La Guerre d’Igor/Avant-propos

Traduction par François de Barghon Fort-Rion.
Librairie Générale (p. 5-22).


AVANT-PROPOS



En France, depuis plus de cinquante ans, on s’est activement occupé de rechercher avec un soin incessant tout ce qui pouvait se rattacher à notre littérature nationale, il n’est pas une épopée, pas une chronique rimée, pas la moindre parcelle de poésie historique qui n’ait été exhumée, annotée, publiée avec un soin méticuleux.

Cette mine si riche et qui a déjà tant donné est-elle épuisée ? Nous sommes loin de le croire, mais en attendant de nouvelles découvertes, il nous reste encore à étudier les épopées nationales de l’Europe, des peuples nos voisins ; on y travaille, il est vrai, avec ardeur, et le dernier mot n’est pas près d’être dit à cet égard : c’est une région qui commence à être explorée ; les découvertes qu’on y fera seront-elles aussi abondantes que celles qui ont récompensé le zèle des érudits français ?… C’est ce que l’on ne saurait dire.

Le long séjour que nous avons fait en Russie nous a mis à même d’y suivre un précieux filon, et à notre retour, nous avons cédé au désir de faire connaître nos impressions littéraires. Dans ce but, nous attachant à un monument à la fois historique et poétique de la plus haute importance, nous nous sommes appliqué à traduire et à annoter la vieille épopée moscovite, qui a pour titre : La Guerre d’Igor.

Découvert en 1795, dans un vieux manuscrit, ce poème, ou plutôt ce fragment d’épopée, fut publié par un bibliographe russe fort estimé, M. Mussine Pouschkine, qui présenta ce document comme une production écrite en langue vulgaire par un auteur russe du xiie siècle, à ce titre comme le plus ancien monument de la littérature nationale[1].

Une vive polémique s’engagea aussitôt à propos et autour de ce document ; certains critiques en niaient l’authenticité et proclamaient que c’était une sorte de contre-épreuve des poèmes ossianiques ; d’autres se prononçaient pour l’authenticité. Reprise par la suite, cette polémique semblait s’être enfin apaisée, lorsqu’en 1854 M. Boltz, professeur de langue russe à l’école militaire de Berlin, revint à la charge et reproduisit le texte original, en l’accompagnant de notes et de commentaires pleins d’intérêt. Sans nous arrêter à l’examen détaillé du travail de Boltz, travail fort remarquable de tous points, nous voulons seulement ici donner une idée, une rapide analyse, aussi claire cependant que possible, du poème même, objet de tant de controverses ; ce document est d’un intérêt bien fait pour appeler tout spécialement sur lui l’attention du public lettré.

Dans une consciencieuse étude publiée en 1854 par la Revue des Deux-Mondes[2], M. Delaveau résume ainsi le caractère et l’importance du poème de la guerre d’Igor :

« Cette antique composition, dit-il, est très digne d’être étudiée avec soin. On retrouve dans les sentiments que l’auteur y exprime tous les traits poétiques qui caractérisaient anciennement le génie national du peuple russe : une sensibilité naïve ; une profonde vénération pour le côté mystérieux de la nature et surtout une ardeur patriotique que le christianisme n’est pas encore venu modérer. »

À défaut d’autres témoignages, ces fragments littéraires, miraculeusement conservés et parvenus jusqu’à nous, suffiraient à prouver qu’au xiie siècle les Russes étaient moins barbares qu’on ne serait tenté de le supposer. Leur histoire, du reste, abonde à cet égard en faits irrécusables.

Quelques sceptiques n’ont pas craint d’avancer qu’au xiie siècle la Russie était encore beaucoup trop inculte pour que le poème de la guerre d’Igor datât de cette époque ; qu’ils parcourent cependant le tableau généalogique des premiers descendants de Rurik, ils le verront s’allier avec les principales familles régnantes des contrées occidentales[3].

« Ce rapprochement, dit encore M. H. Delaveau, s’explique aisément, car depuis l’introduction du christianisme jusqu’à la période d’anarchie qui précéda l’invasion Mongole-Tatare (1237), la plupart des descendants de Rurik s’efforcèrent à l’envi d’éclairer la Russie. Le grand prince Vladimir fonda des écoles où l’on enseignait aux enfants du peuple à lire et à écrire. Cet exemple fut suivi par Iaroslav son fils, esprit éclairé qui appela à sa cour des écrivains étrangers, fit traduire des ouvrages grecs en slavon et composa plusieurs livres destinés à l’enseignement.

