qu’à mesure que les opérations s’étendront en Asie Mineure, les réserves dont disposent les Turcs pourront intervenir utilement. En effet, le théâtre de guerre du Levant diffère de ceux de l’Europe, non point tant par le relief du sol et le climat que par le manque de voies de communication, en particulier de chemins de fer.

Nous ne pouvons préjuger les opérations elles-mêmes qui dépendent de la volonté et des forces des Russes et de leurs alliés. Mais, puisque la prise d’Erzeroum n’a pas été un fait de guerre exceptionnel et isolé, et qu’elle a déjà entraîné l’occupation et, on peut le dire, la libération d’une partie de la malheureuse Arménie, il semble opportun d’examiner les conditions dans lesquelles peut se développer une stratégie offensive en Asie Mineure.


Les opérations en Asie Mineure [3] sont en étroite corrélation avec celles des Balkans, car elles ont un objectif unique :

Constantinople, c’est-à-dire la ruine de l’Empire ottoman et, par le fait même, la défaite de l’Allemagne et la solution de la question d’Orient au profit des Alliés. Mais il est certain que Salonique est plus près de Constantinople qu’Erzeroum et Bagdad, et que l’attaque principale doit partir de la base d’opérations la plus avantageuse. Tout ce qui peut seconder cette attaque principale, diviser et détourner l’ennemi, lui enlever de ses ressources et de ses disponibilités, n’en doit pas moins entrer dans les calculs de l’offensive stratégique. Or, nous savons ce qu’est l’Asie Mineure pour la Turquie : c’est le réservoir de son armée et son magasin à vivres.

L’attaque des Dardanelles était logique, elle visait Constantinople au plus court, et la possession des Détroits avait une double et heureuse conséquence : elle assurait la liaison avec la Russie, elle coupait les Balkans de l’Asie Mineure. Il ne s’agit plus de la reprendre, puisque aux Turcs se sont ajoutés les Bulgares. Avant d’entrer à Constantinople, il faut battre les Bulgares et entrer à Sofia.

Mais il tombe sous le sens que l’offensive de Salonique sera puissamment soutenue si les Turcs sont obligés de faire face aux armées alliées en Asie Mineure. Cela ne veut pas dire sans doute que Salonique attendra que les. armées d’Erzeroum et de Bagdad soient sur la rive d’Asie en vue de Sainte-Sophie. Seulement, le jour où ces armées entreraient en Anatolie et en Syrie, le sort de la Turquie serait décidé.

Reste à savoir si cela est possible. Nos lecteurs voudront bien admettre le postulat que j’ai posé, en tête de cet article, sur la nécessité qui s’impose d’agir en Orient et de considérer le front balkanique au même titre que les autres fronts. La victoire dans les Balkans, en rouvrant le chemin de Vienne aux armées alliés, — y compris les Italiens, — serait aussi féconde que le forcement des lignes allemandes en France et en Russie. Personne n’en doute, mais on diffère d’avis sur les possibilités d’exécution. Pour en raisonner à coup sûr, il faudrait avoir les élémens de certitude dont disposent seuls les Gouvernemens, c’est-à-dire : les tableaux des effectifs restans, du matériel et des munitions, les moyens de transport des ravitaillemens, les renseignemens contrôlés sur la situation de l’adversaire. Mais, même ainsi documentés, les chefs politiques et militaires peuvent se tromper et rester indécis. Nous en avons eu des exemples dans cette guerre dont la prolongation douloureuse est certes due au défaut de vues d’ensemble autant qu’aux divergences fatales des coalitions. Aussi est-il permis, sous réserve de la censure bien entendu, d’essayer, même avec des renseignemens insuffisans, d’orienter les esprits, et peut-être d’incliner les Gouvernemens vers des résolutions capables d’abréger la durée du sanglant sacrifice.

La question que nous nous posons est celle-ci. Les Russes sont en Arménie, à Erzeroum, à Trébizonde, à Bitlis ; les Anglais sont près de Bagdad et en Egypte. Comment peuvent-ils combiner leurs opérations de manière à se joindre et à marcher sur Constantinople ?

Regardons la carte.

D’Erzeroum et de Trébizonde les Russes ont à franchir un millier de kilomètres pour atteindre le Bosphore. La route la plus directe est par le littoral de la Mer-Noire, de Trébizonde à Samsoun, de Samsoun à Iléraclé, d’Héraelé à Scutari. La route d’Erzeroum passe par Sivas et Angora où elle retrouve le chemin de fer.

L’armée russe qui s’avancerait en Anatolie doit suivre ces deux routes. La colonne du littoral a l’avantage d’avoir ses ravitaillemens assurés par la flotte et d’être pour ainsi dire convoyée par elle ; mais la route est resserrée entre la mer et les hauts escarpemens qui la bordent de très près, et fréquemment coupée par de petits torrens, tantôt à sec, tantôt gonflés par les pluies.

