P.-V. Stock (p. 487-501).

XLIV

LA GUERRE. — LA VENDÉE. —
TRAHISON DE DUMOURIEZ.


Au commencement de 1793, la guerre s’annonçait sous de très tristes auspices. Les succès de l’automne précédent ne s’étaient pas maintenus. Pour reprendre l’offensive, il fallait de forts enrôlements, et les enrôlements ne donnaient pas assez[1]. On estimait, en février 1793, qu’il faudrait au moins 300.000 hommes pour remplir les vides dans l’armée et la ramener à l’effectif d’un demi-million. Mais il n’y avait plus à compter sur les volontaires. Certains départements (le Var, la Gironde) envoyaient bien leurs bataillons — presque des armées, — mais les autres ne faisaient rien.

Alors, le 24 février, la Convention se vit forcée d’ordonner une levée obligatoire de 300.000 hommes, à répartir entre tous les départements, et dans chaque département entre les districts et les communes. Celles-ci devaient, d’abord, faire appel aux volontaires ; mais si cet appel ne donnait pas le nombre d’hommes requis, la commune devait recruter le reste, d’après le mode qu’elle trouverait elle-même le plus convenable, c’est-à-dire par la voie du sort ou bien par désignation personnelle, avec faculté toutefois de remplacement. Pour engager à prendre service, la Convention non seulement promit des pensions, mais elle donna aussi aux pensionnaires la faculté d’acheter des biens nationaux en les payant avec leur pension, à raison d’un dixième, chaque année, du prix total du bien acheté. Des biens nationaux d’une valeur de 400 millions furent assignés pour cette opération[2].

Cependant l’argent manquait, et Cambon, homme absolument honnête qui tenait la dictature des finances, dut faire une nouvelle émission de 800 millions d’assignats. Mais les biens les plus profitables des prêtres — les terres — étaient déjà vendus, et les biens des émigrés ne se vendaient pas facilement. On hésitait à acheter, n’étant pas sûr que les biens achetés ne seraient pas repris un jour, quand les émigrés rentreraient en France. Aussi la Trésorerie de Cambon trouvait de plus en plus difficile de subvenir aux besoins toujours croissants des armées[3].

D’ailleurs, la plus grande difficulté de la guerre n’était pas là. Elle était dans les généraux qui, presque tous, appartenaient à la contre-révolution, et le système d’élection des officiers que la Convention venait d’introduire, ne pouvait donner des commandants supérieurs qu’après quelque temps. Pour le moment, les généraux n’inspiraient pas la confiance et, en effet, la trahison de Lafayette était bientôt suivie par celle de Dumouriez.

Michelet eut parfaitement raison de dire que lorsque Dumouriez quittait Paris, quelques jours après l’exécution de Louis XVI, pour revenir à son armée, il avait déjà la trahison dans son cœur. Il avait vu le triomphe de la Montagne, et il avait dû comprendre que l’exécution du roi, c’était une nouvelle phase qui s’ouvrait dans la Révolution. Pour les révolutionnaires, il n’avait que haine, et il devait prévoir que son rêve de ramener la France à la Constitution de 1791, avec un d’Orléans sur le trône, ne pourrait se réaliser qu’avec l’appui des Autrichiens. Dès lors, il doit avoir décidé sa trahison.

À ce moment, Dumouriez était très lié avec les Girondins, intime même avec Gensonné, avec qui il resta en relations jusqu’en avril. Mais il ne rompit pas pour cela avec les Montagnards, qui se méfiaient déjà de lui, — Marat le traitait ouvertement de traître, — mais ne se sentaient pas assez forts pour l’attaquer. On avait tant glorifié les victimes de Valmy et de Jemmapes, le dessous des cartes concernant la retraite des Prussiens était généralement si peu connus, et les soldats — surtout les régiments de ligne — adoraient tant leur général, que l’attaquer dans ces conditions, c’eût été risquer de se mettre à dos l’armée, que Dumouriez aurait pu faire marcher sur Paris, contre la Révolution. Il fallait donc attendre et surveiller.

Entre-temps, la France entrait en guerre avec l’Angleterre. Dès que la nouvelle de l’exécution de Louis XVI fut reçue à Londres, le gouvernement anglais remit au représentant de la France ses passeports en lui ordonnant de quitter le Royaume-Uni. Mais l’exécution du roi n’était, cela va sans dire, qu’un prétexte pour rompre. On sait, en effet, par Mercy, que le gouvernement anglais n’a pas eu tant de tendresse pour les royalistes français et qu’il n’a jamais voulu les rendre forts par son appui. L’Angleterre jugeait simplement que c’était pour elle le moment de détruire la rivalité maritime de la France, de lui enlever ses colonies et peut-être même quelque grand port ; de l’affaiblir, en tout cas, sur mer, pour longtemps ; et son gouvernement profitait de l’impression produite par l’exécution du roi pour pousser à la guerre.

