La Guerre civile au Chili

La Guerre civile au Chili
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 909-921).
LA
GUERRE CIVILE AU CHILI


I.

Le Chili, comme on le sait, est un des pays de l’Amérique qui secouèrent, au commencement du siècle, le joug de l’Espagne. Les luttes de l’indépendance passées, le Chili, comme les autres colonies, s’efforça de se donner une constitution politique. Après quelques essais, on arriva en 1833 à la constitution avec laquelle les Chiliens se sont gouvernés jusqu’à présent. D’après cette constitution, modifiée postérieurement, le pouvoir législatif se compose : 1° d’une chambre des députés, élue par le suffrage universel direct et renouvelable intégralement tous les trois ans; et 2° d’un sénat également élu par le suffrage universel direct et renouvelable par moitié aux mêmes périodes que la chambre. Le droit de suffrage appartient à tous les Chiliens âgés de vingt et un ans qui savent lire et écrire. Les membres du parlement n’ont aucune indemnité, et leurs fonctions sont absolument incompatibles avec tout emploi, commission ou marché, rémunéré de l’État. Le vote est secret et accumulé, c’est-à-dire qu’on a autant de votes qu’il y a de candidats, et qu’on peut les porter tous sur un seul d’entre eux. Il y a un député pour 40,000 habitans et un sénateur par trois députés.

Le pouvoir exécutif est confié à un président de la république, élu pour cinq ans au suffrage de deux degrés, et ne pouvant être réélu qu’après l’écoulement des cinq années qui suivent l’expiration de ses fonctions.

Quant aux attributions du parlement et du pouvoir exécutif, elles sont à peu près les mêmes qu’en France. Tous les actes du président doivent être accompagnés de la signature d’un des six ministres d’état, sous peine de nullité. Les ministres sont responsables de l’exercice de leurs fonctions devant les chambres, lesquelles peuvent les questionner, les interpeller et les censurer. En outre, le sénat, sur la proposition de la chambre des députés, peut juger les ministres à raison des crimes de trahison, concussion, détournement des fonds publics, infraction à la Constitution ou violation des lois, et pour avoir compromis gravement la sécurité ou l’honneur de la nation.

Le Chili a une population de 3,200,000 habitans et une superficie égale à une fois et demie celle de la France. Son budget, depuis de longues années, se solde en excédent de recettes, lesquelles atteignent le chiffre de 70 millions de piastres, soit 350 millions de francs. Au commencement de 1889, il y avait au trésor un excèdent s’élevant à 150 millions de francs. La dette de l’Etat, en capital, dépasse à peine le chiffre des recettes annuelles.

Les partis politiques principaux au Chili sont le parti libéral et le parti conservateur. Le parti libéral est au pouvoir depuis quarante ans. La différence capitale de leur credo n’est guère, comme dans presque tous les pays qui n’ont pas la question dynastique, que relative à des points se rattachant à la religion : influence plus ou moins grande du clergé et laïcisation des institutions. Le parti libéral soutient le libre examen, la non-immixtion de l’Eglise dans les affaires politiques, l’enseignement de l’État et le maintien des réformes accomplies sur ces chapitres : abolition des anciens privilèges ecclésiastiques, lois sur les registres de l’état civil, cimetières laïcs communs, etc. Le parti conservateur, au contraire, voudrait voir partout dominer les conseils de la foi religieuse et soutient l’abolition de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur de l’État, aussi bien que des autres réformes indiquées. Pour le reste, pour l’organisation politique, judiciaire et locale, par exemple, les programmes des deux partis ont cessé de se différencier, sauf, naturellement, sur quelques points secondaires. Sur 120 députés, 100 appartiennent aux diverses nuances du parti libéral et 20 au parti conservateur. Sur 40 sénateurs, 35 appartiennent au parti libéral et 5 au parti conservateur.


II.

