La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/06

Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 67-77).



VI

GENEVIÈVE ET MARIE-THÉRÈSE


I



L’ANCIEN amant de Geneviève portait au cœur une blessure que le temps, une vie mouvementée à l’extrême avaient cicatrisée, mais en lui laissant l’impossibilité d’aimer de nouveau. Il se tenait à l’écart des femmes. Avait-il oublié la petite Picoté de Belestre ? Jamais il n’en parlait. Mais l’indifférence absolue dont il a fait preuve dans sa vie conjugale indique la persistance du souvenir en lui. Par fierté, par déférence envers sa famille, il n’avait pas renoué les relations interrompues brutalement par les poursuites judiciaires. Pendant quelque temps, il avait eu, pour adoucir l’amertume d’un amour brisé, l’enfant née en juin 1686. Il ne la voyait qu’entre deux courses lointaines, et puis elle mourut. M. d’Iberville vivait dans la solitude de son cœur.

Forcément inactif, il passe l’hiver de 1693 à Québec, oisiveté inconnue depuis des années. On le fête, car il prend de l’importance : même les bureaux de Versailles lui en reconnaissent. S’étant formé dans ceux de Paris, il fait bonne figure dans les salons coloniaux. Il est en butte aux intrigues des mères de filles à marier, intrigues dont ses voyages l’ont préservé. Obéissant à des considérations où le cœur a peu de part, il épouse en grande pompe, comme il sied au rang des deux familles et à sa propre réputation, Marie-Thérèse de La Combe-Pocatière, fille d’un capitaine au régiment de Carignan.

La cérémonie est sans joie pour lui, car un événement l’a précédée, de nature à lui rappeler trop vivement, non seulement la faillite de sa vie sentimentale, mais la tache de sa carrière d’homme d’honneur. Six jours avant le mariage, conduite par ses beaux-frères, Jacques Malleray de la Mollerie, Jean-Baptiste Celoron de Blainville et Alphonse de Tonty, Geneviève entrait chez les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Montréal, auxquelles la famille versait une somme de 3 000 livres pour sa pension. Elle y écoulera une vie obscure, dans le désespoir et dans l’opprobre où la tient la famille implacable. Quand elle mourra, le 2 juin 1721, aucun des siens ne signera à l’acte de décès. Cette entrée au couvent, juste à la veille du mariage, révèle à d’Iberville que Geneviève l’a attendu, qu’elle l’aime toujours. Le réveil est brutal ; il a pleinement le sentiment d’avoir gâché un amour. Sa vie conjugale en sera empoisonnée. La première année du mariage passée, il fera en sorte de se tenir éloigné de sa femme. Elle se fixera définitivement en France, où elle vivra avec son beau-frère de Sérigny, d’abord à La Rochelle, puis à Rochefort quand Sérigny en deviendra le gouverneur. Même lorsque d’Iberville sera en France, les deux époux vivront séparés la plupart du temps. Une des filles de Marie-Thérèse épousera le fils de ce Sérigny et fondera la lignée, encore existante, des comtes de Sérigny. Marie-Thérèse est douée d’un caractère difficile, comme le démontreront les ennuis de son mariage avec le comte de Béthune, lieutenant général des armées du roi, qu’elle épousera après la mort de M. d’Iberville. Ainsi Geneviève sera vengée. Mais l’apprendra-t-elle jamais, dans sa cellule de l’Hôtel-Dieu ?

Un mois après son mariage, Pierre Le Moyne passe en France avec sa femme. Cette fois, cédant à ses instances et à celles de Frontenac, le roi décide d’emporter Fort-Nelson. Au printemps de 1694, d’Iberville revient avec trois navires de la marine royale, la Salamandre, le Poli et l’Envieux, et ses deux frères de Sérigny et de Châteauguay. Sa femme l’accompagne et, au large des bancs de Terre-Neuve, donne naissance à son fils aîné. D’Iberville prend un navire anglais, touche terre à Québec, puis monte à la baie d’Hudson.


II


Pendant trois ans, la France a négligé la Baie. Mais les Anglais y ont déployé beaucoup d’activité. Au retour de l’expédition de Corlaer, d’Iberville avait repris ses projets sur Nelson, secondé par Frontenac qui entendait mener partout la vie dure à l’ennemi.

À l’été de 1690, la compagnie du Nord armait en flûtes deux corvettes, la Sainte-Anne commandée par Pierre Le Moyne et le Saint-François-Xavier, commandant Denys de Bonaventure. Le 24 septembre, d’Iberville arrivait à la baie pour y trouver trois navires anglais « dont un de 40 pièces de canons avec un brûlot ». Occupant d’excellentes positions, ces vaisseaux défendaient parfaitement le fort convoité. Attaquer serait folie. D’Iberville le comprend. S’il ne recule jamais devant une entreprise hasardeuse, il ne s’entête pas quand il en comprend l’inutilité. Cependant, avant de se retirer, il veut reconnaître l’état du fort. Accompagné de dix Canadiens, il opère une descente en vue de prendre des prisonniers. Une sentinelle l’aperçoit et donne l’alarme. Immédiatement, un navire de 36 canons arrive à la rescousse. Pierre regagne son bord. Connaissant fort bien les marées, il manœuvre pour attirer le navire sur des rochers où il s’échoue.