Malheureusement, les politiciens français ne comprirent pas ce qu’il y avait d’inévitable, au point de vue anglais, dans cette guerre. Non seulement les Girondins — surtout Brissot qui se targuait de connaître l’Angleterre — mais aussi Danton, espéraient toujours que les libéraux, les Whigs, dont une partie s’enthousiasmait pour les idées de liberté, renverseraient Pitt et empêcheraient la guerre. En réalité, toute la nation anglaise se trouva bientôt unie, lorsqu’elle comprit les avantages mercantiles qu’elle pouvait retirer de la guerre. Il faut dire aussi que les diplomates anglais surent très habilement utiliser les ambitions des hommes d’État français. À Dumouriez, ils faisaient croire qu’il était leur homme, — le seul avec lequel ils pussent traiter ; ils promettaient de l’appuyer pour rétablir la monarchie constitutionnelle. Et à Danton ils faisaient croire que les Whigs pourraient bien revenir au pouvoir, et alors ils feraient la paix avec la France républicaine[4]. En général, ils manœuvrèrent de façon à mettre les torts du côté de la France, lorsque le 1er février la Convention déclara la guerre au Royaume-Uni.

Cette déclaration changeait toute la situation militaire. S’emparer de la Hollande, pour empêcher les Anglais d’y débarquer, devenait d’une absolue nécessité. Or c’est précisément ce que Dumouriez, — soit qu’il ne se crût pas de force à le faire, soit mauvaise volonté, — n’avait pas fait en automne, malgré les insistances de Danton. Il avait pris, en décembre, ses quartiers d’hiver en Belgique, ce qui indisposa évidement les Belges contre les envahisseurs français. Liège était son principal dépôt militaire.

Jusqu’à présent nous ne connaissons pas encore tous les dessous de la trahison de Dumouriez. Mais ce qui est fort probable, c’est que, comme l’a dit Michelet, il avait déjà décidé de trahir, lorsqu’il repartit pour son armée le 26 janvier. Sa marche, fin février, sur la Hollande, quand il s’empara de Breda et de Gertruydenberge, semble avoir été déjà une manœuvre concertée avec les Autrichiens. En tout cas, cette marche servit les Autrichiens à merveille. Le 1er mars, ils entraient en Belgique et s’emparaient de Liège, dont les habitants avaient vainement demandé des armes à Dumouriez. Les patriotes liégeois étaient forcés de fuir, et l’armée française était en pleine déroute, débandée — les généraux ne voulaient pas s’entr’aider et Dumouriez étant loin, en Hollande. Les Autrichiens ne pouvaient être mieux servis.

On comprend l’effet que cette nouvelle produisit à Paris, d’autant plus qu’elle était suivie d’autres nouvelles, également graves. Le 3 mars on apprenait qu’un mouvement contre-révolutionnaire devait commencer incessamment en Bretagne. En même temps, à Lyon, les bataillons révolutionnaires des « Fils de famille » faisaient, nous l’avons vu, un mouvement contre la Commune révolutionnaire — juste au moment où les émigrés, réunis à Turin, passaient la frontière et entraient en armes en France, avec l’appui du roi de Sardaigne. Enfin, le 10 mars, se soulevait la Vendée. Il était de toute évidence que ces divers mouvements faisaient, comme en 1792, partie d’un vaste plan d’ensemble des contre-révolutionnaires ; et tout le monde se doutait bien à Paris que Dumouriez, gagné à la contre-révolution, travaillait pour elle.

Danton, qui était à ce moment en Belgique, fut rappelé en toute hâte. Il arriva à Paris, le 8 mars, prononça un de ses puissants appels à la concorde et au patriotisme, qui faisaient vibrer les cœurs, et la Commune arborait de nouveau le drapeau noir. De nouveau la patrie était déclarée en danger.

Les volontaires s’enrôlaient en toute hâte, et le 9, au soir, un repas civique, auquel une masse de gens prit part, était organisé à la veille de leur départ, en plein air, dans les rues. Mais ce n’était plus l’entrain juvénile de 1792. Une sombre énergie les animait, et la fureur rongeait le cœur des pauvres gens des faubourgs à la vue des luttes politiques qui déchiraient la France. « Il faut une émeute à Paris », aurait dit Danton, et, en effet, il en fallait une pour secouer la torpeur qui s’emparait du peuple, des sections.

