La Guerre allemande et le catholicisme

La Guerre allemande et le catholicisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 121-132).
LA GUERRE ALLEMANDE
ET
LE CATHOLICISME[1]


I

Un livre, ou plutôt une collection d’articles, publié par Mgr Baudrillart, recteur de l’Institut catholique, apportera à ses lecteurs, en cette terrible année, quelque réconfort.

Horrible année, en même temps qu’admirable, où les vieux vaincus de 1870 célèbrent et pleurent en même temps une revanche longtemps souhaitée, mais payée au prix du sang le plus pur de la jeunesse. Pourquoi ces immenses sacrifices ? De notre côté, il y fallait consentir, ou n’avoir plus de patrie !

Mais il n’est plus question dans ce livre de discuter les causes de la guerre. Car jamais problème historique ne fut plus complètement élucidé : agression, guet-apens, attentat, les Allemands ont le choix des mots. Eux-mêmes ne semblent plus chercher de justification que dans les œuvres de leurs écrivains nationaux, les Sybel, les Treitschke, les Bernhardi… Et quand nous jetons les yeux sur les écrits de ces apôtres de la Prusse, nous demeurons stupéfaits. Exalter la force pour elle-même, sans raison à faire prévaloir, sans cause à servir ; célébrer la brutalité pour elle-même et par principe, nous paraîtra toujours un langage incompréhensible. Nous voulions vivre, a dit l’empereur Guillaume, souverain d’un État dont le commerce avait décuplé depuis trente ans. On nous empêchait de vivre ! Et l’Allemagne, sous ce prétexte, est devenue la puissance meurtrière la plus efficace que le monde ait encore connue !

Il ne s’agit donc plus ici de la cause, mais des conséquences de la lutte. Chez les neutres, les ennemis de la France ont essayé de lui créer un mauvais renom. Ils ont voulu persuader à des Espagnols, à des Italiens, que la France était devenue une ennemie de la Foi catholique, et que son triomphe serait un malheur pour l’Eglise. Contre cette mensongère campagne, l’éminent recteur de l’Institut catholique et ses collaborateurs se sont élevés, et le livre qu’ils publient est une décisive réponse, en même temps qu’un bien juste hommage rendu à notre patrie.

Oserai-je dire qu’en pareille matière, ils n’ont pas eu grand’peine à faire triompher la vérité ? Ils sont trop bons Français pour que cette constatation puisse choquer leur amour-propre. Les auteurs malveillans de la campagne menée contre nous n’ont pu réussir qu’auprès d’ignorans dont la France était tout à fait inconnue. Les écrivains qui ont uni leurs talens pour la défendre n’ont pas voulu composer des plaidoyers : ils se contentent, avec une bonne foi et une compétence dont personne ne doute, de montrer par des documens et des faits ce qu’on peut attendre, en 1915, de la France catholique, et de faire connaître l’état d’âme qui règne dans les deux camps.

On me pardonnera, avant de rendre compte d’un livre excellent et opportun, de sortir un peu de mon rôle de critique et d’ajouter au livre une courte préface. On s’est adressé à un vieux député ; comment résisterait-il à la tentation de chercher d’où nous vient le mauvais renom dont les auteurs du livre veulent nous laver ?

Il nous vient de la politique anticléricale, évidemment. Mais cette politique répond-elle à des passions profondes qui régneraient sur les Français, en majorité ? Je ne le crois pas du tout. L’anticléricalisme français est né surtout de l’embarras d’imaginer de nouveaux programmes. La plupart des candidats avaient cru devoir adopter les qualifications de radical, ou radical-socialiste : comment expliquer ces appellations redoutables, alors que leurs idées (je leur rends cette justice) étaient le plus souvent modérées et même timides ? « Le cléricalisme, voilà l’ennemi » a servi d’enseigne à plusieurs générations de candidats. Au fond, aujourd’hui encore, quelle est la différence véritable entre un préfet et son prédécesseur du temps de l’Empire ? C’est que celui d’aujourd’hui a des relations moins distinguées, ne dîne pas chez Mgr l’Evêque, et pratique plus consciencieusement la candidature officielle. Et le député radical-socialiste lui-même n’est, fort souvent, qu’un bonapartiste, en mauvais termes avec son curé. C’est enfler et fausser le sens des mots que d’appeler ou 1830, ou le 4 Septembre des révolutions.

