La Gravure depuis son origine jusqu’à nos jours /02

La Gravure depuis son origine jusqu’à nos jours
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1008-1039).
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LA GRAVURE


DEPUIS SON ORIGINE JUSQU'A NOS JOURS.




DEUXIEME PARTIE.[1]


LA GRAVURE EN EUROPE AUX DIX-SEPTIEME ET DIX-HUITIEME SIECLES.




I. – GRAVEURS DU SIECLE DE LOUIS XIV – NANTEUIL : l’Avocat de Hollande – EDELINCK : la Vierge de François Ier d’après RAPHAËL, PORTRAIT DE Philippe de Champagne. – GERARD AUDRAN : les Batailles d’Alexandre d’après LEBRUN ; Pyrrhus sauvé d’après POUSSIN.


Nous avons suivi la marche et les développemens successifs de l’art de la gravure depuis le moment où il commence à se révéler dans de timides essais jusqu’à celui où des progrès importuns ont été partout accomplis. Quelque brillante que soit cette première phase de l’art, elle ne comprend cependant que ses origines : l’époque que nous allons parcourir est celle de son entière efflorescence. On a vu que les écoles d’Italie et des Pays-Bas avaient, chacune dans un sens différent, étendu puissamment les ressources de la gravure ; mais ni l’une ni l’autre ne les avait épuisées. Les qualités de dessin et de style sembleraient portées à une perfection inimitable dans les œuvres de Marc-Antoine et de ses élèves, si l’on ne trouvait dans celles des maures du XVIIe siècle les exemples d’une perfection plus grande encore ; les estampes produites sous l’influence directe de Rubens ne furent les meilleurs modèles de la science du coloris et de l’effet que jusqu’au jour où parurent les planches gravées par Edelinck et Gérard Audran. Enfin, si les graveurs anciens s’étaient appliqués à mettre en relief un certain genre de beautés conformes au goût et aux tendances particulières de leur école, aucun d’eux n’avait cherché ou du moins n’avait réussi à présenter dans leur ensemble tous les genres de beautés propres à l’art. Il était réservé aux graveurs français du siècle de Louis XIV de réunir, par un effort suprême, des conditions qui jusque-là semblaient s’exclure. En se montrant dessinateurs aussi savans, coloristes aussi habiles que leurs prédécesseurs, quels qu’ils fussent, ils l’emportèrent sur ceux-ci par l’harmonie de toutes les qualités, par la souplesse de l’intelligence et la correction absolue du talent. Les graveurs du règne de Louis XIII avaient annoncé dans leurs ouvrages ce mérite nouveau et préparé la venue des grands maîtres. À partir du moment où notre école de peinture s’affranchit de toute imitation systématique et prend une allure décisive, l’art du burin, faisant en France des progrès non moins significatifs, achève de secouer le joug auquel Callot avait le premier entrepris de le soustraire. Les frères Stella, oncles de la célèbre Claudine Bouzonnet-Stella, qui, par l’énergie extraordinaire de son talent, s’est mise au premier rang des femmes graveurs ; Jean Pesne. traducteur inspiré des tableaux de Poussin ; Israël Silvestre, Lepautre, Jean Morin, dont la manière est à la fois si pittoresque et si ferme, bien d’autres encore n’empruntent plus rien aux exemples de l’Italie, et rivalisent d’habileté dans des genres de gravure différens. Leurs travaux signalent déjà l’essor de l’art français ; mais bientôt les graveurs remarquables ne se comptent plus dans notre école, et nous ne nommerons ici que ceux dont les œuvres ont gardé une importance incontestable.

L’un des plus éminens en mérite et le premier suivant l’ordre chronologique, Robert Nanteuil, que ses parens destinaient au barreau, n’annonçait pas, dans les inclinations de sa jeunesse, cette vocation irrésistible pour les arts, indice ordinaire des grands talens. Tout en étudiant les lettres et les sciences à Reims, où il était né en 1630, il s’occupait bien de dessin et de gravure, mais sans volonté de s’y appliquer avec suite. Simple amateur, il y cherchait une distraction à ses travaux, peut-être un moyen nouveau de réussir dans le monde qu’il aimait beaucoup, et où sa figure, son esprit l’avaient mis en voie de succès. Il paraît cependant qu’après avoir traité si légèrement et à ses momens perdus l’art qui devait un jour le rendre illustre, Nanteuil jugea qu’il en avait fait un apprentissage suffisant, puisqu’il entreprit à dix-neuf ans de composer et de graver le frontispice de sa thèse de philosophie. C’était alors l’usage d’orner ces sortes de pièces de figures et d’attributs relatifs à la matière qu’il s’agissait de développer ; les peintres les plus distingués ne dédaignaient pas de dessiner de semblables vignettes, et celles qu’ont laissées Philippe de Champagne, Lesueur et Lebrun ne sont indignes ni du talent ordinaire ni de la renommée de ces artistes. Nanteuil voulut, à leur exemple, produire une œuvre magistrale, et prétendit assez ambitieusement lui donner une apparence de pompe et de grandeur, le tout aussi peu conforme au sujet qu’à la condition du récipiendaire et à sa médiocre expérience de l’art. Quoi qu’il en soit, il obtint un double triomphe ; on trouva qu’il avait soutenu sa thèse en fort dialecticien, et que le frontispice était un morceau accompli. Quelques pièces de vers qu’il adressa à des dames[2] accrurent encore sa réputation, et lui valurent celle d’un homme universel ; le voilà bientôt à la mode, partout fêté et applaudi. Jusque-là tout allait au mieux ; mais, à ces brillans succès d’amour-propre, il en avait ajouté certains autres qu’il ne lui était pas permis d’ébruiter, et dont il eut le tort de se glorifier hautement. Un éclat fâcheux s’ensuivit ; Nanteuil se vit exclu des maisons où il avait été reçu avec le plus d’empressement, et de nouvelles aventures ayant encore augmenté le scandale, même après son mariage avec la sœur du graveur Regnesson, il fut obligé de quitter presque furtivement la ville où il ne comptait, peu de temps auparavant, que des admirateurs et des amis. Par une coïncidence malheureuse, la famille du fugitif se trouva ruinée à la même époque ; il fallut que celui-ci songeât à vivre de son propre travail, et dès-lors il comprit que son aptitude naturelle pour les arts du dessin pourrait devenir une source de fortune.

Renonçant désormais à l’étude du droit, il se met en route pour Paris, où il arrive pauvre, inconnu, mais se fiant à son étoile, et déterminé à réussir. Les débuts étaient difficiles : comment se créer des protecteurs dans cette grande ville, lui qui n’y était recommandé personne ? Comment y former des liaisons utiles ? Au bout de quelques jours perdus à la recherche d’une chance favorable, Nanteuil s’avise d’une ruse singulière : il avait apporté de Reims, comme échantillons de son savoir-faire, quelques portraits au crayon ; il en choisit un, attend à la porte de la Sorbonne l’heure où les jeunes ecclésiastiques sortent du cours de théologie, entre à leur suite chez un traiteur du voisinage où ils avaient coutume de prendre leurs repas, et feint de chercher parmi eux celui dont il avait, disait-il, fait le portrait la semaine précédente ; il ne connaissait ni son nom ni sa demeure, et il pensait que ses condisciples voudraient bien lui donner quelque indication à ce sujet, lorsqu’ils auraient jeté les yeux sur le dessin. Il serait superflu d’ajouter que le prétendu original ne put être reconnu. Mais le portrait passa de main en main et parut agréable ; on en demanda le prix à l’auteur, qui n’eut garde de se montrer exigeant, et quelques-uns de ces jeunes gens, séduits par la modicité de la somme, offrirent à Nanteuil de poser devant lui. Les premiers dessins achevés à la satisfaction des modèles, d’autres étudians voulurent avoir leurs portraits et les montrèrent à leurs familles et à leurs amis ; — cela valut au jeune artiste des travaux plus fructueux. De proche en proche, ses relations s’étendirent ; il en vint bientôt à être chargé de reporter sur le cuivre les dessins qui lui avaient été commandés par des membres du parlement et des personnages de la cour ; enfin le roi, dont ensuite il grava le portrait jusqu’à huit fois dans des formats différens, lui accorda dès-lors plusieurs séances, au bout desquelles Nanteuil reçut le brevet d’une pension et le titre de dessinateur du cabinet[3].

Louis IV ne se contenta pas de récompenser un talent déjà hors ligne ; il voulut aussi encourager par des mesures générales le développement de l’art lui-même, qu’il déclara « libéral[4]. » Il permit aux graveurs de l’exercer sans être soumis « à des maîtrises, ni assujettis à d’autres lois qu’à celles de leur génie, » et, sept années plus tard, l’établissement des Gobelins devint une véritable académie de gravure. Tandis que Lebrun, qui en eut le premier la direction générale, y réunissait des peintres, des sculpteurs, et faisait exécuter, d’après ses compositions, les tapisseries des Élémens et des Saisons, Sébastien Leclerc présidait aux travaux entrepris, aux frais du roi, par de nombreux graveurs français et étrangers.

Édelinck, l’un de ceux-ci, avait été appelé en France par Colbert. Né à Anvers et contemporain des derniers élèves formés par les disciples de Rubens, il se distinguait comme eux par la vigueur de la touche et par la science de l’effet ; une fois à Paris, il avait ajouté à ces qualités flamandes les qualités propres à notre école, suavité d’exécution, style sobre et ferme, et il s’était bientôt placé au premier rang des graveurs de l’époque. Doué d’une souplesse d’intelligence et d’une pénétration surprenantes, il savait s’assimiler complètement, pour l’améliorer quelquefois, la manière des peintres dont il gravait les tableaux, et changer de sentiment, pour ainsi dire, aussi souvent que de modèle. Après avoir débuté ici par sa Sainte Famille d’après Raphaël, planche d’un aspect sévère et d’un dessin tout italien, il donna successivement la Madeleine, la Famille de Darius, le Christ aux Anges, traductions étranges, où la forme fastueuse de Lebrun se convertit en grandeur, sa couleur lourde et souvent criarde en tons forts et lumineux, où les défauts des originaux sont corrigés et la somme de mérite accrue par des moyens qui n’en laissent pas moins transparaître le caractère particulier et essentiel. Édelinck, en interprétant les œuvres de Lebrun, ne leur ôte ni leur signification ni leur allure ; il leur donne seulement plus de naturel et de vraisemblance, comme lorsqu’il grave d’après Rigaud, dont la pompe et le flamboyant deviennent, sous son burin, de la richesse et de la verve. S’agit-il, au contraire, de rendre l’effet d’une peinture calme et où l’habileté se montre mesurée ? ce talent si hardi, si brillant tout à l’heure, s’empreint de sérénité, et produit, dans le style le plus pur, les portraits d’Arnauld d’Andilly, de Santeul, ou celui de Philippe de Champagne, objet de la prédilection de l’auteur et l’un des chefs-d’œuvre de la gravure.

