La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/15
VII
FIN DE L’AVENTURE
ALADE, réduit à l’inaction, d’Iberville
s’enfonce souvent dans les rêves sans
fin. S’il ne se lasse d’élaborer des projets, il s’arrête à contempler sa vie, si courte encore, mais si remplie. Il en peut constater la belle
unité, l’effort tendu vers un seul but. Une date,
un nom en marquent le début : La Salle, 1683.
C’est dans les conversations du séminaire de Saint-Sulpice avec l’explorateur à l’âme ulcérée qu’il a
trouvé son orientation. Il eut alors ce bonheur si
rare : connaître le ressort secret de l’action d’un
grand homme. Il eut cet autre bonheur : être appelé dès son entrée dans la carrière à participer à
une grande œuvre ; apprendre, avant d’être pris
dans l’enchaînement inextricable des circonstances,
quel sens donner à son activité.
D’Iberville a relevé le flambeau tombé des mains de l’illustre assassiné. Dans une course vigoureuse, il l’a porté très loin, presque au bout de la carrière.
La province que La Salle voulait fonder, dans un climat plus propice que celui du Canada, pour en faire le centre de l’expansion française en Amérique, Pierre Le Moyne l’a établie solidement et son frère de Bienville en assurera le progrès. Il reste à exécuter l’autre projet de La Salle : une chaîne de postes pour relier le Bas-Mississipi aux Grands lacs. Grâce à la création des forts à la Louisiane, qui fournissent une bonne base d’opérations, d’Iberville a rendu possible cette réalisation. Les fondateurs sont à l’œuvre : Morel de la Durantaye à Missilimakinac ; Lamothe-Cadillac au Détroit Pontchartrain ; Tonti et La Forest à Saint-Louis des Illinois ; M. Boisguillot au Ouisconsin ; Nicholas Perrot chez les Nadouesious ; Le Sueur, aux mines de cuivre des Sioux ; Greyselon Dulhut au lac Erié ; Juchereau sur l’Ouabache. Les postes déjà fondés se consolident ; d’autres surgissent. L’empire français se forme. Le rêve prend corps.
La tâche de M. d’Iberville ne s’arrêtera pas là. Il a conçu un autre plan, essentiel à son avis : chasser les Anglais des côtes de l’Amérique et, d’abord, de New-York, où la France a commis la faute de les laisser s’établir, quand elle aurait pu acquérir cette colonie des Hollandais.
Il se met tout de suite à en préparer l’exécution, car, dès que la maladie lui laissera quelque répit, c’est à cette entreprise qu’il consacrera son premier voyage. Ensuite, advienne que pourra, il aura mis l’Amérique française en état de vivre : les autres pourront parachever l’œuvre, s’il ne peut lui-même la mener à bonne fin. L’essentiel aura été fait, le reste ne sera que question de patience et d’organisation.
Dans un premier mémoire sur le sujet, il expose, avec sa froide lucidité, un plan simple, peu coûteux, réglé dans les moindres détails.
Revenant aux méthodes hardies qui ont fait son succès à la baie d’Hudson, à Corlaer, à Terre-Neuve, il propose de descendre du Canada en hiver pour tomber sur Boston par surprise et s’attaquer ensuite à New-York. « Le temps qui me paraît le plus propre pour exécuter une entreprise de cette nature est l’hiver. Tout favorise l’éloignement des vaisseaux qui emportent une partie considérable des forces de ce pays qui ne se trouve pour lors rempli que de gens de métier peu propres à la guerre et qui se croient en sûreté parce qu’ils ne peuvent pas s’imaginer qu’on soit en état de former en Canada des desseins de cette conséquence surtout dans une saison aussi fâcheuse que celle de l’hiver. Tout cela concourt au succès de cette entreprise ».
Il ne demande que 1 800 hommes, soit mille Canadiens, 400 soldats et 400 sauvages. Pour une telle expédition, il lui faut évidemment ses Canadiens et ses sauvages : les soldats appuieront l’attaque et tiendront garnison.
