La Guerre d’envahissement - Louvois et M. de Bismark


La
politique d’envahissement

LOUVOIS ET M. DE BISMARCK.



La lutte de l’esprit de conquête contre l’esprit de travail est sans doute aussi vieille que l’humanité. Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que l’on voit des nations aspirer à la paix et des souverains ou des ministres les plonger dans tous les maux et dans toutes les fureurs de la guerre. Presque de tout temps, il s’est trouvé dans le cœur des peuples une ambition, celle de grandir par la paix, par l’activité, par l’intelligence, et il s’est trouvé dans le cœur de quelques hommes une autre ambition, celle de grandir par la conquête. Des rois et des ministres qui se disaient chargés par Dieu de la conduite des nations les ont entraînées hors de leur voie, loin de leur intérêt, et pour acquérir eux-mêmes quelques titres pompeux et ce que le langage humain appelle la gloire, pour être proclamés grands rois ou grands ministres, ils ont déchaîné la guerre ; ils ont couvert le sol de ruines, rempli les cœurs de haine, arrêté le travail, abaissé l’intelligence. Ils se sont fait un nom retentissant dans l’histoire ; mais ils ont mis le trouble dans l’existence et dans la conscience même des hommes.

Nous voudrions montrer ce que c’est que l’esprit de conquête et d’envahissement, quels en sont les caractères essentiels, les procédés ordinaires, les allures, le langage, si cet esprit a changé avec le temps, ou s’il est encore ce qu’il était autrefois ; nous voudrions dire surtout quels fruits il produit et ce qu’il coûte aux nations. Deux exemples frappans nous serviront à le faire connaître : l’un est dans le passé, l’autre est sous nos yeux. Louvois au xviie siècle et M. de Bismarck au xixe sont des représentans fort remarquables de cette politique. L’un et l’autre l’ont poursuivie avec la même énergie, la même ténacité, le même talent ; ils y ont consacré toutes leurs forces, toute leur âme, et M. de Bismarck semble aujourd’hui toucher au but exactement comme Louvois parut y toucher à un certain moment de sa vie. Comparer M. de Bismarck à Louvois n’est pas faire injure au ministre prussien, car Louvois était loin d’être un homme médiocre. Il avait toutes les qualités d’esprit les plus hautes, à part le génie : une netteté de vue et une force de calcul incomparables, une volonté qu’aucune considération ne détournait de son but, une immense ambition, non pour lui-même, mais pour son roi ; avec cela, une vue large qu’aucun préjugé ne gênait, une sorte de regard fier par-dessus tous les scrupules de la morale, enfin la préoccupation du grand avec un parfait dédain pour le juste. Auprès de lui, Colbert n’était qu’un honnête homme et un homme de bon sens ; Louvois fut un politique et un homme d’état. Il n’a pas dirigé seulement l’administration militaire, il a eu la haute main sur la diplomatie comme sur la politique intérieure. Colbert, Pomponne et les autres étaient ce que nous appellerions des ministres d’affaires ; le vrai ministre dirigeant fut Louvois. Il avait dans Louis XIVun roi tout disposé à se laisser dominer, pourvu qu’on lui fît croire qu’il était le maître. Ce fut Louvois qui le gouverna. Il fut pendant vingt-cinq ans premier ministre sans en avoir le titre. C’est lui qui a inspiré Louis XIV qui l’a conduit, qui l’a mené par la main ; sa pensée a dirigé tout le règne.

Nous n’ignorons pas que les amis de M. de Bismarck le comparent plus volontiers à Richelieu ; mais, en admettant que les qualités d’esprit fussent les mêmes chez ces deux hommes, encore faudrait-il reconnaître que leur politique est tout à fait différente. Richelieu ne représente nullement l’esprit de conquête. Il a vécu au milieu de guerres incessantes ; mais ce n’est pas lui qui a créé cet état de guerre. Il a trouvé l’Europe embrasée par les querelles violentes de deux religions et les rivalités de plusieurs monarchies ; ce n’est pas lui qui avait allumé l’incendie, il n’est pas l’auteur de la guerre de trente ans. Au moment où cette guerre allait aboutir au triomphe de l’Autriche, où les libertés religieuses et politiques de l’Allemagne se trouvaient en grand péril, l’Allemagne demanda l’appui de la France, et il se fit entre elles une alliance dont Richelieu n’abusa jamais. On peut même remarquer combien il se fit prier par l’Allemagne avant d’engager directement la France dans cette grande lutte. Il n’aimait pas la guerre ; cet homme de génie, ce véritable homme d’état souhaitait peut-être la guerre aux ennemis de la France, mais il eût voulu en préserver la France elle-même. Son vrai but ne fut pas l’agrandissement territorial du pays. L’Artois et le Roussillon, enlevés légitimement à l’Espagne, une partie de l’Alsace acquise avec le consentement formel de l’Allemagne, offerte même par celle-ci, ne prouvent pas qu’il visât aux conquêtes et à la gloire militaire. Son ambition fut bien plutôt de fonder la grandeur du pays par l’ordre intérieur, par le commerce, par l’élévation progressive des classes inférieures, par le développement du travail matériel et intellectuel. Ce fut là son but et sa gloire. Loin de représenter l’esprit de conquête, Richelieu représente l’esprit d’ordre et de travail aux prises avec toutes les nécessités de la guerre. Louvois au contraire, venu dans un temps de paix, a cru que la grandeur de son roi et de son pays devait consister dans l’accroissement du territoire et dans la gloire militaire. Sa seule politique a été la politique d’envahissement, et c’est vers ce seul objet qu’il a porté ses propres efforts, l’attention de son roi et les forces mêmes de la France. Mieux que personne au xviie siècle, il représente l’esprit de conquête refoulant l’esprit de travail et de paix. Ce n’est donc pas Richelieu, c’est Louvois qu’il faut mettre en regard du ministre prussien.

I.

Au moment où Louvois arrivait aux affaires, la France jouissait de la paix et désirait la conserver. Notre nation n’a jamais été aussi belliqueuse que ses ennemis se sont plu à le dire. Au début du règne de Louis XIV le sentiment général était l’horreur de la guerre. Les cent dernières années avaient été remplies par des luttes de toute nature, et le souvenir en était odieux au pays. On n’aimait à se rappeler de toute cette période que le règne trop court de Henri IV qui avait été comme une éclaircie dans ce long orage ; or Henri IV dans l’imagination de la France, était devenu Henri le Grand, non pas pour les victoires qu’il avait remportées, mais pour les quinze années de paix qu’il avait données au pays. La génération suivante, dans toute l’Europe, avait été livrée à toutes les fureurs de la guerre. Les traités de Westphalie et des Pyrénées avaient marqué le terme de ces horribles luttes, et la France revenait enfin à la paix. La joie en était universelle, et si le règne de Louis XIV à son début fut salué par un immense enthousiasme, c’est parce qu’il eut la bonne fortune de coïncider avec cette ère de paix et parce qu’il s’annonça comme un règne pacifique.

Pendant plusieurs années, rien ne fit prévoir que Louis XIV aimerait la guerre. Il ne s’occupait que d’administration, de finances, de justice, de commerce. Dans ses ordonnances, il aimait à vanter les bienfaits de la paix. Il écrivait en 1665 : « L’affection que nous portons à nos sujets nous fait préférer à notre gloire et à l’agrandissement de nos états la satisfaction de leur donner la paix. » Pendant ces mêmes années, la France était ardente au travail ; la bourgeoisie se donnait tout entière à l’industrie et au commerce, fabriquait des draps, construisait des navires, s’enrichissait enfin en assurant aux classes inférieures la vie de chaque jour. De son côté, la noblesse, ruinée par les guerres de l’époque précédente, se remettait à faire valoir ses terres, relevait ses maisons de ville et ses châteaux de plaisance. On ne pensait plus à la guerre. Il semblait que la France entrât dans une longue voie de paix et de bonheur.

L’Europe faisait comme la France. Sortie enfin des guerres de religion, elle était paisible, elle travaillait. L’Allemagne se reprenait à cultiver son sol, que les armées avaient tant ravagé, et rebâtissait ses villes, qu’elle avait détruites de ses propres mains dans la guerre de trente ans. La Hollande et l’Angleterre étaient tout entières au commerce ; l’Espagne elle-même, guérie de sa vieille ambition, essayait de relever ses finances et de ranimer son agriculture. On ne voyait plus de causes de lutte en Europe ; la religion ne devait plus enfanter la guerre, les monarchies avaient compris les dangers de l’ambition, et les peuples n’avaient pas encore de haine les uns pour les autres.