À l’époque où Édelinck arriva à Paris, Nanteuil, plus âgé que lui de vingt années et depuis long-temps célèbre, occupait aux Gobelins un logement voisin de celui où s’installa le nouveau venu. Il y aurait lieu de s’étonner de cette apparence d’égalité dans les faveurs accordées à deux hommes alors si inégaux en réputation et en mérite, si l’on ne se rendait compte du dessein dans lequel ils étaient réunis et de l’esprit même de l’institution. Dans cet établissement des Gobelins, les choses se passaient à peu près comme au temps de Laurent-le-Magnifique dans les jardins de Saint-Marc à Florence. Les artistes en renom se trouvaient mêlés aux débutans ; on ne travaillait pas en commun, mais on travaillait assez près les uns des autres pour que l’expérience des maîtres profitât incessamment aux disciples, et que l’émulation, excitée par l’exemple, entretînt chez tous la continuité des efforts. Le nouvel art français, inauguré dès le siècle précédent dans des œuvres estimables, venait d’être honoré par des peintres de premier ordre, Poussin, Claude Lorrain, Lesueur ; mais les deux premiers avaient vécu isolés et loin de la France ; le troisième, usé par le travail et la douleur, était mort comme eux sans laisser d’élèves, ni par conséquent de tradition. Il semblait urgent dès-lors, pour perpétuer la gloire de l’école, de rapprocher des talens achevés les talens plus jeunes et encore incomplets, et de les diriger tous vers un même but dans une certaine communauté de travaux. Colbert en conçut le projet, et le réalisa en choisissant parmi les peintres, les sculpteurs et les graveurs, tout ce qu’il y avait alors d’artistes consommés ou paraissant déjà dignes d’encouragement. Il les rassembla aux Gobelins, et leur donna pour chef l’homme qui, par caractère, convenait le mieux à ce rôle l’organisateur du goût : « Il y avait entre Louis XIV et Lebrun harmonie préétablie, » dit M. Vitet dans son étude sur Eustache Lesueur[5], et quand le peintre mourut (1690), « ni son maître ni lui n’avaient encore laissé entamer leurs frontières. » Lebrun eût donc pu s’approprier le mot du roi en l’appliquant à son propre absolutisme, et dire qu’à lui seul il représentait l’art. Tout ce qui de près ou de loin se rattachait au dessin, depuis les tableaux destinés à décorer les monumens jusqu’aux meubles et aux objets d’orfèvrerie, tout fut soumis à son autorité souveraine et subit son influence : influence regrettable à bien des égards, qui donna aux peintures et aux sculptures de l’époque un aspect fatigant et théâtral, mais qui du moins ne put être défavorable à la gravure, puisque le burin transforma souvent en chefs-d’œuvre les compositions contemporaines les plus académiques.

D’ailleurs, au moment où Lebrun fut appelé au gouvernement des arts, le nombre des graveurs expérimentés était déjà considérable. Roullet, François Poilly, Masson, que son portrait du comte d’Harcourt et ses Pèlerins d’Emmaüs ont rendu si célèbre[6], beaucoup d’autres dont les noms ne sont pas moins connus, avaient fait leurs preuves de talent avant de se consacrer à la reproduction des œuvres du premier peintre du roi ; enfin Nanteuil, qui n’a jamais gravé que fort peu de portraits d’après Lebrun, jouissait déjà d’une grande réputation, lorsque Colbert institua aux Gobelins cette espèce de confrérie d’artistes, et voulut qu’il y entrât l’un des premiers. Édelinck, dès qu’il y fut admis à son tour, s’empressa de profiter des conseils du maître qu’il lui était donné d’approcher ; à son exemple et sous ses yeux, il s’essaya bientôt dans la gravure de portrait.

Qui en effet pouvait mieux que Nanteuil enseigner l’art spécial où il n’a eu que bien peu de rivaux, où personne ne l’a surpassé ? Aujourd’hui encore, lorsqu’on regarde ces estampes admirables, on sent ce qu’elles offrent de ressemblance exacte, comme si l’on avait connu les modèles. Le caractère des traits de chaque personnage y est si nettement défini, la physionomie y paraît rendue avec tant de justesse, qu’on ne saurait douter de la vérité de l’aspect. Dans les détails, nulle trace d’effort pittoresque, point de recherche excessive du moyen, point de ruse ni d’affectation d’aucune sorte ; toujours un faire simple, un style clair et limpide, une manière mesurée, si mesurée même qu’au premier coup d’œil elle a je ne sais quel air d’impuissance où ne se méprennent point les délicats, mais qui peut tromper les esprits pressés, ceux qu’il faut toucher tout d’abord. Les portraits de Nanteuil se présentent à l’état de calme extérieur dans lequel on est accoutumé à voir la nature, et il est possible qu’ils semblent un peu froids, presque dépourvus d’art, parce qu’ils n’étalent pas d’artifice. On y découvre cependant, en les examinant avec quelque attention, l’habileté véritable et la plus rare, celle qui se cache sous les dehors de la simplicité. Si le Turenne, le Président de Bellièvre (Pomponne), l’Avocat de Hollande, etc., sont des chefs-d’œuvre de dessin et d’expression, au point de vue de l’exécution matérielle ils attestent encore le goût exquis et la merveilleuse facilité du graveur ; mais il faut les étudier de près pour discerner la diversité des travaux et pour s’apercevoir que cette manœuvre est aussi savante que modeste. Le plus ordinairement. Nanteuil fait usage, dans les demi-teintes, de points espacés selon le degré d’intensité nécessaire ; quelquefois ce procédé lui suffit non-seulement pour modeler les parties plus voisines de l’ombre que de la lumière, mais pour accuser les ombres mêmes, comme dans le portrait de Christine de Suède, gravé entièrement de la sorte. Celui d’Édouard Molé, au contraire, n’est gravé qu’en tailles pures. Souvent le soyeux des cheveux est exprimé par des traits souples et continus, dont quelques-uns, se détachant de la masse principale pour se jouer sur le fond, rompent la monotonie du travail, et simulent le mouvement par l’indécision des contours. Souvent aussi des tailles déliées, interrompues, ou dirigées en sens contraire sans pour cela s’entre-croiser, caractérisent en perfection l’espèce de certains corps et imitent le moelleux des fourrures ou le lustre de la moire. Néanmoins il se peut faire que le même mode de pratique produise, sous la main du maître, les résultats les plus opposés : telle estampe offre dans le grain des chairs une méthode appliquée ailleurs, et avec un succès égal, à l’exécution ales draperies. En un mot, Nanteuil ne réserve pas l’emploi d’un moyen pour des occasions fixes et déterminées à l’avance ; tout en le subordonnant judicieusement à la convenance, il en tire à volonté les ressources dont il a besoin, et, quelle que soit la voie choisie, il semble toujours qu’il ait pris la plus sûre pour arriver précisément au but.

Les enseignemens de Nanteuil ne furent pas les seuls auxquels Edelinck crut devoir recourir : il améliora encore sa manière en étudiant celle de Nicolas Pitau, son compatriote, que Colbert avait aussi appelé de Flandre pour l’établir aux Gobelins, puis en acquérant auprès de Poilly le secret d’un faire brillant et harmonieux. Auquel de ces graveurs dut-il le plus ? C’est ce qu’on ne saurait apprécier avec certitude : l’élève, après s’être enrichi des qualités de chacun de ses maîtres, n’imita pas l’un plus particulièrement que l’autre, mais il s’inspira des exemples de tous.

Nanteuil et Édelinck, rapprochés d’abord par leurs travaux, se lièrent bientôt d’amitié véritable, malgré la disproportion de l’âge et l’extrême différence de leurs inclinations. Le graveur français avait repris le train de sa jeunesse, dès qu’il s’était vu en veine de fortune et de succès. Son goût très vif pour tous les plaisirs l’emportait souvent un peu loin, et lui permettait à peine de mesurer ses dépenses à l’étendue de ses gains. Fort recherché dans le monde, où il brillait, en commerce ordinaire avec les beaux-esprits du cercle de Mlle de Scudéry aussi bien qu’avec des gens accoutumés à des jouissances de toute autre sorte, Nanteuil menait dans les salons et dans les cabarets à la mode une vie de dissipation qui rend non moins surprenant le nombre de ses œuvres que le caractère même de son talent. On croirait, en voyant ces portraits à l’apparence si recueillie, qu’ils ont été médités et produits loin de toute distraction. Ils semblent éclos, comme ceux de Philippe de Champagne, à l’ombre de Port-Royal beaucoup plutôt que dans l’atmosphère de l’épicuréisme. Anomalie étrange, mais qui n’est pas rare cependant dans l’histoire des artistes illustres ! Raphaël, le peintre des Vierges et de la chasteté divine, mourant entre les bras de la Fornarina, Rembrandt avare et faisant répandre le bruit de sa mort pour doubler le prix de ses ouvrages, offrent, dans un ordre de talent plus élevé encore, un contraste semblable à celui que présente Nanteuil, gravant comme écrivaient les jansénistes, et vivant comme Bachaumont. Les habitudes de Nanteuil ne se modifièrent pas en raison de l’altération de sa santé. Jeune encore, mais déjà épuisé, il partagea jusqu’à la fin son existence entre le travail et le plaisir, et, malgré les sommes considérables qu’il avait gagnées dans le cours de ses dernières années, il ne laissa rien à sa femme lorsqu’il mourut, à peine âgé de quarante-huit ans[7]. La destinée d’Édelinck fut bien différente. Il vécut dans la retraite, tout entier aux travaux de son art, sans autre ambition que celle de devenir marguillier de sa paroisse, dignité qui lui avait été refusée, dit-on, sous prétexte qu’elle était réservée aux marchands et aux procureurs, et dont il fut il la fin revêtu, parce que, sur sa plainte, le roi ne dédaigna pas d’intervenir. Cette faveur ; la seule peut-être qu’Édelinck ait sollicitée, n’était pas la première qu’il dût à la protection de Louis XIV : avant d’être marguillier, il portait le titre de « premier dessinateur du cabinet ; » comme Lenôtre, il était chevalier de l’ordre de Saint-Michel, et l’académie de peinture l’avait admis au nombre de ses conseillers. Sa vieillesse fut calme, laborieuse, semblable au reste de sa vie, et lorsqu’il mourut, en 1707, ses deux frères, son fils Nicolas, qui tous trois avaient été ses élèves, héritèrent d’une fortune aussi sagement ménagée qu’honorablement acquise.

Édelinck survécut aux principaux graveurs du siècle de Louis XIV. Poilly, Masson, Roullet, avaient suivi d’assez près Nanteuil dans la tombe ; déjà, dans cet établissement des Gobelins, que nous avons vu si riche en talens de premier ordre, les élèves succédaient aux maîtres, les artistes habiles aux artistes inspirés ; Van Schuppen y remplaçait Nanteuil, comme Mignard y avait remplacé Lebrun, par nécessité plutôt que par droit d’héritage ; enfin le plus éminent des graveurs de l’époque, Gérard Audran, dont nous n’avons rien dit encore de peur d’introduire quelque confusion dans l’exposé des faits, Gérard Audran était mort dès 1703, et ses neveux, portant avec honneur le nom qu’il avait illustré, ne pouvaient cependant en soutenir toute la gloire[8].

On n’oserait dire qu’Audran fut un graveur de génie, parce qu’il ne semble pas permis d’appliquer ce mot à un homme dont le rôle était de se conformer toujours à un modèle ; pourtant, comment qualifier ce talent plein de souffle, cette grandeur de style et cette exécution sans égale ? Lorsqu’on examine les estampes du maître, n’y reconnaît-on rien qu’une science et une habileté prodigieuses ? N’y sent-on pas aussi un mérite plus secret, quelque chose de pénétrant et d’animé qui les élève au rang des œuvres de l’imagination ? Il ne leur manque peut-être que d’avoir été faites d’après des originaux d’une beauté plus saisissante. Encore ceux-ci s’ennoblissent-ils tellement dans cette traduction créatrice, qu’ils semblent eux-mêmes dignes d’une admiration sans réserve, et que l’on conçoit la méprise des Italiens, croyant, à la vue des Batailles gravées d’après Lebrun, que la France avait aussi son Raphaël, tandis qu’elle ne pouvait se glorifier que d’un autre Marc-Antoine.

