P.-V. Stock (p. 128-142).

XV

LES VILLES


Au dix-huitième siècle, après toutes les mesures que l’autorité royale avait prises depuis deux cents ans contre les institutions municipales, celles-ci étaient tombées en pleine décadence. Depuis que l’assemblée plénière des habitants de la ville, qui possédait autrefois le contrôle de la justice et de l’administration urbaine, avait été abolie, les affaires des grandes cités allaient de mal en pis. Les charges de « conseillers de ville », introduites au dix-huitième siècle, devaient être achetées à la commune, et assez souvent le mandat acheté était à vie (Babeau, La ville sous l’ancien régime, p. 153 et suivantes). Les réunions des conseils devenaient rares — une fois tous les six mois dans certaines villes, — et encore n’y assistait-on pas régulièrement. Le greffier faisait marcher toute la machine, et ne manquait généralement pas de se faire payer grassement par les intéressés. Les procureurs et les avocats, et encore plus l’intendant de la province, intervenaient continuellement pour prévenir toute autonomie municipale.

Dans ces conditions, les affaires de la cité tombaient de plus en plus entre les mains de cinq ou six familles qui mettaient en coupe réglée tous les revenus. Les revenus patrimoniaux, que quelques villes avaient conservés, le produit des octrois, le commerce de la cité, les impôts, tout servait à les enrichir. En outre, maires et syndics se mettaient marchands de grains et de viande et devenaient bientôt des accapareurs. Généralement, la population ouvrière les haïssait. La servilité des syndics, des conseillers, des échevins envers « Monsieur l’Intendant » était telle que son moindre caprice était obéi. Et les subsides des villes pour loger l’intendant, pour augmenter ses appointements, pour lui faire des cadeaux, pour tenir ses enfants sur les fonts baptismaux, etc., allaient grandissant — sans parler des cadeaux qu’il fallait envoyer chaque année à divers personnages à Paris.

Dans les villes, comme dans les campagnes, les droits féodaux restaient debout. Ils étaient attachés aux propriétés. L’évêque restait seigneur féodal, et les seigneurs, laïques ou ecclésiastiques — tels, par exemple, les cinquante chanoines de Brioude — conservaient non seulement des droits honorifiques, ou bien le droit d’intervenir dans la nomination des échevins, mais aussi, dans certaines villes, le droit de justice. À Angers, il y avait seize justices seigneuriales. Dijon avait conservé, outre la justice municipale, six justices ecclésiastiques : « l’évêché, le chapitre, les religieux de Saint-Bénigne, la Sainte-Chapelle, la Chartreuse et la commanderie de la Madeleine. » Tout cela s’engraissait au milieu du peuple à demi affamé. Troyes avait neuf de ces justices, en plus de « deux mairies royales ». De même la police n’appartenait pas toujours à la ville, mais à ceux qui exerçaient « la justice ». Bref, c’était toujours le système féodal[1].

Mais ce qui excitait surtout la colère des citadins, c’est que toute sorte d’impôts féodaux, la capitation, les vingtièmes, fréquemment la taille et les « dons gratuits » (imposés en 1758 et abolis seulement en 1789), ainsi que les « lods et ventes », — c’est-à-dire, des taxes prélevées par le seigneur en cas de vente ou d’achat par ses vassaux, — pesaient sur les maisons des citadins et surtout sur celles des artisans. Moins gros, peut-être, que dans les campagnes, ils pesaient très lourd à côté de tous les autres impôts urbains.

Enfin, ce qui rendait ces impôts encore plus détestables, c’est que lorsque la ville en faisait la répartition, des centaines de privilégiés réclamaient l’exemption. Le clergé, les nobles, les officiers de l’armée en étaient exempts de droit, ainsi que « les officiers de chez le roi », — écuyers honorifiques et autres qui achetaient ces « charges » sans service, pour flatter leur orgueil et s’affranchir des impôts. L’indication du titre, placée sur la porte, suffisait pour ne rien payer à la ville. On conçoit bien la haine que ces privilégiés inspiraient au peuple.