Cette attitude politique a produit de mauvais résultats : cela est trop certain. Le Concordat a été, fort inconsidérément, rompu : il est vrai qu’un autre Concordat, — en vain recommandé par ceux qu’on a appelés cardinaux verts, — était tout prêt. Il eût été probablement agréé, si nous avions eu des relations avec Rome : ces relations, dont tous nos hommes d’État reconnaissent la nécessité, et que l’attitude prise devant les électeurs empêche de rétablir, même en un pareil moment ! Toute l’Europe est représentée auprès du Pape, excepté nous : — abstention absurde, chacun le sait, et personne n’ose le dire.

Une autre conséquence fâcheuse a été la fermeture de milliers d’écoles excellentes. « Laissons à tout Français le droit d’enseigner, déclare libéralement M. Buisson dans une lettre à M. Aulard, — sans autre réserve que d’enseigner au grand jour dans une maison de verre, toujours ouverte à l’œil de la nation ! »

À moins cependant que l’œil de la nation n’aperçoive un rabat ou une cornette. — « On a suspendu Michelet, s’écrie M. Buisson dans la même lettre, destitué Quinet, poursuivi Proudhon, exclu Deschanel (le père). » Il oublie qu’il a destitué, poursuivi, exclu des milliers de maîtres, appartenant, il est vrai, à une moins haute aristocratie enseignante, mais aussi respectables.

Ces hauts faits ont pu nous nuire dans le monde. Les étrangers ne sont pas tenus de savoir à quel point il est vrai que personne ne réclamait, en France, ces exécutions. Ce sont là les hasards de la politique, les surprises qui surviennent à la suite de campagnes électorales menées au milieu de l’inattention et de l’indifférence. Mais quelle erreur on commettrait si l’on pensait voir dans ces fâcheux effets de l’attitude anticléricale l’expression des sentimens profonds de la France ! Autant vaudrait, en ces jours de pure gloire pour l’armée française, citer, comme son plus beau titre, le siège récent de la cathédrale de Valence !

Je voudrais donc aller chercher ces catholiques des pays neutres, si sévères pour la France, dont les bureaux de rédaction se trouvent dans quelques sacristies italiennes et quelques anciens corps de garde carlistes, et leur proposer un défi. En toute loyauté, pensent-ils que leurs pays auraient pu traverser avec le même calme et le même succès les épreuves auxquelles la France catholique a été soumise ?

J’ai vu le début de ces épreuves dans ma jeunesse, quand tout à coup le préfet Herold et le Conseil municipal chassèrent les instituteurs religieux des écoles de Paris. Les ministres d’alors répétaient aux catholiques : « Créez des écoles libres : c’est votre droit. Il sera respecté. » M. Goblet, président du Conseil, tenait ce langage à la tribune de la Chambre. Je n’ai jamais douté des sentimens libéraux de M. Goblet. Mais le Conseil municipal avait d’autres soucis que celui de la liberté d’autrui : il ne disposait encore ni de locaux suffisans, ni d’un personnel capable de recueillir et d’instruire 70 000 enfans de Paris, auxquels il ôtait les maîtres choisis par les parens. L’embarras eût été grand, si les catholiques, justement mécontens, avaient abandonné la partie.

J’entends encore, dans une réunion tenue à l’archevêché, la voix sévère du vénérable cardinal Guibert, repoussant une pareille proposition. « Usons, disait-il, pour le bien, de la liberté, tant qu’elle nous sera laissée. »

Et, pendant vingt-cinq ans, grâce au désintéressement des religieux, et à la générosité de Paris, 70 000 enfans fréquentèrent les écoles libres : dans des maisons de verre, comme dit M. Buisson et sous l’œil de la nation, qui se trouvait alors être l’œil même de M. Buisson, directeur de l’enseignement primaire. Si l’on estime seulement à cent francs par an la dépense d’un élève de l’école primaire, ce fut, pendant cette période, un allégement de deux cents millions pour les finances de la Ville. A l’Exposition de 1000, les Frères furent comblés de félicitations et de récompenses officielles, par les pédagogues les plus réputés. Il est vrai que, trois ans plus tard, ils furent déclarés, par les mêmes personnes, indignes d’enseigner !