Ne voulant pas perdre son voyage, d’Iberville fait mine de retourner en France ; puis, la nuit venue, revire de bord et se dirige, à 50 lieues de là, vers le fortin de New-Severn (Neue-Savanne pour les Français), entrepôt de pelleteries. À la vue d’Iberville et de Bonaventure, le commandant détale, pour se réfugier à Nelson. Les Français éteignent l’incendie qu’il a allumé et sauvent 100 000 peaux de castor. Bonaventure charge ce castor sur le Saint-François-Xavier et revient à Québec, ayant à bord Le Moyne de Maricourt, qui a hiverné à la baie.

Quand le Saint-François-Xavier arriva dans le Saint-Laurent, Phipps mouillait devant Québec avec sa flotte. Le Moyne de Longueuil put faire prévenir à temps Bonaventure et Maricourt qui, en chaloupes, se glissèrent parmi les navires anglais et purent amener leurs Canadiens au secours de la capitale. Avec ses frères de Longueuil et de Sainte-Hélène, M. de Maricourt prit part à la victoire de la Canardière qui força les Anglais à décamper et coûta la vie à Sainte-Hélène.

D’Iberville, après avoir hiverné au fort Sainte-Anne, rentrait à Québec le 5 octobre 1691, avec toute la pelleterie de la traite. Mais Fort-Nelson était toujours aux Anglais.

Sous sa dictée, les associés de la compagnie du Nord écrivirent à Sa Majesté pour lui demander un vaisseau de 36 canons, trois mortiers de siège et mille livres de poudre. D’Iberville alla porter ce placet à la cour, où on le voyait d’un bon œil. Les bureaux sont toujours lents. Quand il revint de France, en 1692, avec le Poli et l’Envieux, convoyant une flotte marchande, il était capitaine de frégate, mais la saison était trop avancée. Du reste, il ne pouvait obtenir le navire de guerre dont il avait besoin. Le capitaine du Tast, désigné pour l’accompagner, prétendait que son bateau, le Hasardeux, était trop vieux pour un tel service.

Frontenac en profite pour réaliser un projet dont Pierre Le Moyne lui avait donné l’idée : croiser sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, attaquer les établissements anglais et nettoyer la mer des bâtiments ennemis. D’Iberville remplit cette mission avec sa vigueur habituelle : il met plusieurs navires anglais hors de combat et en ramène un à Québec. Mais il n’a pas attaqué Pemquid, le nouveau fort anglais que Frontenac tenait à réduire. L’entrevue est orageuse avec le violent gouverneur.

— Ça aurait trop chauffé ? Vous craigniez pour votre petite sœur qui était à votre bord ? Quelle idée d’aller faire la guerre avec une femme !

D’Iberville se défend en alléguant qu’il ne disposait pas de forces suffisantes pour attaquer une place aux défenses déjà formidables, sinon tout à fait terminées, et protégée par un navire puissant. Il n’a pas voulu risquer son monde dans une entreprise inutile.

— Non, Monseigneur, je ne craignais pas. Qu’on me prête un véritable navire et je vous prendrai Pemquid. On ne m’accorde jamais que de petites corvettes, montées de quelques méchants canons et l’on voudrait me voir prendre des forteresses et des vaisseaux de haut bord ! Les miracles ne se produisent pas tous les jours !

L’année suivante, d’Iberville convoie encore la flotte de ravitaillement, de France au Canada. Mais il arrive trop tard aussi pour aller au nord. Nouvelle croisière sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Au printemps, il part enfin pour la baie d’Hudson.

L’année précédente, la baie avait été le théâtre de tragédies. Aucun navire ne venant, les privations, la misère, jointes aux effets désastreux de la solitude et de l’ennui faisaient perdre la raison au cuisinier et à l’armurier du fort Sainte-Anne. Le premier se jeta sur le chirurgien et sur le père Dalmas, aumônier en remplacement du père Silvy rentré à Québec. Le médecin du corps et celui de l’âme (comme dit un honnête cliché) étaient disparus ; la position devenait intenable. Laissant au fort cinq hommes, avec le meurtrier, deux soldats partirent à pied pour Québec. Aussitôt, trois navires anglais paraissaient. Un premier assaut ne fit pas broncher les Canadiens. Mais ils ne s’entêtèrent pas ; dans la nuit, ils abandonnaient le fort pour gagner la capitale, à pied eux aussi. Les Anglais s’installèrent dans la place, qu’ils appelèrent Albany et qu’ils ne quittèrent plus. Ils s’emparèrent aussi de Rupert et de Monsipi : la compagnie perdait 200 000 livres. Quelques jours plus tard, la Sainte-Anne arrivait, trop tard toujours. Pourchassée par les Anglais, la flûte pût néanmoins s’échapper.