Tout le régime municipal était ainsi à refaire. Mais qui sait combien il aurait encore duré, si le soin de le réformer avait été abandonné à l’Assemblée Constituante. Alors le peuple lui-même s’en chargea, d’autant plus que dans le courant de l’été de 1789, une nouvelle cause de mécontentement vint s’ajouter à celles qui viennent d’être énumérées. C’était la disette, les prix exorbitants du pain, le manque de ce pain, dont les classes pauvres souffraient dans la plupart des villes. Là même où la municipalité faisait de son mieux pour en abaisser le prix par des achats de grains, ou par une taxe qui réglait les prix, — le pain manquait toujours et le peuple affamé faisait queue aux portes des boulangers.

Mais dans beaucoup de villes le maire et les échevins suivaient l’exemple de la Cour et des princes, et spéculaient, eux aussi, sur la disette. C’est pourquoi, dès que la nouvelle de la prise de la Bastille, ainsi que de l’exécution de Foullon et de Bertier se répandit en province, le peuple des villes commença un peu partout à se soulever. Il exigeait d’abord une taxe sur le pain et la viande ; il démolissait les maisons des principaux accapareurs — souvent des officiers municipaux ; il s’emparait de l’hôtel de ville et nommait, par élection au suffrage populaire, une nouvelle municipalité, sans faire attention aux prescriptions de la loi, ni aux droits légaux de l’ancien corps municipal, ou aux « charges » achetées par les « conseillers ». Un mouvement de la plus haute portée révolutionnaire se produisait ainsi, car la ville affirmait, non seulement son autonomie, mais aussi sa volonté de prendre une part active au gouvernement général de la nation. C’était, comme l’a très bien remarqué Aulard[2], un mouvement communaliste de la plus grande importance, dans lequel la province imitait Paris, qui, nous l’avons vu, s’était donné sa Commune le 13 juillet. Évidemment, ce mouvement fut loin d’être général. Il ne se produisit avec éclat que dans un certain nombre de cités et de petites villes, – de préférence dans l’Est de la France. Mais partout la vieille municipalité de l’ancien régime dut se soumettre à la volonté du peuple, ou, du moins, à la volonté des assemblées locales d’électeurs. C’est ainsi que s’accomplit, d’abord de fait, en juillet et août, la révolution communaliste, que l’Assemblée constituante légalisa plus tard par les lois municipales du 14 décembre 1789 et du 21 juin 1790. Ce mouvement donna évidemment à la Révolution un puissant élément de vie et de vigueur. Toute la force de la Révolution se concentra, nous allons le voir en 1792 et 1793, dans les municipalités des villes et des villages, pour lesquelles la Commune révolutionnaire de Paris fut le prototype.

Le signal de cette reconstruction partit de Paris. Sans attendre la loi municipale, que l’Assemblée voterait un jour, Paris se donna sa Commune. Il nomma son conseil municipal, son maire, Bailly, et son commandant de la garde nationale, Lafayette. Mieux que cela : il organisa ses soixante districts — « soixante républiques », selon l’heureuse expression de Montjoie ; car, si ces districts ont délégué l’autorité à l’assemblée des représentants de la Commune, et au maire, elles l’ont en même temps retenue : « L’autorité est partout », disait Bailly, et il n’y en a point au centre. « Chaque district est un pouvoir indépendant », constatent avec regret les amis de l’alignement, sans comprendre que c’est comme cela que se font les révolutions.