Mais il entend bien que d’autres, surtout les officiers de Versailles habitués à la guerre en dentelle, ne se servent pas de son plan pour se prévaloir ensuite de leur hardiesse auprès du roi, malgré l’insuccès qu’ils auront connu et qu’ils attribueront à des causes indépendantes de leur volonté. « Cette proposition paraîtra impossible à bien des officiers qui par leur rang et leur ancienneté auraient lieu d’espérer la conduite de cette affaire, et je ne doute point qu’ils ne s’y opposent, ne se sentant pas assez de force pour se mettre à la tête d’un détachement qui doit être conduit avec la dernière vigueur. Ils ne manqueront pas aussi de persuader autant qu’ils ont été dans ces sentiments lorsqu’il a été question d’aller l’hiver aux ennemis, qui était la saison la plus propre pour les réduire, si on avait mis à la tête d’une jeunesse vigoureuse des gens capables de soutenir la fatigue d’une guerre aussi pénible. Je me donne la liberté de dire que les ennemis de ce pays-là ne doivent point être ménagés, et que la bonne guerre est la plus vive et la plus prompte, et qu’allant aux ennemis tambour battant, on leur a toujours donné le temps de se retirer dans des lieux de sûreté. »
« Les personnes qui font des mémoires dans le dessein de les voir exécuter par d’autres s’embarrassent peu qu’en suivant leurs plans on réussisse. Je n’expose rien que je ne veuille exécuter, et si on veut me faire l’honneur de me confier l’entreprise de Boston, j’ose assurer que je la réduirai avec ses dépendances à l’obéissance du Roi ».
Puis, avec son franc parler habituel, il ne craint pas d’affirmer qu’il peut seul réussir et il exige le droit de choisir les hommes et les officiers, sans s’embarrasser des rangs de précéance ou d’ancienneté : « Si on veut bien se donner la peine de faire attention au succès que j’ai eu dans mes projets, on verra que j’ai réussi à la baie du Deson, à Corlar, dans la prise de Pemquid, de Terre-Neuve et enfin dans la découverte du Mississipi où mes devanciers avaient échoué. Si on veut aussi repasser mes mémoires, on verra que je n’y ai rien exposé que de juste et que je n’aie suivi. J’espère que le mémoire que je donne de Boston ne sera pas plus mal raisonné, et je doute qu’on puisse y réussir autrement…
« Je voudrais encore qu’on me donnât les officiers qui me conviendraient et qu’on ne s’attachât point à les détacher par rang de pique, les personnes âgées n’étant nullement propres pour ces sortes d’expéditions, et un homme seul hors d’état de marcher étant capable de rompre tout l’ordre d’une marche aussi précipitée ».
Il partira vers le 15 novembre ; en Acadie, il se joindra à Saint-Castin. Suit l’exposé minutieux de son itinéraire et du matériel requis. Cent mille livres suffiront à la dépense, affirme-t-il, pensant à tout, surtout à la crainte des frais qui paralyse les bureaux. Il a tout prévu avec un tel soin que, connaissant son énergie dans l’exécution de ses entreprises, on sent bien qu’il réalisera son plan avec une précision mathématique.
Boston prise, il enverra des partis « ruiner le plat pays jusques aux portes de New-York » qu’il prendra facilement. Les avantages de ce plan sont multiples : « La prise de Boston entraînerait infailliblement après soi la ruine de ce pays si on brûlait les grains : les habitants seraient obligés de se retirer dans la Pennsylvanie pour y subsister ».
« Cet abandonnement affaiblirait beaucoup New-York et le mettrait hors d’état de rien entreprendre ; il n’est rien de plus facile que de réduire les habitants dans cette nécessité, les trois quarts de leur blé passant l’hiver dans les granges : il faut encore remarquer que tous ces grains sortent de la Grande Île qu’il serait très aisé de réduire. Ces choses ainsi exécutées New-York aurait tout à craindre et serait hors d’état de rien entreprendre ».
« Je le repette encore, Boston étant pris avec les environs, bien loin d’appréhender que les Sauvages surtout les Iroquois viennent à leur secours, il est très sûr que voyant les Anglais battus non seulement il sera aisé de les attirer dans notre parti, mais il est même assuré qu’ils viendront au-devant de nous, surtout sachant que cette entreprise serait conduite par moi et mes frères qui pourrions nous assurer d’avoir chez, cette nation un crédit que tout autre n’a pas, étant reconnus d’eux pour les principaux chefs de leur nation. Ce qui fera une paix très solide avec ces Sauvages et engagera nos alliés à se tenir plus étroitement unis avec nous, en sorte que les dépenses énormes que le Roi a été obligé de faire pour la conservation du Canada et qu’il fait encore actuellement finiraient et ne seraient plus nécessaires ».