M. J. Manuel Balmaceda fut élu président pour cinq ans, en septembre 1886. Député depuis de longues années, en dernier lieu sénateur et chef du ministère, M. Balmaceda s’était fait remarquer par son esprit réformiste et libéral, par une éloquence assez brillante, quoique superficielle, et par une tactique habile dans l’art de manier les hommes et les partis. Assez connu par ses doctrines franchement libérales et par sa haute situation sociale, M. Balmaceda n’eut pas grand’peine à obtenir, en vue des élections présidentielles de 1886, non-seulement les sympathies, mais aussi le ferme appui du président antérieur. Mais si cet appui assura son élection, il fut aussi la cause d’une division profonde du parti libéral. La fraction la plus avancée et la plus indépendante de ce parti n’hésita pas à combattre M. Balmaceda, en raison de l’origine officielle de sa candidature et de son caractère nerveux et variable. Le parti conservateur aussi se montra hostile à M. Balmaceda, mais l’influence officielle l’emporta une fois de plus, et le président actuel montait au pouvoir le 18 septembre 1886.

M. Balmaceda inaugura son gouvernement par une politique habile : il conviait tout le monde à l’apaisement et, au bout de quelques mois, il pouvait s’appuyer sur toutes les nuances du parti libéral. Son gouvernement s’ouvrait ainsi sous les meilleures auspices et rien ne faisait prévoir les orages postérieurs. Les choses marchèrent assez bien jusqu’au commencement de 1889, date à laquelle tout le monde s’apercevait que le ministre de l’industrie et des travaux publics, considéré jusqu’alors comme le membre le plus modeste et, pourrait-on dire, le plus inoffensif du cabinet, prenait toutes les allures d’un dauphin ; ses avis étaient toujours prépondérans dans les réunions du conseil des ministres et il jouissait d’une grande faveur dans les entretiens privés du président. A l’occasion d’un voyage dans les départemens, ce ministre prit la parole et développa tout un vaste programme de travaux publics (construction d’écoles primaires et industrielles, chemins de fer, prisons, etc.), programme que ses collègues du ministère accueillirent avec une certaine surprise. Enfin, d’autres faits de moindre importance se produisirent, et le parlement et le pays purent constater que M. Balmaceda ne cachait pas son intention de mettre toute son influence au service de la candidature de son ministre de l’industrie, M. Enrique Sanfuentes, lors des élections présidentielles de 1891.

Un semblable dessein en faveur d’un homme qui pour la première fois arrivait à une fonction publique, et n’était connu jusqu’alors que par son heureuse chance dans les opérations de Bourse, ne pouvait que rencontrer une résistance sérieuse. La fraction du parti libéral qui avait combattu l’élection de M. Balmaceda, grossie de la moitié des anciens partisans de celui-ci, sans se déclarer en hostilité ouverte, essaya de ramener M. Balmaceda dans la bonne voie. A la suite de ces efforts, plusieurs changemens ministériels eurent lieu. L’influence de M. Sanfuentes semblait mise à l’écart, mais en réalité elle ne faisait que sommeiller, prête à se réveiller. Le temps marchait, et M. Balmaceda et son favori jugèrent le moment arrivé de compter leurs amis et de mettre en mouvement les puissans ressorts de la machine gouvernementale. Profitant de la prorogation des chambres, M. Balmaceda renvoyait le ministère qui, quelques jours auparavant, avait l’appui presque unanime des chambres, et en janvier 1890 en nommait un autre, composé de ses amis personnels et manifestement contraire à l’opinion de la majorité parlementaire.

Pendant plusieurs mois ce ministère gouverna, et sa tâche principale fut de se procurer une majorité à la chambre des députés, ou tout au moins au sénat, en vue des sessions ordinaires du mois de juin 1890. Le président et ses ministres n’y arrivèrent pas, et ceux-ci, n’étant pas disposés à encourir un vote de censure du parlement, se retirèrent à la fin du mois de mai 1890. Mais M. Balmaceda ne tarda pas à les remplacer par six autres de ses amis, qui, bien plus dévoués que leurs prédécesseurs, ne devaient reculer devant aucun obstacle. En effet, ils eurent le courage de se présenter aux deux chambres et de déclarer hautement qu’ils ne s’attendaient pas à avoir l’appui de la majorité parlementaire, mais que, néanmoins, ils étaient résolus à conserver le pouvoir tant qu’ils auraient la confiance du président de la république. Les deux chambres, dans l’intervalle de deux ou trois jours, ripostèrent, par une majorité des trois quarts, en faisant usage pour la première fois, dans une longue vie parlementaire, de leur droit de censure ou de blâme contre le ministère. Le ministère, pourtant, n’en resta pas moins en fonction, et, désertant la salle des séances, il crut pouvoir continuer tranquillement sa besogne administrative et ses efforts en faveur de M. Sanfuentes.