Ainsi, quand donc l’Assemblée nationale, qui avait tant de peine à ne pas être dissoute et qui avait tant de choses sur les bras, quand donc aurait-elle pu entamer la discussion de la loi sur la réorganisation des tribunaux ? Elle y arriva à peine au bout de dix mois. Mais le district des Petits-Augustins, dès le 18 juillet, « arrête à lui tout seul », dit Bailly, dans ses Mémoires, « qu’il sera établi des juges de paix. » Sans désemparer, il procède à leur élection. D’autres districts et d’autres cités (notamment Strasbourg) font de même, et lorsque viendra la nuit du 4 août, et que les seigneurs auront à abdiquer leurs droits de justice seigneuriale, – ce sera déjà fait dans plusieurs villes : les nouveaux juges auront déjà été nommés par le peuple, et l’Assemblée constituante n’aura qu’à incorporer dans la Constitution de 1791 le fait accompli.

Taine et tous les admirateurs de l’ordre administratif des ministères somnolents sont choqués, sans doute, à la vue de ces districts devançant de leurs votes l’Assemblée, lui indiquant la volonté du peuple par leurs décisions : mais c’est ainsi que se développent les institutions humaines quand elles ne sont pas un produit de la bureaucratie. C’est ainsi que se sont bâties toutes les grandes villes ; on les voit encore se bâtir de cette façon. Ici, un groupe de maisons et quelques boutiques à côté : ce sera un point important de la future cité ; là, une ligne qui se dessine par à peu près — ce sera une des grandes rues futures. C’est l’évolution anarchique, la seule que l’on voit dans la libre Nature. Il va de même des institutions, quand elles sont un produit organique de la vie ; et c’est pourquoi les révolutions ont cette immense importance dans la vie des sociétés, qu’elles permettent aux hommes de s’appliquer à ce travail organique, constructif, sans être gênés dans leur œuvre par une autorité qui forcément représente toujours les siècles passés.

Jetons donc un coup d’œil sur quelques-unes de ces révolutions communales.

Les nouvelles, en 1789, se répandaient avec une lenteur qui nous semble aujourd’hui inconcevable. Ainsi, à Château-Thierry le 12 juillet, à Besançon le 27, Arthur Young ne trouvait pas un seul café, pas un seul journal. Les nouvelles dont on causait étaient vieilles de quinze jours. À Dijon, neuf jours après la grande insurrection de Strasbourg et la prise de l’Hôtel-de-Ville par les insurgés, personne n’en savait encore rien. Mais les nouvelles qui venaient de Paris, alors même qu’elles prenaient un caractère légendaire, ne pouvaient que pousser le peuple à l’insurrection. Tous les députés, disait-on, avaient été mis à la Bastille ; et quant aux « atrocités » que Marie-Antoinette aurait commises, tout le monde en parlait avec une parfaite assurance.

À Strasbourg, les troubles commencèrent le 19 juillet, aussitôt que la nouvelle de la prise de la Bastille et de l’exécution de de Launey se répandit en ville. Le peuple en voulait déjà au Magistrat (au conseil municipal) pour la lenteur qu’il avait mise à communiquer aux « représentants du peuple », c’est-à-dire aux électeurs, les résultats de ses délibérations sur le cahier de doléances rédigé par les gens pauvres. Alors la foule se jette dans la maison de l’Ammeister (le maire) Lemp, et cette maison est dévastée.

Par l’organe de son « Assemblée de la bourgeoisie », le peuple demandait (je cite textuellement) des mesures « pour assurer l’égalité politique des citoyens et leur influence dans les élections des administrateurs du bien commun et de ses juges librement éligibles. »[3] Il voulait qu’on passât par-dessus la loi, et qu’une nouvelle municipalité, ainsi que de nouveaux juges, fussent élus au suffrage universel. Le Magistrat, c’est-à-dire le gouvernement municipal, de son côté, ne le voulait guère « et opposoit l’observance de plusieurs siècles au changement proposé. » Sur quoi le peuple vint assiéger l’Hôtel-de-Ville, et une grêle de pierres se mit à pleuvoir dans la salle où avaient lieu des pourparlers du Magistrat avec les représentants révolutionnaires. Le Magistrat céda.