« Si la sûreté du Canada se trouve dans la prise de Boston et des côtes voisines, l’établissement de l’Acadie se trouve encore plus dans la réussite de cette entreprise. Il est aisé de voir qu’on ne peut jamais établir cette colonie si on ne se met au-dessus des forces des Anglais qui sont si supérieures aux nôtres, qu’ils sont non seulement en état de nous troubler mais même de détruire les établissements que nous y voudrions faire. Comme le nombre des bons hommes qu’on se promet de trouver au Canada n’est pas suffisant pour une affaire de cette conséquence, je compte de trouver dans l’Acadie un supplément de cinq cents hommes tant Français que Sauvages ».
Il est malade au point que sa femme accourt de La Rochelle avec Sérigny : les deux époux, comme toujours, vivaient séparés. Mme d’Iberville, avec ses six enfants, ne quittait pas Sérigny.
D’Iberville ne peut se lancer dans son entreprise sur Boston. Mais le retard lui sera utile. Voyant le ministre de plus en plus favorable, il élargit ses conceptions : il attaquera toutes les colonies de l’Angleterre à la fois. Quel admirable plan de guerre ne rédige-t-il pas alors ! Un historien français aura bien raison de l’appeler « un de nos plus grands hommes de guerre ».
Après avoir pris les bases navales des Anglais dans les Antilles, avec l’aide de Ducasse chargé de réduire la Jamaïque, il attaquera la flotte de la Virgine, rançonnera Jamestown et le Maryland, battra « Messieurs les Palatins de la Caroline » à Charlestown ; puis dégagera l’Acadie et Terre-Neuve. Comme les Portuguais viennent de s’allier aux Anglais, il forme le projet d’aller les attaquer à la Plata et à Rio-de-Janeiro pour leur ôter le goût de se risquer dans l’Atlantique du nord : Du Guay-Trouin réalisera magnifiquement ce projet, quelques années plus tard.
Mais d’Iberville guéri, nouveaux retards : Pontchartrain emploie ailleurs les navires que le roi accorde à Le Moyne, celui-ci s’engageant du reste à rémunérer les équipages de ses deniers.
Sans se décourager, il perfectionne ses plans et réussit à intéresser des particuliers (la Compagnie Naurois, Boris, Verdalles et Gros), qui lui armeront des bateaux en plus de ceux du roi, dans l’espoir des riches butins en perspective. Enfin, il obtient une véritable escadre : le Juste, le Brillant, le Glorieux, le Phénix, l’Apollon, le Prince, le Fidèle, le Milfort, la Spère, le Ludlow, la Nymphe, l’Aigle : douze unités de combat en plus des flûtes et des galiotes à bombes, flotte dont un amiral serait satisfait. Parmi ses officiers, se trouvent des noms éclatants comme Chavagnac, Choiseul, Maupeou, Du Clerc, du Tronchet, Montalembert.
Les colons de la Nouvelle-Angleterre étaient dans l’émoi. Ils prévoyaient cette attaque depuis des années. Au retour de son deuxième voyage au Mississipi, d’Iberville, sous prétexte d’y prendre de l’eau et du bois, était entré dans le port de New-York, grâce à l’aide d’un vieux pêcheur, et, pendant six semaines, il y avait fait des sondages, si bien qu’il se déclarait en mesure d’y aller sans pilote. Le seul nom d’Iberville paralysait les Anglais de frayeur. Le gouverneur de New-York avait écrit à lord Bellomont qui en avait informé les lords du commerce. La panique s’était répandue et l’on s’était mis avec frénésie à fortifier les ports de l’Atlantique. Malgré ces préparatifs, les colonies ne se tenaient pas de terreur quand elles apprirent le départ, à l’automne de 1705, de l’escadre française.
Le comte de Chavagnac, lieutenant de Pierre Le Moyne, partit de l’avant, avec la première division. Profitant de l’absence de son chef, il voulut accomplir une action d’éclat, par la prise de Saint-Christophe. À la Martinique, il prend des flibustiers, « la plus grande canaille que l’on puisse voir ». Puis il opère sa descente, commettant « pour plus de trois millions de ravage ». Mais il se songe pas à s’emparer des forts anglais et se déclare dans son rapport « l’homme du monde le plus heureux ». Il se contentait de peu !
Comme il retournait à la Martinique, d’Iberville y arrivait avec sa division. L’effet de surprise était manqué, les Anglais étant prévenus et les nègres de la Jamaïque, sur qui le commandant comptait, dans l’impossibilité de conquérir leur liberté.