Supposez que cette paix eût duré une longue suite d’années ; figurez-vous la France, l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, travaillant dans toutes les branches de l’activité humaine, et essayez de calculer tous les progrès qui se seraient accomplis. Je ne dis pas seulement progrès matériels, bien-être, jouissances ; je dis progrès de l’intelligence, de la conscience même. Pour nous en faire quelque idée, mettons-nous devant les yeux les cinq ou six générations qui ont suivi ; retranchons de leur vie les guerres, les ruines, le temps et les forces perdus, l’attention dissipée, les idées fausses, le trouble des intérêts et le trouble des âmes que chaque année de guerre apportait avec elle, et, tout cela écarté, imaginons ce que seraient devenus notre agriculture, notre industrie, nos arts, nos sciences, notre droit, nos institutions, notre liberté aussi, par un développement naturel et régulier.

Par malheur, le grand et beau mouvement qui emportait la France du côté des travaux de la paix s’arrêta bientôt. Dans les conseils de la monarchie, Colbert représentait les aspirations de l’opinion publique, le besoin d’ordre et l’amour du travail ; Louvois représentait les aspirations qui sont assez naturelles à la royauté, le besoin d’éclat, de grandeur, de gloire. Louis XIV après avoir balancé quelques années entre ces deux hommes, pencha vers Louvois. Dès lors l’esprit de conquête et d’envahissement prit possession du roi, et ce règne qui avait promis d’être si pacifique devint l’un des règnes les plus remplis de guerres de l’ancienne France.

À cette époque, l’ambition de s’agrandir par la conquête n’était pas réprouvée par la morale publique. Il faudrait la dissimuler aujourd’hui sous de beaux principes et des mots pompeux ; au xviie siècle, elle pouvait s’avouer hautement. Louis XIV a écrit dans ses mémoires : « L’ambition et l’amour de la gloire sont toujours pardonnables aux princes. » Et il ne disait là que ce que tout le monde pensait. Les peuples détestaient la guerre comme un fléau ; mais ils ne la condamnaient pas encore comme un crime. Elle semblait permise aux souverains. Pour un roi de droit divin, l’ambition était un droit et presque un devoir. Il fallait, pour répondre à la volonté même de Dieu, que le roi fût grand, et que tout l’éclat de la gloire brillât en sa personne. Agrandir son royaume ou sa réputation, c’était servir les desseins de Dieu. Telles étaient les idées de Louis XIV et de Louvois, et c’est en vertu de cet état d’esprit qu’ils purent déchaîner la guerre sans éprouver ni scrupule ni remords.

Mais si la guerre était permise, l’usurpation du bien d’antrui ne l’était pas, et par là les rois de droit divin se trouvaient encore soumis au droit et justiciables de la conscience. C’est sur ce point que devait se signaler surtout l’habileté des ministres. Il fallait qu’ils missent le droit de leur côté, ou tout au moins les apparences du droit. La politique d’envahissement n’avait pas besoin d’autant de dissimulation qu’il lui en faut aujourd’hui ; elle ne pouvait pourtant pas se passer tout à fait de déguisement, une certaine mesure d’hypocrisie était déjà de rigueur.

Aussi voyons Louis XIV et Louvois à l’œuvre. L’objet qui se présentait le plus naturellement à leur convoitise, c’était la Belgique, que les rois d’Espagne possédaient depuis un siècle et demi, non par conquête, mais par héritage. Avant de s’en emparer, il fallait avoir le droit de la prendre. Si Louvois eût vécu de nos jours, il eût allégué quelque principe moderne, il eût prétendu que la Belgique devait appartenir au roi de France, parce qu’elle est habitée par la même race que la France, et parce qu’elle parle la langue française. En 1666, une telle théorie n’entrait encore dans l’esprit de personne, les universités allemandes n’ayant pas encore créé une ethnographie à l’usage des ambitieux ; mais il y avait en ce temps-là un autre principe universellement admis, en vertu duquel les royaumes et les provinces appartenaient aux souverains par droit de succession. Il s’agissait donc de prouver que la Belgique était l’héritage légitime de Louis XIV. On trouva fort à propos dans les codes civils de quelques provinces belges une loi qui, en cas de second mariage, donnait la succession tout entière aux enfans du premier lit. Or il se trouvait en même temps que l’infante d’Espagne, femme de Louis XI, était née d’un premier mariage de Philippe I. Aussitôt un juriste anonyme, sous l’inspiration et aux gages de Louvois, se mit à écrire un mémoire pour démontrer que les provinces belges appartenaient légitimement à Marie-Thérèse. Le roi, sur la foi du juriste, réclama la Belgique. Quoi de plus juste ? N’était-il pas dans son droit ? Pouvait-on lui objecter qu’il mettait la main sur le bien d’autrui ? Ce n’était pas un envahisseur, un conquérant ; c’était un mari qui réclamait pour sa femme la part de l’héritage paternel.

Malheureusement il n’existait pas de tribunal qui pût juger ce procès ; force était dès lors à Louis XI de recourir à la guerre, « Le ciel, disait l’auteur du mémoire, n’ayant pas établi de tribunal sur la terre à qui le roi de France puisse demander justice, il ne la peut chercher que dans son cœur, où il l’a toujours fait régner, et ne doit l’attendre que de ses armes. » C’est pourquoi Louis XI envahit la Belgique ; mais ne croyez pas qu’il soit l’agresseur, car il écrit en même temps à la cour d’Espagne : « Notre intention est d’entretenir religieusement la paix, ne voulant pas que ladite paix soit rompue par notre entrée dans les Pays-Bas, puisque nous n’y entrons que pour nous mettre en possession de ce qui a été usurpé sur nous. » Étrange langage des conquérans ! ils envahissent votre pays, et ils jurent qu’ils aiment la paix ; ils sont chez vous, ils foulent aux pieds votre sol, et ils affirment encore que c’est vous qui êtes les agresseurs !

Louis XI entra donc en Belgique avec une armée nombreuse ; les Espagnols ne s’attendaient pas à l’invasion, et leurs troupes n’étaient que dans la proportion de deux contre cinq. L’armée française n’eut que des succès, et Louis XI écrivit : « Dieu, qui est le protecteur de la justice, a béni et secondé mes armes. » Ne faut-il pas toujours que Dieu serve de second à la convoitise et à la force ? L’Espagne fut sauvée par l’intervention de l’Europe. L’Angleterre et la Hollande s’inquiétèrent de l’ambition du roi de France, et comprirent qu’il était dangereux de laisser s’établir en Europe une monarchie militaire et conquérante. Elles s’entendirent pour imposer la paix aux belligérant, et leur firent savoir qu’elles se déclareraient contre celui des deux qui refuserait de cesser la guerre. Louvois protesta aussitôt qu’il désirait la paix, et que c’était l’Espagne qui ne la voulait pas ; mais, ce mensonge n’ayant trompé personne, il dut se résigner ta traiter, « Il faut nous résoudre, écrivait-il alors à un de ses agens, à voir arriver la chose du monde que nous souhaitons le moins. » Cette chose-là, c’était la paix.

Il n’est pas aisé de mettre un frein à la politique d’envahissement. Louvois, sans perdre un seul jour, prépara une nouvelle guerre. On lui demandait de désarmer ; il supprima en effet dans tous les régimens de l’armée la moitié des compagnies ; seulement il doubla l’effectif de celles qu’il conservait. Après quatre années de préparatifs, il recommença la guerre, s’attaquant cette fois non plus à l’Espagne, mais à la Hollande. Il s’était aperçu dans la guerre précédente que la Hollande l’avait empêché de conquérir la Belgique, et il en avait conclu fort justement qu’il devait affaiblir et ruiner la Hollande. Il raisonnait comme ferait un ministre prussien qui, ayant remarqué que l’Autriche avait été arrachée de ses mains par l’intervention française, conclurait de là qu’il doit ruiner la France pour accomplir ensuite en toute sûreté ses desseins sur l’Autriche et sur l’Allemagne.

De quel droit cependant attaquer la Hollande, qui était depuis un siècle l’alliée de la France ? car Louvois ne pouvait pas se passer du droit. Il fit déclarer qu’il attaquait la Hollande « à cause de l’ingratitude et de la vanité insupportable des Hollandais. » Il s’était préparé longuement à la guerre ; sa diplomatie et son administration militaire avaient admirablement fait leur œuvre. On s’était attaché le roi d’Angleterre d’une part, les princes allemands de l’autre, on avait une armée de 120,000 hommes, chiffre qui nous parait faible aujourd’hui et qui était énorme en ce temps-là ; on avait un matériel complet ; Louvois avait poussé l’habileté jusqu’à acheter la poudre et le plomb aux Hollandais eux-mêmes. Il était parfaitement servi par d’habiles espions qu’il entretenait partout, dans les villes de la Hollande, dans les pays étrangers, dans l’entourage même des souverains et jusque dans le parlement anglais. Enfin l’habile ministre avait mis de son côté tous les moyens de succès de manière à frapper rapidement et à coup sur un ennemi qui ne s’attendait nullement à la guerre. La Hollande apprit à peu de jours d’intervalle que la guerre était déclarée, que Louis XI avait passé le Rhin à Tolhuys, qu’il approchait d’Amsterdam.

