P.-V. Stock (p. 396-407).

XXXVI

LA CONVENTION. — LA COMMUNE. — LES JACOBINS.


Le 21 septembre 1792 s’ouvrait enfin la Convention, cette assemblée que l’on a si souvent représentée comme le vrai type, l’idéal d’une assemblée révolutionnaire. Les élections avaient été faites au suffrage presque universel, par tous les citoyens, actifs et passifs, mais toujours à deux degrés, c’est-à-dire que tous les citoyens avaient d’abord élu les assemblées électorales, et que celles-ci avaient nommé les députés de la Convention. Ce mode d’élection était évidemment favorable aux riches, mais, comme les élections se firent en septembre, au milieu de l’effervescence générale produite par le triomphe du peuple au 10 août, et que beaucoup de contre-révolutionnaires, terrorisés par les événements du 2 septembre, préférèrent ne pas se montrer du tout aux élections, elles furent moins mauvaises qu’on n’aurait pu le craindre. À Paris, la liste de Marat, contenant tous les révolutionnaires connus du club des Cordeliers et Jacobins, passa en entier. Les 525 « électeurs » qui se réunirent, le 2 septembre même, dans le local du club des Jacobins, choisirent Collot-d’Herbois et Robespierre pour président et vice-président, exclurent tous ceux qui avaient signé les pétitions royalistes des 8.000 et des 20.000, et votèrent pour la liste de Marat.

Cependant l’élément « modérantiste » dominait tout de même, et Marat écrivait, dès la première séance, qu’à voir la trempe de la plupart des délégués, il désespérait du salut public. Il prévoyait que leur opposition à l’esprit révolutionnaire allait plonger la France dans des luttes sans fin. « Ils achèveront de tout perdre, disait-il, si le petit nombre des défenseurs du peuple, appelés à les combattre, n’ont le dessus et ne parviennent à les écraser. » Nous verrons tout à l’heure combien il avait raison.

Mais les événements eux-mêmes poussaient la France vers la République, et l’entraînement populaire fut tel, que les modérantistes de la Convention n’osèrent résister au courant qui emportait la royauté. Dès sa première séance, la Convention prononça à l’unanimité que la royauté en France était abolie. Marseille, nous l’avons vu, et quelques autres villes de province, avaient déjà exigé la République avant le 10 août ; Paris l’avait fait solennellement depuis le premier jour des élections. Le club des Jacobins s’était aussi décidé, enfin, à se déclarer républicain ; il l’avait fait dans sa séance du 27 août, après la publication des papiers trouvés aux Tuileries dans un secrétaire. La Convention suivit Paris. Elle abolit la royauté dans sa première séance, le 21 septembre 1792. Le lendemain, par un second décret elle ordonna qu’à compter de ce jour tous les actes publics seraient datés de l’An premier de la République.

Trois partis, bien distincts, se rencontrèrent dans la Convention : la Montagne, la Gironde et la Plaine ou plutôt le Marais. Les Girondins, quoique moins de deux cents, dominaient. Ils avaient déjà fourni au roi, dans la Législative, le ministère Roland, et ils briguaient la réputation « d’hommes d’État ». Composé d’hommes instruits, élégants, fins politiciens, le parti de la Gironde représentait les intérêts de la bourgeoisie industrielle, marchande et foncière, qui se constituait rapidement sous le nouveau régime. Avec l’appui du Marais, les Girondins furent d’abord les plus forts, et c’est parmi eux que fut pris le nouveau ministère républicain. Danton, seul, dans le ministère arrivé au pouvoir le 10 août, avait représenté la révolution populaire : il donna sa démission le 21 septembre et le pouvoir resta aux mains des Girondins.

La Montagne, composée de Jacobins, comme Robespierre, Saint-Just et Couthon, de Cordeliers, comme Danton et Marat, et appuyée par les révolutionnaires populaires de la Commune, comme Chaumette et Hébert, ne s’était pas encore constituée comme parti politique : cela ne se fit que plus tard, par les événements mêmes. Pour le moment, elle ralliait ceux qui voulaient marcher de l’avant et faire aboutir la Révolution à des résultats tangibles, c’est-à-dire, détruire la royauté et le royalisme, écraser la force de l’aristocratie et du clergé, abolir la féodalité, affermir la République.

Et enfin la Plaine, ou le Marais, c’étaient les indécis, sans convictions arrêtées, mais toujours propriétaires et conservateurs d’instinct – ceux qui font la majorité dans toutes les assemblées représentatives. Ils étaient environ cinq cents à la Convention. Soutenant d’abord les Girondins, ils les lâcheront au moment du danger. La peur fera qu’ils soutiendront ensuite la terreur rouge, avec Saint-Just et Robespierre, et ensuite ils feront la terreur blanche, lorsque le coup d’État de thermidor aura envoyé Robespierre à l’échafaud.