Entre temps, voyant les miséreux descendre dans la rue, la bourgeoisie aisée s’armait contre le peuple et se présentait chez le commandant de la province, le comte Rochambeau, « pour obtenir son agrément que la bonne bourgeoisie soit armée et unie aux troupes pour faire la police, » — ce que l’état-major de la troupe, imbu d’idées aristocratiques, ne manqua pas de refuser, comme l’avait fait de Launey à la Bastille.

Le lendemain, le bruit s’était répandu en ville que le Magistrat avait révoqué ses concessions, le peuple vint de nouveau assaillir l’Hôtel-de-Ville, en demandant l’abolition des octrois et des bureaux des « aides. » Puisque c’était fait à Paris, on pouvait bien le faire à Strasbourg. Vers les six heures, des masses « d’ouvriers armés de haches et de marteaux » s’avancèrent par trois rues, vers l’Hôtel-de-Ville. Ils en enfoncèrent les portes avec leurs haches, ils défoncèrent les caves et ils se mirent à détruire avec acharnement tous les vieux papiers entassés dans les bureaux. « Il a été exercé une fureur barbare sur les papiers : ils ont été tous jetés par les fenêtres » et détruits, écrit le nouveau Magistrat. Les doubles portes de toutes les archives furent enfoncées pour brûler les vieux documents, et dans sa haine du Magistrat le peuple brisait jusqu’aux meubles de l’Hôtel-de-Ville et les jetait dehors. La chambre des greffes, « le dépôt des masses en litige » eurent le même sort. Au bureau de perception des aides, les portes furent enfoncées et la recette pillée. La troupe postée en face de l’Hôtel de Ville ne put rien faire : le peuple faisait ce qu’il voulait.

Le Magistrat, saisi de terreur, s’empressa de diminuer les prix de la viande et du pain : il mit à douze sous la miche de six livres[4]. Puis il entra amicalement en pourparlers avec les vingt « tribus », ou guildes, de la cité pour élaborer une nouvelle constitution municipale. Il fallait se presser, puisque les émeutes continuaient à Strasbourg et dans les bailliages voisins, où le peuple destituait les prévôts « établis » des communes, et en nommait d’autres par sa volonté, tout en formulant « des demandes sur des forêts et autres droits, directement opposés à une possession légitimement acquise. C’est un moment où chacun se croit en mesure de se procurer la restitution des droits prétendus », dit le Magistrat dans la lettre du 5 août.

Là-dessus, le 11 août, arrive à Strasbourg la nouvelle de la nuit du 4 août, à l’Assemblée, et l’émeute devient encore plus menaçante, d’autant plus que l’armée fait cause commune avec les révoltés. Alors l’ancien Magistrat se résout à déposer ses pouvoirs (Reuss, L’Alsace, p. 147). Le lendemain, le 12 août, les trois cents échevins déposaient à leur tour leurs « charges », ou plutôt leurs privilèges.

Et les nouveaux échevins nommaient à leur tour les juges. Ainsi se constituait, le 14 août, un nouveau Magistrat, un Sénat intérimaire, qui devait diriger les affaires de la cité, jusqu’à ce que l’Assemblée de Versailles eût établi une nouvelle constitution municipale. Sans attendre cette constitution, Strasbourg s’était ainsi donné une Commune et des juges à sa guise.

L’ancien régime s’écroulait ainsi à Strasbourg, et le 17 août, M. Dietrich félicitait les nouveaux échevins en ces termes :

« Messieurs, la révolution qui vient de s’opérer dans notre ville sera l’époque du retour de la confiance qui doit unir les citoyens d’une même commune… Cette auguste assemblée vient de recevoir le vœu libre de leurs concitoyens pour être leurs représentants… Le premier usage que vous avez fait de vos pouvoirs a été de nommer vos juges… Quelle force va naître de cette union ! » Et Dietrich proposait d’établir que chaque année le 14 août, jour de la révolution à Strasbourg, serait fêté par la cité.