D’Iberville arrive à la baie le 24 septembre 1694, accompagné de ses frères de Sérigny, de Chateauguay et de Maricourt. Il va s’attaquer tout de suite au principal fort des Anglais, base de leurs opérations et poste de traite de premier ordre. Fort-Nelson est bien armé et retranché. Résolu à le prendre, Pierre recourt aux méthodes qui lui ont toujours réussi : plans préparés avec tant de soin que l’ennemi n’y peut trouver un point faible ; puis, exécution de ces plans avec une fougue, une impétuosité qui décuplent l’ardeur de ses hommes et paralysent l’ennemi de frayeur.

Le fort s’élève sur une langue de terre, entre les rivières Nelson et Sainte-Thérèse, à quatre lieues de leur embouchure commune. D’Iberville fait remonter ses vaisseaux en amont, essuyant des volées au passage. Le vent, le froid, la glace causent bien des ennuis. On entend d’une lieue le bruit des glaces heurtant les coques. « Les glaces percèrent le bois et en emportèrent jusqu’à trois ou quatre doigts », écrit l’aumônier Marest. Pour empêcher les Anglais d’apprendre son état, le commandant débarque un détachement, qui se livrera à des escarmouches « pour amuser la garnison ». Jeu dangereux. Impatient de connaître la gloire, comme ses frères, Chateauguay reçoit un coup de mousquet dont il meurt sur le champ.

Le coup est rude pour Pierre, qui avait charge de ce frère à peine âgé de dix-huit ans, qui l’aimait comme on sait s’aimer dans cette famille. Mais il a aussi charge de tout un parti de guerre. « Prévoyant que le moindre signe d’inquiétude jetterait tout le monde dans la consternation, il se soutint toujours avec une fermeté merveilleuse, mettant tout le monde en action, agissant lui-même et donnant ses ordres avec autant de présence d’esprit que jamais. Dieu le consola dès le même jour, une même marée mit les deux vaisseaux hors de danger ».

Le débarquement s’opère en bon ordre. Le 13, les bombes « chagrinent continuellement » les assiégés. Feu nourri, escarmouches partout. Le lendemain, les Anglais envoient une capitulation en latin. La garnison se rend à merci, sans même demander ses armes, note le père Marest avec mépris.

Cependant, elle comprenait plus de 50 hommes « tous assez ; grands et bien faits, mais celui qui les commandait était plus habile dans le commerce que dans la profession des armes ». Les 115 Canadiens, assurés de la moitié du butin, faisaient une bonne affaire. Et, pour hiverner, ils avaient un excellent fort qu’ils appelèrent Bourbon.

L’hiver se referme sur les vainqueurs. Mais les frères Le Moyne ne peuvent se résoudre à faire la traite. Laissant le fort à la garde de La Forest, ils parcourent la baie et enlèvent aux Anglais tous leurs postes, à l’exception d’Albany. Le scorbut sévit au fort Bourbon, où La Forest traite ses prisonniers avec dureté. Plusieurs s’échappent, pour se joindre à des groupes d’indiens.

Au printemps, d’Iberville croise dans le détroit pour attendre la flotte anglaise. L’automne vient. Les glaces l’immobiliseront bientôt pour l’hiver. Mais le roi a besoin de ses bateaux ailleurs. Assuré que les Anglais ne viendront pas, Le Moyne part pour Québec. Des vents contraires s’étant élevés sur les côtes du Labrador, il fait voile vers la France. La fatalité veut que, peu après son départ, cinq navires anglais arrivent, d’où un détachement nombreux débarque. La Forest envoie ses gens au-devant, sous la conduite de Jérémie. Ils se battent si bien que les Anglais se rembarquent. Mais, les navires ayant ouvert le feu, La Forest accepte le bon quartier qu’on lui offre. Entrés dans le fort et furieux d’avoir eu peur de si peu de monde, les vainqueurs, commandés par l’amiral Allen, manquent à la foi jurée et dirigent les Français vers les prisons d’Angleterre.

L’œuvre de Pierre Le Moyne est manquée, faute de moyens suffisants : la garnison n’était pas assez forte. L’expérience n’a encore assagi ni l’un ni l’autre parti. Ne s’armant pas suffisamment pour la défense, ils perdent un temps précieux à se prendre et reprendre les forts. Tout est à recommencer. D’Iberville n’y manquera pas. Mais, auparavant, il fera une autre opération.