Je ne cite ces faits que pour montrer combien ces prétendues réformes sont peu profondes, et qu’elles peuvent se faire et se défaire du vivant et sous l’autorité des mêmes personnes.

Je suis assez ancien député pour avoir entendu l’honnête et courageux Eugène Spuller annoncer l’avènement nécessaire d’un esprit nouveau. Il prononça ces paroles en répondant à une interpellation dont j’étais l’auteur. Que d’efforts désespérés et que d’intrigues ont retardé cet avènement ! La jeune génération, vaillante, sensée, unie par la fraternité des armes, verra l’esprit nouveau non pas triompher et exercer des représailles, — mais se répandre tout naturellement. Des réformes contraires à la liberté n’ont jamais répondu à un besoin ni satisfait une passion de notre pays ; et la guerre actuelle est une suprême lutte entre l’étatisme à outrance et la liberté.

Si l’on veut bien connaître notre pays, ce n’est pas sûr de banales manifestations administratives, arrêtés de préfets, circulaires de ministres, qu’il faut le juger. C’est sur les efforts de l’initiative privée. Les Français ont été souvent médiocrement gouvernés. Ils gagneraient beaucoup à l’être le moins possible.

Contre la loi de 1903, ils luttent pour la liberté d’enseignement et la maintiennent. Malgré la rupture du Concordat et l’absence de toute organisation nouvelle, ils font vivre leurs églises. Les diocèses, presque toutes les paroisses, sont maintenues. Les Espagnols ont le droit de vanter leur foi solide, mais ont-ils jamais connu de pareilles épreuves ? Les Italiens ont l’Associazione per un scopo religioso, — ressource qui a sauvé chez eux les congrégations, et qui nous manque.

Et, dans une occasion solennelle, dans un moment douloureux, le Saint-Siège a pu s’assurer de l’inébranlable fidélité de la France. Beaucoup d’évêques étaient prêts à former des associations cultuelles ; des catholiques les priaient d’accepter la nouvelle loi. Le Pape la rejeta. Six cents millions de biens dus à d’anciennes fondations en faveur d’établissemens ecclésiastiques furent réputés biens sans maîtres. Cependant, pas une hésitation ne se produisit. Et la France catholique poursuivit vaillamment sa lourde tâche : paroisses, écoles, missions, en parfaite et respectueuse déférence envers les décisions du Chef de l’Eglise universelle.

Une pareille soumission ne peut être dictée que par un sentiment purement religieux. Tout acte politique se discute. Il n’y aura jamais de parti catholique en France ; non, rien qui ressemble au Centre allemand, — parce que la Foi catholique, uniquement religieuse, ne conduit pas chez nous à des manifestations politiques. Je suis fermement convaincu que le cléricalisme a été inventé ou au moins considérablement augmenté et embelli par nos adversaires, afin de se donner une attitude. Qui de nous a jamais souhaité ou même rêvé un gouvernement clérical ? Une intrusion du clergé dans les affaires publiques ? A notre clergé, — le plus respectable qui soit, et le plus libéral, et (qui le niera maintenant ? ) le plus patriote, — nous ne demandons que l’appui et le secours, pour nos familles et pour nous-mêmes, de son saint ministère.