Trois mois se passèrent ainsi, pendant lesquels les chambres discutèrent deux projets de lois organiques d’une grande importance ; l’un sur les élections, l’autre sur l’organisation communale.

Le mois de juillet approchait, et avec lui la date où expirait le budget des recettes de l’année précédente. Une nouvelle loi était indispensable au gouvernement pour continuer à recouvrer les impôts, une disposition constitutionnelle le prescrivant formellement. C’était aussi le moment attendu par les chambres pour faire valoir positivement leur autorité. En effet, par une majorité de plus des trois quarts, les chambres suspendaient l’autorisation de recouvrer les impôts jusqu’au moment où serait constitué un ministère qui aurait l’appui de la majorité des deux chambres. Le ministère, convaincu que les chambres reculeraient devant les conséquences fâcheuses qu’une telle situation infligeait au pays en se prolongeant, essaya de se maintenir quand même au pouvoir. Les citoyens ayant le droit incontestable de refuser le paiement de l’impôt, le gouvernement n’osa pas le recouvrer, et le Chili resta pendant vingt-cinq jours sous un régime idéal : tous les services publics fonctionnant régulièrement et les citoyens exempts de toute charge : pas de droits de douanes, pas de droits de timbre et d’enregistrement, pas de contributions mobilières, pas même l’obligation d’affranchir les lettres.

La situation s’aggravait chaque jour, et de dangereuses manifestations ne tardèrent pas à éclater. À Iquique, le port du salpêtre, des milliers de mineurs et d’ouvriers de la corporation des chargeurs abandonnèrent leur travail pour se livrer à de bruyantes manifestations. À Valparaiso, le plus grand port du Pacifique, à l’occasion des meetings des deux partis, s’engagea dans les rues une lutte générale que la police fut impuissante à réprimer. Il resta sur le carreau plusieurs morts et plus de quatre cents blessés.

En face d’une telle situation, les hommes les plus considérables de Santiago, par leur position sociale, par leur richesse et par leur qualité de membres de l’Université, du barreau et du corps médical, s’assemblèrent non pour protester et faire acte de partisans, mais pour adresser à M. Balmaceda l’avis des représentans de l’ordre, des sages, des hommes sans passions, sans parti-pris, et pour lui montrer la nécessité de sauver le pays, en faisant appel à son patriotisme. M. Balmaceda reçut froidement la délégation des six citoyens nommés par cette réunion, et sans donner aucune promesse, se contenta de se plaindre de la majorité des chambres en rejetant sur elles la responsabilité de la situation.

Cependant, un peu plus tard, M. Balmaceda revenait sur ses pas et acceptait la médiation de l’archevêque de Santiago. Après plusieurs conférences on arriva au résultat désiré. Un ministère composé d’hommes éloignés depuis quelque temps des luttes des partis, quoique d’un très grand mérite prendrait le pouvoir, en adoptant comme programme de gouvernement la neutralité et l’abstention la plus absolue de toute influence officielle dans les prochaines luttes électorales. Ce fut ainsi qu’on arriva à la constitution d’un ministère parlementaire, sous la présidence de M. Prats, homme remarquable, ancien président du cabinet pendant la guerre du Pacifique et ancien président de la cour suprême de justice. Le parti conservateur, pour la première fois depuis vingt ans, y était représenté et obtenait un portefeuille. Tout sembla arrangé : les chambres votèrent la loi de finances. Le pays tout entier manifesta sa satisfaction et rentra dans sa tranquillité habituelle. Mais, malheureusement, il ne tarda pas à être de nouveau désabusé : bientôt les nouveaux ministres durent reconnaître qu’ils n’étaient pour rien dans le gouvernement, et que M. Balmaceda, les laissant de côté, s’entendait directement avec les préfets et faisait préparer la campagne en faveur du candidat officiel. Les six ministres s’adressèrent alors à M. Balmaceda pour lui demander une plus grande liberté d’action et l’autorisation de révoquer quelques préfets ostensiblement partisans de M. Sanfuentes. Sur la réponse négative du président et ne voulant pas prêter la main à une politique à laquelle ils étaient chargés de mettre fin, les ministres se retirèrent le 15 octobre 1890. La loi de finances votée, M. Balmaceda n’avait plus besoin, en effet, d’un ministère parlementaire et, sans le moindre scrupule, il rappela ses anciens amis. Le premier acte de ce nouveau ministère fut la clôture de la session extraordinaire commencée quinze jours auparavant sur la convocation faite par le président de la république sous le ministère précédent. De cette façon on coupait court aux interpellations et aux votes de blâme.