Il ne semblait pas que cette nation, toute pacifique et laborieuse, pût tenir tête à l’énorme puissance qui s’était si bien préparée à la combattre, et qui jetait tout à coup toutes ses forces contre elle. Elle implora la paix. Les conditions qu’elle offrait au vainqueur étaient assurément fort avantageuses, mais le roi et le ministre ne s’en contentèrent pas. Quand on est si facilement victorieux, on s’enivre de sa victoire, on en est aveuglé, et l’on ne voit plus d’obstacles devant soi ; on se croit maître de tout, et parce qu’on a franchi aisément les frontières d’un pays, on prétend « aller partout, partout. » Louis XI et Louvois posèrent aux Hollandais des conditions inacceptables. Ils voulurent que la Hollande s’anéantît ; ce fut précisément ce qui la sauva. Amsterdam, la ville la plus riche et en même temps la plus patriote, l’âme du pays, se résolut à la résistance. Elle ouvrit les écluses qui retenaient la mer et s’entoura d’une enceinte d’inondation. En même temps la Hollande changea son gouvernement et fit une révolution pour se mieux défendre ; laissant de côté pour un moment ses institutions républicaines, qui lui avaient donné le calme et la prospérité, mais qui ne lui paraissaient pas assurer assez énergiquement l’indépendance nationale, elle établit une sorte de dictature militaire pour le salut du pays. L’œuvre de la défense était fort difficile, elle paraissait même impossible, et voici en quels termes Louvois en parlait : « Si les Hollandais étaient des hommes, il y a longtemps qu’ils auraient fait la paix, mais ce sont des bêtes qui se laissent conduire par des gens qui ne pensent qu’à leur intérêt. » Il ne comprenait rien à ce peuple qui sans armée prétendait se défendre contre la meilleure armée de l’Europe. Il croyait en avoir bientôt raison ; mais l’inondation fit ce que les meilleures fortifications du monde auraient pu faire ; elle arrêta l’armée envahissante, la retint tout un hiver, la fatigua, la déshabitua de vaincre, la démoralisa.

Pendant ce temps, des alliés s’offrirent à la Hollande, non pas alliés désintéressés et généreux (la Hollande n’en espérait pas), mais alliés qui avaient les mêmes intérêts qu’elle ou les mêmes craintes. L’Espagne savait que la chute de la Hollande lui ferait perdre la Belgique. L’Angleterre sentait que cette ambition de la France menaçait sa grandeur maritime, et l’ambassadeur français à Londres écrivait à Louvois : « Les Anglais vendraient jusqu’à leur chemise pour la conservation des Pays-Bas. » La maison d’Autriche s’apercevait qu’elle perdait le premier rang en Europe par suite des progrès de la France. Quant à la maison de Hohenzollern, elle n’était pas menacée directement, et il ne semblait pas qu’elle eût rien à voir à ces affaires. Elle n’avait rien à prendre à la France, et c’était du côté de l’Allemagne que se portaient ses convoitises ; mais pour grandir en Allemagne, pour y acquérir d’abord l’influence, ensuite la force, enfin l’empire, elle jugeait utile de se poser en adversaire de la France. Faire naître dans l’âme du peuple allemand une sorte de patriotisme qui serait surtout la haine du nom français, et se faire l’organe accrédité de ce soi-disant patriotisme, lui paraissait le meilleur moyen de sortir de la position d’infériorité où elle se trouvait en Allemagne. Elle fut donc la première à se déclarer en faveur de la Hollande. Les autres puissances l’une après l’autre suivirent son exemple, et la France eut à combattre presque toute l’Europe. Ce fut au tour de Louvois à désirer la paix et au tour des Hollandais à la refuser. Cette guerre, qui au compte de Louvois ne devait durer qu’un été, se prolongea pendant six années, et, au lieu de se terminer par l’anéantissement de la Hollande, elle se termina par le traité de Nimègue, qui ne fit perdre à la Hollande ni une province ni une forteresse, et qui ne fit gagner à la France qu’une province de la monarchie espagnole, la Franche-Comté. Louis XIV semblait être le vainqueur, et la France s’y trompa peut-être : le vrai vainqueur était la Hollande.

On croirait qu’après de si grands efforts et si peu de résultats Louis XIV et Louvois auraient renoncé à la politique d’envahissement. Il n’en fut rien. L’ambition ne s’arrête pas quand elle veut. L’instinct d’usurpation, la fièvre d’agrandissement, lorsqu’ils ont une fois saisi un souverain ou un peuple, le tiennent et le mènent malgré qu’il en ait. Le jour où l’on s’engage dans la politique de conquête, on ne doit pas dire : Je n’irai que jusque-là. Il faut toujours aller plus loin. Après le traité de Nimègue, la paix paraissait assurée pour longtemps ; mais Louvois eut la prétention de faire encore des conquêtes en pleine paix, et l’on vit, spectacle étrange, la politique d’envahissement poursuivre son œuvre en dehors même de toute guerre. Les derniers traités avaient donné au roi certaines villes avec leurs dépendances. Par ce mot, il fallait sans doute entendre le territoire réellement dépendant de chaque ville ; Louvois comprenait qu’il s’agissait d’autres villes ayant autrefois dépendu féodalement des premières : question de juriste, pensa-t-il, que la magistrature devait décider. Les moyens juridiques furent de tout temps commodes pour l’ambition. Il y a quelques années, la Prusse interrogea les jurisconsultes pour savoir à qui le Slesvig-Holstein devait appartenir, et sur leur arrêt elle se l’adjugea. Louvois avait inventé ce procédé avant les ministres prussiens. Voulant s’emparer de Courtrai, de Luxembourg, de Sarrebruck, de Deux-Ponts, il consulta la magistrature française, et se fit adjuger ces villes par arrêt. L’acquisition de Strasbourg fut plus légitime ; elle se fît par un contrat formel entre la ville et le roi, et elle eut ce rare bonheur d’être conforme à la fois au droit des gens de cette époque et au droit des gens de la nôtre.

Tous ces empiétemens, qu’ils fussent justes ou non, mécontentèrent l’Allemagne et l’Europe. Jamais dans les générations précédentes la France ne s’était présentée aux Allemands comme une puissance envahissante. Jamais, ni pour Metz et Verdun, ni pour l’Alsace, elle n’avait fait d’autres acquisitions que celles que l’Allemagne elle-même lui avait librement concédées ou offertes. On l’avait toujours connue modérée et désintéressée, et l’on n’avait pas encore pris l’habitude de l’accuser de convoitise. Elle avait toujours été l’alliée des Allemands, jamais elle n’avait été leur ennemie. Elle était un membre de la ligue du Rhin, presque un membre du corps germanique. Louis XIV et Louvois, pour la première fois, manifestèrent une ambition qui inquiéta l’Allemagne. Non-seulement ils touchaient au Rhin, mais ils possédaient de l’autre côté du fleuve Kelh et Fribourg, et vers le nord Landau, Luxembourg, Trêves, et même la place forte de Montroyal entre Trêves et Coblentz. C’était prendre vis-à-vis de l’Allemagne une position offensive qui était aussi dangereuse et aussi contraire au droit que le serait en sens inverse la possession de Metz et de Strasbourg aux mains d’une puissance allemande.

Tous les souverains de l’Europe se sentirent menacés dans leur indépendance. Ils s’unirent pour se défendre, et formèrent la coalition d’Augsbourg. Louvois se jeta résolument dans cette nouvelle guerre qu’il avait provoquée. Il n’en vit pas la fin. Sa mort, qui arriva en 1691, ne modifia pas la marche des événemens ; sa politique se continua fatalement après lui. Louis XIV qu’il avait lancé dans la guerre, ne put pas s’en dégager. Il dut continuer à rouler sur cette pente ; après la guerre de la ligue d’Augsbourg, il fut entraîné, un peu malgré lui, dans la guerre de la succession d’Espagne. Il vieillit de lutte en lutte. À une série de victoires inutiles succéda une série de défaites ; la paix qu’il avait si souvent refusée aux autres lui fut refusée à son tour ; il ne la retrouva qu’aux derniers jours de sa triste vieillesse, et à la veille d’aller rendre compte à Dieu du sang versé.