Quant au Pape, nous ne le regardons pas comme une Puissance séparée de nous. Il est Français en France, Anglais en Angleterre, Italien en Italie, a déclaré M. Briand, un jour où il était très bien inspiré. J’ai risqué cette interruption : « Alors, parlez-lui !… » Il n’appartient pas à une nation, encore bien moins à un parti. Un jour, un prélat romain, — qu’on dit fort influent sur la rédaction d’un journal peu favorable à la France, — m’a dit : « C’est vous, catholiques français, qui empêchez le rapprochement du Saint-Siège et de l’Italie ! » Le respect, non sans peine, m’a empêché de m’écrier : « Quelle folie ! » Nous ne souhaitons rien de plus que de voir assurée l’indépendance du Saint-Siège ; et il n’est nullement prouvé que la possession d’un petit État en soit la meilleure garantie. Peu de temps avant la guerre, un discours de Mgr l’archevêque d’Udine, un autre de M. le comte della Torre, furent, en faveur d’une entente avec l’Italie, de retentissantes manifestations. Aucun obstacle assurément ne sera apporté par les catholiques français, s’il leur est démontré qu’ils n’ont rien à craindre pour l’indépendance du chef de l’Église.

Le Pape adresse à Dieu des prières en faveur de la Paix ; j’ai entendu à ce sujet des réflexions étranges et d’ailleurs contradictoires. Un très savant médecin m’a dit : « Que sont ces empires et ces armées dans l’univers ? S’il est un Dieu, au fond du ciel, il aperçoit cette guerre monstrueuse comme un combat de fourmis ! » Sans doute, lui dis-je, si ce Dieu, quoique de plus grandes dimensions, ne possède que nos yeux et notre faculté de connaître !

Des politiques tenaient un langage contraire ; mais inspiré aussi par le même singulier anthropomorphisme. Le Pape priait pour la paix. Quelle paix ? Il faut le dire. Il faut que Dieu sache bien ce que nous accepterons ou n’accepterons pas. Et ils mettraient nos évêques en demeure de rédiger un véritable protocole : comme si le Centenier, suppliant le Seigneur de sauver son fils de la fièvre maligne, avait proposé un diagnostic et une ordonnance ; ou comme si, lorsque nous adressons au ciel ce vœu : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! » nous avions préparé un menu ! Ces hommes si jaloux des affaires temporelles et laïques, si inquiets de l’intervention de l’Église, lui reprochent maintenant de manquer de précision dans ses démarches. On les verra, si l’Église prie pour la France, demander : Quelle France ? et s’inquiéter de savoir si elle a eu soin de mentionner le dernier ordre du jour voté par la majorité.

Prier n’est pas allumer un cierge dans un sanctuaire pour gagner aux courses dimanche prochain. Les vœux que l’homme adresse à Dieu laissent à la Providence divine plus de latitude. En ce moment il n’est pas un de nous, Français, qui ne repousse, même au prix de sa vie, une paix boiteuse, éphémère et indigne. Mais en quoi ce sentiment est-il blessé, et quel homme raisonnable peut éprouver de l’étonnement ou de l’inquiétude, quand nous apprenons cette nouvelle : Le Pape au nom de l’humanité, au milieu de la plus horrible guerre, a adressé ses prières à Dieu, pour la Paix !


II

Je m’excuse en vérité d’avoir écrit trop longuement pour le livre de Mgr Baudrillart une sorte de préface. Le rôle du critique se réduisait à bien peu de chose en présence d’un ouvrage composé par des auteurs dont le talent est connu et dont les sentimens sont, avec les miens, en si parfaite conformité. Je n’ai pas résisté à la tentation de leur offrir une collaboration plutôt que de juger leur œuvre.

Moi aussi, après avoir été pendant tant d’années un témoin, j’ai voulu, avec eux, rendre hommage à la persévérance de la France catholique, contre laquelle les tracasseries politiques n’ont obtenu aucun succès. Il a été parlé de déchristianiser la France ; je voudrais être sûr qu’en d’autres pays l’entreprise fût aussi impraticable qu’elle l’est chez nous !