La colonne centrale aurait un double rôle : refouler les Turcs successivement de Sivas, d’Angora, de toute l’Anatolie, et se tenir en liaison avec la colonne du littoral, séparée d’elle par une distance moyenne de 150 à 200 kilomètres. Les ports de la Mer-Noire sont reliés à l’Anatolie par de vieilles routes, connues sous le nom d’Echelles du Levant.

Angora (Ancyre) est le terminus de la voie ferrée Scutari-Eskicheïr. Peut-être les Allemands l’ont-ils prolongée de quelques kilomètres dans la direction de Sivas. D’Erzeroum à Sivas, il y a 450 kilomètres environ, de Sivas à Angora à peu près autant. La grande difficulté est donc de relier les armées russes par une voie ferrée au terminus du chemin de fer du Caucase, Sari-khamich. Il est probable que le tronçon jusqu’à Erzeroum est en construction, mais au delà peut-on prévoir que la pose du rail suivra la marche des colonnes ? Tout est possible avec des ingénieurs, de la volonté, du matériel et des travailleurs. Mais le ravitaillement peut être organisé par les moyens ordinaires, en réparant les routes. Ce que les Turcs ont fait pour leur armée d’Arménie, les Russes l’accompliront encore mieux, d’autant qu’ils auront la maîtrise des ports de la Mer-Noire. Ils ne doivent pas s’attendre à trouver des ressources dans le pays. Les Turcs y auront passé ! Et quels que soient les succès de l’offensive russe, les Turcs auront le temps d’achever la ruine de ces malheureuses contrées.

Une autre direction s’ouvre aux Russes en partant de la base de l’Arménie ; c’est celle d’Alexandrette et d’AIep. Deux routes y conduisent : d’Erzeroum par Erzindjian et Kharpout sur Marach, de Bitlis par Diarbékir sur Ourfa et Alep. La première descend les défilés du Taurus par la vallée de l’Euphrate ou par celle du Djiboum, la seconde entre directement dans la Haute-Mésopotamie et aboutit au chemin de fer en construction d’AIep à Bagdad. Même dans l’hypothèse d’une marche sur Constantinople par l’Anatolie, les Russes doivent diriger des forces importantes sur ces routes pour couvrir et flanquer la colonne principale du centre. Mais le but à atteindre de ce côté est autrement sérieux qu’une mission de flanc-garde.

Voici ce qu’écrivait en 1882 le général Niox, alors professeur de géographie militaire à l’Ecole de Guerre :

« La route d’Erzeroum à Alexandrette et Antioche est la ligne la plus courte par laquelle les Russes peuvent atteindre le littoral de la Méditerranée, et par conséquent un des objectifs principaux de leur entreprise. Si, un jour, ils arrivent à s’établir militairement sur cette ligne, ils intercepteront tout le commerce des Indes par terre. Les Anglais, surveillent avec attention leurs progrès et les entravent par tous les moyens possibles. La conquête d’Alexandrette par les Russes, en leur donnant un débouché sur la Méditerranée à peu de distance du canal de Suez, aurait une importance peut-être plus grande que la conquête de Constantinople. Aussi l’Angleterre s’est-elle hâtée de négocier avec la Sublime-Porte l’occupation de l’île de Chypre, et s’immisce-t-elle dans les questions d’organisation intérieure des provinces de l’Asie Mineure [4]. »

C’était en effet l’époque où la rivalité de l’Angleterre et de la Russie était le plus âpre en Orient. La Russie s’était avancée dans l’Asie centrale jusqu’aux confins des Indes. Elle avait construit le Transcaspien. Les généraux russes parlaient couramment de l’attaque des Indes. La question d’Egypte était devenue aiguë. L’influence de la Russie paraissait prépondérante à Constantinople. Or, c’est à ce moment que l’Allemagne, profitant très habilement des circonstances, commença sa pénétration en Orient. Elle sut écarter la Russie et l’Angleterre de ce terrain où elles se menaçaient réciproquement, et y prendre leur place. La Russie s’en fut vers un rêve de domination asiatique jusqu’en Extrême-Orient, où elle allait se heurter au Japon ; l’Angleterre reprit ses démêlés avec la France, dont la politique coloniale l’inquiétait, et tourna son attention vers l’Afrique. Le Drang nach Osten allait devenir la grande conception germanique et se traduire pratiquement par le chemin de fer de Bagdad et la colonisation de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie.

Or, aujourd’hui, les Russes et les Anglais ont enfin compris le danger. Et, nous ne nous lasserons pas de le répéter, cette entente tardive a amené l’Allemagne à déchaîner la guerre pour préserver l’œuvre de domination qu’elle avait élaborée en Orient et qu’elle comptait étendre à l’Occident et au monde entier.