Gérard Audran, né à Lyon en 1640, y avait reçu de son père les élémens de l’art ; il vint ensuite à Paris se placer sous la direction des grands maîtres, et se trouva par leur entremise en relation avec Lebrun, qui lui donna à graver d’abord une composition de Raphaël. En entreprenant ce travail, Audran n’avait pas devant les yeux le tableau même, comme Édelinck lorsqu’il grava sa Vierge de François Ier : le modèle n’était qu’une copie dessinée, probablement peu fidèle sous le rapport du style, que Lebrun avait rapportée de son voyage d’Italie ; de là sans doute le caractère moderne et le goût français dont la gravure garda, à ce qu’il paraît, l’empreinte. Mécontent de son ouvrage, le jeune artiste ne le publia point ; il résolut d’aller étudier les maîtres italiens sur place, de se perfectionner directement à leur école et de ne graver dorénavant d’autres peintures que celles dont il pourrait juger sans le danger d’un intermédiaire. Il partit donc pour Rome et il y passa trois ans, durant lesquels il fit au Vatican plusieurs copies peintes, une multitude de dessins d’après les statues et les bas-reliefs antiques, quelques planches d’après le Dominiquin, les Carrache, etc., et l’estampe d’un plafond de Pietro da Cortona, estampe qu’il dédia à Colbert. En rendant cet hommage au ministre qui l’avait protégé dès son arrivée à Paris, et qui lui avait facilité, à la sollicitation de Lebrun, les moyens de se rendre en Italie, il accomplissait un acte de reconnaissance : de la part de Colbert, ce fut un acte de justice que de rappeler Audran en France et de le charger de graver pour le roi la suite des Batailles d’Alexandre, récemment terminées. Une pension et le logement aux Gobelins, récompense ordinaire des talens qui se manifestaient avec éclat, furent en outre accordés au graveur, alors âgé de vingt-neuf ans.

Traité en ami et presque sur le pied de l’égalité par Lebrun, qui ne se départait en faveur de nul autre de ses habitudes de suprématie hautaine, Audran exerça sur le premier peintre du roi une influence considérable, bien que secrète. Lebrun, quoi qu’on en ait dit[9], n’était pas d’humeur à douter ouvertement de son infaillibilité et à afficher sa déférence pour les avis d’un artiste beaucoup plus jeune que lui, à peu près son élève et pal conséquent sans autorité hiérarchique ; mais il le consultait souvent et l’écoutait à porte close. Le graveur, de son côté, n’avait pas l’orgueil de s’en vanter : on remarquait néanmoins qu’il passait parfois des journées entières auprès de Lebrun, sans avoir d’épreuves à lui présenter ; que, depuis quelque temps, les tableaux de celui-ci témoignaient d’une recherche nouvelle dans les formes du style ; enfin (ce qui était plus significatif encore), lorsqu’avaient paru les estampes des Batailles, estampes infidèles à certains égards, puisque les originaux s’y trouvaient modifiés, le peintre, en ne se plaignant pas avait semblé reconnaître à Audran un droit de correction et s’y soumettre implicitement. Lebrun, en cela, se conduisait en homme habile et qui comprenait bien les intérêts de sa gloire ; il avait tout à gagner en laissant pleine liberté au graveur dont le goût sûr dissimulait les écarts de son propre goût, et effaçait les traces des fautes commises dans ses tableaux ; aussi les planches des Batailles offrent-elles, outre l’ensemble des qualités qu’on ne saurait sans injustice refuser aux peintures qui leur ont servi de modèles, une résolution d’effet et de dessin qu’il appartenait à Audran d’y ajouter. Force et transparence du ton, finesse du modelé, largeur de l’aspect, et par-dessus tout sentiment accentué de la nature, il n’est pas une seule des conditions de l’art qu’il remplisse imparfaitement. Marc-Antoine ne dessinait pas avec plus de fermeté ; les Flamands ne possédaient pas une science plus profonde du clair-obscur ; les graveurs de l’école Irandaise, sans excepter même Edelinck[10], n’ont jamais traité l’histoire avec cette fierté de style ; en un mot, aucun des graveurs les plus renommés de l’Europe n’a été doué, ce semble, à un si haut degré de l’instinct artiste, cet instinct dont il est aussi difficile de définir le caractère que de méconnaître la puissance, et qui donne aux couvres je ne sais quoi de principal et d’incomparable.

Après les Batailles de Lebrun, Audran grava, d’après Lesueur, le Martyre de saint Laurent, plusieurs tableaux du Poussin, le Pyrrhus entre autres et l’Enlèvement de la Vérité, puis, d’après Mignard, la Peste d’Egine et les peintures de la coupole du Val-de-Grace, qui doivent sans doute à cette interprétation et aux vers de Molière la meilleure part de leur célébrité. Ces planches diverses, où la beauté du sentiment ne se manifeste pas avec moins d’éclat que dans les précédentes, sont aussi des modèles accomplis de gravure, à prendre ce mot dans le sens le plus littéral. Audran dédaigne de captiver l’attention par l’excellence de sa manœuvre ; il se garde d’y chercher autre chose que l’expression exacte de sa pensée, mais il possède à fond toutes les ressources matérielles de l’art, et il en use avec plus d’habileté que personne. Alliant le travail du burin à celui de l’eau-forte, il raffermit par d’énergiques retouches les traits libres de la pointe qui ont dessiné les contours et établi les masses d’ombre ou de lumière. Quelquefois une suite de tailles courtes dirigées comme au hasard, des points de différentes grosseur jetés avec une négligence apparente, lui suffisent pour déterminer la forme ; quelquefois il procède par tailles rigoureusement entrecroisées. Ici des travaux bruts à l’eau-forte pure se heurtent dans un désordre pittoresque, là des sillons creusés avec une régularité méthodique produisent un effet tout contraire. Partout la marche de l’instrument est réglée sur celle qu’indiquent la nature des différens objets et les plans où ils se trouvent. Audran n’appelle particulièrement le regard sur aucun des moyens employés, il les fait également valoir l’un par l’autre et les entremêle tous sans ostentation de facilité comme sans confusion.

Tant d’ouvrages admirables valurent à Audran une réputation immense. L’académie de peinture, qui l’avait admis dans son sein dès la publication de ses premières planches, le nomma conseiller en 1681. L’école de gravure qu’il avait ouverte devint plus nombreuse qu’aucune autre, et plusieurs de ses élèves, se faisant remarquer même à côté de lui, ajoutèrent encore à la gloire du grand maître qui les avait formés[11]. Audran, parvenu à l’âge de soixante ans, quitta le burin et ne le reprit plus qu’à de rares intervalles pour graver quelques figures d’un intérêt purement scientifique. À l’exemple de Dürer, il se proposait de réunir dans une suite de traités les observations faites dans le cours de sa vie sur l’art qu’il avait si noblement pratiqué. Malheureusement, la mort interrompit ces travaux (1703), et, à l’exception d’un Recueil des proportions du corps humain, il ne nous est rien resté des enseignemens que voulait léguer à la postérité le plus grand des graveurs français et peut-être des graveurs de toutes les écoles.


II. – GRAVEURS DE SUJETS DE GENRE SOUS LOUIS XIV. – LIVRES A FIGURES. – ALMANACHS. – CARICATURES. – COMMERCE DES ESTAMPES FRANCAISES AU XVIIe SIECLE.

Nanteuil, Audran et les autres maîtres du règne de Louis XIV avaient par leurs ouvrages, popularisé en France la gravure d’histoire et de portrait. Le goût des estampes se répandant de plus en plus, quelques curieux commencèrent à former des collections. On s’en tint d’abord aux chefs-d’œuvre de l’art, puis on voulut posséder l’œuvre entier d’un graveur ; la manie des pièces rares devint un travers à la mode, et La Bruyère nous apprend qu’avant la fin du siècle certains amateurs en étaient venus déjà à rechercher, de préférence aux estampes les plus belles, les estampes qui n’avaient « presque pas été tirées, » et qui semblaient moins propres e à être gardées dans un cabinet qu’à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la rue Neuve. » D’autres, préoccupés avant tout du volume de leur collection, amassaient confusément toute sorte de gravures bonnes ou mauvaises. Il y en avait qui faisaient cas exclusivement de celles dont la dimension ne dépassait pas une limite fixe, et l’on a cité quelquefois un étrange ami de l’art qui, ne voulant admettre dans ses portefeuilles que des pièces de forme ronde et d’une certaine circonférence, taillait sur ce patron tout ce qui tombait sous sa main. Ajoutons qu’à côte de pareils iconomanes quelques hommes éclairés, comme l’abbé de Marolles et le comte Voyer-d’Argenson, n’augmentaient leurs recueils que dans un intérêt scientifique, et se proposaient de réunir aux spécimens de la gravure ancienne ceux qui servaient le mieux à caractériser les progrès modernes. Si la multitude des amateurs d’estampes sous Louis XIV atteste que l’amour de l’art était devenu général en France, on trouve dans le petit nombre des graveurs-amateurs un indice non moins significatif de l’extrême importance que cet art avait prise. Le temps était passé où le maniement de la pointe et du burin semblait facile. Faute d’exemples qui prouvassent le contraire ; on avait pu croire, à la cour de Charles IX et de Henri III, que le but était atteint lorsqu’on avait su dessiner quelques traits sur le cuivre ; mais, lorsque les maîtres du XVIIe siècle eurent déterminé par leurs travaux les conditions et la portée de la gravure, chacun comprit qu’il y aurait au moins inopportunité à faire d’un art si sérieux un objet d’amusement, et qu’il était désormais impossible de se contenter de croquis imparfaits, puisqu’on avait sous les yeux des chefs-d’œuvre[12].

Cependant la gravure n’était pas envisagée en France au point de vue seulement de l’élévation de la pensée et du style. Au-dessous des artistes de premier ordre se pressait la foule des artistes secondaires. On publiait, indépendamment des planches d’histoire et des portraits anille estampes diverses, sujets de mœurs, vues de villes et de monumens, costumes, fêtes et cérémonies publiques. La gravure des cartes géographiques, gravure fort antérieure à la découverte de l’art d’imprimer les estampes[13], se perfectionna sous la direction d’Adrien et de Guillaume Sanson, fils du célèbre géographe ordinaire de Louis XIII. Jacques Gomboust, auquel le roi avait accordé le titre de « son ingénieur pour l’élévation des plans de villes, » faisait paraître, en 1652, un plan de Paris et de ses faubourgs beaucoup plus exact et plus soigneusement gravé que les plans exécutés sous le règne précédent. Les estampes de modes se multipliaient à l’infini, et un journal, le Mercure galant, publiait régulièrement des spécimens d’ajustemens nouveaux et de tous les objets de parure. Enfin des recueils, destinés à perpétuer le souvenir des principaux événemens du règne et des actions du roi, étaient édités par ordre et aux frais de sa majesté. Un des ouvrages les plus curieux en ce genre est celui qui offre, dans une suite de planches, tous les détails du carrousel donné, au temps de la jeunesse de Louis XIV, sur la grande place des Tuileries, ouvrage dont la bibliothèque de Versailles possède un exemplaire magnifiquement colorié. On y voit d’abord l’ensemble de la fête, la disposition des quadrilles, les places réservées à la reine, aux princesses et aux juges du camp. Les planches qui suivent représentent isolément les chefs de chaque groupe avec leur devise, et la description minutieuse des habits, le nombre scrupuleusement calculé des pierreries, complètent l’exactitude des portraits. Cinq nations figuraient dans ce carrousel. Le roi commandait les Romains, c’est tout dire : se vêtir dans le goût de l’antique, c’était, à cette époque, avoir le droit de se couvrir la tête d’un échafaudage de plumes, le corps d’un costume en brocart d’or et d’argent, avec force diamans enchâssés dans les broderies, et Louis XIV n’avait eu garde de manquer à cette vérité historique. Monsieur marchait à la tête des Persans, assez difficilement reconnaissables malgré la multitude d’aigrettes et de pendeloques dont ils étaient ornés. Un grand luxe de croissans brodés sur toutes les parties de leur ajustement caractérisait les Turcs, dont le prince de Condé était le chef. Les Indiens, commandés par le duc d’Enghien, portaient sur la tête et sur les épaules trois perroquets empaillés, les ailes ouvertes. Enfin les sauvages de l’Amérique, conduits par le duc de Guise, étaient coiffés d’un bonnet de coquilles et de corail, et vêtus d’un justaucorps en écailles de poisson. — Les estampes qui composent l’ouvrage sur le carrousel sont dues à un graveur nommé Bailly, dont le fils fut bisaïeul de Sylvain Bailly, cette victime illustre de la révolution française ; elles dénotent chez l’artiste un sentiment assez fin du dessin et une grande facilité d’exécution. C’est ce que l’on peut dire aussi de la plupart des pièces publiées alors soit en volumes, soit en feuilles détachées, par les nombreux graveurs qui traitaient exclusivement des sujets de genre. Il n’est pas jusqu’aux estampes qui se vendaient à bas prix au commencement de l’année, où l’on ne retrouve souvent un mérite analogue. Beaucoup d’almanachs de cette époque se recommandent par la précision avec laquelle sont gravés les ornemens ou les figures qui entourent le calendrier, et il arrive même qu’au bas de plusieurs de ces gravures on lise les noms d’artistes célèbres, tels que Lepautre et Poilly. Les almanachs étaient, au temps de Louis XIII, imprimés sur une seule feuille de papier qu’encadraient parfois quelques sujets allégoriques, mais le plus ordinairement de simples attributs disposés suivant l’ordre des saisons. Sous Louis XIV, ils parurent d’abord, dans un format plus grand puis en plusieurs feuilles, et l’on y voyait reproduits les événemens les plus importans de, l’année qui venait de s’écouler, ou bien quelque cérémonie, quelque fête de la cour. Les uns nous font assister la victoire de Senef ou à la signature du traité de Nimègue, les autres représentent le roi dansant le menuet de Strasbourg ou offrant une collation aux dames. Sans doute ces petits recueils ne portent pas tous l’empreinte du talent, mais ceux même qui, au point de vue de l’art, paraissent dépourvus de mérite, sont encore dignes d’intérêt, parce qu’ils offrent sur les costumes et les usages du temps des renseignemens d’une exactitude incontestable.