La commission conservatrice, qu’en français il conviendrait mieux d’appeler commission nationale, est une institution reconnue par la constitution chilienne. Elle consiste dans une délégation de sept membres de chaque chambre, dont les attributions principales sont de veiller pendant la prorogation du parlement à l’observation de la constitution et des lois, et d’adresser au chef de l’État les communications afférentes à ses fonctions. En outre, elle peut demander au président de convoquer les chambres en cas de circonstances exceptionnelles. C’est en faisant usage de ce droit que cette commission a joué un rôle considérable dans les événemens dont nous faisons le récit. Aussitôt les chambres congédiées, la commission nationale se réunit et après un débat qui restera célèbre dans l’histoire parlementaire du Chili, elle adressa au président une note lui demandant une convocation immédiate du parlement comme une mesure absolument nécessaire et urgente, la loi annuelle du budget des dépenses et celle qui autorise la permanence de l’armée et de la marine n’ayant pas encore été discutées. M. Balmaceda s’y refusa, et la commission continua en conséquence à se réunir trois fois par semaine. L’élite des deux chambres y étant représentée, la conduite du gouvernement y était le sujet des plus brillans débats. La grande salle du sénat devenait trop étroite pour contenir les assistans, et une foule nombreuse restait aux abords du palais législatif afin d’acclamer les représentans du pays à la sortie des séances. Cette commission fut ainsi le foyer de l’opinion et des protestations contre la conduite de M. Balmaceda. Dans la presse indépendante et dans les meetings, on donnait la dictature comme un fait accompli, tandis que les journaux gouvernementaux soutenaient que l’exécutif pouvait légitimement se passer des lois réclamées.

Enfin, le 1er janvier 1891, date d’expiration du budget des dépenses, approchait. La commission nationale renouvela au président ses instances pour la convocation des chambres et lui fit observer que, par le fait de dépenser une somme quelconque sans l’approbation préalable de la loi de finances et par le fait de conserver l’armée et la marine sans l’autorisation d’une loi, il se mettait hors la constitution et la loi. L’article 37 de la Constitution dit, en effet : « En vertu d’une loi seulement on peut : 2° fixer annuellement les dépenses de l’administration publique ; 3° fixer également chaque année les forces de mer et de terre qui doivent être entretenues en temps de paix ou de guerre. »

Mais M. Balmaceda n’avait pas l’intention de céder et, le 1er janvier 1891, il établissait, de sa propre autorité, le budget des dépenses de cette année. L’armée, loin d’être dissoute, aurait désormais une solde de 50 pour 100 plus considérable. Tous les employés non partisans du gouvernement étaient congédiés, l’état de siège était déclaré par décret, en violation du droit exclusif du parlement; les réunions publiques étaient empêchées par la force, etc. Ce iut le signal de l’insurrection. Les deux branches du congrès, ne pouvant siéger ni dans le palais législatif ni ailleurs en raison des mesures prises par M. Balmaceda, se mirent d’accord pour signer, à une grande majorité, un acte dans lequel, après avoir énuméré les violations commises par le président de la république contre la Constitution et la loi, et invoqué l’art. 27 de celle-ci, qui donne an congrès la faculté de déclarer arrivé le moment où le président ne peut pas exercer ses fonctions, soit en raison de maladie, absence ou autre grave motif, soit par cause de décès, démission ou autre empêchement absolu, on faisait la déclaration suivante : « Le président de la république, don José Manuel Balmaceda, s’est rendu absolument impossible pour continuer l’exercice de sa charge, et en conséquence il doit cesser de la remplir à partir de ce jour. » En même temps des protestations se produisirent dans tout le pays, mais la police et l’armée n’eurent pas grand’peine à les étouffer. Le 6 janvier, la résolution prise par la flotte vint changer la face des choses : celle-ci déclarait, sur l’injonction d’une note signée par le président de la chambre des députés et par le vice-président du sénat, ne plus devoir obéissance au gouvernement, et, après avoir embarqué quelques chefs de l’opposition parlementaire, elle s’éloignait de Valparaiso et allait prendre possession des provinces du nord du Chili. Plus tard, la flotte mit le blocus devant plusieurs ports, tarissant ainsi presque l’unique source du trésor chilien, le produit des douanes.