Mais rien n’est compromis. D’Iberville renforce sa flotte de 24 brigantins et corsaires des îles et s’adjoint de nouveaux boucaniers. Dans les plaines de la Guadeloupe, il passe ses troupes en revue. À côté des marins, douze cents « canailles », aventuriers de tout crin, « aux habillemens dépareillez, plumets magnifiques, perruque et grand ruban or et soie au col d’une chemise bleue, caleçon goudronné sans juste-au-corps, bas, ni souliers ». C’est la fleur de la flibuste. « Il leur suffisoit de voir un bâtiment et de pouvoir s’en approcher pour compter sûrement sur sa prise ». Ils ne regardaient pas trop aux moyens, mais le père Labat les tient pour de braves gens, car « ils ont un très grand soin de faire part de leur bonne fortune aux Églises ». De ces libertins de l’Amérique, Canadiens ou Antillais, coureurs des bois ou boucaniers, Le Moyne d’Iberville fait des héros. Écumeurs des bois ou des mers, il lui faut ces êtres rudes pour les entreprises hardies. M. d’Iberville fait toujours la guerre rudement. Les longues campagnes élégantes ne sont pas son fait.
Il n’attaque pas encore. Il lui faut des approvisionnements, de l’or pour ses flibustiers, d’autres vaisseaux, de nouvelles troupes : il se procurera tout cela à Nevis, la Nyèves des Français.
Le chevalier de Nangis et M. du Coudray, mettant en fuite la petite flotte d’Antigoa, libèrent la route. Immédiatement, la division de Le Moyne de Sérigny, — la prise Convantriels en tête, — et celle de Chavagnac contournent l’île par le nord pour opérer une diversion. Elles se déploient devant le fort de la Pointe, protégé par de solides retranchements et dix batteries de côtes « toutes revêtues de pierre de taille et dont tous les canons se croisent ». Le bombardement s’engage, vif, dur.
D’Iberville se tient au large, sans voiles, pour se dissimuler. À la nuit, il s’approche avec deux vaisseaux et seize brigantins, d’où il débarque ses troupes pour prendre l’ennemi à revers. « Les Canadiens descendent d’abord pour faciliter le débarquement ». Au jour, il enlève les batteries côtières, tandis que Marigny de Longueuil rejette les renforts anglais dans les plantations de cannes à sucre et le major-général Martinet n’a pas le temps d’atteindre le fort de la Pointe avec le gros des assaillants que la garnison, affolée, se sauve dans la montagne. D’Iberville s’empare de 22 bateaux de guerre ou de transport. Puis, formant quatre colonnes, il monte à l’assaut de la montagne où s’est réfugié le colonel Abbott. Sans tirer un coup de feu, les assiégés capitulent, le jour de Pâques, 4 avril 1706. « La fermeté des troupes du Roy et les vives marches avec lesquelles on les avait suivy les intimidèrent de manière que nous voyant arriver à eux, ils résolurent de capituler, quoyque la situation de leur réduit les mist en état de nous arrêter. » Le gouverneur, 1 758 hommes de troupe, les femmes et les enfants sont prisonniers des Français. D’Iberville, au lieu de s’en embarrasser, stipule qu’ils passeront en Angleterre, mais que, pour chacun, on remettra un soldat ou un marin français prisonnier. En attendant, il laisse, « par famille, deux sauvegardes ». Il y a aussi 7 000 têtes de nègres, « de toutes les marchandises, celle qui a le meilleur et le plus prompt débit en ces pays-là ». Ils passent aux Français.
Des détachements parcourent l’île, s’emparant des animaux domestiques, de l’outillage, des nègres épars. Ils enlèvent les chaudières de cuivre des sucreries, ce qui frappe durement l’Angleterre dans sa source d’un approvisionnement précieux. Elle subit un dommage d’au moins quinze millions : l’une de ses colonies les plus riches est détruite de fond en comble. D’Iberville envoie en France un premier bulletin de victoire, qui fait augurer fort bien de la suite.
Il s’en va ensuite à Saint-Domingue embarquer de nouveaux flibustiers dans les navires pris à Nyèves. Sa flotte devient immense.
À Port-au-Prince, les Anglais le bloquent, mais il les déjoue et se dirige vers la Havane chercher, encore et toujours, des nègres et des flibustiers, qu’il entasse sur ses navires.