On affirme même qu’une école d’enseignement supérieur, instituée pour former des prêtres et des administrateurs, fut ouverte par ses ordres dans la ville de Novgorod et que les cours en étaient suivis par trois cents jeunes gens des meilleures familles.

Une institution du même ordre existait à Smolensk ; on y avait formé une bibliothèque qui comprenait à la fin du xiie siècle plus de mille volumes d’ouvrages grecs, et il paraît qu’indépendamment de cette langue et du slavon on y enseignait aussi le latin.

Sans insister davantage sur le mouvement de civilisation littéraire imprimé dès avant le xiie siècle à la Russie, et pour revenir au poème de la guerre d’Igor, l’expédition militaire de ce chef illustre contre les Polovtsi ancêtres des Kosaks, nous reporte à l’année 1185. Le portrait que l’auteur trace des Polovtsi et les termes de colère dont il se sert à leur égard ne sont nullement exagérés.

À l’époque où ce poème fut composé, les Polovtsi étaient plongés dans la plus profonde barbarie ; assez souvent employés comme troupes auxiliaires par les princes russes, ils oubliaient parfois et leurs alliances et leurs serments, se jetaient inopinément sur les provinces russes et les dévastaient.

Il fallut songer à poursuivre jusque chez eux ces hordes indomptables, mais que de sang versé, que de pertes réciproques sans résultats !

Les princes coalisés entreprirent de frapper un grand coup et se mirent en conséquence à la recherche des Polovtsi. Le combat s’engagea, les Russes, selon leur habitude, se précipitent avec fureur sur l’ennemi ; les Polovtsi soutiennent le choc, mais la garde du prince Vladimir les charge à son tour si vigoureusement qu’ils prennent la fuite et rentrent dans leurs steppes. Les Russes leur firent dix-sept mille prisonniers.

Tel est l’événement qui précède le fait d’armes célèbre dans le poème du xiie siècle. Suivons maintenant le récit du conteur russe.

À la nouvelle de l’éclatante victoire remportée par les princes russes sur les Polovtsi, le prince Igor, jaloux de la gloire et du riche butin que Sviatoslav de Kiew venait de recueillir, décide plusieurs de ses parents à l’accompagner et prend la route qui conduit sur les bords du Don avec un corps d’armée assez considérable, suivi de nombreux chariots portant les armes.

Ils passent le fleuve ; à peine sur le sol ennemi, ils s’arment à la hâte, et formés en colonnes ils se portent avec rapidité dans la direction de l’ennemi. Les Polovtsi, sans attendre leur attaque, s’avancent à leur rencontre en bandes innombrables.

« Prince, disent prudemment les vieux boyards de la suite d’Igor, les ennemis sont nombreux, retirons-nous !… — On se rira de nous, répond le prince, plutôt la mort que la honte. »

Ce courageux élan porte bonheur aux Russes ; ils battent l’ennemi et s’emparent de son camp. Dans l’enivrement de ce premier succès, les vainqueurs se précipitent à la poursuite des fuyards, mais ceux-ci tournent bride. Les Russes assaillis de tous côtés s’arrêtent, plantent leurs larges boucliers dans le sol, et pendant quelque temps se bornent à décocher des flèches contre leurs adversaires.

Ils attendent des renforts. Le soleil est d’une ardeur dévorante et ils manquent de vivres et d’eau.

Dans cette cruelle extrémité, ils essaient de se frayer un passage à travers l’ennemi, leurs chevaux épuisés ne peuvent plus se soutenir et tombent d’inanition. Le cheval d’Igor est le seul qui résiste, et le héros plein de vaillance continue à encourager les siens de la voix et du geste quoiqu’il soit grièvement blessé lui-même.