Tout d’abord, les nouvelles télégraphiques constatèrent le progrès de la révolution, et tout semblait conduire à la solution réclamée par le parlement, la démission de M. Balmaceda; mais ce résultat ne devait pas être obtenu aussi facilement. M. Balmaceda avait parfaitement préparé sa résistance : il avait nommé ministre de la guerre un général, et préfets un grand nombre de colonels; il avait congédié tous les officiers douteux ou peu enthousiastes de sa cause et avancé d’un grade à peu près tout le reste ; il doublait le traitement des officiers et la solde des troupes; il avait recueilli l’armement et les munitions disséminées dans les départemens; il élevait à 30,000 hommes l’effectif de l’armée active et faisait poursuivre et mettre en prison tout citoyen capable de prendre l’initiative et la direction du mouvement révolutionnaire dans les différentes parties du pays.

En revanche, l’insurrection n’avait que la flotte, puissante il est vrai sur mer, mais qui ne peut rien faire au centre du pays. Son action ne peut produire d’effet qu’à la longue. D’ici à quelques mois, en effet, le gouvernement aura épuisé les 20 millions de piastres de la réserve et les 10 autres millions émis par décret, et, ne pouvant plus tirer de ressources des douanes, il sera bien près d’être vaincu; mais il a encore le temps d’agir. En dehors de la flotte, l’insurrection a des bras nombreux et des bonnes volontés partout, ainsi que l’appui effectif du clergé et des grandes fortunes. Les dernières nouvelles ont annoncé quelques rencontres dans les provinces du nord du Chili, dont une assez sérieuse, où ont été complètement défaites les troupes du gouvernement. Ces provinces n’étant attaquables que par mer, les insurgés sont maîtres du territoire du salpêtre et des trois ports qui produisent les deux tiers des recettes chiliennes. Grâce à cette circonstance, les partisans du congrès ont pu organiser à Iquique un gouvernement ayant à sa tête les présidons des deux chambres, et former une armée en vue d’attaquer le gros des forces de M. Balmaceda, concentrées près de Santiago.

Dans ces conditions, il est très difficile de prévoir quel sera le résultat de la lutte, de d re qui remportera la victoire. En ce moment-ci, tout ce qu’on peut assurer, malheureusement pour le pays, c’est que la lutte semble devoir se prolonger, par suite de la puissance et de l’isolement de chacune des deux forces ennemies, et, en se prolongeant, elle a toute chance de se convertir en une longue et désastreuse guerre civile.

Et maintenant, quel est le but poursuivi par M. Balmaceda et ses amis personnels, d’une part, et par la majorité du parlement et par le peuple, de l’autre? L’objectif de M. Balmaceda reste un mystère : on ne peut pas supposer qu’il sacrifie son pays pour l’unique satisfaction de désigner son successeur; il n’est pas probable non plus qu’il ait songé à rester au pouvoir; ni lui, ni ses amis ne proclament aucun programme, aucune doctrine, aucune réforme pour justifier une politique quelconque. C’est pour cela que personne n’a pu trouver une explication plausible de la conduite de M. Balmaceda et que la plupart inclinent à croire que M. Balmaceda n’a obéi, d’abord, qu’au désir de faire prévaloir ses vues et de conserver une partie de son influence après l’expiration de ses pouvoirs, et que, plus tard, il s’est laissé emporter par son exorbitant amour-propre, gravement froissé dans une lutte politique trop ardente et dans laquelle le président, oubliant qu’il était chef, est souvent descendu au rang de soldat et a combattu comme tel. Cependant, il faut reconnaître que la longue persistance de M. Balmaceda dans sa politique de discorde et la terrible gravité de la situation provoquée par lui ne sont pas en rapport avec les motifs que nous venons d’indiquer, et qu’il n’est pas impossible qu’il ait visé à conserver le pouvoir après la période quinquennale.

