Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/La Grenouille et le Rat





XI.

La Grenoüille & le Rat.




TEl, comme dit Merlin, cuide engeigner autruy,
Qui ſouvent s’engeigne ſoy-meſme.
J’ay regret que ce mot ſoit trop vieux aujourd’huy,

Il m’a toujours ſemblé d’une énergie extrême.
Mais afin d’en venir au deſſein que j’ay pris :
Un Rat plein d’en-bon-point, gras, & des mieux nourris,
Et qui ne connoiſſoit l’Avent ni le Carême,
Sur le bord d’un marais égayoit ſes eſprits.
Une Grenoüille approche, & luy dit en ſa langue :
Venez me voir chez moy, je vous feray feſtin.
Meſſire Rat promit ſoudain :
Il n’eſtoit pas beſoin de plus longue harangue.
Elle allegua pourtant les delices du bain,
La curioſité, le plaiſir du voyage,
Cent raretez à voir le long du marécage :

Un jour il conteroit à ſes petits enfans
Les beautez de ces lieux, les mœurs des habitans,
Et le gouvernement de la choſe publique
Aquatique.
Un point ſans plus tenoit le galand empeſché.
Il nageoit quelque peu ; mais il faloit de l’aide.
La Grenoüille à cela trouve un tres-bon remede.
Le Rat fut à ſon pied par la pate attaché.
Un brin de jonc en fit l’affaire.
Dans le marais entrez, noſtre bonne commere
S’efforce de tirer ſon hoſte au fond de l’eau,

Contre le droit des gens, contre la foy jurée,
Pretend qu’elle en fera gorge chaude & curée ;
(C’eſtoit, à ſon avis, un excellent morceau.)
Déja dans ſon eſprit la galande le croque.
Il atteſte les Dieux ; la perfide s’en moque.
Il reſiſte ; elle tire. En ce combat nouveau.
Un Milan qui dans l’air planoit, faiſoit la ronde,
Voit d’enhaut le pauvret ſe debattant ſur l’onde.
Il fond deſſus, l’enleve, & par meſme moyen
La Grenoüille & le lien.
Tout en fut ; tant & ſi bien
Que de cette double proye
L’Oiſeau ſe donne au cœur joye ;

Ayant de cette façon,
A ſouper chair & poiſſon.

La ruſe la mieux ourdie
Peut nuire à ſon inventeur :
Et ſouvent la perfidie
Retourne ſur ſon autheur.