Fait important à relever dans cette révolution. La bourgeoisie de Strasbourg s’était affranchie du régime féodal. Elle s’était donné un gouvernement municipal, démocratique. Mais elle n’entendait nullement se dessaisir des droits féodaux (patrimoniaux), qui lui appartenaient sur certaines campagnes environnantes. Lorsque les deux députés de Strasbourg à l’Assemblée nationale furent pressés par leurs confrères d’abdiquer leurs droits pendant la nuit du 4 août, ils refusèrent de le faire.

Et lorsque plus tard, un de ces deux députés (Schwendt) insista auprès des bourgeois de Strasbourg, les priant de ne pas s’opposer au courant de la Révolution, ses commettants persistèrent néanmoins à réclamer le maintien de leurs droits féodaux. On voit ainsi se former dans cette cité, dès 1789, un parti qui se ralliera autour du roi, — « le meilleur des rois », « le plus conciliant des monarques » — en vue de conserver leurs droits sur « les riches seigneuries » qui appartenaient à la cité sous le droit féodal. La lettre par laquelle l’autre député de Strasbourg, Türckheim, après s’être enfui de Versailles le 5 octobre, donna sa démission (elle est publiée par Reuss), représente un document du plus haut intérêt sous ce rapport : on y voit déjà comment et pourquoi la Gironde ralliera sous son drapeau bourgeois les « défenseurs des propriétés », en même temps que les royalistes.


Ce qui se passait à Strasbourg donne une idée assez nette de ce qui se produisit dans d’autres grandes villes. Ainsi, à Troyes, ville pour laquelle nous avons aussi des documents assez complets, on voit le mouvement composé des mêmes éléments. Le peuple, aidé par les paysans voisins, se soulève dès le 18 juillet, — dès qu’on y apprend que les octrois ont été brûlés à Paris. Le 20 juillet, des paysans, armés de fourches, de faux et de fléaux, entrent en ville, probablement pour y saisir le blé qui manque et que les accapareurs auront amassé dans leurs magasins. Mais la bourgeoisie se forme en garde nationale et repousse les paysans — ceux qu’elle nomme déjà les « brigands ». Pendant les dix ou quinze jours suivants, profitant de la panique qui se répand (on parle de 500 « brigands », sortis de Paris pour tout ravager), la bourgeoisie organise sa garde nationale, et toutes les petites villes s’arment de même. Mais alors le peuple est mécontent. Le 8 août, probablement à la nouvelle de la nuit du 4 août, le peuple demande des armes pour tous les volontaires et une taxe pour le pain. La municipalité hésite. Alors, le 19 août, celle-ci est déposée et l’ont fait comme à Strasbourg : une nouvelle municipalité est élue.

Le peuple envahit l’hôtel de ville, saisit les armes et se les répartit. Il force le grenier de la gabelle, mais ici encore il ne les pille pas : « il se fait délivrer le sel à six sous ». Enfin, le 9 septembre, l’émeute, qui n’avait pas cessé depuis le 19 août, atteint son point culminant. La foule s’empare du maire Huez, qu’elle accuse d’avoir pris la défense des commerçants accapareurs, et le tue. Elle saccage sa maison, ainsi que celle d’un notaire, de l’ancien commandant Saint-Georges qui, quinze jours auparavant, avait fait tirer sur le peuple, du lieutenant de la maréchaussée, qui avait fait pendre un homme pendant une émeute précédente, et elle menace (comme on l’avait fait à Paris après le 14 juillet) d’en saccager bien d’autres. Après cela la terreur règne dans la haute bourgeoisie pendant quinze jours environ. Mais la bourgeoisie parvient entre temps à organiser la garde nationale, et le 26 septembre elle finit par prendre le dessus sur le peuple sans armes.