Désormais, si M. Balmaceda ne joue pas sa vie, il risque tout au moins un avenir plus ou moins triste. C’est aussi la principale cause qui le fera rester encore sourd à la voix du patriotisme tant qu’il aura un espoir de triompher. En dehors de l’armée, que la crainte et l’esprit d’obéissance et de discipline maintiennent à ses côtés, M. Balmaceda n’a que très peu d’amis, ceux-ci, d’ailleurs, de beaucoup inférieurs à lui, et dont les meilleurs se laissent emporter par une reconnaissance mal comprise ou par le désir de conserver ou d’acquérir une notoriété qu’ils n’auraient pas atteinte dans des circonstances meilleures. Le reste forme la suite obligée de toute espèce de pouvoir et ne mérite pas qu’on en parle.

Au contraire, le but de ceux qui font la révolution, le but du parlement et de ses partisans, est parfaitement défini : ils ont voulu, d’abord, avoir raison d’une dictature qui a rompu avec cinquante-sept ans de bonnes traditions parlementaires; ils ont voulu ensuite, et avant tout, sauver le pays des dangers d’une dictature établie avec un caractère permanent. Il n’était que trop évident, en effet, que, sans la révolution, M. Balmaceda aurait su se faire un parlement à lui, sous lequel le pays aurait été définitivement asservi. Aujourd’hui, ces motifs se trouvent malheureusement bien renforcés, et le dévoûment des parlementaires à leur cause doit grandir, car le danger est maintenant doublement grave.

En effet, il y a quelque temps. M. Balmaceda et ses amis proclamèrent M. Claudio Vicuña candidat aux élections présidentielles du 1er juin, candidat qui, si M. Balmaceda n’est pas chassé auparavant, aurait la charge de continuer la lutte après le 18 septembre, date d’expiration des pouvoirs du président actuel. Mais d’un autre côté, le 29 mars, sur la convocation faite par un décret qui abroge la loi d’élection, une assemblée constituante vient d’être élue, si on peut parler d’élections chez un peuple qui est en guerre civile et soumis à l’état de siège le plus rigoureux, qui ne peut pas se réunir, qui n’a pas de journaux, etc. En vue de quelles réformes M. Balmaceda a-t-il réuni cette constituante dans des circonstances si extraordinaires et contrairement à la constitution du pays, qui interdit toute voie d’amendement des lois fondamentales en dehors de la volonté de deux parlemens successifs? Voudra-t-on déclarer la rééligibilité du président de la république, pour ne pas affronter les dangers d’un 2 décembre chilien? Nous ne savons; mais il y a là des périls dont il est très important de sauver un pays digne d’un autre sort !


III.

On pourrait croire que les faits que nous venons de mentionner sommairement ne sont que la manifestation extérieure de causes sociales plus ou moins permanentes, et plus ou moins profondes. Mais, à propos de cette révolution, les tentatives d’explications philosophiques resteraient bien stériles. La lutte des classes n’est connue au Chili que par l’histoire des pays d’Europe ; nous n’avons pas, non plus, les questions ouvrières ni le socialisme; les dissentimens religieux sont également inconnus, et le peu de gens qui ne sont pas des fervens catholiques sont des libres penseurs qui ne gênent personne; la richesse de l’état et des individus n’a fait qu’augmenter dans des proportions inouïes depuis 1880 ; les dernières récoltes ont été excellentes; les salaires ont suivi la progression accoutumée. Bref, au Chili, on ne peut signaler aucun des faits sociaux ou économiques qui le plus souvent sont la cause des crises politiques des peuples, et dont la république voisine du Chili, l’Argentine, nous offre un si frappant exemple, avec la catastrophe économique et financière dont elle est à présent victime.