Tandis qu’un nombre considérable d’artistes français se consacrait à la gravure des sujets de mœurs, à l’illustration des livres et des almanachs, quelques autres retraçaient sous une forme satirique les faits politiques contemporains ou les personnages célèbres. La gravure de caricatures, dont les progrès ne datent guère que du milieu du XVIIe siècle, avait été cependant pratiquée long-temps avant cette époque en France et dans les pays étrangers. Sans parler des Danses macabres, sorte de satires religieuses ou tout au moins philosophiques, on pourrait citer certaines caricatures gravées en Allemagne et en Italie sous le règne de Maximilien II, en France sous celui de Charles IX ; mais elles sont ou licencieuses comme celles que l’on fit ensuite sur Henri III et ses courtisans, ou lourdement grotesques comme celles qui parurent au temps de la ligue et de Henri IV. Au moment où Louis XIII monte sur le trône, la caricature est encore fort grossière, à en juger par les œuvres étranges qu’inspirent à nos graveurs la disgrace et la mort du maréchal d’Ancre, et par les estampes espagnoles ou flamandes qui prétendent ridiculiser les Français ; mais quelques années plus tard, après que Callot eut introduit dans le style burlesque un goût et une finesse qu’il ne semblait pas devoir comporter, les sujets satiriques prirent, sous le burin d’Abraham Bosse, de Michel Dorigny et de quelques autres graveurs habiles, une apparence moins libre et des formes plus ingénieuses. Il va sans dire qu’au commencement du règne de Louis XIV, tant que durent la fronde et l’occupation par l’étranger d’une partie de notre territoire, ce sont les Espagnols et le Mazarin qui demeurent l’objet de toutes les épigrammes. Dans les caricatures de cette époque, les Espagnols sont invariablement représentés avec d’énormes fraises, des vêtemens en lambeaux orgueilleusement portés, et, pour compléter l’allusion à leur misère, des bottes de raves ou d’ognons suspendues à la ceinture. Une des estampes qui parurent après la victoire de Lens nous montre le Bec de l’Espagnol pris par le Français, c’est-à-dire le baron de Beck qu’un Français, le prince de Condé probablement, tient par la lèvre ; une autre résume les conséquences de cette victoire dans le départ de don Farinas, héros imaginaire qui personnifie à lui seul les troupes espagnoles obligées d’évacuer le sol français. Don Farinas marche fièrement, la main appuyée sur une vieille rapière le long de laquelle les araignées ont tendu leurs toiles ; une sorte de page en haillons et à jambe de bois, débris sans doute de l’armée défaite à Lens, l’accompagne en portant la botte de raves traditionnelle, Ils tournent le dos à Paris et prennent l’un et l’autre le chemin de l’hôpital, poursuivis par les sarcasmes des paysans et des bourgeois, les huées des enfans et les cris même des animaux, qui mêlent leurs voix à ce concert d’imprécations patriotiques. Tout cela n’est encore ni d’une grande force comique ni d’une exécution très délicate ; les plaisanteries sur les habitudes et la nourriture des Espagnols rappellent, pour le mordant ou la justesse, celles que l’on fit peu après en Angleterre sur les Français maîtres de danse et mangeurs de grenouilles. Cependant, lorsqu’on rapproche les estampes satiriques de cette époque des charges outrées ou obscènes qui les avaient précédées, il semble que le domaine de la caricature s’ouvre à des précurseurs plus dignes de tant de dessinateurs spirituels, et que quelque atticisme pénètre déjà en Béotie. Le progrès est manifeste dans les œuvres publiées vers la fin du règne de Louis XIV la Procession monacale, recueil de vingt-quatre gravures qui parut en Hollande, où les protestans s’étaient réfugiés, flétrit avec assez de vigueur la révocation de l’édit de Nantes et les personnages célèbres qui avaient participé à cette mesure : Louvois, Mme de Maintenon, tous les conseillers de Louis XIV, sont représentés sous le froc et avec des attributs significatifs ; le roi lui-même figure dans cette suite des héros de la nouvelle ligue, et porte comme les autres le costume de moine ; seulement un soleil, allusion à la devise altière, remplace son visage, et ce soleil encapuchonné tient à la main un flambeau pour s’éclairer dans les ténèbres qui l’environnent. Les estampes dont se composent ce recueil et beaucoup d’autres du même genre sont gravées avec une certaine verve ; elles offrent encore dans les détails quelques traces de mauvais goût, mais en général l’exécution en est vive et nette. Elles prouvent que l’on cherchait alors dans les arts comme dans les lettres le secret de faire rire surtout les honnêtes gens et de railler avec mesure ; en un mot, elles semblent, par rapport aux caricatures anciennes, l’équivalent à peu près des pièces de la comédie italienne, comparées aux bouffonneries du théâtre de la foire.

Tous les genres de gravure étant cultivés dans notre pays avec plus de succès que partout ailleurs, le commerce des estampes devint, sous Louis XIV, une des branches les plus florissantes de l’industrie française. Les grandes planches d’histoire, publiées presque toujours aux frais du roi, ne pouvaient se vendre que rarement à l’étranger et n’étaient guère exportées qu’à titre de cadeaux offerts aux souverains et aux ambassadeurs, tandis que les portraits gravés, les scènes de mœurs, les sujets de modes sortaient de France par milliers et se répandaient dans l’Europe entière. Au commencement du XVIIe siècle, les principaux marchands d’estampes, graveurs pour la plupart et éditeurs de leurs propres œuvres, étaient établis sur le quai de l’horloge, ou, comme Abraham Bosse, dans l’intérieur même du Palais. Un peu plus tard, les magasins les plus achalandés se trouvaient dans le voisinage de l’église Saint-Séverin. En examinant les estampes publiées à Paris à cette époque, nous avons compté jusqu’à trente noms d’éditeurs différens habitant la seule rue Saint-Jacques, et, dans le nombre, ceux de plusieurs graveurs célèbres, tels que Gérard Audran à l’enseigne des deux Piliers d’or, de François Poilly à l’enseigne de Saint-Benoît, etc. De là vient sans doute l’erreur qui attribue à des hommes du plus haut talent des planches défectueuses auxquelles ils n’ont pu mettre la main que pour en tirer des épreuves. Les mots Gérard Audran excudit par exemple, qu’on lit au bas de quelques-unes de ces planches, ne signifient pas qu’elles ont été gravées par ce savant artiste : ils indiquent seulement que c’est lui qui les a éditées. Souvent aussi des pseudonymes, dont le bon goût n’avait pas toujours dicté le choix, cachaient le nom de l’éditeur, le lieu et la date de la publication ; cette mesure de prudence s’appliquait ordinairement à des ouvrages licencieux, à ces estampes à pièces mobiles ou à surprise, qui commençaient à être recherchées, et dont on fit si souvent collection dans le siècle suivant. Du reste, l’art se trouve fort peu intéressé en tout ceci, et le mieux est de chercher à l’étudier -ailleurs que dans des curiosités de cette espèce.


III. – GRAVEURS ETRANGERS. - BARTOLI : Saint Pierre délivré de prison d’après LANFRANC. – BARTHELEMI KILLIAN : l’Assomption d’après PHILIPPE DE CHAMPAGNE. - CORNEILLE WISSCHER : l’Antiquaire.

La supériorité avec laquelle la gravure d’histoire et de portrait était traitée par les maîtres de notre école avait attiré à Paris une foule d’artistes étrangers. Plusieurs d’entre eux s’y étaient fixés, comme Van Schuppen et les Flamands chargés de graver les victoires du roi peintes par Van der Meuler ; d’autres, leurs études achevées, retournaient dans leur pays et y répandaient les doctrines et la manière, françaises. Il résulta de cette unité d’influence une conformité apparente dans toutes les œuvres du burin. En Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas, l’art perdit presque complètement son caractère national ; partout, sauf en Angleterre, on imita, on s’appropria avec plus ou moins de bonheur le style et le faire de nos graveurs. Il y eut encore quelques hommes habiles, mais il n’y eut plus d’écoles ; elles semblèrent toutes s’être absorbées dans la nôtre à partir de la seconde moitié du règne de Louis XIV.

On a vu qu’à l’époque où Callot se trouvait à Rome, les graveurs italiens commençaient à s’inspirer déjà des exemples de l’art français. Lorsque Gérard Audran eut à son tour passé quelques années en Italie, les estampes qu’il y avait produites achevèrent d’épurer le goût des artistes ; malheureusement ce progrès ne s’accomplit que dans la partie matérielle de leurs travaux. On mit plus de modération dans le faire, on se préoccupa moins exclusivement des tailles brillantes : après avoir sacrifié au plaisir d’étonner le mérite de suivre la raison, on revenait au bon sens et aux moyens qu’il conseille, sans songer pour cela à reproduire de meilleurs ouvrages ; ou, si par hasard quelque graveur en avait l’idée, il y renonçait bien vite pour céder à ses entraînemens habituels. Pietro Bartoli, qui s’était rendu à Mantoue avec l’intention de graver les peintures de Jules Romain au palais du T[14], s’empressa de choisir, de préférence à tout le reste, un morceau de perspective curieuse qui décorait une antichambre du palais ; Carlo Cesio et Venturini ne trouvaient rien de mieux à faire dans Rome que de copier, l’un les cariatides de la galerie Farnèse peintes en grisaille par Annibal Carrache, l’autre la Chaire de saint Pierre soutenue par les docteurs de l’Église, œuvre plus ridiculement conçue et d’une exécution plus vicieuse encore que les autres sculptures du Bernin. Il n’était pas jusqu’aux graveurs d’architecture qui ne crussent devoir prendre pour modèles les monumens de l’art contemporain : Baptiste Felda dédiait au pape Alexandre VII une suite de Vues de Rome où figuraient en première ligne les fantaisies extravagantes de Malderno et de Borromini ; un autre dessinait et gravait un choix de fontaines et d’obélisques modernes, c’est-à-dire ce que la ville éternelle offre de plus détestable en ce genre. L’art était envisagé à peu près au même point de vue à Gênes, à Florence, à Bologne et à Naples. Les graveurs de toutes les écoles d’Italie semblaient, à l’exemple des graveurs romains, dédaigner les chefs-d’œuvre des anciens maîtres, et n’estimer que les productions du XVIIe siècle. Les compositions de Lanfranc, de Carle Maratte et d’autres peintres de la décadence étaient incessamment reportées sur le cuivre et livrées à l’admiration du public, jaloux de les revoir sous un nouvel aspect. Plusieurs de ces estampes sont, il est vrai, fort supérieures aux tableaux ; et sans parler de celles que l’on doit au burin d’artistes français, ou pourrait en citer quelques-unes de Bartoli où l’imitation assez heureuse de la manière de nos graveurs tempère et dissimule les défauts de la peinture originale : Saint Pierre délivré de prison et la Décollation de saint Paul seraient peut-être les meilleurs spécimens de ce mode d’interprétation.