On peut se demander ce que la France avait pensé de toutes ces guerres. S’était-elle associée à la politique de Louvois et de Louis XIV ? Avait-elle partagé leur ambition ? les avait-elle poussés à la guerre, les avait-elle au moins encouragés ? Avait-elle désiré comme eux l’agrandissement et la conquête ? La France, pendant ces cinquante années de luttes, ne fut jamais consultée. Si elle avait eu des états-généraux, comme au xive siècle, ou des assemblées de notables, comme sous Louis XI François Ier et Henri IV il est vraisemblable qu’on l’aurait vue, comme à toutes ces époques, réclamer l’intégrité du territoire sans demander aucun accroissement ; mais Louis XIV ne réunit ni états-généraux, ni notables, il ne semble même pas qu’il ait jamais songé à s’enquérir de ce que le pays pensait de ses entreprises. Il ne lui vint pas à l’esprit de se faire donner, ne fût-ce que par un simulacre d’assemblée, une de ces vagues procurations que les rois obtiennent facilement de leurs peuples pour la décharge de leur conscience. La France n’eut donc aucun moyen de se faire entendre. Pourtant l’opinion publique perça et se laissa entrevoir. Nous savons par les écrits du temps, par les lettres de Mme de Sévigné comme par celles de Saint-Évremond, par quelques vers de La Fontaine et quelques vers même de Boileau, ce qu’on se disait à l’oreille et ce que chacun pensait à part soi de la politique du roi. Les mémoires, sans parler des pamphlets, prouvent par mille indices que la France n’aimait pas la guerre, qu’elle ne partageait pas l’ambition de Louis XIV que, chaque fois qu’elle semblait fêter une victoire, c’était plutôt l’espérance de paix que la victoire qu’elle fêtait, qu’elle ne souhaitait enfin aucun accroissement et qu’elle se désolait souvent des conquêtes de Louis XIV. Colbert, qui représentait bien mieux que Louvois l’opinion publique, qui d’ailleurs par ses fonctions mêmes était en relations bien plus intimes avec la population, qui était chaque jour au courant de ce que pensait la France par les rapports des intendans, faisait entendre au roi des paroles de paix. C’était la voix de la France qui parlait par sa bouche. La France ne s’associa un moment à Louis XIV que dans la période des grands revers, lorsque le pays fut envahi ; pendant la période des succès, elle ne s’était jamais unie de cœur au roi et au ministre belliqueux. Il y a dans la correspondance de Louvois un mot qui le condamne en absolvant la France ; au milieu des victoires de la guerre de Hollande, il écrivait : « On est travaillé ici du mal de la paix. »

Il n’y a donc aucune raison pour rendre la France responsable de la politique d’envahissement que Louis XIV et Louvois avaient seuls poursuivie ; mais déjà les étrangers se plaisaient à l’accuser d’être dévorée de la manie de la guerre. Les étrangers se sont souvent trompés sur elle. De ce qu’elle est courageuse, ils ont conclu qu’elle est belliqueuse. Ils l’ont appelée « nation inquiète, » parce qu’elle ne tend pas le cou au joug de l’étranger ; ils l’ont appelée « nation agressive, » parce qu’elle ne veut pas voir l’envahisseur sur son sol.

II.

Aurait-on pensé que deux siècles après Louvois il se trouverait des ministres et des hommes d’état qui reprendraient sa politique d’envahissement ? Il y avait longtemps que cette politique semblait reléguée parmi les choses mauvaises du passé. Pendant le xviiie siècle, la monarchie française elle-même n’y avait plus songé : ni Louis XV ni Louis XVI n’avaient visé à faire des conquêtes ; ils avaient entrepris des guerres en vue de maintenir l’équilibre européen ou l’influence française, jamais en vue de s’agrandir. L’ambition et le désir d’empiéter ne s’étaient montrés à cette époque, parmi toutes les familles régnantes, que chez la maison de Hohenzollern. Elle avait, dans la première moitié du siècle, envahi effrontément la Silésie, et dans la seconde elle avait provoqué la Russie et l’Autriche à partager avec elle la Pologne. À part cette maison, la politique d’envahissement paraissait abandonnée. Était venue la révolution française ; non-seulement elle avait annoncé le désir de la paix, mais elle avait ingénument réclamé la suppression des armées. Pour obliger la république à devenir belliqueuse, il avait fallu l’attaquer la première et envahir son sol. Il est vrai que par représailles elle avait envahi à son tour, mais jamais du moins elle ne s’était annexé une province que par le vœu formel de la population. L’empire avait donné ensuite dans l’excès de la guerre ; l’ambition personnelle de l’empereur avait été surexcitée par les provocations incessantes et trop habiles des puissances monarchiques. Elles s’étaient juré de ruiner l’empire par la guerre, et la guerre en effet, en dix ans, épuisa l’empire. Après lui, l’Europe ne songea qu’à la paix. Les peuples se livrèrent au commerce, à l’industrie, au travail de l’esprit ; l’intelligence grandit, et la liberté gagna peu à peu du terrain.

Est-ce la France qui a repris la politique d’envahissement ? Assurément nos guerres en Crimée et en Italie n’étaient pas des guerres d’invasion. La France voulait s’agrandir par le travail, par l’exploitation des richesses de son sol, par le développement aussi régulier que possible de ses institutions, par ses arts et par ses sciences, par ses écoles et par ses livres. Voilà ce qu’elle souhaitait, et il est impossible de citer en France un seul homme d’état qui depuis quarante ans ait poursuivi une autre politique. La république de 1848 ne fut certainement pas envahissante. Lorsque Napoléon III se présenta aux suffrages de la France, il eut grand soin de répudier l’esprit de conquête, et pour faire accepter l’empire il eut besoin de faire cette promesse : « l’empire, c’est la paix. » Comme lui, nos députés, à chaque renouvellement de la chambre, ne se faisaient élire qu’en promettant à leurs électeurs le maintien de la paix et la réduction de l’armée. La France ne voulait plus de conquêtes. Il eût fallu descendre aux dernières couches de notre société, parmi les plus ignorans et les plus naïfs, pour trouver encore des hommes rêvant la guerre d’invasion et souhaitant les provinces rhénanes. Tous les votes plébiscitaires et parlementaires recommandaient une politique pacifique et sans convoitises. Il ne se passait pas une année sans que le corps législatif, dans ses séances publiques ou au moins dans ses commissions, demandât la diminution des dépenses militaires. On lui reproche à la vérité d’avoir accueilli par un vote d’enthousiasme la déclaration de guerre à la Prusse ; mais il faut bien voir ce que signifiait ce vote. L’assemblée qui l’exprima était assurément l’une des plus pacifiques qu’il y eût en Europe ; elle ne vota la guerre que sur la promesse qui lui fut faite que cette guerre amènerait un désarmement général. Ce n’était pas la rive gauche du Rhin qu’elle souhaitait, c’était la réduction des armées et presque la suppression de la guerre dans l’avenir. Son vote, à regarder au fond des choses, fut un vote de paix.

Quant à notre gouvernement, dans son manifeste à la France et à l’Europe, il n’annonça aucune autre ambition que celle de forcer la Prusse à désarmer afin de désarmer lui-même. On n’a pas le droit de dire que son intention secrète était de prendre la rive gauche du Rhin, car il s’engageait alors par un traité avec l’Angleterre à ne pas s’emparer, même en cas des plus grands succès, d’un seul pouce du territoire allemand. Ni la nation française ni son gouvernement ne songeaient à des conquêtes. Notre génération avait horreur de la guerre. Elle s’occupait à fonder des « ligues de la paix ; » elle s’endormait dans le beau rêve de la paix perpétuelle. Si la France a commis la maladresse de déclarer la guerre, ce n’est, pas elle au moins qui a commis le crime de la vouloir et de la préparer.

Mais il s’est trouvé en Europe un souverain et un ministre qui ont relevé le vieil héritage tombé à terre de Louis XIV et de Louvois, et qui ont repris les vieilles idées, la vieille ambition, les vieilles convoitises. Cette restauration d’un passé détesté nous est venue de la Prusse, comme si l’intelligence de la Prusse était en retard sur celle des autres peuples. Tandis que toute l’Europe comprenait depuis longtemps que la vraie grandeur des nations consiste dans leur travail, dans leur prospérité, dans le progrès régulier de leurs institutions libres, dans le développement de leur esprit, dans l’équilibre de leur conscience, tandis que tout ce qui était intelligent en Angleterre, en France, même en Allemagne, était unanime à reconnaître que les destinées des nations sont dans la paix et dans la liberté, la Prusse en était encore à croire que la grandeur tient au nombre des armées, et que la gloire dépend de la force et de la violence. Elle en était encore à mettre son ambition à être une grande puissance militaire. Au moment où l’esprit de travail prévalait dans toute l’Europe, l’esprit de conquête régnait encore à Berlin. C’est par la Prusse que la vieille politique d’envahissement a reparu dans le monde.