Vains efforts ! la déroute est bientôt complète ; de nombreux prisonniers sont faits aux Russes. Le chef des Polovtsi se montre très humain pour Igor, pour son frère et pour son fils ; la surveillance dont ils sont l’objet est à peu près nulle. Igor en profite pour fuir, pendant que ses deux compagnons demeurent au milieu des Polovtsi. Le frère d’Igor épouse la fille du chef qui reçoit le baptême ; enfin, après deux ans de captivité, il rejoint Igor en Russie, emmenant avec lui son neveu et sa femme.

Tel est en peu de mots l’épisode que le poète a choisi. Ce récit commence fièrement par une apostrophe d’Igor à ses guerriers que la vue d’une éclipse effraie : « Frères, il vaut mieux être morts que captifs, montons sur nos coursiers agiles et dirigeons-nous vers le Don aux flots bleus. Allons rompre une lance dans les plaines des Polovtsi, je veux y reposer ma tête et boire toute l’eau du Don avec mon casque. »

Il y a là quelque chose de l’accent homérique et en même temps une allure orientale fort curieuse et à observer et à saisir, une sorte de rodomontade, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Le chanteur du xiie siècle invoque, à plusieurs reprises, un grand poète, Broïan, qu’il appelle le rossignol des vieux âges.

« Les chevaux hennissent, les trompettes sonnent à Novgorod, les drapeaux flottent ; mais Igor attend son doux frère Vsevolod, le taureau sauvage. Celui-ci paraît et lui dit :

« Frère Igor, mon unique lumière ! nous sommes fils du même père ! Prépare tes chevaux agiles, les miens sont sellés d’avance, partons !

« À ces mots, le vaillant Igor met le pied dans son étrier d’or, et les Russes s’avancent dans la plaine, mais le soleil s’obscurcit de nouveau, et l’ombre éveille les oiseaux aux chants sinistres ; les bêtes féroces hurlent dans les champs, le Dive jette son cri du haut des arbres pour avertir les pays inconnus…

« À l’approche des Russes, les Polovtsi accourent par des routes non frayées ; leurs chariots nocturnes crient comme une bande de cygnes effarouchés. Le prince marche vers le Don, mais les animaux pressentent le malheur qui attend son armée.

« En la voyant passer, les loups hurlent dans les ravins, les renards glapissent, les aigles battent des ailes sur les ossements et appellent les bêtes fauves ; mais la nuit tombe peu à peu, le brouillard a couvert la campagne, le chant du rossignol s’entend, le bavardage des pies a cessé. Les Russes s’arrêtent au milieu d’une vaste plaine et l’entourent de leurs rouges boucliers ; ils se préparent à acquérir des honneurs et à donner de la gloire à leur prince… »

Il y a du mouvement, de la couleur et un vif sentiment de la nature sauvage dans ce tableau d’entrée en campagne et des apprêts d’une grande bataille.

Quoique écrit en prose, le poème de la Guerre d’Igor était évidemment destiné à être chanté comme nos vieilles chansons de gestes, comme les psaumes et autres morceaux de littérature slave ; mais il est difficile d’en déterminer le rythme.

Tel est, en peu de mots, l’œuvre curieuse, remarquable, et animée d’un grand souffle héroïque, dont nous donnons la traduction fidèle. De ces vieux usages du xiie siècle, plusieurs persistent encore dans la Russie, qui est vraiment le pays des traditions, et dont le caractère national, au moins dans les campagnes, n’est pas près de s’altérer ni de s’éteindre.



  1. Après les chroniques de Nestor cependant, chroniques qui sont du xie siècle ; mais on n’a point retrouvé non plus jusqu’à présent le manuscrit original que tout porte à croire avoir péri dans l’incendie de Moscou, en 1812.
  2. L’épopée nationale des Russes, d’après les travaux des philologues allemands (Revue des Deux-Mondes, 1854, 13 décemb., no 1219-1231). Dès 1839, M. Eichoff avait publié, dans son Histoire de la langue et de la littérature des Slaves, une notice et une traduction, texte en regard, de la guerre d’Igor.
  3. Une des filles du grand prince Iaroslav épousa Henri Ier, roi de France. Le prince Vladimir, monomarque, mort en 1125, fut marié en premières noces avec une fille d’Harold, roi d’Angleterre ; mais c’est surtout avec les princes et les princesses de Hongrie et de la cour de Constantinople que ces alliances étaient communes.