On eût pu croire maintenant que la Révolution se développerait sans obstacles et suivrait sa marche naturelle, dictée par la logique des événements. Le procès et la condamnation du roi, une constitution républicaine, pour remplacer celle de 1791, la guerre à outrance contre les envahisseurs ; et, en même temps, l’abolition définitive de ce qui faisait la force de l’ancien régime : les droits féodaux, la puissance du clergé, l’organisation royaliste de l’administration provinciale. L’abolition de toutes ces survivances découlait nécessairement de la situation.

Eh bien, la bourgeoisie, arrivée au pouvoir et représentée par les « hommes d’État » de la Gironde, n’en voulait pas. Le peuple avait renversé Louis XVI du trône. Quant à se débarrasser du traître qui avait amené les Allemands jusqu’aux portes de Paris, quant à exécuter Louis XVI, la Gironde s’y opposait de toutes ses forces. Plutôt la guerre civile que ce pas décisif ! Non pas par peur des vengeances de l’étranger, puisque c’étaient les Girondins eux-mêmes qui avaient tenu à engager la guerre contre l’Europe ; mais par peur de la Révolution du peuple français, et surtout du Paris révolutionnaire, qui verrait dans l’exécution du roi le commencement de la vraie révolution.

Heureusement le peuple de Paris, dans ses sections et sa Commune, était parvenu à constituer, à côté de l’Assemblée nationale, un pouvoir réel qui donna corps aux tendances révolutionnaires de la population parisienne et arriva même à dominer la Convention. Arrêtons-nous donc un moment, avant d’aborder les luttes qui déchirèrent la représentation nationale, pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur la façon dont se constitua cette puissance, la Commune de Paris.

Nous avons vu dans des chapitres précédents (XXIV et XXV) comment les sections de Paris avaient pris de l’importance, comme organes de la vie municipale, en s’appropriant, en plus des attributions de police et de l’élection des juges que leur donnait la loi, diverses fonctions économiques de la plus haute portée (l’alimentation, l’assistance publique, la vente des biens nationaux, etc.), et comment ces fonctions mêmes leur permirent d’exercer une influence sérieuse dans la discussion des grandes questions politiques d’ordre général.

Devenues organes importants de la vie publique, les sections cherchaient nécessairement à établir un lien fédéral entre elles, et à diverses reprises, en 1790 et en 1791, elles nommèrent déjà des commissaires spéciaux, dans le but de s’entendre avec d’autres sections pour l’action commune, en dehors du conseil municipal régulier. Cependant, rien de permanent n’était établi.

En avril 1792, lorsque la guerre fut déclarée, les travaux des sections se trouvèrent augmentés soudain d’une foule de nouvelles attributions. Elles eurent à s’occuper des enrôlements, du triage des volontaires, des dons patriotiques, de l’équipement et de l’approvisionnement des bataillons envoyés aux frontières, de la correspondance administrative et politique avec ces bataillons, des soins à donner aux familles des volontaires, etc., sans parler de la lutte continuelle qu’elles avaient à soutenir chaque jour contre les conspirations royalistes, qui venaient enrayer leurs travaux. Avec ces nouvelles fonctions, la nécessité d’une union directe entre les sections se faisait sentir d’autant plus.

Lorsqu’on parcourt aujourd’hui cette correspondance des sections et leur vaste comptabilité, on ne peut qu’admirer l’esprit d’organisation spontanée du peuple de Paris et le dévouement des hommes de bonne volonté qui accomplissaient toute cette besogne, après avoir fini leur travail quotidien. C’est là qu’on apprécie la profondeur du dévouement, plus que religieux, suscité dans le peuple français par la Révolution. Car il ne faut pas oublier que si chaque section nommait son comité militaire et son comité civil, c’est aux assemblées générales, tenues le soir, que l’on référaient généralement pour toutes les questions importantes.

On comprend aussi comment ces hommes qui voyaient, non en théorie, mais sur le vif, les horreurs de la guerre et touchaient du doigt les souffrances imposées au peuple par l’invasion, durent haïr les fauteurs de l’invasion : le roi, la reine, la Cour, les ex-nobles et les riches, tous les riches, qui faisaient cause commune avec la Cour. La capitale s’associait aux paysans des départements-frontières dans leur haine des suppôts du trône qui avaient appelé l’étranger en France. Aussi, dès que l’idée de la manifestation pacifique du 20 juin fut lancée, ce furent les sections qui se mirent à organiser cette manifestation, et ce furent elles ensuite qui préparèrent des Tuileries, au 10 août, tout en profitant de ces préparatifs pour constituer l’union directe, tant désirée, entre les sections en vue de l’action révolutionnaire.