Pourtant tout a changé depuis deux siècles : idées, droit, institutions, tout s’est modifié, même en Prusse. Comment faire pour ressusciter au milieu de tant de choses nouvelles l’ancienne politique ? Le moyen est bien simple. On n’admet plus aujourd’hui que vous fassiez la guerre pour un intérêt personnel, eh bien ! vous trouverez un intérêt public pour la faire. Vous ne pouvez plus parler, comme Louis XIV, de votre gloire de roi par droit divin ; eh bien ! vous parlerez de la grandeur de la patrie. Vous mettrez en avant les mots d’unité et de nationalité. Vous prendrez le Hanovre au nom de l’unité allemande, vous prendrez l’Alsace et la Lorraine au non de la nationalité allemande. Quelques-uns vous objecteront peut-être qu’ils ne voient pas un lien nécessaire entre l’unité allemande et l’ambition prussienne, que cette unité se faisait peu à peu, qu’elle se faisait par la paix et par la liberté, qu’elle se faisait sans vous et sans votre monarchie, et qu’il importait peu à cette unité qu’il y eût une couronne impériale sur votre tête. Laissez-les dire, il n’y a jusqu’à présent que les étrangers qui vous fassent ces objections ; les Allemands n’y pensent pas encore, et ils n’y penseront, s’il plaît à Dieu, que quand votre œuvre sera faite et le tour joué.

La politique d’envahissement, en revenant au jour, a donc dû prendre une allure et un langage modernes ; elle a dû parler comme on parle aujourd’hui. D’ailleurs les grands principes de notre temps se plient à son usage ; ce sont inventions dont elle profite, comme elle profite des inventions de la science ; les idées sur les droits des peuples lui sont aussi utiles que les canons Krüpp ; elle en tire une force merveilleuse. L’ambition de Louvois, qui ne prétendait pas servir l’intérêt d’un peuple, n’avait à sa disposition que des armées de 120,000 hommes. Celle de M. de Bismarck a toute une race et toute une génération d’hommes à sa discrétion. De ce qu’il parle de la nation allemande, il suit nécessairement qu’il n’y a pas un seul Allemand sur terre qui ne doive servir d’instrument à cette politique, qui ne soit obligé en conscience à tuer et à être tué pour elle, et qui ne soit tenu de devenir un conquérant et un envahisseur à la suite du roi de Prusse et du ministre prussien. L’ambition et l’usurpation ne sont plus réduites à se servir de simples armées ; elles se servent de populations entières.

Mais que dit de cela la morale ? car il ne se peut pas qu’elle ne parle un peu. Les rois ont une conscience comme les autres hommes. Louis XIV avait bien des scrupules lorsqu’il envoyait à la mort non pas un peuple contraint, mais quelques régimens de soldats volontaires ; à plus forte raison le roi de Prusse doit-il sentir une grande crainte et un grand serrement de cœur lorsqu’on lui dit qu’il faut mener à la guerre toute la jeunesse de l’Allemagne. La morale, dûment interrogée, habilement étudiée, scrutée dans tous ses recoins, ne fournit pas une réponse qui rassure ce cœur timoré. Par bonheur au-dessus de la morale il y a la piété, il y a le doigt de Dieu. Qu’on ne parle plus du droit ; la religion commande. La conquête et l’usurpation sont un dessein providentiel. Marchez donc devant vous, ô roi pieux, et ne vous inquiétez ni du sang ni des ruines ; c’est Dieu qui pille par vos mains et qui tue par vos canons. La dévotion est un bien doux oreiller pour la conscience.

Ainsi nous voilà en progrès, et Louvois est fort dépassé. Du reste on ne dédaigne aucun des moyens secondaires dont il a autrefois connu l’usage. Nous avons vu que Louvois, dans ses usurpations les plus flagrantes, trouvait toujours de bonnes raisons pour démontrer qu’il était dans son droit. Avant chaque guerre entreprise par les soldats de la Prusse, on a trouvé des écrivains prussiens pour prouver que la guerre était juste. Comme les juristes de Louvois plaidaient pour lui au sujet de la Belgique ou du Luxembourg, les professeurs de Berlin ont enseigné scientifiquement que le Slesvig est la propriété légitime du roi Guillaume, que la Saxe et la Bavière doivent lui être subordonnées, qu’enfin l’Alsace et la Lorraine doivent faire partie de l’Allemagne, c’est-à-dire de l’empire de Guillaume. Un des traits de l’habileté de Louvois était d’éviter pour lui-même le rôle d’agresseur et de le faire prendre à ceux qu’il attaquait. Rien n’est plus curieux que de suivre dans sa correspondance les efforts qu’il fit pour déterminer l’Espagne à lui déclarer la guerre. L’Espagne ne tomba pas dans le piège ; mais les ennemis de M. de Bismarck ont été moins habiles ; le Danemark, l’Autriche et la France ont pu paraître un moment les agresseurs. D’ailleurs toute l’adresse de Louvois a été dépassée de bien loin par cette admirable scène de comédie où l’on vit un roi qui depuis longtemps était prêt pour la guerre, qui l’avait voulue, qui en avait fourni l’occasion, qui l’avait fait éclater au moment choisi par lui, et qui voyait son ennemi tomber dans ses filets, recevoir en pleurant la déclaration de guerre et s’en remettre à la grâce de Dieu.

Toute espèce de guerre apporte avec elle des maux inévitables ; mais la guerre de conquête en entraîne plus qu’aucune autre. Que deux puissances également civilisées se fassent la guerre pour des principes, ou pour un point d’honneur, ou pour des intérêts commerciaux, elles se feront le moins de mal qu’il sera possible. Elles ne verseront le sang qu’au tant qu’il le faudra ; elles arrêteront le duel aussitôt qu’elles pourront l’arrêter ; elles réprouveront surtout le pillage et l’incendie. Il n’en est pas ainsi des guerres de conquêtes. La politique d’envahissement en effet suppose la cupidité aussi bien que l’ambition. À l’envahisseur il ne faut pas seulement des territoires et des places fortes, il faut de l’argent. Dans toute autre sorte de lutte, le vainqueur peut dire qu’il est assez riche pour payer sa gloire ; mais la guerre d’invasion ne peut pas avoir de ces délicatesses. Elle veut des profits réels et palpables. Pour elle, la victoire ne serait pas la victoire, s’il n’y avait à la suite une contribution de guerre. Nous devons reconnaître qu’en ce point Louvois a donné l’exemple aux hommes d’état de la Prusse, et, si on l’a surpassé, ce n’est qu’en l’imitant. Il a en effet, sinon inventé, du moins régularisé le système des contributions en pays ennemi. Il a décidé, comme si c’eût été un point acquis du droit des gens, que le vaincu devait payer le vainqueur, que l’envahi devait indemniser l’envahisseur. Les ministres prussiens ont pu trouver dans sa correspondance des pages bien instructives. Un jour, Louvois écrit en parlant des Belges : « Comme ce sont gens affectionnés à nos ennemis, il faut tirer d’eux tout le plus de choses que l’on pourra, pour, par ce moyen, les faire servir le roi malgré qu’ils en aient. » Un chef d’armée lui opposait les sentimens d’humanité et le droit des gens ; il répond : « Les gens qui discourent ainsi nous croient encore malades d’un mal dont on a été en effet fort entaché autrefois, c’est le qu’en dira-t-on. » Une autre fois un chef d’armée lui a écrit qu’il comptait traiter avec douceur les habitans ; Louvois réplique : « Cette province ne pouvant pas, après la paix, demeurer possession du roi, il faut en tirer tous les avantages imaginables sans se soucier de la bonne ou méchante humeur des habitans ; le roi trouve que leur argent vaut mieux que leurs bonnes grâces. » Nous n’affirmons pas que les Prussiens parlent et écrivent avec cette franchise ; mais nous savons qu’ils ne se soucient pas plus que Louvois du qu’en dira-t-on, et qu’ils calculent aussi bien que lui les profits que la guerre doit leur rapporter.