Les guerres qui désolèrent l’Allemagne pendant une grande partie du XVIIe siècle avaient, dès le commencement, dispersé les écoles de gravures établies à Nuremberg, à Augsbourg et dans plusieurs autres villes. Mathieu Mérian et ses élèves s’étaient retirés à Francfort, seul point du territoire où l’art fût encore pratiqué ; quelques graveurs allemands avaient passé dans les Pays-Bas, le plus grand nombre s’était réfugié en France. Beaucoup de ceux-ci ne retournèrent dans leur patrie qu’à un âge où ils ne pouvaient plus produire, beaucoup d’autres se fixèrent à Paris et y moururent : de là, cette multitude d’estampes allemandes gravées, sous le règne de Louis XIV, d’après les maîtres de notre école ; de là aussi ce style français qu’on remarque même dans les œuvres exécutées d’après d’autres modèles. Ainsi les portraits de Michel Letellier et du président Dufour, gravés d’après Vouet, par Jean Hainzelmann, ne diffèrent presque point, quant au goût et à la manière, de ceux qu’il fit plus tard d’après Ulrich Mayer et Joachim Sandrart. Les planches d’histoire publiées à cette époque témoignent d’un zèle d’imitation non moins grand ; l’art allemand y est naturalisé français, pour ainsi dire ; et Gustave Ambling, Barthélemy Kilian[15], une foule de leurs compatriotes, élèves comme eux de François Poilly, pourraient être rangés parmi les graveurs de notre école, si l’on ne considérait que le caractère de leurs travaux. — Un examen attentif des estampes gravées par les artistes flamands et hollandais contemporains d’Édelinck inspirerait une réflexion analogue, mais il révélerait aussi quelques brillantes exceptions au système généralement adopté. Il est permis de ne voir dans Van-Schuppen qu’un habile élève de Nanteuil, dans Corneille Vermeulen qu’un imitateur moins heureux de celui-ci : en revanche, on ne saurait rapprocher des estampes françaises les ouvrages de Corneille et de Jean Wisscher, sans être frappé du talent original de ces artistes. L’aîné des deux frères a, dans ses planches si justement célèbres de l’Antiquaire, du Vendeur de mort aux rats et de la Fricasseuse, réussi à donner de l’intérêt à des sujets au moins insignifians : l’autre a prouvés dans ses beaux portraits où le travail savant du burin s’allie aux effets pittoresques de l’eau-forte, qu’il était possible de traiter ce genre avec succès sans se conformer absolument à la méthode suivie par les plus illustres maîtres. — Tandis que l’influence française devenait de plus en plus manifeste dans les œuvres de la gravure en Italie, en Allemagne et dans les Pays-Bas, les graveurs anglais n’avaient encore ni tendances qui leur fussent propres, ni assez d’expérience de l’art pour profiter de nos leçons. Le temps était proche cependant où l’Angleterre allait sortir de cette longue léthargie, participer au mouvement général et se créer enfin une école. Le progrès fut dû en partie à Reynolds, en partie aux graveurs qui vinrent de Londres se former à Paris sous le règne de Louis XV. Il faut donc, avant de parler des élèves, dire ce qu’avaient fait les maîtres, et ce qu’était devenue la gravure en France après la mort des grands artistes du siècle de Louis XIV.


IV. – GRAVEURS SOUS LOUIS XV. – PIERRE DREVET : PORTRAIT DE Bossuet d’après RIGAUD. — FICQUET : PORTRAIT DE madame de Maintenon. — PHILIPPE LEBAS : la Fête flamande d’après TENIERS. – GRAVEURS AMATEURS.

Morin, Nanteuil, Masson, François Poilly, tous les autres graveurs portraitistes de l’époque avaient, malgré la diversité de leurs talens, laissé à leurs successeurs directs des exemples à peu près identiques, et une même tradition. Cependant les ouvrages du peintre Rigaud, dont la réputation s’était considérablement accrue vers la fin du règne de Louis XIV, nécessitaient, de la part des artistes chargés de les graver, quelque infidélité à cette tradition sévère. On n’avait plus à reproduire des figures à mi-corps et se détachant presque toujours sur un fond peu accidenté ; il s’agissait au contraire, pour le graveur, de rendre sans confusion une multitude d’accessoires qui, à force d’orner la composition, la chargeaient parfois outre mesure et l’encombraient problème difficile que résolurent avec succès Pierre Drevet et son fils, le célèbre auteur du Bossuet. Le premier, élève à Lyon de Germain Audran et à Paris d’Antoine Masson, ne grava que des portraits, dont les plus connus ceux de Louis XIV en pied, de Boileau, du cardinal de Fleury, du comte de Toulouse, attestent un goût judicieux et un vrai mérite d’interprétation. Le second, que la similitude des prénoms a souvent fait confondre avec son père, se montra, dès ses débuts, plus intelligent encore. Il n’avait que vingt-six ans lorsque parut ce portrait de Bossuet où la précision et le brillant du burin semblent dénoter un talent parvenu à sa maturité. Peut-être dans cette planche et dans quelques autres du même graveur (le cardinal Dubois, Samuel Bernard, mademoiselle Lecouvreur, etc.), certaines parties sont-elles traitées avec une habileté digne de Nanteuil lui-même. Le moelleux de l’hermine, la délicatesse des dentelles, le poli et l’éclat des dorures ne sauraient être plus exactement imités ; mais on ne sent pas dans les têtes cette finesse de physionomie, dans les chairs cette souplesse de la vie que respirent les portraits des maîtres antérieurs ; le style a déjà moins de simplicité et de force, la pratique moins de réserve. De telles œuvres résultent d’un art encore supérieur, elles ne sont plus le produit d’un art suprême. Il en est de même de la plupart des estampes publiées en France dans les dix dernières années du règne de Louis XIV et sous la régence. L’ancienne manière y est toujours sensible, mais elle commence à s’altérer, et se voile de plus en plus sous les envahissemens du procédé, et l’affectation de l’aisance, à partir du moment où Louis XV monte sur le trône.

Les graveurs français se divisaient alors en deux groupes distincts l’un, sous l’autorité de Rigaud et conservant en partie la tradition du siècle précédent ; l’autre, plus important en nombre et cherchant, à la suite des peintres de genre, tels que Watteau ou ses imitateurs, le succès dans les innovations. À peu près à la même époque, et comme placés entre les écoles rivales, Saint-Aubin et Ficquet, dont le talent participait de l’ancienne et de la nouvelle manière, gravaient ces petits portraits qui ont retrouvé la vogue depuis quelques années. Les portraits de Ficquet surtout sont recherchés aujourd’hui : cependant ceux de Saint-Aubin, exécutés avec non moins de délicatesse et d’esprit, offrent, malgré l’exiguïté de leur dimension, une largeur de modelé qui manque aux œuvres qu’on leur préfère ; mais ils se découpent presque toujours sur un fond noir, sans transition graduée, sans variété d’effet, et c’est sans doute à cet aspect un peu dur et monotone qu’il convient d’attribuer la défaveur relative où on les tient. Il est permis de supposer aussi que les estampes de Ficquet doivent à leur extrême fini bon nombre de suffrages. Lorsque l’esprit n’est pas exercé à discerner les parties les plus essentielles de l’art, l’œil considère comme la marque assurée de la perfection la propreté minutieuse du travail, et de même que certaines personnes, ordinairement insensibles à la peinture, s’extasient de confiance devant les tableaux de Carlo Dolci et de Gérard Dow, peut-être certains admirateurs de Ficquet jugent-ils de son talent sur l’apparence nette et soignée de ses planches. Cependant le mérite du graveur ne ressort pas uniquement de ces témoignages d’une habileté secondaire : plusieurs de ses petits portraits, destinés presque tous à orner des livres ou des recueils historiques, se distinguent par la souplesse du dessin, par la finesse de la physionomie, et, si le travail était un peu moins maigre, un peu moins chargé de demi-teintes dans quelques parties, on pourrait les classer, comme miniatures au burin, à côté des émaux de Petitot.

L’analogie, du reste, ne saurait exister entre les deux artistes que sous le rapport du talent : leurs mœurs différèrent de tous points. Le peintre Petitot, calviniste zélé et dont la vie austère contraste étrangement avec le style mondain des œuvres qu’il a laissées, eut l’honneur d’attirer l’attention de Bossuet, qui tenta de le convertir. Emprisonné, au Fort-l’Évêque après la révocation de l’édit de Nantes, il n’en sortit que pour consacrer le reste de ses jours à la retraite et à l’étude. Le graveur Ficquet ne se préoccupa nullement des questions religieuses, et sacrifia à ses plaisirs tous les momens qu’il ne donna pas à son art. Malgré le gain, qu’il tirait aisément de ses travaux, il était toujours à court d’argent, toujours poursuivi par ses créanciers, qui, de guerre lasse, finissaient ordinairement par l’installer chez eux pour le forcer à s’acquitter par l’achèvement de quelque planche. C’est ainsi qu’il passa près de deux mois dans la maison de Saint-Cyr, et qu’il y grava le portrait de Mme de : Maintenon au sein même de la communauté. Ce portrait, intégralement payé depuis long-temps, n’avançait pas, et, pour en voir la fin, la supérieure, à bout de sollicitations et de reproches, crut devoir s’adresser à l’évêque métropolitain. Elle obtint de lui la permission de faire venir l’artiste dans le couvent et de l’y garder jusqu’à l’entier accomplissement de sa tâche ; mais les choses n’en allèrent ni mieux ni plus vite. Ficquet, ennuyé de sa réclusion, dormait pour abréger le temps et ne touchait pas le burin. Un jour, il fit appeler la supérieure et lui déclara que, dût-il rester éternellement à Saint-Cyr, il ne travaillerait pas dans la solitude où on le laissait, qu’il lui fallait des distractions, et, à défaut d’autres, celle de la conversation des religieuses ; qu’en un mot il ne terminerait le portrait que si quelques-unes de celles-ci venaient chaque jour lui tenir compagnie. On accepta ses conditions. Pour surcroît d’encouragement, des pensionnaires se joignirent plus tard aux religieuses, et vinrent faire de la musique dans la chambre du graveur ; enfin la planche tant attendue allait être livrée, lorsque Ficquet, mécontent de son ouvrage, le détruisit et ne se décida à le recommencer que sur la promesse d’une liberté immédiate et d’une somme d’argent plus forte que la somme déjà reçue. Moyennant cet accommodement, les religieuses de Saint-Cyr arrivèrent à posséder l’image de leur bienfaitrice, et le charmant petit portrait de Mme de Maintenon, le chef-d’œuvre peut-être de l’auteur, les dédommagea des bizarres exigences qu’elles avaient subies.