Comme critique du recueil de Mgr Baudrillart, je n’ai que des vœux à exprimer. Puissent en Italie en Espagne ou ailleurs les esprits chagrins, qui doutent de la France catholique, lire les pages signées « Un Missionnaire ! » Pourquoi nous cache-t-il son nom ? Son article : Du rôle catholique de la France dans le monde, est excellent. Il énumère (et un missionnaire les connaît bien) les noms de saints et de martyrs nés en France depuis cent ans. Quel peuple a fait plus d’efforts que le nôtre pour répandre dans la Chine, dans l’Afrique, dans les îles sauvages de l’Océanie, les bienfaits de la foi chrétienne ? L’œuvre de la Propagation de la Foi a été créée en 1822, à Lyon, et a été bientôt installée dans tous les diocèses. Depuis lors, elle a reçu du monde catholique 417 463 000 francs, sur lesquels 255 188 000 francs ont été fournis par la France. Il pourrait citer bien d’autres œuvres : au premier rang, les Ecoles d’Orient, que le récent rapport de M. Maurice Pernot fait si bien connaître, et auxquelles nos gouvernemens successifs ont toujours accordé leur protection et leur subvention.

Faisons maintenant une excursion dans l’autre camp. Le bel article de M. Goyau, intitulé : La culture allemande et le catholicisme, montre clairement comment la première est l’ennemie du second. « Avec l’appui officieux des pouvoirs allemands et de l’or allemand, écrit M. Goyau, descendirent en pays tchèques et Slovènes et dans l’Autriche allemande d’entreprenans messagers qui prêchaient aux populations la séparation d’avec Rome, Los von Rom. »

Ce fut là, pendant quelques années, un cri de ralliement pan-germaniste. Le protestantisme a été créé à l’usage des princes allemands, qui voulaient régner à la fois sur les intérêts matériels et sur la conscience de leurs sujets. Treitschke, Sybel, ont déclaré l’État prussien solidaire de l’Église protestante, et Guillaume II, suivant M. Goyau, se croit le pape de la Réforme.

Il prétend même réunir tous les pouvoirs dans la même main : et c’est ce que les plus ardens défenseurs du pouvoir pontifical n’ont jamais revendiqué pour le Pape. Lisez le cardinal Bellarmin : De potestate summi pontificis in rebus temporalibus ; et vous verrez qu’il a été donné au Pape, sur l’Eglise, un pouvoir direct ; mais que son pouvoir sur les affaires de ce monde est seulement indirect ; c’est-à-dire réduit au droit de donner des conseils, au nom de l’éternelle justice, quand, il plaît aux hommes d’en appeler à son autorité.

Lisez en revanche Hobbes (A Christian Common Wealth, ch. XLII). Vous verrez que ce devancier de Treitschke et de Sybel reconnaît au Prince tous les droits même ecclésiastiques. Le droit de nommer les pasteurs, bien entendu. Le droit de prêcher, dont Guillaume II use abondamment. Le droit de consacrer les églises. Et même le droit de baptiser et de conférer les sacremens, bien que les rois, dans la pratique y aient habituellement renoncé !

Dans un article remarquable sur les Lois chrétiennes de la guerre, M. Bernard Gaudeau a raison d’affirmer que « la pensée allemande moderne ruine l’absolu dans l’intelligence humaine » et que de cette ruine résulte « la maxime scélérate : la force crée le droit. »

On n’adoptera jamais chez nous de pareilles maximes. Dans le gouvernement des hommes, les philosophes agissent beaucoup plus que les législateurs, et les nôtres ne conduisent pas à ces excès. Les idées naissent à l’écart, dans quelque solitaire et fière retraite ; elles sont avidement recueillies, propagées et mises en œuvre, bien que parfois imparfaitement comprises, par les politiques, pour l’utilité de leur parti. Et elles sont quelquefois redressées et mises au point par le bon sens du peuple, enclin à appliquer les idées, dans la pratique, jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences.

Comte et Renan ont amené le règne de Ferry et de Buisson. Règne déjà fort différent de celui des disciples de Voltaire. Règne près de céder la place aux disciples de Durckeim, qui seront tout différens encore. Ceux-là, par exemple, ne songeront plus, après les expériences de William James, à nier, ni à tourner en dérision, ni à traiter d’imposture ce qu’ils appellent le phénomène religieux, mais ils inventeront une religion nouvelle. Ils admettent le fait religieux, mais en le qualifiant, comme d’ailleurs tout ce qui se manifeste en l’homme, de phénomène social ; et ils offrent à l’adoration de chacun un objet réel.