Pour parer aux difficultés, vraiment terribles, qui enveloppaient la Révolution, pour subvenir aux immenses dépenses imposées à la France par la coalition des contre-révolutionnaires au dehors et à l’intérieur, il fallait que la Révolution mît à contribution les fortunes bourgeoises qui se formaient maintenant, grâce à la Révolution elle-même.

Or, c’est précisément ce que les gouvernants refusaient d’admettre, d’une part, par principe, — l’accumulation de grandes fortunes privées étant considérée comme le moyen d’enrichir la nation, et, d’autre part, il faut le reconnaître, à raison des craintes que leur inspirait un soulèvement plus ou moins général des pauvres contre les riches dans les grandes villes. Les journées de septembre — surtout celles du 4 et du 5, au Châtelet et à la Salpêtrière — étaient encore fraîches dans les mémoires. Que serait-ce donc si une classe — tous les pauvres — se soulevait contre une autre — contre tous les riches, toute la gent aisée ? C’était la guerre civile dans chaque cité. Et cela, avec la Vendée et la Bretagne à l’ouest, soutenues par l’Angleterre, par les émigrés de Jersey, le pape et tous les prêtres, — surtout au nord, les Autrichiens et l’armée de Dumouriez, prête à suivre son général et à marcher sur Paris, contre le peuple.

Aussi les « chefs d’opinion » de la Montagne et de la Commune s’efforcèrent d’apaiser d’abord la panique, en faisant croire qu’ils considéraient Dumouriez comme un républicain auquel on pouvait se fier. Robespierre, Danton et Marat, constituant une espèce de triumvirat d’opinion, et soutenus par la Commune, parlèrent dans ce sens. Tous travaillèrent en même temps à remonter les courages, à enflammer les cœurs, pour être en état de repousser l’invasion qui s’annonçait maintenant bien plus sérieuse qu’elle ne le fut en 1792. Tous, sauf la Gironde qui ne voyait qu’une chose : « les anarchistes », qu’il fallait écraser, exterminer !

Le 10 mars, au matin, on s’attendait à Paris à des massacres : on craignait un renouvellement des journées de septembre. Mais le courroux populaire fut détourné contre les journalistes, amis de Dumouriez, et une bande se porta aux principales imprimeries girondines, chez Gorzas et chez Fiévé, et brisa les presses.

Au fond, ce que voulait le peuple, inspiré par Varlet, Jacques Roux, Fournier l’Américain et d’autres « Enragés », c’était l’épuration de la Convention. Mais, à cette réclamation, on avait substitué dans les sections la demande banale d’un tribunal révolutionnaire. Pache et Chaumette vinrent l’exiger, le 9, à la Convention, et alors Cambacérès, le futur « archi-conseiller » de l’Empire, proposa que la Convention, abandonnant les idées courantes sur la division des pouvoirs — législatif et judiciaire — s’emparât de ce dernier et instituât un tribunal spécial pour juger les traîtres.

Robert Lindet, avocat de la vieille école monarchiste, proposa là-dessus un tribunal composé de juges nommés par la Convention et chargés de juger ceux que la Convention enverrait devant eux. Il ne voulait point de jurés, et ce n’est qu’après de longs débats qu’il fut décidé de renforcer les cinq juges nommés par la Convention, par douze jurés et six assistants pris dans Paris et les départements voisins, et aussi nommés tous les mois par la Convention.

Ainsi, au lieu de mesures visant à réduire l’agiotage et à mettre les denrées à la portée du peuple, et au lieu d’une épuration de la Convention qui en aurait éliminé les membres toujours opposés aux mesures révolutionnaires, au lieu de prendre les mesures militaires, rendues nécessaires par la trahison presque confirmée de Dumouriez, — l’insurrection du 10 mars n’obtenait rien qu’un tribunal révolutionnaire. À l’esprit créateur, constructif et de Révolution populaire qui cherchait ses voies, on opposait l’esprit policier qui bientôt allait étouffer l’autre. Là-dessus, la Convention allait se séparer, lorsque Danton s’élança à la tribune, et arrêta les représentants au moment où ils quittaient déjà la salle, pour leur rapporter que l’ennemi était aux frontières et qu’il n’y avait encore rien de fait.