Ficquet mourut dans la dernière détresse, après une vie toute de désordre et d’expédiens. Une fois cependant il avait pu croire sa fortune assurée : une succession lui était échue ; mais cet espoir d’opulence fut de courte durée. Sans attendre l’accomplissement des formalités légales et à la première nouvelle de l’héritage, il s’était empressé d’acheter une maison de campagne à Montmartre. L’habitation ne se trouvant pas complètement à son gré, il commence par bouleverser le jardin, qu’il élève au niveau des fenêtres du premier étage, afin d’éviter, disait-il, les chutes que sa distraction habituelle lui causerait dans l’escalier ; puis il plante de nouveaux arbres, et les entoure de vitrages ou de châssis revêtus de toiles pour préserver les uns du froid, les autres de l’excès de la chaleur. Pendant ce temps, la liquidation de la succession s’achève ; mais, comme les embellissemens de toute sorte imaginés par Ficquet s’étaient accrus en proportion des jours écoulés, il se trouva en définitive héritier d’une somme à peine égale à celle qu’il devait payer pour les travaux d’installation. Il lui fallut restituer à son ancien propriétaire cette maison ainsi transformée, et, les comptes réglés, le graveur se vit, comme devant, obligé de recourir aux libraires et aux marchands d’estampes, qui exploitaient son état de gêne non moins que sa rare facilité. Ainsi, bien avant notre siècle, le monde de l’art comptait à côté des travailleurs modestes les aventuriers prodigues, et à côté des véritables maîtres les excentriques et capricieux improvisateurs.

Le goût de l’art plus agréable que sérieux introduit en France par Watteau, développé par les peintres de genre et par les graveurs formés à son école, était devenu presque général vers le milieu du règne de Louis XV. Les mœurs du temps n’étaient point de nature à combattre une pareille tendance : aussi se manifeste-t-elle de plus en plus libre dans tout le cours de ce siècle, pour aboutir, par une réforme non moins radicale que la révolution politique, au culte exclusif d’une simplicité quelque peu pédantesque et de l’antique étroitement compris. En 1750, c’est-à-dire dans l’année même où naissait David, le futur régénérateur de l’école, le public ne cherchait dans les œuvres d’art rien de plus qu’une amusante distraction. Le style des imitateurs de Lebrun avait fort discrédité le genre héroïque. On était fatigué de ce pompeux étalage d’allégories, de cette tyrannie de la grandeur et de tout ce système de compositions fastueuses ; on se jeta, par un autre excès, dans l’exagération de la grace et dans la passion du joli. Les scènes pastorales ou prétendues telles, les sujets tirés d’une mythologie érotique remplacèrent les hauts faits et les apothéoses académiques ; et s’il n’y eut pas dans les ouvrages nouveaux plus de naturel que dans les ouvrages surannés, il y eut du moins tout autant de talent relatif. À ne parler que de la gravure, les estampes exécutées à cette époque sont pour la plupart des modèles d’esprit et de délicatesse, comme celles du siècle de Louis XIV sont des modèles de science et de sévère beauté. Philippe Lebas, qui a si bien gravé les tableaux des petits-maîtres de l’école des Pays-Bas, Laurent Cars, Larmessin, bien d’autres artistes français du XVIIIe siècle surpassent autant, dans le genre inférieur qu’ils avaient adopté, les graveurs de toutes les écoles, que Nanteuil et Audran les surpassent eux-mêmes dans le genre de l’histoire et du portrait. Certes, il y a loin des Batailles d’Alexandre à des planches telles que le Sacrifice d’Iphigénie et les Travaux d’Hercule, de Laurent Cars, d’après Lemoine ; mais la distance n’est pas moins grande entre les planches gravées par le même artiste d’après Watteau et celles que l’on publia un peu plus tard en Angleterre et en Allemagne. Le portrait de Claude Hallé, que Larmessin présenta à l’académie comme morceau de réception, était un titre beaucoup moins brillant et lui fait aujourd’hui moins d’honneur que ses petites pièces d’après Lancret et Lépicié, Mais, s’il n’y avait plus dans les travaux d’un ordre élevé que les semblans du sentiment et une certaine habileté matérielle, les estampes qu’on appelait alors estampes de second ordre portaient au contraire l’empreinte d’un sentiment profond et d’un art fort sérieux sous des formes légères.

À mesure que se répandit en France l’amour des œuvres rapides et en apparence superficielles, les graveurs cessèrent de se conformer aux exemples des anciens maîtres jusque dans le choix des moyens. Le procédé de gravure à l’eau-forte dont Audran et ses élèves ne s’étaient guère servis que pour la préparation de leurs planches, reprit faveur comme au temps de Callot. Les artistes-amateurs devinrent innombrables. Il fut de mode dans le monde élégant d’apprendre à manier la pointe pour tracer une bergerie comme de s’habituer à tourner un madrigal, et l’exemple qu’avait donné le régent en gravant quelques vignettes pour une édition de Daphnis et Chloé était depuis long-temps suivi par les seigneurs de la cour[16]. Les essais de dessin sur cuivre occupaient aussi les loisirs des grandes dames et des simples bourgeoises. Depuis la duchesse de Luynes et Mme de Pompadour jusqu’à Mme Reboul, qui plus tard épousa le peintre Vien, on pourrait citer, sous le règne de Louis XV, plus de vingt femmes qui gravaient par goût, sans compter celles, moins rares encore, qui gravaient par état. De pareils passe-temps, fort innocens en eux-mêmes, avaient cependant le sérieux inconvénient de dégrader l’art en le transformant en divertissement futile et de donner le change sur ses ressources et sa portée véritables. C’est ce qui a lieu presque toujours, lorsque, enhardi par certaines dispositions que l’on prend pour du talent, on veut, sans réflexion et sans étude approfondie, arriver aux mêmes résultats que par l’expérience et le savoir. Les auteurs d’œuvres de cette espèce croient l’art facile, parce qu’ils en ignorent les conditions, et le public, s’abusant à son tour sur ces conditions essentielles, perd le sentiment du beau, confond l’apparence avec la réalité, s’habitue aux semblans du mérite et n’a plus de goût pour ce qui est supérieur. Tous les arts peuvent se pervertir ainsi, et de notre temps les aquarelles, les statuettes, et les valses d’amateurs sont peut-être aussi nuisibles à la peinture, à la sculpture, à la musique, que le furent jadis à la gravure les petites estampes qu’on faisait en se jouant. D’ailleurs ce n’était pas à l’art seulement que celles-ci commençaient à devenir préjudiciables. Inspirées souvent par la galanterie, comme l’entendait Voisenon quand il écrivait ses Contes, elles présentaient, aux regards des femmes mêmes, les scènes dont il eût été impossible de souffrir le récit, et l’on sait le mot de cette dame au baron de Besenval qu’embarrassait la narration d’une aventure « Dessinez-moi en rébus ce que vous ne sauriez me raconter. » Souvent aussi la gravure, telle qu’on la pratiquait dans les salons, prétendait atteindre un autre but. Pour défendre la grande cause à l’ordre du jour, — la cause de la philosophie, — toutes les armes paraissaient bonnes, et l’on se servait de la pointe comme d’un instrument favorable à la propagation des doctrines nouvelles. Quand Mme de Pompadour essayait de montrer, dans une gravure dont ses amis seuls se disputaient les épreuves, le Génie des arts protégeant la France, elle ne donnait pas d’exemples dangereux et ne prouvait qu’une chose : c’est que la protection de ce génie ne s’étendait pas si complètement sur le royaume, qu’il n’y laissât passer les méchantes œuvres ; mais, lorsque quelques habitués de la maison de Mme d’Épinay et le beau-frère, de cette femme célèbre, M. de Jully, aspiraient à éclairer l’opinion en ridiculisant dans leurs petites estampes la religion et le principe de l’autorité, ils ouvraient à leur insu la voie à des artistes-amateurs d’une philosophie bien autrement radicale. Vingt ans après, des caricatures hideusement énergiques paraissaient sur le même sujet, et les graveurs de cabaret commentaient à leur tour le Père Duchêne, comme les graveurs de salon avaient commenté l’Essai sur les mœurs et l’Encyclopédie.


V. – GRAVEURS PAYSAGISTES EN FRANCE ET EN ANGLETERRE - VIVARES : le Temple du Soleil d’après CLAUDE LORRAIN. - WOOLLETT : le Sacrifice antique d’après CLAUDE LORRAIN. – GRAVEURS ANGLAIS AU BURIN, A L’EAU-FORTE ET EN MANIERE NOIRE. – ROGARTH, STRANGE, ARDELL, etc.

Bien que la gravure de vignettes ou tout au moins de compositions légères fût, au XVIIIe siècle, généralement pratiquée en France, même par les artistes de profession quelques-uns de ceux-ci cependant gardaient dans leurs travaux les principes sévères de l’ancienne école. Plusieurs graveurs, élèves de Nicolas-Henri Tardieu, luttaient avec constance contre les envahissemens du genre en vogue, et transmettaient à leur tour à leurs élèves de toutes les nations les enseignemens qu’ils avaient reçus dans leur jeunesse. Les Allemands Joseph Wagner, Martin Preisler, George Wilde, l’Italien Porporati, les Anglais Strange, Ingram, Ryland, etc., vinrent, à peu d’intervalle les uns des autres s’instruire à cette école, et publièrent Paris des planches diversement remarquables, où l’on retrouve en partie les qualités distinctives de Flipart, Lempereur, Jardinier, dont ils avaient été les condisciples. De grands recueils d’estampes, édités par ordre du gouvernement ou aux frais de riches protecteurs des arts, consacraient le souvenir des événemens contemporains ; d’autres offraient la collection de tableaux des galeries ou des cabinets célèbres[17]. Enfin la gravure de paysage, qui jusqu’à cette époque n’avait été considérée que comme un accessoire de la gravure d’histoire, commentait à rivaliser avec celle-ci, grace à Vivarès et à Balechou. C’est aux Français qu’appartient l’honneur d’avoir créé ce genre. On oublie trop souvent qu’ils y ont excellé les premiers et qu’une nation voisine n’aurait peut-être pas pu se glorifier de Woollett et de ses élèves sans les leçons de Vivares. En réclamant ce dernier comme une de ses gloires, l’Angleterre ne fait qu’étendre à un des maîtres de la gravure française ce système un peu large de naturalisation qu’elle applique dans d’autres arts à Haendel et à Lely.

Depuis Francisque Millet et Claude Lorrain, les peintres exclusivement paysagistes avaient été rares en France ; aucun du moins n’avait fait preuve d’une habileté supérieure. Joseph Vernet fut le premier qui rendit à l’art délaissé l’éclat dont il avait brillé jadis. Observateur surtout spirituel, Joseph Vernet manque, il est vrai, de certaines qualités vigoureuses et de cette gravité imposante qui caractérise les grands maîtres. Il y a dans ses œuvres plus d’intelligence que de sentiment profond, plus d’élégance, que de beauté. La nature y apparaît, comme dans les poèmes descriptifs de l’époque, un peu trop vernissée ou parfois accentuée un peu emphatiquement ; elle semble plutôt un texte sur lequel l’artiste disserte qu’un modèle qu’il étudie avec amour et qui l’inspire. Cependant cette nature, tout arbitraire qu’elle est, conserve assez de charme pour que l’image en plaise et intéresse, si elle ne réussit pas à émouvoir. On conçoit donc les justes succès de ce brillant artiste et l’influence qu’il exerça sur l’école française et sur le goût public[18].

Dans la haute situation où l’avaient placé ses talens, Joseph Vernet était plus capable qu’aucun autre peintre de donner à l’art de la gravure une impulsion heureuse. Il le dirigea vers un nouveau but, et les graveurs-paysagistes qu’il forma devinrent presque aussitôt les maîtres du genre. On a nommé déjà Balechou et Vivarès : le premier élève d’abord de Lépicié, avait commencé par graver des portraits, dont le plus connu, le portrait en pied du roi de Pologne Auguste III, attira sur l’auteur la honte d’une punition méritée. Convaincu d’avoir détourné un certain nombre des premières épreuves pour les vendre à son profit. Balechou fut rayé de la liste des membres de l’Académie, et obligé de se retirer à Arles, sa ville natale, puis à Avignon, où il s’adonna uniquement au paysage. Ce fut là qu’il fit, d’après Joseph Vernet, ses estampes des Baigneuses, du Calme et de la Tempête. Dans ses dernières années, il revint à la gravure d’histoire, et exécuta, d’après Carle Vanloo, cette Sainte Geneviève si estimée de quelques amateurs, et qui serait en effet un chef-d’œuvre, si la souplesse du burin et la facilité de la manœuvre pouvaient dispenser de la correction. Quoiqu’il n’ait pas, comme Vivarès, enseigné lui-même la gravure de paysage en Angleterre, Balechou contribua puissamment par ses œuvres à instruire les artistes de ce pays, et le plus habile d’entre eux Woollett, avouait qu’il avait sous les yeux une épreuve de la Tempête, lorsqu’il travaillait à sa planche de la Pêche. Quant à Vivarès, après avoir produit à Paris, d’après Joseph Vernet et les anciens maîtres, quelques estampes justement admirées, il alla se fixer à Londres, où se rendirent aussi mais un peu plus tard, Barret, Loutherbourg et beaucoup d’autres Français. Il y importa un nouvel art, comme avait fait Hollar plus d’un siècle auparavant, et fonda cette école de graveurs-paysagistes dont les talens sont encore aujourd’hui la gloire principale de la gravure anglaise.

