La Grotte d’Isturitz

Texte établi par Société des sciences, lettres et arts de Bayonne, Bulletin de la Société des sciences et arts de Bayonne (p. 1-4).

LA GROTTE D’ISTURITZ


Toutes les grottes du monde se ressemblent plus ou moins ; leurs galeries, leurs stalactites, leurs dômes sont de même architecture. Les mêmes mystérieux Génies, — ceux qui inventent les formes des lentes cristallisations, ceux qui président aux métamorphoses de la matière inorganique, — ont pris soin de diriger, pendant des millénaires, avec des patiences éternelles, leur ornementation blanche.

Celle d’Isturitz mérite d’être vue, bien qu’il en existe assurément de plus étonnantes.


Elle est située au cœur du vieux pays Basque, où nous nous enfonçons par des chemins ombreux, à travers des ravins et des bois. À mi-côte, elle s’ouvre dans le flanc d’une montagne sauvage.

D’abord il nous faut grimper par des petits lacets, au milieu des roches, des sources, entre des tapis odorants de menthes et d’œillets. La contrée d’alentour, à mesure que nous nous élevons, se découvre pareille jusque dans ses lointains : pastorale, toute d’ombre et de paix, avec de grands bois, et, çà et là, de vieilles petites églises noyées dans les arbres.

Un trou, fermé par un pan de maçonnerie et par une porte quelconque, c’est l’entrée de la grotte.

Le paysan d’Isturitz, qui nous guide, nous ouvre avec une grosse clef, — et tout de suite nous pénétrons dans le mystère des régions souterraines, dans le noir, dans l’humidité froide, dans le silence aux sonorités effrayantes.

Nous descendons dans le gouffre par une pente roide. De plus en plus, au-dessus de nos têtes les plafonds s’élèvent, et les flammes de nos bougies y sont absolument perdues, comme dans les ténèbres d’une cathédrale.

Nous voici dans la grande nef. Au milieu, malgré cette obscurité de rêve où tremblent nos petites lumières, on distingue vaguement quelque chose de gigantesque, qui se dresse dans une pose presque humaine ; c’est tout blanc et laiteux, cela semble un colosse en albâtre qui essaierait de toucher la voûte avec sa tête.

Notre guide jette aux pieds de ce personnage une botte de paille qu’il avait apportée ; tout à l’heure il y mettra le feu, et ce sera le grand spectacle final.

Auparavant il veut nous emmener dans plusieurs galeries latérales où sont pétrifiées toutes les variétés de ces choses ou de ces êtres qui hantent les cauchemars. Les stalactites, aux aspects infiniment changeants, sont groupées là par familles, par formes à peu près semblables, comme si les Génies de la grotte avaient pris la peine de les classer.

Telle galerie est consacrée plus spécialement aux franges légères, si fines quelquefois qu’on les briserait en les touchant ; elles descendent de partout comme une pluie figée, elles pendent de la voûte en guirlandes innombrables : franges de toutes les tailles, très longues ou très courtes, qui se séparent ou s’emmêlent, avec une surprenante diversité de caprice.

Ailleurs, ce sont comme de longs doigts blancs de cadavre, tantôt ouverts, tantôt crispés en grille ; on dirait des collections de bras et de mains, les uns absolument géants, qui seraient appliqués, enchevêtrés, superposés à profusion contre les parois froides. Mais jamais un angle vif, jamais une arête nulle part ; tout est d’un même aspect de crème qui exclut l’idée de dureté : on s’attend à ce que cela cède sous la moindre pression et on est surpris, quand on y touche, par cette rigidité de marbre.

Çà et là un monstre, également blanc, de silhouette inquiétante, se dresse ou s’accroupit, imprévu au milieu d’une allée, ou bien tapi dans un recoin d’ombre…… Et, si l’on songe que la moindre de ces immobiles bêtes a dû demander pour le moins deux mille ans de travail aux Génies décorateurs du lieu, on en arrive à des conceptions de patience, à des conceptions de durée un peu écrasantes pour nos brièvetés humaines……

Ailleurs enfin, c’est la région des grosses formes animales arrondies et molles : entassements de trompes et d’oreilles d’éléphants, monceaux de larves, d’embryons humains à têtes énormes sans yeux, tout le déchet d’on ne sait quels enfantements n’ayant pas pu prendre vie…… Et toujours ces êtres isolés, séparés de la masse confuse des germes, assis n’importe où, membres ballants et oreilles pendantes.


Quand nous revenons dans la première nef, notre guide allume son feu de paille, et l’obscurité lourde s’en va, se recule dans les bas côtés, dans les couloirs profonds d’où nous venons de sortir. À la lueur de cette flamme rouge, la haute voûte de cathédrale se révèle, apparaît toute festonnée et frangée ; les piliers se dessinent, ouvragés curieusement du haut en bas ; le colossal spectre blanc, entrevu tout à l’heure à l’arrivée, semble tout à fait une femme drapée dans des voiles, et son immense ombre monte, descend, danse sur les parois de ce lieu un peu effroyable……

Alors on reste confondu devant la raison des choses, devant l’énigme des formes, devant le pourquoi de cette magnificence étrange, édifiée dans le silence et les ténèbres, sans but, au hasard, à force de centaines et de milliers d’années, par d’imperceptibles suintements de pierres.


Au sortir de la grotte, c’est une impression joyeuse que de retrouver l’air pur et chaud du dehors, la verdure des chênes, les grands horizons boisés, la lumière et l’espace ; au lieu de l’humidité sépulcrale d’en dessous, la bonne senteur saine des menthes et des œillets sauvages ; au lieu de la chute goutte à goutte des eaux mortes, dans le silence d’en bas, le bruit gai des torrents, qui sont des eaux vivantes, et, dans le lointain, les clochettes des troupeaux qui rentrent des champs. Pour un instant furtif, on est tout à l’ivresse de respirer et de voir, et le pays d’alentour, si tranquille et si vert, semble un Éden……

Pierre LOTI.
Septembre 1893.