Tout est changé du coup dans le Levant, et il ne s’agit plus de craindre que les Russes s’établissent en conquérans sur la ligne Erzeroum-Alexandrette. Les Anglais sont en Mésopotamie et en Egypte, et, unis désormais aux Russes, ils luttent pour expulser les Germaniques du Levant et libérer les nationalités opprimées et saignées par le tortionnaire ottoman.

Or, où peuvent se joindre les Anglais et les Russes, sinon précisément à Alep et Alexandrette ? Et comment n’y ont-ils pas songé plus tôt ? L’histoire de cette guerre nous révélera plus tard d’étranges et inexplicables erreurs. Il ne pouvait guère en être autrement, dans la surprise des événemens et par suite des situations respectives des belligérans. L’étendue et la violence de la lutte ont dépassé tout ce qu’avaient pu imaginer les doctrinaires de la politique internationale et de la guerre moderne. Seuls peut-être les Allemands avaient prévu le développement formidable du conflit et s’y étaient préparés en conséquence, et ils sont restés pourtant en dessous de leur prévoyance.

Du jour où la Turquie s’est faite la vassale et la complice des Impériaux, les Alliés avaient toute liberté pour trancher enfin la question d’Orient. La neutralité de la Turquie, forcément bienveillante aux Allemands, eût été plus gênante pour les Alliés que son hostilité déclarée. Il semble bien que l’Angleterre l’ait compris et qu’elle ait eu le ferme dessein d’abattre rapidement la Turquie et de rattacher du coup tous les Balkaniques à la cause des Alliés. L’attaque des Dardanelles le prouve bien. Nous savons ce qu’elle a donné. D’autre part, un corps expéditionnaire fourni par l’Inde débarquait à Koweït et s’emparait presque sans coup férir de Bassorah. Un pas de plus, il était à Bagdad ! mais la force et peut-être la volonté ont manqué ! Et après s’être approchée jusqu’à Ctésiphon à la fin de 1915 ( !) la division Townshend s’est fait bloquer à Kout-el-Amara et attend depuis trois mois qu’on vienne la délivrer, ce à quoi s’efforce lentement la division Gorringe. Les inondations, paraît-il, entravent les opérations !

La vérité est que l’attaque anglaise du golfe Persique a été faite sans plan défini et sans les moyens nécessaires. N’insistons pas sur les fautes, et voyons ce qu’on peut faire aujourd’hui [5].

On ne peut douter que le drapeau anglais flottera bientôt sur Bagdad, si les Anglais le veulent bien. Attendront-ils que les détachemens russes, qui filtrent peu à peu à travers le Louristan persan, sur la route de Kermanschah à Bagdad, viennent sonner leurs fanfares aux portes de la vieille cité des Califes ? Et n’est-ce pas le moment d’une action décisive, combinée avec les Russes, pour gagner la première étape qui doit amener la Jonction définitive ? Nous ignorons aussi, comme beaucoup d’autres choses, quel est l’effectif des troupes russes qui opèrent en Perse ; ces troupes doivent appartenir aux corps transcaspiens, leur avance en Perse a été lente, elles ont dû nettoyer le pays de la tourbe des agens allemands, mais elles sont à Ispahan et à Kermanchah. De Kermanchah à Bagdad, il y a environ 300 kilomètres.

Si donc les Anglais veulent prendre en Egypte une partie des forces qu’ils y ont immobilisées pour défendre le canal, l’armée de Mésopotamie sera en état de monter sur Bagdad, et d’en faire la base des opérations vers Alep et Alexandrette. De Bitlis à Alep par Diarbékir, la distance est d’environ 500 kilomètres. De Bagdad à Alep, par la vallée de l’Euphrate, il faut compter 800 kilomètres. L’objectif n’est donc pas à portée de la main, et ne peut être atteint qu’au bout de plusieurs mois, et non sans difficultés. Une campagne d’été en Mésopotamie, avec de forts effectifs, exige une sérieuse préparation ; mais les Russes et les Anglais ont l’expérience des expéditions de ce genre.

Il y a tout lieu de croire que les Russes arriveraient les premiers dans la région d’Alep et d’Alexandrette. Les Anglais ont un autre moyen de leur donner leur concours, tout simplement en débarquant à Alexandrette. L’idée n’est pas nouvelle. N’en a-t-on pas parlé dans les Conseils qui ont précédé la constitution de l’armée de Salonique ?

Bref, on est allé à Salonique, on n’est pas allé à Alexandrette. Il est encore temps d’y débarquer des troupes d’Egypte, à moins que... elles n’aient été transportées déjà ailleurs !

Il n’y a pas de doute qu’une certaine confusion s’est produite depuis la prise d’Erzeroum sur la répartition des forces en Orient. Et les communiqués de la dernière Conférence des Alliés ne nous ont rien appris de ses décisions au sujet de l’Orient.