Les événemens qui se passent au Chili ne sont pas, non plus, la conséquence d’un état chronique d’anarchie politique, de cette espèce de dissolution permanente où en sont presque toutes les républiques hispano-américaines, et dont les mouvemens militaires sont la caractéristique; cinquante-sept ans non interrompus de gouvernement régulier et constitutionnel, un crédit qui permet de voir au pair en Europe les emprunts du 4 1/2 pour 100, mettent le Chili à l’abri d’un pareil soupçon.

Pour prouver que les événemens du Chili ne sont pas la manifestation périodique d’une organisation politique n’ayant pas encore atteint sa maturité, non plus que de mœurs anarchiques et révolutionnaires, nous citerons un fait récent qui, mieux que toute autre chose, donnera une idée exacte des progrès politiques du Chili et du véritable caractère de la révolution qui est en train de s’y opérer. En 1881, le général Baquedano, qui, à la tête de 30,000 Chiliens et après de sanglantes batailles, avait complètement soumis le Pérou et la Bolivie, ayant été proclamé candidat aux élections présidentielles, ce général qui, quelques mois auparavant, à l’occasion de sa rentrée de la campagne du Pacifique, avait traversé les rues de Santiago sous des arcs de triomphe et sous une pluie de fleurs, ce général n’eut pas assez de partisans pour maintenir sa candidature! Au Chili, le principe que le président de la république ne peut pas porter l’épée avait une espèce de force constitutionnelle. Ce même général, avec une armée victorieuse à sa disposition, respecta l’opinion du pays. Nous sommes portés à croire que, pour beaucoup de pays bien plus grands, bien plus civilisés, bien plus vieux que le Chili, il ne serait pas aisé de donner une semblable et si indiscutable preuve de sagesse politique et de foi républicaine.

Cette révolution est avant tout une révolution forcée, une révolution faite à contre-cœur, venant d’en haut, provoquée et même recherchée par celui qui s’en défend.

Il s’agit d’un de ces conflits si fréquens dans le système parlementaire du type anglais, que nous avons imité : le président étant inamovible et irresponsable pendant l’exercice de ses fonctions, une fois qu’il se refuse à nommer un cabinet en conformité de vues avec les vœux de la majorité du parlement, il n’y a plus d’arrangement possible. Les armes puissantes mises aux mains des chambres pour contraindre le président à suivre leur politique deviennent inefficaces pour amener une solution. C’est bien là de l’équilibre et de la séparation des pouvoirs, mais justement sous leur aspect le plus fâcheux. C’est pour cela que la France a si bien fait de ne pas créer un président élu au suffrage direct et sortant de la même source que le parlement, mais de faire nommer le président par le congrès. Au Chili, au contraire, on a porté si loin l’imitation du système anglais que les membres de l’assemblée constituante de 1833 ne reculèrent pas devant l’absurdité d’établir, dans une république, un président qui ne peut pas être jugé pendant l’exercice de ses fonctions, même dans le cas où il se rendrait coupable de trahison ou de crime de lèse-patrie. C’est, ni plus ni moins, la théorie de l’impeccabilité de la reine d’Angleterre, les ministres ou ses conseillers étant considérés comme seuls responsables des résolutions adoptées. Et au Chili le mal se trouve encore aggravé, car les chambres ne peuvent pas être dissoutes par le président pour provoquer de nouvelles élections. Il faut observer d’ailleurs que cette faculté entraînerait de graves inconvéniens dans un pays où le chef de l’État fait si lourdement peser son action sur les électeurs. Un conflit dans ces conditions est donc sans issue autre qu’une révolution.

Voilà les seules causes ayant un caractère général que l’on peut assigner aux événemens du Chili. Si ces causes n’ont pas jusqu’ici produit de pareilles situations depuis 1833, et si jamais on n’avait vu rester debout un ministère en opposition avec la majorité des chambres, il faut l’attribuer à la prépondérance énorme du parti libéral qui gouverne depuis quarante ans, à l’esprit calme et froid du peuple chilien, à la supériorité et la sagesse des hommes qui ont été élevés à la présidence. En effet, dans l’histoire politique du Chili, il y a eu deux présidens très autoritaires, mais tous les deux s’arrêtèrent toujours devant la seule menace d’une majorité d’opposition et d’un refus du budget.