Lorsqu’il devint évident que la manifestation du 20 était restée sans résultats, — que la Cour n’avait rien appris et ne voulait rien apprendre — les sections prirent sur elles l’initiative de demander à l’Assemblée la déchéance de Louis XVI. Le 23 juillet, la section de Mauconseil fit un arrêté dans ce sens, qu’elle notifia à l’Assemblée, et se mit à préparer un soulèvement pour le 5 août. D’autres sections s’empressèrent de prendre la même résolution, et lorsque l’Assemblée, dans sa séance du 4 août, dénonça l’arrêté des citoyens de Mauconseil comme illégal, il avait déjà reçu l’approbation de quatorze sections. Ce même jour, des membres de la section des Gravilliers vinrent déclarer à l’Assemblée qu’ils laissaient encore aux législateurs « l’honneur de sauver la patrie ». « Mais si vous refusez, ajoutaient-ils, il faudra bien que nous prenions le parti de nous sauver nous-mêmes. » La section des Quinze-Vingts désignait de son côté « la matinée du 10 août comme terme extrême de la patience populaire » ; et celle de Mauconseil déclarait qu’elle « patienterait en paix et surveillance jusqu’au jeudi suivant (9 août), onze heures du soir, pour attendre le prononcé de l’Assemblée nationale ; mais que, si justice et droit n’étaient pas faits au peuple par le Corps législatif, une heure après, à minuit, la générale serait battue et tout se lèverait »[1].

Enfin, le 7 août, la même section invita toutes les autres à nommer dans chacune d’elles « six commissaires, moins orateurs qu’excellents citoyens, qui, par leur réunion, formeraient un point central à l’Hôtel de Ville » ; ce qui fut fait le 9[2]. Lorsque vingt-huit ou trente sections, sur quarante-huit, eurent adhéré au mouvement, leurs commissaires se réunirent à la maison commune, dans une salle voisine de celle où siégeait le conseil municipal régulier – peu nombreux d’ailleurs à ce moment, — et ils agirent révolutionnairement, comme une nouvelle Commune. Ils suspendirent provisoirement le Conseil général, consignèrent le maire Pétion, cassèrent l’état-major des bataillons de la garde nationale et se saisirent de tous les pouvoirs de la Commune, ainsi que de la direction générale de l’insurrection[3].

Ainsi se constitua et s’installa à l’Hôtel de Ville le nouveau pouvoir dont nous venons de parler.

Les Tuileries furent prises, le roi détrôné. Et, immédiatement, la nouvelle Commune fit savoir qu’elle voyait dans le 10 août, non pas le couronnement de la Révolution inaugurée le 14 juillet 1789, mais le commencement d’une nouvelle révolution populaire et égalitaire. Elle datait désormais ses actes de « l’an IV de la Liberté, l’an Ier de l’Égalité ». Toute une masse de nouveaux devoirs commença à incomber de suite à la nouvelle Commune.

Pendant les vingt derniers jours d’août, tandis que l’Assemblée législative hésitait entre les divers courants royalistes, constitutionnalistes et républicains qui la déchiraient, et se montrait absolument incapable de s’élever à la hauteur des événements, les sections de Paris et sa Commune devinrent le vrai cœur de la nation française pour réveiller la France républicaine, la lancer contre les rois coalisés et apporter, de concert avec d’autres Communes, l’organisation nécessaire dans le grand mouvement des volontaires de 1792. Et lorsque les hésitations de l’Assemblée, les velléités royalistes de la plupart de ses membres et leur haine de la Commune insurrectionnelle eurent amené la population parisienne aux fureurs frénétiques des journées de septembre, ce fut encore des sections et de la Commune que vint l’apaisement. Dès que l’Assemblée législative se décida enfin à se prononcer, le 4 septembre, contre la royauté et les divers prétendants au trône de France, et qu’elle signifia cette décision aux sections, celles-ci, nous l’avons vu, se fédérèrent de suite pour mettre fin aux massacres qui menaçaient de s’étendre des prisons dans la rue, et pour garantir la sécurité à tous les habitants.