Quel objet ? Il ne s’agit plus du Panthéisme littéraire de Renan, ni de la séduisante poésie de M. Buisson. « La plus pure, la plus ailée, la plus insaisissable des poésies, par où l’âme exprime son besoin d’aimer et d’espérer sans fin, » écrit-il à son ami, M. Aulard : telle est la religion laïque, au nom de laquelle ces poètes sans credo ont chassé les Sœurs des écoles et des hôpitaux ! Non, nous n’en sommes plus à ces explications naïves d’un sentiment et d’un besoin de l’humanité tout entière. Nous n’en sommes plus même à la religion de l’Inconnaissable de Spencer et de Littré : l’aveu d’impuissance des savans, arrivés au terme de leur effort, devant « l’Océan sans barque et sans voile, » ne rend pas compte de la religion des humbles qui ont toujours des explications pour toute chose.

Quel sera donc cet objet réel d’un culte consacré par la science ?

La Société. Étant démontré que la société est quelque chose de plus que le total des individus, et qu’au-dessus d’eux tous plane une force impersonnelle, qui se communique à eux, qu’ils sentent venir pour redoubler leur efficacité et leur courage : c’est cette puissance que les individus, sous d’autres noms et à leur insu, invoquent et honorent. Toutes les mythologies, suivant le langage de M. Durckeim, se sont trompées sur le véritable objet de leur culte. Et parmi les sectateurs de mythologies le savant auteur compte assurément Bossuet et Descartes.

En revanche, les Arunta, peuples de l’Australie centrale, sans vêtemens et sans maisons, ont aperçu la vérité. Le totem qu’ils vénèrent est l’expression même du clan, et tous les hommes du clan participent à la nature du totem, et sont de son espèce : cacatoès blanc, par exemple, ou kanguroo ; où, dans un autre ordre de choses, la pluie ! Ces peuples connaissent aussi la Mana, puissance environnante et bienfaisante, et impersonnelle ; la Mana ne saurait être que la puissance collective et supérieure de la société. Malheureusement cette notion religieuse, scientifique et juste, éclose chez un peuple primitif et barbare, a été depuis lors égarée dans le dédale des mythologies.

Je ne crois pas ces idées-là appelées chez nous à un grand avenir. La mythologie de Bossuet et de Descartes nous retiendra longtemps. Mais ne vous semble-t-il pas qu’elles fleurissent chez les Allemands ? Il est permis pour bien des raisons de les comparer aux Barbares. Leur grand Frédéric, cité l’autre jour par M. Charles Benoist, ne disait-il pas : « J’aime le vieux prince d’Anhalt-Dessau, parce qu’il est un vrai Vandale : oui ; tel que Tacite nous les a dépeints. » Osons donc les rapprocher des Arunta. Leur culte s’adresse à la puissance qui se dégage de l’État ; à une force sociale et impersonnelle. La Mana dirige le boomerang de l’Australien, et elle inspire M. le professeur Ostwald. Guillaume II est le ministre de Unser Gott, mais ministre comme Richelieu l’était de Louis XIII. Il le traîne à sa suite. C’est le totem de l’Empire, l’idéal du fonctionnaire. On est tenté de l’appeler Von Gott.

Non, ces idées-là ne réussiront pas chez nous. Le culte de l’État nous venait d’Allemagne et devenait menaçant. L’Étatisme sortira vaincu de la présente lutte.

« L’Allemand, écrivait il y a huit jours bien justement M. Maurice Barrès, est un faible individu qui tire de l’Empire son âme guerrière et son aspiration surhumaine… En s’anéantissant, l’Empire arracherait à l’individu allemand l’âme même que nous lui voyons, lui soutirerait son être moral. »

L’individu français n’a pas besoin de cet entourage et de ce soutien. C’est un individu confiant en sa propre raison et sa propre initiative, amoureux de l’indépendance, refusant de confondre le bon droit avec l’artillerie de l’Empereur, et la vérité avec la raison d’État.