Cependant, avant que les élèves de Vivarès prissent à sa suite possession de ce vaste domaine, deux artistes remarquables, Hogarth et Reynolds, avaient honoré l’Angleterre, et, sous leur direction, la gravure s’était considérablement développée dans une autre voie. Fils d’un prote d’imprimerie qui l’avait mis en apprentissage chez un ciseleur de vaisselle, William Hogarth passa presque toute sa jeunesse dans l’obscurité et la misère. À vingt ans, il gravait des cartes d’adresse pour les marchands de Londres ; à vingt-cinq, il peignait des enseignes de boutique et se consumait dans des occupations indignes de lui, lorsqu’il attira l’attention publique par la mise au jour d’une estampe satirique, où figuraient des personnages aisément reconnaissables. De nombreuses compositions de même sorte parurent ensuite et confirmèrent le succès ; Hogarth en profita pour produire son talent dans des travaux plus sérieux. En peu de temps, il acheva de se faire connaître, s’enrichit par son mariage avec la fille de sir James Thornhill, peintre du roi, et demeura jusqu’à la fin de sa vie (1764) l’un des hommes les plus renommés de son pays. Peintre et graveur, Hogarth avait profondément étudié l’art sur lequel il a laissé quelques écrits recommandables ; mais il ne parvint jamais à en remplir toutes les conditions. Un peu trop préoccupé du sens moral de ses œuvres, il ne sait pas toujours s’arrêter à temps dans l’exposition de sa pensée ; il l’obscurcit en la surchargeant de commentaires, et l’on pourrait citer de lui tel sujet allégorique où la recherche de l’ingénieux a multiplié les détails jusqu’à la confusion. À force de vouloir être compris ; il devient souvent inintelligible. Toutefois, lorsque l’excès de l’analyse n’affaiblit pas, en le décomposant, son sentiment premier, Hogarth frappe juste et arrive à de puissans effets. Ces suites d’estampes où se trouvent représentées les actions successives d’un même personnage[19], suites qu’il a gravées en grande partie tant à l’eau-forte qu’au burin, ne sont pas, sous le rapport de l’exécution des ouvrages irréprochables ; mais l’expression et le geste s’y montrent presque toujours d’une vérité saisissante, et l’esprit intime de la scène y est rendu avec une véritable supériorité. À l’époque même ou le génie de Richardson opérait dans les lettres une révolution analogue, Hogarth (et c’est là son mérite principal) introduisit dans la peinture le dramatique familier. Créateurs du genre l’un et l’autre, L’artiste et le romancier ont eu, en Angleterre et ailleurs, des imitateurs nombreux on ne saurait dire qu’ils aient nulle part trouvé des rivaux. Le talent de Reynolds est d’une toute autre nature. Essentiellement pittoresque en ce sens qu’il consiste surtout dans le sentiment de l’effet et dans la puissance de la couleur, il offre un caractère de résolution que les graveurs pouvaient facilement apprécier et reproduire. Il ne s’agit plus ici d’intentions subtiles, ni d’accessoires morcelant l’ensemble. Tout procède au contraire d’une méthode synthétique ; tout est largement tracé et établi par masses, où se laissent à peine entrevoir quelques détails ; l’expression réside dans la tournure générale d’une figure plutôt que dans la finesse de la physionomie, et l’imagination du peintre a moins de délicatesse que d’éclat. Parfois, il est vrai, cette imagination dégénère en mauvais goût et en bizarrerie ; mais le plus souvent la pose a de l’aisance, de l’inattendu (mérite rare dans les portraits), et l’aspect respire une incontestable grandeur. Les qualités d’exécution qui distinguent les tableaux de Reynolds, franchise de t’effet, vigueur des oppositions, — qualités à la traduction desquelles le travail délié du burin ne pouvait qu’imparfaitement convenir, devaient être interprétées avec succès par la gravure en manière noire. Aussi l’extension immense que ce procédé a prise en Angleterre doit-elle être attribuée surtout à l’influence exercée sur les graveurs par le célèbre peintre.

Les moyens employés pour graver en manière noire diffèrent complètement des opérations du burin et de la pointe. Avec ces deux instrumens, on indique par des tailles et des traits les ombres sur le cuivre ; dans la gravure en manière noire, au contraire, l’outil dont on se sert râcle le métal ; afin d’y figurer les lumières. Au lieu d’offrir une surface plane, la planche doit avoir été préalablement grenée par un instrument dentelé qu’on nomme le berceau, et lorsque le dessin se trouve décalqué, suivant la méthode ordinaire, sur ce fond ainsi préparé ; on use plus ou moins le grain avec un grattoir dans toutes les parties que l’on veut rendre ou tout-à-fait claires ou très légèrement teintées. Les parties que l’on a laissées intactes reportent les ombres sur l’épreuve, et ces ombres sont d’autant plus intenses qu’elles résultent du grain même et ne se composent pas, comme dans les gravures au burin, d’une multitude de tailles entrecroisées. Sous ce rapport, la gravure en manière noire présente un avantage réel sur les autres procédés ; mais à d’autres égards elle leur est fort inférieure. Les aspérités qui couvrent une planche préparée au berceau sont un obstacle insurmontable à la précision du dessin, et il est impossible de tracer, sans le secours du burin ou de la pointe, des contours d’une netteté parfaite. La fermeté et la finesse dans le modelé, le fini des détails, ne sauraient être non plus le produit des travaux du grattoir. Enfin, si la manière noire convient à la gravure des tableaux où la lumière est rare et concentrée, elle est impuissante à rendre les sujets d’un aspect calme et d’un effet limpide.

Vers la fin du XVIIe siècle, la gravure en manière noire était, on l’a vu, pratiquée déjà en Angleterre. Le prince palatin Rupert, que son courage et ses infortunes ont rendu si célèbre, l’avait importée dans ce pays au moment où Charles II venait de remonter sur le trône ; mais la gloire de l’invention ne lui appartenait pas. Louis von Siegen, lieutenant-colonel au service du landgrave de Hesse-Cassel, avait découvert ce nouveau mode de gravure, et terminé en 1642[20], à Amsterdam, le portrait de la princesse Amélie-Élisabeth, la première estampe en manière noire dont il ait livré les épreuves au public. Quant au procédé lui-même, il refusa long-temps de le divulguer, et il écrivait au landgrave de Hesse en lui dédiant le portrait : « Il n’y a pas, un seul graveur, un seul artiste quelconque qui puisse deviner comment cet ouvrage a été exécuté. « Personne, en effet, ne réussit à le deviner, et ce ne fut qu’après un silence de douze années que von Siegen consentit à donner communication de son secret. Le prince Rupert, qui se trouvait alors à Bruxelles, la reçut le premier ; à son tour, il choisit pour confident le peintre Wallerant Vaillant ; qui ne se crut pas tenu à une discrétion fort grande. Bientôt quelques artistes flamands s’essayèrent dans la gravure en manière noire, et, les procédés une fois mis en circulation, on ne s’inquiéta plus de celui qui les avait imaginés. On l’oublia si vite et si complètement, qu’en 1656 il était obligé déjà de réclamer le titre que personne ne songeait à lui donner, et de signer ses ouvrages : , « Von Siegen, premier et véritable inventeur de ce genre de gravure. » Ce fut bien pis à Londres : lorsqu’on y eut vu les estampes gravées par le prince Rupert durant son exil, et que les artistes eurent appris de lui à l’aide de quels moyens ils pouvaient en produire de semblables, on se mit à l’œuvre sans rechercher d’autres modèles. On se préoccupa beaucoup plus du résultat que de l’historique de la découverte, dont on attribua tout l’honneur à celui qui l’avait seulement propagée. Le talent des premiers imitateurs du prince Rupert ne s’élève pas au-dessus de la médiocrité parmi leurs successeurs directs et les successeurs de ceux-ci, il en est peu dont les ouvrages soient plus remarquables ; mais à l’époque où Reynolds entreprend, comme autrefois Rubens dans les Pays-Bas, de diriger lui-même les travaux de la gravure, le nombre des artistes de mérite devient considérable en Angleterre. Ardell, Smith, Earlom, Dickinson, Green, Watson, beaucoup d’autres qui mériteraient d’être cités après ces habiles graveurs, étendent prodigieusement les ressources du procédé en l’appliquant à la traduction des œuvres de leur maître. La manière noire, réservée d’abord pour la gravure des portraits, est appliquée assez heureusement au genre historique, et de progrès en progrès elle finit par acquérir une perfection matérielle dont les ; Anglais semblent de nos jours encore avoir gardé le privilège.

Les élèves de Vivarès et les graveurs en manière noire inspirés par Reynolds commençaient donc à vivifier l’école anglaise, et les premiers surtout lui donnaient par leurs talens une sérieuse importance. Woollett publiait, d’après son compatriote Wilson et d’après quelques anciens maîtres ; ces paysages admirables, qui semblent moins des estampes que des tableaux, tant est suave l’harmonie, de l’effet, tant la lumière y a de transparence et de couleur[21] ! Un peu plus tard, il achevait de s’illustrer dans des travaux d’un autre genre, en gravant, d’après West, la Mort du général Wolfe, puis la Bataille de la Hague, la meilleure composition du peintre américain, et la plus belle planche historique qui ait jamais été exécutée en Angleterre. Robert Strange, qui avait été élève à Paris, de Philippe Lebas, gravait en taille-douce, d’après les anciens maîtres italiens et flamands, ces estampes qu’on louerait sans réserve, si la correction du dessin y était égale à la beauté du coloris[22]. Tant de progrès accomplis en quelques années attirèrent l’attention des hommes d’état et du gouvernement anglais. On comprit qu’il était temps de ne plus payer une sorte de tribut à la supériorité de nos graveurs, et de laisser grandir à Londres même les talens que jusque-là on avait envoyé se former à l’école des maîtres français. George III venait de fonder la nouvelle académie royale (janvier 1769) et de placer à sa tête Joshua Reynolds ; il résolut d’encourager les arts plus efficacement encore en ordonnant de grandes entreprises de gravure, et, comme il espérait que le pays pourrait en retirer autant d’avantage commercial que de gloire, il accorda des primes pour faciliter l’exportation des estampes anglaises. L’importation des estampes gravées en France fut, au contraire, chargée de droits énormes. Cette question du progrès de l’art national devenue de la sorte une question politique, chacun s’empressa de seconder les vues de George III. Des souscriptions, s’élevant à un chiffre considérable, avaient été recueillies avant la publication des planches de Woollett ; celles que l’on ouvrit pour l’illustration des voyages de Cook et de Banks se trouvèrent remplies en quelques jours ; enfin, lorsqu’il fut question de graver la Mort de lord Chatam, la souscription monta aussitôt à 90,000 francs, et, les épreuves premières une fois retirées, on abandonna le produit de la planche au graveur, qui se vit en moins de deux années possesseur d’une somme à peu près équivalente. Cette ardeur de protection ne se refroidit pas : elle suscita de nouveaux talens, et attira à Londres une foule d’artistes étrangers sûrs d’y obtenir les encouragemens qui commençaient à leur manquer ailleurs. Cipriani, Bartolozzi, Angelica Kauffmann, Catherine Prestel, le Suisse Moser, cent autres peintres ou graveurs vinrent successivement contribuer par leurs travaux au succès de l’école et à l’extension du commerce anglais[23].