De même, lorsque la Convention se rassembla, et que, pour avoir décrété, le 21 septembre au matin, l’abolition de la royauté en France, elle « n’osait pas prononcer le mot décisif » de république et « semblait attendre un encouragement du dehors »[4], cet encouragement vint du peuple de Paris. Il accueillit le décret, dans la rue, par des cris de Vive la République ! et les citoyens de la section des Quatre-Nations vinrent forcer la main à la Convention en se disant trop heureux de payer de leur sang « la République », qui n’était pas encore proclamée à ce moment et qui ne fut reconnue officiellement par la Convention que le lendemain.

La Commune de Paris devenait ainsi une force qui s’imposait comme l’inspiratrice, sinon la rivale, de la Convention, et l’alliée du parti de la Montagne.


En outre la Montagne avait pour elle cette autre puissance qui s’était constituée dans le courant de la Révolution — le club des Jacobins de Paris, avec les nombreuses sociétés populaires en province, qui lui étaient affiliées. Il est vrai que ce club n’avait nullement la puissance et l’initiative révolutionnaires que lui prêtent tant d’écrivains politiques modernes. Loin de gouverner la Révolution, le club des Jacobins n’a fait que la suivre. Composé surtout de bourgeoisie aisée, son personnel même lui empêchait de diriger la Révolution.

À toute époque, dit Michelet, les Jacobins s’étaient flattés d’être les sages et les politiques de la Révolution, d’en tenir la haute balance. Ils ne dirigeaient pas la Révolution : ils la suivaient. L’esprit du club changeait avec chaque nouvelle crise. Mais le club se faisait immédiatement l’expression de la tendance qui avait pris le dessus à un moment donné dans la bourgeoisie instruite, modérément démocratique, il l’appuyait en travaillant l’opinion à Paris et en province dans le sens voulu, et il donnait les fonctionnaires les plus importants au nouveau régime. Robespierre, qui, selon l’expression si juste de Michelet, représentait « le juste-milieu de la Montagne », voulait que les Jacobins « pussent servir d’intermédiaires entre l’Assemblée et la rue, effrayer et rassurer tour à tour la Convention ». Mais il comprenait que l’initiative viendrait de la rue, du peuple.

Nous avons déjà mentionné, que dans les événements du 10 août l’influence des Jacobins fut nulle. Elle resta nulle en septembre 1792 ; le club était déserté. Mais peu à peu, dans le courant de l’automne, la société-mère de Paris fut renforcée par des Cordeliers, et alors le club reprit une vie nouvelle et devint le point de ralliement pour toute la partie modérée des républicains démocrates. Marat y devint populaire, mais non pas les « enragés », c’est-à-dire, pour parler un langage moderne, — non pas les communistes. À ceux-ci le club s’opposa, et plus tard il les combattit.

Lorsque, au printemps de 1793, la lutte engagée par les Girondins contre la Commune de Paris arriva à son moment critique, les Jacobins appuyèrent la Commune et les Montagnards de la Convention ; ils leur aidèrent à remporter la victoire sur les Girondins et à la consolider ; par leur correspondance avec les sociétés affiliées en province, ils soutinrent les révolutionnaires avancés et leur aidèrent à paralyser l’influence, non seulement des Girondins, mais aussi des royalistes qui se cachaient derrière ceux-ci, quitte à se tourner plus tard, en 1794, contre les révolutionnaires populaires de la Commune, et à permettre ainsi à la réaction bourgeoise d’accomplir le coup d’État du 9 thermidor.


  1. Mortimer Ternaux, La Terreur, t. II, pp. 178, 216, 393 ; Buchez et Roux, t. XVI, p. 247 ; Mellié, Les Sections de Paris, p. 144 et suivantes.
  2. Un comité de correspondance entre les sections avait été déjà établi et une réunion de commissaire de plusieurs sections se réunissait déjà le 23 juillet.
  3. M. Mellié a retrouvé le procès-verbal de la section Poissonnière. Réunie le 9 août, à huit heures du soir, en assemblée permanente dans l’église Saint-Lazare, elle cassa tous les officiers du bataillon Saint-Lazare qu’elle n’avait pas nommés elle-même, et nomma « sur le champ d’autres officiers, sous les ordres desquels elle entendait marcher ». Elle s’entendit avec d’autres sections sur l’ordre de marche, et à quatre heures du matin, après avoir nommé son comité permanent « pour surveiller les armements et donner les ordres de sûreté qu’ils jugeraient nécessaires », la section se réunit « à ses frères du faubourg Saint-Antoine » et se mit en marche sur les Tuileries. Par ce procès-verbal, on saisit sur le vif la façon d’agir du peuple de Paris pendant cette nuit mémorable.
  4. Aulard, Histoire politique de la Révolution, deuxième édition, pp. 272 et suivantes.