Il se sent roi dans son domaine, et entretient simplement avec la société un échange de bons offices. La Société ne pourra jamais lui offrir un appui moral supérieur, n’étant que la collection de ses semblables ; et la Mana, Divinité sociale, n’étant qu’une chimère. Il ne professera donc jamais la Religion de l’État. S’il veut prier, son culte et ses prières s’adressent à une puissance et à une justice éternelles. Il a confiance en la liberté et foi en Dieu.

Il n’est pas surprenant que l’esprit religieux, quand il revêt deux formes si différentes entraine les âmes dans des directions opposées. Ceux qui ont gardé la notion de l’absolu, — comme dit M. Gaudeau, — et qui adorent la vérité et la justice éternelles, voudront respecter les faiblesses et soulager les misères de l’humanité : ceux-là seront chrétiens. Ceux qui jugent toute relative la valeur des notions atteintes par notre intelligence, et par suite professent la religion de la force et le culte de l’État, ne songeront qu’à vaincre et à dominer. Je suppose que les « dieux des nations » dont parlent les psaumes étaient autant d’exemplaires du Dieu-État qui, par nature, est intolérant et exclusif : Oculos hahet et non videt ; aures habet, et non audit.

M. François Veuillot montre dans un éloquent chapitre, intitulé : la guerre aux églises et aux prêtres, les passions qui animent l’armée allemande poussées jusqu’à la férocité.

Il commente, d’après le récit saisissant d’un Hollandais protestant M. L.-H. Grondijs, le crime de Louvain. Il décrit les églises ruinées autour d’Arras, d’Albert, de Soissons. Quand on a vu à Nomeny, où pas une maison n’a été épargnée par l’incendie, les tabernacles et les reliquaires de l’église brisés et mêlés aux débris des murs, on peut assurer qu’il n’a rien exagéré. Il cite M. Nothomb : « Comme otages, les Allemands cherchent particulièrement les prêtres. Comme jouets et comme victimes, ils les cherchent encore. » Et M. Grondijs : « Les prêtres sont particulièrement insultés par les soldats. » Ces crimes des soldats allemands ne font que servir les passions de leur maître. Guillaume II écrit à la landgrave de Hesse, qui venait de se convertir : « Je hais cette religion que tu as embrassée… Tu accèdes à cette superstition romaine dont je considère la destruction comme le but de ma vie ! »

Qu’on veuille bien lire ensuite et mettre en parallèle avec le précédent le beau chapitre écrit par Mgr Baudrillart sur La Religion dans l’armée française. Organiser, augmenter le service des aumôniers a été la dernière bonne œuvre d’Albert de Mun. La liste est longue des prêtres-soldats qui ont donné leur vie. Et, sur les soldats chrétiens, l’éminent historien rapporte de nombreux récits, qui, gardant le ton souriant de l’anecdote, racontent d’héroïques actions.

Après cette revue passée dans les deux camps, l’opinion de M. Auguste Melot, député de Namur et témoin direct, paraîtra justifiée. « L’invasion allemande, écrit M. Melot, cité par M. Veuillot, fut persécutrice de la religion et des prêtres. Elle s’attacha à détruire les monumens de la foi catholique et prit, dans certaines régions, le caractère d’une guerre de religion. »

Le recueil contient de touchantes et patriotiques lettres des cardinaux et des évêques français.

Il se termine par la réponse, si hautement philosophique, de l’Institut catholique aux intellectuels allemands.

« Quand on identifie, dit ce manifeste, ses propres idées avec le vrai, sa propre conduite ou celle des siens, avec le juste, on n’est pas loin de méconnaître en pratique cet absolu que l’on admet en principe ; on le plie à soi au lieu de se régler sur lui et on se fait la mesure des choses. »

C’est-à-dire qu’on a préféré Protagoras à Socrate, Kant à Descartes, la Force relative à l’Eternelle Justice, et la religion de l’Empire au Dieu des Chrétiens.


DENYS COCHIN.

  1. L’ouvrage auquel se rapporte cet article a paru sous ce titre en un volume. gr. in-12, à la librairie Bloud et Gay.