En général, il paraît que la fureur du peuple se portait tout autant contre les représentants bourgeois, qui accaparaient les denrées, que contre les seigneurs qui accaparaient la terre. Ainsi, à Amiens, comme à Troyes, le peuple révolté faillit assommer trois négociants, sur quoi la bourgeoisie s’empressa d’armer sa milice. On peut même dire que cette création de milices dans les villes, qui se fit partout en août et septembre n’aurait probablement pas eu lieu si le soulèvement populaire s’était borné aux campagnes et s’était porté seulement contre les seigneurs. Menacée par le peuple dans sa fortune, la bourgeoisie, sans attendre les décisions de l’Assemblée, constitua, à l’image des Trois Cents de Paris, ses municipalités, dans lesquelles, forcément, elle dut admettre des représentants du peuple révolté.

À Cherbourg, le 21 juillet, à Rouen le 24, et dans beaucoup d’autres villes de moindre importance, c’est à peu près la même chose. Le peuple affamé se soulève aux cris : Du pain ! Mort aux accapareurs ! À bas les octrois ! (ce qui signifie : entrée libre des approvisionnements venant de la campagne). Il force la municipalité à réduire le prix du pain, ou bien il s’empare des magasins des accapareurs et en enlève le blé ; il saccage les maisons de ceux qui sont connus pour avoir trafiqué sur les prix des denrées. La bourgeoisie profite de ce mouvement pour mettre bas l’ancien gouvernement municipal, imbu de féodalisme, et pour nommer une nouvelle municipalité, élue sur une base démocratique. En même temps, tirant avantage de la panique produite par le soulèvement du « bas peuple » dans les villes, et des « brigands » dans les campagnes, elle s’arme et organise sa garde municipale. Après quoi elle « rétablit l’ordre », exécute les meneurs populaires et très souvent va rétablir l’ordre dans les campagnes, où elle livre des combats aux paysans et fait pendre, — toujours pendre — les « meneurs » des paysans révoltés.

Après la nuit du 4 août, ces insurrections urbaines se répandent encore plus. Elles éclatent un peu partout. Les taxes, les octrois, les aides, les gabelles ne sont plus payés. Les receveurs de la taille sont aux abois, dit Necker dans son rapport du 7 août. Force a été de réduire de moitié le prix du sel dans deux généralités révoltées ; la perception des « aides » ne se fait plus, — et ainsi de suite. « Une infinité de lieux » est en révolte contre le fisc. Le peuple ne veut plus payer l’impôt indirect ; quant aux impôts directs ils ne sont pas refusés — loin de là ; mais sous condition. En Alsace, par exemple, « le peuple a généralement refusé de rien payer, jusqu’à ce que les exempts et les privilégiés eussent été inscrits sur les rôles ».

C’est ainsi que le peuple, bien avant l’Assemblée, fait la révolution sur les lieux, se donne révolutionnairement une nouvelle administration municipale, distingue entre les impôts qu’il accepte et ceux qu’il refuse de payer, et dicte le mode de répartition égalitaire de ceux qu’il paiera à l’État ou à la Commune.

C’est surtout en étudiant cette façon d’agir du peuple, et non pas en s’acharnant à l’étude de l’œuvre législative de l’Assemblée, que l’on saisit le génie de la grande Révolution — le génie, au fond, de toutes les révolutions passées et à venir.

  1. Voyez Babeau, La ville, p. 323, 331, etc. — Rodolphe Reuss, L’Alsace pendant la Révolution, t. I, donne le cahier du Tiers-État, de Strasbourg, très intéressant sous ce rapport.
  2. Histoire politique de la Révolution française, 2ème édition, 1903.
  3. Lettre des représentants de la bourgeoisie aux députés de Strasbourg à Versailles, 28 juillet 1789. (R. Reuss, L’Alsace pendant la Révolution française, Paris 1881, documents, XXVI.)
  4. Le sac de blé était alors à 19 livres. Les prix montèrent, fin août, jusqu’à 28 et 30 livres, si bien qu’il fut défendu aux boulangers de cuire des gâteaux, des pains au lait, etc.