À mesure que l’art se développait en Angleterre, et que les œuvres s’y multipliaient, en France la gravure déclinait visiblement. La fin du règne de Louis XVI vit naître encore plusieurs de ces recueils, si nombreux sous le règne de Louis XV, où le burin retraçait les fêtes et les cérémonies publiques ; on publia aussi beaucoup d’éditions ornées de vignettes, une multitude d’estampes de boudoir, traitées avec grace et talent par Levasseur, Cochin, Moreau, et les élèves de ces spirituels artistes ; mais, sauf quelques portraits du roi et des princes, la gravure française ne produisit rien que de médiocre dans le genre sérieux où elle s’était autrefois illustrée. Ce n’est que plus tard, à l’apparition des planches d’histoire de Bervic, qu’elle semble recouvrer une partie de sa gloire et renouer la tradition perdue. L’époque révolutionnaire, peu favorable, comme on sait, aux arts en général, ne le fuit nullement à la gravure. Les études de paysage gravées à la pointe par Boissieu, quelques eaux-fortes de Duplessis-Bertaux, quelques estampes imitant le lavis ou exécutées en plusieurs couleurs par Debucourt, sont à peu près les seules œuvres d’art qu’il y ait lieu de mentionner, car on ne pourrait citer comme telles ces pauvres pièces, d’un intérêt tout au plus historique, où d’étranges successeurs des Audran et des Nanteuil prétendent montrer l’hydre de la Féodalité ou de la Tyrannie anéantie, l’Innocence vengée, la Liberté triomphante, etc. ; ces portraits trop peu flattés des membres de la convention nationale ; et ces mille caricatures avec texte où la belle humeur des sans-culottes se traduit dans un style affranchi à la fois des entraves du dessin et de celles de L’orthographe. Les rares graveurs dignes de ce nom qui étaient restés en France se condamnaient à des travaux obscurs. À une ère de décadence avait succédé pour la gravure une époque de mort. L’art ne périt pas cependant. Après un intervalle de plus de dix ans, la gravure d’histoire et de portrait fut traitée dans notre pays, sinon avec l’ancienne supériorité, du moins avec plus d’habileté que dans les pays étrangers auxquels nos exemples ne tardèrent pas à redevenir profitables. Toutefois la conformité des tendances, altérée déjà sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, disparut absolument. Il n’y eut plus, à vrai dire, d’école de gravure, il n’y eut que des graveurs indépendans les uns des autres et diversement inspirés. En un mot, l’époque actuelle, l’époque des individualités, commença.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la livraison du 1er décembre.
  2. Nanteuil ne s’en tint pas aux essais poétiques de sa jeunesse. On a de lui une sorte de placet en vers qu’il présenta un jour à Louis XIV, pour s’excuser de n’avoir pas achevé, à l’époque convenue, la gravure du portrait commandé par le roi. Ces vers, que cite l’abbé Lambert dans son Histoire littéraire du règne de Louis XIV, et quelques autres, écrits par Nanteuil à la louange de Mlle de Scudéry, ne sont pas de nature à faire regretter que le célèbre graveur n’ait pas plus souvent quitté le burin pour la plume.
  3. La plupart des dessins de Nanteuil sont exécutés aux trois crayons, à peine renforcés dans certaines parties de légères teintes de pastel. La couleur en est discrète et fine ; elle offre beaucoup d’analogie avec la couleur de ces portraits français du XVIe siècle, conservés aujourd’hui au cabinet des estampes de la bibliothèque de Paris et à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Nanteuil a sans doute dessiné beaucoup de portraits qu’il n’a pas gravés ensuite, mais il n’en a gravé que bien peu qu’il n’ait préalablement dessinés. Il est à remarquer aussi que dans son œuvre, composé de plus de deux cent cinquante pièces, on ne trouve que sept thèses ou morceaux historiques, et (particularité plus singulière) qu’un seul portrait où les mains ne soient pas cachées.
  4. Édit de Saint-Jean-de-Luz, 1660.
  5. Publiée dans cette Revue le 1er juillet 1841.
  6. Masson attrait égalé peut-être les plus grands maîtres du siècle de Louis XIV, s’il ne s’était préoccupé outre mesure de la pratique mécanique de l’art. Cette préoccupation se traduit souvent par des travaux d’une bizarrerie extrême, renouvelés de Claude Mellan, dont tout le monde connaît la grande tête du Christ gravée d’une seule treille tournante. Ainsi, dans certains portraits de Masson, celui de Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, entre autres, une taille en forme de poire modèle le nez, une taille en spirale le menton. Dans d’autres planches, l’artiste affecte de montrer les poils des animaux ou les cheveux détachés et volans, et l’abus de ce procédé aboutit à quelque chose de semblable à l’aspect que présente l’armure d’un hérisson.
  7. L’article consacré à Nanteuil dans la Biographie universelle contient ces mots : « Il avait épousé la fille d’Édelinck. » Il y a là une erreur qui devient manifeste par le simple rapprochement des dates : à la mort de Nanteuil (1678), Édelinck, né en 1649, n’avait encore que vingt-neuf ans. Nanteuil, nous l’avons dit, s’était marié fort jeune à Reims ; il avait fait venir sa femme à Paris lorsqu’il commençait à y réussir, C’est-à-dire vers 1655.
  8. On compte neuf graveurs dans la famille Audran. Quelques-uns ont été fort habiles ; mais Gérard, qui appartient à la seconde génération de cette race d’artistes, résume en lui et efface tous ceux de son nom qui l’ont précédé, entouré ou suivi.
  9. On prétend que Lebrun proclama un jour qu’Audran « avait embelli ses tableaux. » Peut-être aura-t-il dit « qu’il ne les avait pas gâtés, » et ce mot dans la bouche d’un homme comme lui paraîtrait déjà bien modeste ; mais il est au moins difficile de se représenter Lebrun faisant acte d’humilité absolue.
  10. Édelinck, nous l’avons dit, était né à Anvers ; mais il vint fort jeune s’établir à paris, et ne retourna jamais en Flandre. Il peut être permis de le ranger parmi les artistes de l’école française comme son compatriote, Philippe de Champagne, qu’on y a admis au même titre.
  11. Il convient de citer, parmi les élèves les plus distingués de Gérard Audran : — Gaspard Duchange, — Dorigny, qui fut appelé en Angleterre par la reine Anne, — Jean et Benoît Audran, — Louis Desplaces - et Nicolas Henri Tardieu, chef à son tour d’une famille de graveurs célèbres, dort le dernier, digne du nom qu’il portait, est mort il y a un peu plus d’une année.
  12. Il existe néanmoins plusieurs petites pièces gravées à cette époque par quelques personnages de la cour et des membres du parlement. Le dauphin, fils de Louis XIV, s’essaya aussi dans la gravure sous la direction d’Israël Silvestre. On ignore si ce fut aveu succès ; ce que l’on sait seulement, c’est que Silvetre, qui portait le titre de « maître de dessin des enfans de France, » se crut autorisé, à partir de ce moment, à ajouter un de à son nom.
  13. Éginhard parle d’une table d’ardent que possédait Charlemagne, et sur laquelle on avait représenté en « traits extrêmement fins et déliés » les trois parties connues du monde, — Vita Caroli Magni, tome V, page 106 du Recueil des Historiens des Gaules par dom Bouquet.
  14. On sait que cet édifice tire son nom de sa forme même, qui rappelle celle de la lettre T. Il fut construit et orné de peintures à fresque par Jules Romain, qui s’était réfugié à Mantoue après l’aventure du livre des Sonnets, et que Frédéric de Gonzague avait chargé de la direction de tous les travaux d’art qui s’exécutaient dans ses états.
  15. Auteur de l’Assomption d’après Philippe de Champagne. — Il ne faut pas le confondre avec un autre Barthélemi Kilian, son aïeul, et chef de cette famille dans laquelle on ne compte pas moins de vingt graveurs.
  16. Le duc de Chevreuse, gouverneur de Paris, les marquis de Coigny et de La Ferté, le comte de Clermont, M. de Gravelles, conseiller au parlement, cent autres dont les noms ne sont pas moins connus, gravaient, soit d’après leurs propres dessins, soit d’après Eisen et Boucher, de petites pièces pour les albums, les écrans ou les optiques, appareils dont le succès était alors fort grand. Quelques-unes de ces estampes faites sans prétention ne sont pas dépourvues de charme ; il en est même qui dénotent un certain talent d’exécution, et les portraits gravés par Carmontelle, le spirituel auteur des Proverbes, méritent, entre autres, d’être remarqués à ce titre.
  17. Nous citerons parmi ces recueils le Cabinet de Crozat, les Peintures de l’hôtel Lambert et la Galerie de Versailles, commencée par Charles Simonneau, continuée par Massé, publiée enfin en 1752 après vingt-huit ans, de travaux consécutifs. Ce dernier ouvrage, à l’exécution duquel concoururent d’abord les graveurs formes par Gerard Audran puis les élèves de Tardieu, rappela plus de cinquante ans après la mort des grands maîtres, le faire de la belle école, non sans altération toutefois. Un peu plus tard, l’exemple donné par la France fut suivi par les autres nations, et l’on vit paraître successivement la Quadueria Medicea, le Museo Pio Clementino, la Galerie de Dresde, celle du comte de Bruhl, les recueils d’estampes de Boydell, etc, publications magnifiques qui honorèrent la fin du XVIIIe siècle en Italie, en Allemagne et en Angleterre.
  18. On sait que Joseph Vernet participa activement au mouvement des idées et au mouvement littéraire de son temps. Il se montra même, à la fin de sa vie, meilleur juge que les connaisseurs de profession, en forçant Bernardin de Saint-Pierre, découragé par sa malencontreuse lecture chez M. Necker, à tenter une nouvelle épreuve, dont la publication de Paul et Virginie fut le résultat.
  19. La Vie d’une Courtisane, la Vie du Libertin, le Mariage à la mode, enfin l’Industrie et la Paresse, suite de gravures retraçant la vie opposée de deux artisans, dont l’un devient lord-maire de Londres, et l’autre finit par être pendu à Tyburn.
  20. L’exactitude de cette date n’est constatée que depuis peu d’années. M. Léon de Laborde, dans le travail plein de faits et d’aperçus qu’il a publié en 1839 sur la gravure en manière noire, a prouvé le premier, et par des témoignages irrécusables, que l’estampe de von Siegen fut achevée en 1642, quoiqu’elle porte la date de 1643.
  21. Woollett mélangeait dans ses paysages les procédés de l’eau-forte, du burin et de la pointe sèche. Philippe Lebas avait le premier imaginé d’user de la pointe ; sèche pour imiter, les tons vaporeux des lointains et la limpidité du ciel. Ce moyen de gravure, amélioré par Vivarès, fut porté par Woollett à sa dernière perfection. Quelques artistes anglais tentèrent à la même époque d’étendre jusqu’à la gravure de paysage les procédés, de la manière noire ; mais les estampes faites de la sorte par Watson et Broohshaw d’après le peintre allemand Kobell ne peuvent supporter l’examen à côté des beaux ouvrages de Woollett.
  22. Les ouvrages de Strange sont fort répandus en France, et participent à quelques égards de la manière de nos graveurs. De là l’erreur, assez générale, qui attribue à quelque artiste de l’école française le Saint Jerôme d’après Corrége, le portrait de Charles Ier d’après Vandyck et la Vénus d’après Guido Reni.
  23. Dans un ouvrage dédié au ministre Pitt et intitulé de l’Origine du Commerce et de son histoire jusqu’à nos jours, Londres, 1790, on lit qu’à cette époque les estampes exportées étaient, par rapport à celles importées de France, « comme cinq cents à un, selon le calcul le plus exact, » et que le commerce de gravures, loin d’être restreint à un seul pays, s’étendait à toute l’Europe.