En rade de la Havane, d’Iberville se prépare à fondre enfin sur la Nouvelle-Angleterre qui ne peut lui échapper. Il a une flotte imposante, bien commandée, bien armée, débordant de troupes excellentes : marins, Canadiens, boucaniers, flibustiers, esclaves libérés et ivres de vengeance. Son frère de Bienville attaquera à revers avec ses troupes de la Mobile et les sauvages alliés. Les Espagnols, se rendant enfin à la raison, l’appuieront. Du Canada descendra une autre armée. Enfin, les Anglais vont être chassés de l’Amérique ; ils n’ont plus d’espoir.
Mais une maladie terrible règne à Cuba, le mal de Siam, qu’apportent sur les navires les miliciens recrutés dans l’île. Le père Labat, curé à Macouba de la Martinique, en a laissé une description dans son Nouveau Voyage aux Isles de l’Amérique. Elle commençait par un violent mal de tête et une douleur aigue aux reins, accompagnés d’une « fièvre horrible ». Le malade rendait « beaucoup de sang par la bouche » et des « marques noires, rouges et vertes » ne tardaient pas à paraître sur la peau. Les chirurgiens la soignaient à la mode du temps : saignées aux pieds et aux bras, « pigeons aux plantes des pieds et sur le cœur ».
D’Iberville en est atteint. Affaibli par la longue maladie des années précédentes, il n’offre aucune résistance. Le mal le terrasse bientôt. Cette fois, il sent que c’est grave. Sera-t-il arrêté longtemps ? Tout retard peut être fatal. Va-t-il manquer son œuvre au moment de toucher au but ? L’angoisse s’empare de lui. surexcité par la fièvre, il pousse les préparatifs. De son lit, il multiplie les ordres, parfois incohérents ; ses subalternes, consternés, se gardent de lui obéir. Il veut partir tout de suite, malgré la maladie, malgré tout. Pourquoi le retient-on ? Il n’aura qu’à se montrer, la flotte de Virginie fondra et ce ne sera ensuite qu’un jeu…
Dans le grand port, aux eaux couvertes de bateaux qui ont replié leurs voiles, règne un silence lugubre. Les aventuriers rassemblés par d’Iberville sont atterrés. Êtres fantastiques, rudes, brutaux ; coureurs des bois, boucaniers terrifiants, nègres qui se rappellent leur Guinée natale, gens de sac et de corde, tout ce monde sans aveu redoute le départ du seul homme sous l’autorité duquel ils aient jamais consenti à se réunir en corps discipliné. Ce Le Moyne est un des leurs ; mieux qu’aucun d’eux, il sait monter à l’abordage d’un navire ; ou bien courir sus, en raquettes, à un ennemi lointain, au cœur de l’hiver. Mais, en même temps, comme il les dépasse tous ! Il a de très grandes idées ; il prépare des plans merveilleux, qu’il réalise sans faute. Avec lui, on va toujours à la victoire. Comme on lui obéit ! Comme on est fasciné par ce regard énergique, éclairant ce beau visage martial, intelligent !
Le délire s’empare de Pierre Le Moyne. Il oublie le présent, pour revivre dans le passé. Des souvenirs de batailles passent dans son esprit. Mais, parmi ces visions guerrières, une figure attendrie se glisse : Geneviève… Geneviève ! vous seule l’avez connu tendre, aimant, passionné. Que n’êtes-vous là à l’heure suprême ?
Et puis, la Mort, qui montre son visage hideux… Le 9 juillet 1706, en rade de la Havane, sur le Juste, entouré de sa flotte grandiose, toute prête aux victoires conçues par son génie, Pierre d’Iberville mourut…
Sans leur chef, les troupes manquèrent le débarquement à la Caroline, perdirent 300 hommes et un navire. Les colonies anglaises étaient sauvées ; la Nouvelle-France, perdue. Personne ne devait plus se présenter pour reprendre le flambeau. Encore un demi-siècle et tout serait consommé. La mort d’Iberville sonnait le glas de la puissance française en Amérique.
Ainsi finit la grande aventure que fut la vie de Pierre Le Moyne d’Iberville, Canadien, chevalier et corsaire du roi. Il allait dépasser en gloire et en valeur les Jean Bart, les plus grands marins. La nature, seule assez puissante pour le vaincre, le terrassait à la veille des grands triomphes.
Le 5 septembre suivant, on transportait ses restes à la cathédrale de la Havane, où devaient reposer plus tard ceux de Christophe Colomb, ramenés de Séville.
Et l’on consigna aux registres : « Se enterro en esta Sta Iglesia Parroquial Mayor de In. Xptoval el General Don Pedro Bervila, natural del Reyno de Francia ».
Vanité de la gloire ! Pierre d’Iberville devenait don Pedro Bervila.