Dans l’histoire récente de la France, un exemple est propre à donner une idée plus nette de ce qui se passe au Chili : ce pays est la victime d’un 16 mai poussé beaucoup plus loin que ne le fut le vrai, mais infiniment moins grave par l’étendue de la scène où il se joue. Le glorieux maréchal de Mac-Mahon qui, soutenu par un puissant parti de réaction ne voulait pas céder devant l’opinion du parlement, céda devant la possibilité d’une révolution, tandis que M. Balmaceda, soutenu seulement par quelques politiciens et sans être obligé à sacrifier ni personnes ni principes pour donner satisfaction au parlement, brave la colère d’un peuple qui, par sa race araucano-espagnole, n’a que trop d’énergie.

Quant aux conséquences probables de cette révolution, il faut distinguer les conséquences purement politiques et les conséquences économiques et financières. Les premières varieront selon le résultat de la lutte, mais on peut l’assurer, les institutions du pays finiront par être considérablement et favorablement modifiées peu de temps après l’issue de la lutte : la pression officielle dans les élections deviendra beaucoup moins puissante ; les attributions du président seront réduites, et, probablement, il sera désormais justiciable à toute époque devant le sénat, comme le sont aujourd’hui les ministres sur une accusation de la chambre ; finalement, on arrivera à décentraliser l’administration, jusqu’aujourd’hui restée entièrement dans les mains de l’exécutif. Ce sont là les réformes réclamées depuis longtemps par l’opinion publique du pays.

Les conséquences économiques et financières de la révolution, au contraire, apparaissent sous un jour bien différent, et rien ne saurait écarter les maux qui en résulteront. D’un côté, la mise en circulation de 50 millions de francs en papier-monnaie, réservés jusqu’au 1er janvier dans les caisses de l’État pour être amortis au fur et à mesure, et l’émission par décret de 60 autres millions de papier à cours forcé menacent de produire une grande dépréciation du papier de l’État. Il est très probable en outre que M. Balmaceda, de nouveau, à bout de ressources, aura encore recours aux assignats, ce qui aggraverait singulièrement la situation monétaire. D’un autre côté, les dépenses extraordinaires motivées par la guerre civile, les maux causés à l’agriculture, laissée sans bras par la mobilisation de 40,000 hommes et la suspension presque absolue de tout commerce d’importation et d’exportation, et, par suite, la cessation du travail des principales industries, amèneront inévitablement une crise économique pour le pays et de très graves embarras financiers pour l’État, à moins que M. Balmaceda, en voyant des proportions considérables prises par la révolution, ne se résolve, sans retard, à donner sa démission.

Telle est la révolution chilienne dans ses manifestations extérieures, ses causes et ses conséquences probables. Il faut espérer qu’un peuple aussi avancé que le Chili saura bientôt mettre fin à une situation aussi critique, née des caprices d’un homme qui, oubliant qu’il était le premier serviteur du pays, s’en est cru le maître ; à cette condition seulement le Chili pourra reprendre la voie du progrès et conserver le rang que son développement matériel et intellectuel lui assigne parmi les pays du nouveau monde[1].


  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, la situation réciproque des deux partis ne s’est pas notablement modifiée au Chili. Les seuls faits nouveaux qui méritent une mention spéciale c’est, d’une part, la destruction du cuirassé Blanco Encalada par un torpilleur présidentiel et, d’autre part, l’occupation de la province d’Atacama par l’armée du congrès. Les embarras financiers du président Balmaceda et sa situation déjà très critique se sont de plus considérablement aggravés par le séquestre des vaisseaux chiliens construits en France, que vient de décréter provisoirement le tribunal de la Seine. La réponse des capitalistes européens par lui sollicités et la résolution définitive adoptée dans cette affaire des navires ne peuvent manquer d’exercer une sérieuse influence sur la solution du conflit, ou tout au moins sur la durée des malheurs actuels du Chili.