Quant au pillage et à l’incendie, ils rapportent peu ; mais ils sont d’excellens moyens de vengeance et d’intimidation. Louvois en usait volontiers. Un de ses généraux lui écrivait : « Tout le pays de Deux-Ponts est armé, et l’on tire sur nous de tous les buissons et à tous les passages ; » Louvois répond qu’il faut fusiller les paysans et brûler les villages « pour mettre ce peuple à la raison, » et il ajoute : « Tout le monde sait que les Français ne commettent des atrocités pareilles qu’à regret, mais ces paysans allemands nous obligent à les commettre. » Ainsi parlent les envahisseurs. Qui leur résiste est un rebelle : si quelqu’un est dans son tort, ce n’est pas celui qui fusille, c’est celui qui est fusillé ; le coupable, c’est le peuple envahi. Les Prussiens parlent-ils et agissent-ils autrement ? Si un paysan défend contre eux son champ et sa maison, ils le fusillent ; si un coup de feu part d’un village et que le coupable ne soit pas dénoncé, le village est livré aux flammes. Les Prussiens font ce que faisait Louvois, et la seule chose qui étonne, c’est qu’ils se croient dans leur droit. Ne leur dites pas que cela pouvait être toléré il y a deux siècles, ils ne savent pas que la morale ait fait des progrès depuis ce temps-là. N’alléguez pas que ces cruautés soulevaient la réprobation de la France elle-même, ils répondraient que la France ne connaissait rien au droit de la guerre. N’ajoutez pas que beaucoup d’officiers français refusaient d’exécuter les instructions de Louvois, et que par exemple celui qui avait l’ordre d’incendier le château et la ville de Heidelberg n’incendia que le château, qui était la propriété d’un souverain, et refusa d’incendier la ville, qui était la propriété des habitans. Ne dites pas cela, car les Prussiens vous répliqueraient que la discipline est bien meilleure chez eux, que leurs officiers et leurs soldats incendient sans broncher, que quand on leur dit : Pille et vole, ils pillent et volent sans murmurer.

La population prussienne pense-t-elle de toute cette politique de ses hommes d’état ce que la France pensait de celle de Louvois ? Nous l’ignorons, et nous n’osons rien affirmer à cet égard. Il est possible qu’elle ne doive pas être tenue pour responsable de tout ce qu’on fait en son nom. Toutefois nous croyons remarquer chez elle un certain état d’esprit qui est assez en rapport avec la politique de M. de Bismarck. Tandis qu’en France les sentimens belliqueux ne se rencontrent plus que dans les classes ignorantes, en Prusse ce sont plutôt les classes élevées et instruites qui poussent à la guerre ; elles semblent infectées de cette vieille maladie qu’on nous reprochait autrefois et qu’on appelait le chauvinisme. Les anciennes idées sur la guerre et sur la gloire règnent encore, dit-on, dans les salons de Berlin et trônent dans les chaires de l’université. Cependant il faut songer, à la décharge de la population prussienne, que voilà deux siècles que la maison de Hohenzollern entretient chez ses sujets l’esprit de guerre. Depuis que cette famille s’est aperçue de la puissance de l’opinion publique, elle s’est appliquée à la tourner à ses vues et à la faire servir à ses intérêts ; elle a travaillé à la rendre belliqueuse, elle en a fait une machine de guerre. L’opinion en Prusse a été disciplinée comme l’armée. Louvois ne connaissait pas cette partie de l’art militaire. Il ne savait pas qu’avant de lancer un peuple dans la guerre il fallait dès l’école et presque dès le berceau lui inculquer des sentimens de haine contre l’étranger. Il n’enseigna point à la France à détester suffisamment les Espagnols, les Allemands, les Italiens. C’est un enseignement qu’on a toujours négligé chez nous. Il est résulté de là que nos officiers et nos soldats ont toujours parcouru l’Europe sans haïr et sans être haïs. Ils faisaient leur devoir de soldats, mais sans y mettre ni animosité, ni rancune, ni envie. L’Allemand, le Russe, étaient pour eux des adversaires plutôt que des ennemis. On se saluait avant le combat, on se serrait la main après la bataille ; la guerre était loyale et sans fiel. La maison de Hohenzollern a poussé l’art de combattre fort au-delà des limites connues. Elle a compris avant tous les autres hommes que, pour récolter plus sûrement la victoire, il faut commencer par semer la haine. Elle s’est mise à l’œuvre longtemps à l’avance ; bien avant de nous combattre, elle a répandu parmi ses sujets les calomnies les plus incroyables sur notre caractère. Elle n’a cessé de leur parler de notre orgueil, de notre ambition, de notre athéisme, de notre immoralité ; elle a dévotement fait couler la haine dans les âmes. Elle y a employé la religion et a fait du piétisme une arme de combat contre nous. Elle y a employé aussi la science ; ses professeurs se sont attachés à travestir notre révolution française et à dénaturer toute notre histoire pour nous rendre haïssables ; j’en connais qui ont altéré jusqu’à l’histoire romaine pour la remplir d’allusions contre nous. Toute science chez eux fut une arme contre la France. Ils inventèrent l’insoutenable théorie des races latines pour donner à leur ambition dynastique les faux dehors d’une querelle de races. Ils firent servir la philologie et l’ethnographie à démontrer que nos provinces les plus françaises étaient leur propriété légitime ; ils obligèrent la morale à enseigner que le fait accompli est sacré, que le succès est providentiel, et que par conséquent la force prime le droit. C’est ainsi que de longue date on préparait la Prusse à la guerre d’aujourd’hui ; on a fait d’elle à force d’éducation une nation haineuse.

Aussi n’est-ce pas une guerre comme une autre que celle qu’on nous fait aujourd’hui. Jusqu’à présent, il était admis par le droit public qu’un gouvernement combattît un autre gouvernement, qu’une armée cherchât à détruire ou à faire prisonnière une autre armée ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit maintenant. Il est arrivé en effet, pour notre épouvantable malheur et aussi pour la révélation de toute la haine prussienne, qu’au bout de six semaines de lutte notre gouvernement et notre armée ont disparu et se sont comme évanouis. Restait une nation, une population civile, les travailleurs de toutes les classes, qui ne connaissaient pas l’usage des armes, qui avaient toujours condamné la guerre et qui n’avaient jamais pensé qu’ils en auraient même le spectacle. À leur tête se trouvait un gouvernement nouveau, composé presque uniquement d’avocats et d’écrivains, et justement de ceux-là mêmes qui, six semaines auparavant, avaient énergiquement parlé contre la guerre. Cette nation et ce gouvernement demandèrent la paix. C’est là que la Prusse laissa tomber son masque. Elle mit à la paix des conditions inavouables, et elle commença aussitôt une lutte étrange, lutte contre une population civile, lutte contre un peuple qui n’avait pas d’armes, et qui dut en fabriquer à la hâte pour se défendre. La Prusse faisait la guerre non plus à un état, mais à une race, non plus à la France, mais à chaque Français ; elle se jetait sur nous comme à la curée ; il semblait qu’elle poursuivît notre sang dans chacune de nos veines. Les nations de l’Europe ne comprenaient rien au caractère horriblement nouveau de la guerre. Elles disaient : Si la Prusse veut l’Alsace et la Lorraine, que n’y installe-t-elle ses armées ? Qu’a-t-elle besoin de bombarder ou d’affamer Paris ? Qu’a-t-elle à faire sur la Loire ou sur la Somme ? C’est que la Prusse voulait autre chose encore que l’Alsace et la Lorraine. Sa race voulait exterminer notre race, son orgueil voulait effacer notre nom, son envie voulait détruire nos arts et nos sciences, sa cupidité voulait emporter nos richesses. Par-dessus tout, sa dévotion prétendait châtier nos vices, et elle commençait par nous enlever notre argent, afin d’en faire à Berlin un meilleur usage que nous.

Voilà jusqu’où a été poussée la politique d’envahissement. Louvois en avait connu quelques règles, la monarchie prussienne les a connues toutes. Jamais l’art d’envahir n’avait été porté si loin, jamais monarques ni ministres n’avaient si bien su employer un peuple à en frapper un autre.

III.

Quels fruits la Prusse et l’Allemagne recueilleront-elles de la politique dont elles sont aujourd’hui les instrumens ? Pour le savoir, il faudrait lire bien loin dans l’avenir. Les événemens ne manifestent pas si vite leurs vraies conséquences. Il faut quelquefois un quart de siècle et même davantage avant que l’on puisse dire : Voilà le résultat. Aussi combien de déceptions ! combien de fois n’arrive-t-il pas que ce résultat est exactement l’opposé de ce qu’on avait voulu et cru produire ! Telle guerre dans laquelle une nation avait toujours été victorieuse a pourtant abouti à l’abaissement de cette nation. Tel grand politique avait voulu diriger la société dans une certaine voie, et, toujours heureux dans ses entreprises, il croyait son but atteint ; cependant la société a marché dans une voie tout opposée. Les plus beaux calculs se sont souvent trouvés faux, et il est souvent arrivé que les succès et les victoires ne furent que des apparences et des illusions d’un moment.

Il faudra donc attendre encore longtemps avant de dire ce qu’aura produit la politique de M. de Bismarck. On ne saura peut-être que dans vingt ou trente ans dans quel sens il aura modifié les destinées de l’Allemagne. Pourtant, comme sa politique n’est pas nouvelle, on peut savoir au moins quels en ont été dans le passé les effets à peu près inévitables. Si l’œuvre de M. de Bismarck est encore inachevée, celle de Louvois a produit depuis longtemps toutes ses conséquences ; il nous est donc possible de juger l’arbre par ses fruits. De même que l’histoire se demandera un jour quel bien ou quel mal la politique de M. de Bismarck aura fait à son propre pays, nous pouvons nous demander si Louvois a été utile ou funeste au sien.