Cette incertitude est pénible pour ceux qui, comme nous, sont convaincus de l’importance du front d’Orient. Par suite des fautes de 1915, la situation y est fort compliquée. Mais de l’exposé que nous venons de faire, et qui, nous l’avouons, repose plus sur des intuitions que sur des documens précis, n’est-il pas possible de dégager quelques conclusions aussi fermes que modérées ?

D’abord, il faut agir en Orient. L’immobilité et l’inaction sont des signes de faiblesse pour les Orientaux. La prise d’Erzeroum a eu un très grand retentissement parce qu’elle a montré que la force russe était intacte. La prise de Bagdad produirait le même effet. Mais, si Russes et Anglais en restaient là, qu’y aurait-il de changé ?

Au contraire, que les Russes et les Anglais s’établissent fortement sur le front Trébizonde-Sivas-Alexandrette, quelles seraient les conséquences ? La Mésopotamie, la Syrie et l’Arabie désormais séparées de l’Empire ottoman, Arabes et Syriens se rallieraient aux Alliés. Les armées turques, obligées de défendre l’Anatolie, ne pourraient plus participer aux opérations des Balkans. Et déjà ne voit-on pas tous leurs effectifs disponibles se porter vers l’Arménie, abandonnant la Thrace et les Bulgares [6] ?

En outre, les flottes alliées peuvent, par de rapides et fréquentes croisières, tenir les ports de Smyrne, d’Adalia, de Mersina, de Beyrouth, sous la menace de bombardement et de débarquement. Les Turcs se laissent facilement émouvoir par ces démonstrations. Et l’on se demande comment nous ne sommes pas encore à Beyrouth.

Nous voulons souhaiter, en terminant cet article, que les événemens ne démontrent pas bientôt toute l’importance de ce théâtre d’opérations. Il est encore temps d’y faire l’effort qui convient et qui peut avoir les résultats décisifs que nous avons indiqués. Salonique, Erzeroum, Trébizonde, Bagdad, Alexandrette, Smyrne, Sofia, Constantinople ! Ces noms ont gardé toute leur valeur historique. Que l’Angleterre et la Russie s’en souviennent à cette heure solennelle où se jouent les destinées de l’Europe ! Comme on l’avait prédit, la question d’Orient a mis le feu au monde entier. L’Allemagne n’arrêtera l’effroyable hécatombe humaine que lorsque l’Orient lui sera définitivement arraché. Et nous persistons dans notre conviction que cette première défaite serait le prélude du reflux germanique sur le Rhin et sur l’Oder.


Général MALLETERRE.

  1. Il ne faudrait pas cependant négliger les sentimens germanophiles qui ont été entretenus en Egypte par le précédent Khédive, et les résultats de la propagande des agens allemands en Afrique, en particulier en Tripolitaine et au Maroc. Une défaite des Alliés en Orient pourrait avoir de graves conséquences.
  2. Les derniers communiqués russes annoncent que des attaques turques contre le centre de l’armée russe ont été repoussées. Il y a donc eu un retour offensif des Turcs, qui s’explique par l’arrivée des renforts.
  3. Consultez les cartes d’Asie Mineure dans les grands atlas Hachette, Vidal Lablache, Niox, et les éditions spéciales publiées pour la Guerre.
  4. Géographie militaire. Le Levant. Le bassin méditerranéen.
  5. Nous rendons pleine justice à l’effort de nos Alliés. Il a été mis en lumière par M. Steed, l’éminent rédacteur du Times, dans une conférence faite à « Foi et Vie. » Nous savons que, comme nous, l’Angleterre est revenue de loin ! Mais elle a eu beaucoup à apprendre, militairement et diplomatiquement ! Et sa lenteur garantit sa ténacité historique.
  6. Des renseignemens que nous recevons nous indiquent, en effet, que les Turcs se concentrent actuellement en Asie Mineure pour arrêter les Russes. Ils ne veulent plus entendre parler de Salonique. L’armée turque, qui a beaucoup souffert aux Dardanelles et en Arménie, ne doit pas dépasser 500 000 hommes ; mais les meilleurs élémens et la plupart des officiers ont disparu. On compte environ 50 divisions, dont beaucoup à effectif très réduit. La grosse masse de l’armée est en Asie Mineure ; quelques divisions défendent la capitale et le gouvernement jeune-turc. Sept divisions sont en Mésopotamie, deux en Syrie, une à Alexandrette, deux ou trois dans la région de Smyrne. Quatre sont encore en Arabie. Les Turcs ont reçu de l’artillerie allemande, mais leurs ravitaillemens sont difficiles à travers l’Asie Mineure. On voit à quelle dispersion de ses forces est contrainte la Turquie.