Pendant les vingt-cinq années que Louvois dirigea la politique, conduisit la diplomatie, organisa les armées, la France n’eut que des succès ; dans les guerres contre l’Espagne, contre la Hollande, contre la coalition d’Augsbourg, ses armées furent toujours victorieuses. Et pourtant Louis XIV ne put garder ni la Belgique, ni les places de la Hollande, ni Luxembourg, ni Philipsbourg. Au commencement de chaque guerre, il mettait la main sur l’objet de sa convoitise, et en dépit de ses victoires il était contraint à chaque traité de restituer presque tout ce qu’il avait pris. On est frappé du peu que lui servaient ses victoires. Il n’acquit en définitive que Strasbourg, quelques villes de Flandre et la Franche-Comté, et comme il faut retrancher ici Strasbourg qui ne fut pas pris par la force des armes, il ne reste donc à l’acquis de cette politique de conquête que la Franche-Comté et quelques villes de la Flandre.

Encore se tromperait-on beaucoup, si l’on jugeait qu’une puissance a grandi dans une guerre parce qu’elle a pu y acquérir quelques provinces. La France avait gagné, à la vérité, des territoires et des villes, mais elle avait perdu des amitiés et des alliances. La Hollande était devenue notre ennemie. L’Angleterre, qui au temps de Henri IV et de Richelieu avait été ordinairement avec nous, se montrait notre adversaire acharné. L’Allemagne, qui nous avait toujours aimés jusque-là, témoignait une antipathie et une défiance qui devaient nous devenir funestes au XVIIIe siècle. La Russie n’existait pas encore ; mais la Suède, qui avait été au temps de Richelieu notre point d’appui du côté du nord, cessait d’être avec nous et partageait la haine générale. Ainsi la politique d’envahissement et les succès mêmes de la France n’avaient pour effet que de liguer toute l’Europe contra elle. Elle avait quelques villes de plus, mais elle était isolée dans le monde. Son influence était certainement amoindrie, son prestige diminué, sa sécurité même compromise.

Mais c’est à l’intérieur même du pays qu’il faut regarder, si l’on veut juger les fruits de la politique de ses maîtres. Pour poursuivre ces grandes luttes, il avait fallu épuiser la France en hommes et en argent. Louis XIV, vers la fin de son règne, avait une peine infinie à se procurer des soldats. Pour l’argent, les difficultés étaient encore bien plus grandes. Le budget des années de guerre s’élevait à peu près au double de celui des années de paix : aussi, pour faire la guerre, il fallait doubler les impôts. On essaya d’abord d’augmenter les impôts directs, mais plusieurs provinces se révoltèrent. On fit le même essai sur les impôts indirects, mais alors le commerce s’arrêta. On créa des impôts nouveaux, le droit d’enregistrement, la capitation, la dîme et jusqu’à une taxe des pauvres levée au profit du roi. C’était une lourde charge pour la conscience que d’être ministre des finances en temps de guerre ; Le Pelletier qui le fut après Colbert, était un honnête homme : « la guerre étant survenue, il prévit qu’il serait contraint d’avoir recours à toute sorte de moyens pour remplir les coffres du roi ; sa conscience ne lui permit pas de remplir plus longtemps cette fonction, et il l’abdiqua volontairement, » dit Saint-Simon. Impôts anciens, impôts nouveaux, emprunts forcés, extorsions de toute nature, c’était encore trop peu pour la guerre. Alors le gouvernement altéra les monnaies : il vendit les emplois ; il fit trafic des titres de noblesse. C’étaient encore de trop faibles ressources pour la politique d’envahissement. On a peine à se figurer l’inévitable pauvreté qui punit ces fiers conquérans : en 1689, le roi faisait porter à la Monnaie son argenterie pour avoir du numéraire ; en 1709, il mettait en gage ses pierreries. Sa principale ressource fut d’emprunter. La dette publique, qui avant les guerres ne dépassait pas 150 millions de capital, s’éleva progressivement à 3 milliards. Voilà ce qu’avaient coûté les victoires et les conquêtes.

Par la pauvreté du gouvernement on peut juger la misère du pays. Pour porter les forces de la France vers la guerre, il avait fallu les détacher du travail, les détourner de l’agriculture, du commerce, de l’industrie. La classe commerçante fut ruiné la première ; la guerre avec l’Allemagne arrêta l’exportation ; la guerre avec la Hollande et l’Angleterre détruisit la marine marchande aussi bien que celle de l’état. On peut remarquer d’ailleurs que, dans chaque traité, Louis XIV, pour obtenir ou garder quelques provinces, faisait volontiers des concessions douanières et sacrifiait à l’intérêt de la conquête l’intérêt du commerce. La classe industrielle fut ruinée aussi faute de débouchés pour ses produits ; la misère de la classe ouvrière en France date du règne de Louis XIV, et, si la guerre n’en est pas la cause unique, elle en est du moins la cause principale. La classe agricole fut la plus malheureuse de toutes, parce que ce fut sur elle que les impôts frappèrent le plus impitoyablement. La pauvreté s’étendit ainsi sur toute la société française comme une lèpre, et Fénelon put écrire au grand roi conquérant : « Votre peuple meurt de faim, et la France entière n’est plus qu’un grand hôpital. » À la suite de la pauvreté vint la dépopulation. Si l’on consulte les rapports des intendans qui administraient les provinces, on s’aperçoit que vers l’année 1700 cette même France qui comptait deux provinces de plus comptait un quart d’habitans en moins.

La France n’avait pourtant pas encore cessé d’être victorieuse, et voilà tout ce qu’elle gagnait à ses victoires. C’était là tout le fruit qu’elle recueillait de la politique d’envahissement. Vraiment nous pourrions dire à la Prusse : « Nos chefs ont eu autrefois la même ambition et la même politique que les vôtres, et ils nous ont fait faire ce que vous faites. Nous aussi, nous avons connu la manie des conquêtes et l’éblouissement de la gloire ; nous aussi, nous avons versé le sang et accumulé les ruines, et nous pouvons vous apprendre que le mal que nous avons fait aux autres est chaque fois retombé sur nous-mêmes. L’esprit de conquête nous a fait beaucoup souffrir, mais ce n’est pas seulement depuis que nous sommes les vaincus ; nous en avons souffert, sachez-le, même quand nous étions les vainqueurs. Vous nous enseignez aujourd’hui ce qu’il en coûte d’être les plus faibles, et notre histoire nous enseignait déjà ce qu’il en coûte d’être les plus forts. »

Cela doit donner à réfléchir aux grands politiques, aux grands ambitieux, à ceux qui de bonne foi peut-être pensent travailler à la grandeur de leur pays par la guerre et par la violence. Ils comptent déjà bien des victoires ; leur seront-elles plus fructueuses que celles de Louvois et de Louis XIV à la France ? sont-ils sûrs de garder plus longtemps qu’eux la proie sur laquelle ils ont mis la main ? J’admets que toutes les bonnes chances restent de leur côté, qu’ils soient jusqu’au bout habiles et heureux, qu’ils réussissent à nous amoindrir et à nous démembrer, et je me demande, même en ce cas, si leur Allemagne en sera plus forte. — L’Allemagne aura peut-être gagné une ou deux provinces ; mais il faut mettre en regard toutes les amitiés qu’elle aura perdues. Qu’elle ne compte pour rien la nôtre, bien que la sympathie que nous avions toujours eue jusqu’à présent pour son caractère ne lui ait pas été inutile. Elle aura perdu aussi celle des autres peuples, car elle aura révélé une ambition que les autres peuples ne lui pardonneront pas plus qu’ils ne l’ont pardonnée à Louis XIV et à Napoléon. Si les Prussiens dans la guerre d’aujourd’hui sont vainqueurs jusqu’à la fin, on dira peut-être d’eux : Ils n’ont commis aucune faute. On se trompera ; ils auront commis une faute, celle d’être trop vainqueurs, celle d’avoir montré trop de force et trop d’habileté, et c’est une faute que l’on paie toujours tôt ou tard. La Prusse à l’heure qu’il est n’a peut-être plus d’alliés dans le monde : quelques-uns sans doute peuvent être encore liés à elle par des traités ou par des intérêts qui sont pour le moment d’accord avec les siens ; mais il est douteux qu’elle ait encore des amis, elle ne peut plus compter sur la sympathie d’aucun peuple. Personne désormais ne se réjouira sincèrement de ses succès, et, vienne le moment des revers, personne ne compatira certes à ses souffrances.

Son influence sur les affaires générales du monde ne sera pas plus grande qu’elle n’était auparavant, car l’influence est proportionnée non pas à la crainte qu’on inspire, mais à l’opinion qu’on donne aux autres de sa modération et de sa sagesse politique. Sa sécurité ne sera pas mieux affermie, car plusieurs nations croiront avoir intérêt à l’affaiblir. Elle a, il est vrai, l’armée la mieux organisée qui soit au monde ; mais la supériorité militaire est ce qu’il y a de plus instable dans l’humanité. Louis XIV et Napoléon ont eu aussi l’armée la mieux réglée, la mieux disciplinée, la mieux pourvue qu’il y eût en Europe, et pourtant ils ont fini par des défaites.

On se demande alors ce que la Prusse et l’Allemagne auront pu gagner ; je ne parle pas, bien entendu, de la personne du roi, qui y gagnera peut-être un titre nouveau et une autre couronne, ni de la personne du ministre, qui y a déjà conquis un grand nom ; c’est de la nation que je parle. La part de la nation prussienne et allemande ne serait-elle pas tout entière dans ce mot, la gloire, et ne la croirait-on pas assez payée à ce prix ? Il est vrai que ce mot l’enivre peut-être comme il nous enivrait autrefois, car il exerce une étrange fascination sur les peuples enfans ; mais laissons de côté les paroles sonores et vides, regardons les choses en hommes, et envisageons la vie telle qu’elle est. La vraie question est celle-ci : la Prusse et l’Allemagne sortiront-elles de cette guerre plus riches, plus prospères, plus intelligentes et moralement meilleures ? car c’est à tout cela, et à rien de plus, qu’on juge la grandeur d’un peuple.

Depuis le commencement de la guerre, le travail est à peu près interrompu en Allemagne, et par conséquent l’unique source de la richesse et de la prospérité est tarie. L’invasion cause autant de pertes au peuple qui la fait qu’à celui qui la subit. Sans doute il n’y a pas en Allemagne de villages incendiés, de villes bombardées, de ruines fumantes ; il n’y a qu’une chose, le manque d’hommes. Les guerres de Louis XIV, qui ne se faisaient qu’avec des soldats volontaires ou des cadets de noblesse, n’arrachaient pas violemment les bras à l’agriculture et à l’industrie. Ici, c’est l’agriculture et l’industrie qui ont donné leurs bras et leur sang pour la guerre. Depuis que les armées allemandes ont reçu l’ordre d’envahir la France, l’Allemagne est comme un corps où la vie serait suspendue. A-t-on bien calculé ce que coûterait cette suspension de la vie, et combien elle pouvait devenir dangereuse ? y a-t-on songé pendant les années où l’on préparait lentement cette guerre ? y a-t-on songé au moment où on la faisait éclater de gaîté de cœur ? On avait tout prévu ; on savait combien il fallait de régimens, de canons, de vivres ; on avait marqué étape par étape la marche vers Paris ; on avait mis le doigt à l’avance sur Reischofen, sur Metz, peut-être même sur Sedan ; on savait les raisons pour lesquelles on n’avait à craindre ni la Russie, ni l’Autriche, ni l’Angleterre. Une seule chose n’avait pas été prévue, c’est que notre résistance se prolongerait au-delà du mois de septembre, qu’on retiendrait par conséquent les Allemands loin de chez eux, et que l’Allemagne se trouverait ainsi la première victime de cette horrible guerre. Ils n’y pensent peut-être pas en ce moment : éblouis de leurs succès, acharnés sur leur proie, ils ne voient pas ce qui se pisse dans leur pays ; mais, quand ils y remettront les pieds, ils ne tarderont pas à voir et à compter leurs pertes. Ce ne sera pas comme chez nous la destruction complète d’un certain nombre de fortunes, ce sera la diminution de toutes les fortunes sans exception ; ce ne sera qu’une demi-ruine, mais qui portera sur tous, et comme elle sera moins sensible et moins horrible que la ruine qui nous frappe, on s’en relèvera moins vite.

L’Allemagne aura donc sacrifié en faveur de la politique d’envahissement une année de sa vie, une année de son travail et une forte part de sa richesse. Sans doute ces pertes finiront par être réparées et oubliées ; mais il y a un autre malheur qui pèse sur elle, et celui-ci est irréparable. Cette guerre aura des effets incalculables sur l’état moral de l’Allemagne. Elle changera le caractère, les habitudes, jusqu’au tour d’esprit et à la manière de penser de cette nation. Le peuple allemand ne sera plus après cette guerre ce qu’il était avant elle. On ne l’aura pas entraîné dans une telle entreprise sans altérer profondément son âme. On aura substitué chez lui à l’esprit de travail l’esprit de conquête. On aura ôté de son intelligence les idées saines sur ce qui fait le but et l’honneur de la vie, et l’on aura mis à la place une fausse conception de la gloire. On lui aura fait croire qu’il y a pour une nation quelque chose de plus souhaitable que la prospérité laborieuse et probe ; on lui aura inoculé la maladie de l’ambition et la fièvre de l’agrandissement.

Qu’ils en croient notre expérience : toutes les fois que les chefs de notre nation ont poursuivi la politique d’envahissement, l’état de notre âme en a été troublé. Beaucoup des défauts dont on nous accuse nous sont venus de nos guerres, surtout de nos guerres heureuses. La vantardise, la fanfaronnade, l’admiration naïve de nous-mêmes, le dédain pour l’étranger, n’étaient pas plus dans notre nature que dans celle de tout autre peuple ; ils y ont été introduits peu à peu par nos guerres, par nos conquêtes, par notre habitude du succès. Toute nation qui recherchera comme nous la gloire militaire, et qui comptera autant de victoires que nous, aura aussi les mêmes défauts.

L’Allemagne n’échappera pas à cette fatalité. Peut-être sera-t-elle cruellement punie d’avoir laissé partir toute sa jeunesse et toute sa population virile pour cette guerre de conquête et d’invasion. On l’a insidieusement arrachée à ses travaux, à ses habitudes, à sa. vieille morale, à ses vertus ; on ne l’y ramènera pas. On l’a jetée brusquement dans l’œuvre de guerre, de convoitise et de violence ; son âme en gardera toujours la tache. Autrefois la guerre d’invasion ne démoralisait que des troupes de soldats ; ici, c’est une nation entière qu’elle démoralisera, car une nation entière a été contrainte d’y concourir. A-t-on l’ingénuité de croire que ces hommes dont on a fait des envahisseurs retourneront dans leur pays tels qu’ils en étaient sortis ? Ils y rapporteront des sentimens et des désirs qu’ils n’avaient jamais connus. Après s’être associé à la violence, après s’être accoutumé au triomphe de la force ou de la ruse, il n’est pas facile de revenir à la vie calme et droite. Comment veut-on que des hommes à qui l’on ordonne le meurtre et l’incendie gardent dans leur for intérieur une idée nette du droit et du devoir ? Ces soldats qui expédient soigneusement dans des chariots les bouteilles de nos caves ou qui entassent dans leurs sacs notre argenterie, les bijoux de nos femmes et jusqu’à leurs dentelles, rentreront-ils dans leur maison avec la conscience aussi sûre et aussi franche qu’autrefois ? Nous aimions naguère encore à parler des vertus allemandes ; où les retrouvera-t-on ? La vieille Allemagne n’existe plus.

Qu’on ne pense pas que ce soit nous que cette détestable guerre ait le plus frappés, car nous, nous levons la tête, sûrs de notre droit et sûrs de notre conscience. Ceux qui souffriront le plus, ce sont les envahisseurs. Il n’est pas impossible que cette guerre soit le commencement de notre régénération ; elle est peut-être aussi le commencement de la décadence de l’Allemagne.

M. de Bismarck a voulu se faire un grand nom, qu’il soit satisfait : il peut être assuré que son nom ne périra pas ; mais il a certes assumé une lourde responsabilité en se chargeant des destinées d’une nation entière, et en prenant pour ainsi dire dans sa main toute la vie et toute l’âme de cette nation. Il en devra un terrible compte. Le mal qu’il nous aura fait lui sera aisément pardonné ; on ne lui pardonnera pas celui qu’il aura fait à son pays. La nation allemande ne demandait pas plus que nous la guerre. Comme nous, comme toute l’Europe, elle voulait vivre dans la paix et le travail, élargir le cercle de la science, développer ses institutions libérales. Si elle s’aperçoit plus tard que cette guerre l’a jetée hors de sa voie, a arrêté son progrès, lui a fait rebrousser chemin, elle détestera l’auteur de cette guerre et sa politique rétrograde. Alors elle maudira M. de Bismarck comme nous maudissons Louvois, et la haine qui pèsera le plus sur la mémoire du ministre prussien ne sera pas la haine de la France, c’est la haine de l’Allemagne.

Fustel de Coulanges.