Le même jour, en Vendée, les paysans, poussés par les prêtres, commençaient l’insurrection générale et le massacre des républicains. Le soulèvement avait été préparé de longue date, surtout par les curés, à l’instigation de Rome. Il y en avait déjà eu un commencement en août 1792, lorsque les Prussiens étaient entrés en France. Depuis lors, Angers était devenu le centre politique des prêtres réfractaires, et les sœurs de la Sagesse et d’autres servaient d’émissaires aux prêtres pour colporter leurs appels à la révolte et réveiller le fanatisme, en propageant des racontars sur de prétendus miracles (Michelet, livre X, ch. V). Maintenant, la réquisition d’hommes pour la guerre, qui fut promulguée le 10 mars, donna le signal du soulèvement général. Bientôt, sur la demande de Cathelineau, paysan-maçon et sacristain de sa paroisse, devenu un des chefs de bande les plus audacieux, un conseil supérieur, dominé par les prêtres, fut établi, et il eut pour chef le prêtre Bernier.

Le 10, le tocsin sonnait dans plusieurs centaines de paroisses, et près de 100.000 hommes quittaient leurs travaux, pour commencer la chasse aux républicains et aux curés constitutionnels. Vraie chasse, avec un sonneur qui sonnait la vue et l’hallali, dit Michelet ; une extermination en règle, dans laquelle on faisait subir aux suppliciés des souffrances atroces, en les tuant à petits coups et en refusant de les achever, ou bien en abandonnant les torturés aux ciseaux des femmes et aux mains faibles des enfants qui prolongeaient leurs martyrs. Tout cela — sous la conduite des prêtres, avec des miracles pour inciter les paysans à tuer aussi les femmes des républicains. Les nobles, avec leurs amazones royalistes, ne vinrent qu’après. Et lorsque ces « honnêtes gens » se décidèrent à nommer un tribunal pour exterminer les républicains, celui-ci, en six semaines, fit exécuter cinq cent quarante-deux patriotes[5].

Pour toute résistance à cette sauvage prise d’armes, la République n’avait que 2.000 hommes disséminés dans toute la basse Vendée, de Nantes à La Rochelle. Ce ne fut qu’à la fin de mai que les premières forces organisées de la République arrivèrent sur les lieux. Jusqu’alors la Convention ne put opposer que des décrets : la mort et la confiscation des biens pour les nobles et les prêtres qui n’auraient pas quitté la Vendée au bout de huit jours ! Mais qui donc avait la force nécessaire pour exécuter ces décrets ?

Les affaires n’allaient pas mieux dans la région de l’est où l’armée de Custine battait en retraite ; tandis qu’en Belgique, Dumouriez se mettait, dès le 12 mars, en rébellion ouverte contre la Convention. Il lui envoyait de Louvain une lettre (qu’il s’empressait de rendre publique), dans laquelle il reprochait à la France son crime d’avoir annexé la Belgique, d’avoir voulu la ruiner en y introduisant la vente des biens nationaux et les assignats, etc. Six jours plus tard il attaquait les forces supérieures des Autrichiens à Neewinde, se faisait battre par eux, et le 22 mars, appuyé par le duc de Chartres et des généraux orléanistes, il entrait en pourparlers directs avec le général autrichien Mack. Les traîtres s’engageaient à évacuer la Belgique sans combat et à marcher sur Paris pour y rétablir la monarchie constitutionnelle. Au besoin, ils se feraient appuyer par les Autrichiens qui occupèrent, comme garantie, une des places fortes de la frontière, Condé.

Danton, jouant sa tête, avait essayé d’empêcher cette trahison. N’ayant pu décider deux Girondins, — Gensonné, l’ami de Dumouriez, et Guadet — à aller avec lui, pour tâcher de ramener Dumouriez à la République, il partit seul, le 16, pour la Belgique, au risque d’être lui-même accusé de trahison. Il trouva Dumouriez en pleine retraite après Neerwinde et comprit que le traître avait déjà pris son parti. En effet, il s’était déjà engagé auprès du colonel Mack à évacuer la Hollande, sans se battre.

Paris fut saisi de fureur, lorsque, Danton étant rentré le 29, on acquit la certitude que Dumouriez avait trahi. L’armée républicaine, qui, seule, pouvait repousser l’invasion, marchait peut-être déjà sur Paris pour y rétablir la royauté. Alors le Comité d’insurrection qui depuis quelques jours se réunissait à l’Évêché sous la direction des Enragés, entraîna la Commune. Les sections s’armèrent, saisirent l’artillerie ; elles auraient marché probablement sur la Convention, si d’autres conseils n’avaient prévalu pour empêcher la panique. Le 3 avril on reçut la nouvelle définitive de la trahison de Dumouriez. Il avait arrêté les commissaires que lui avait envoyés la Convention. Heureusement, il ne fut pas suivi par son armée. Le décret de la Convention qui mettait Dumouriez hors la loi et ordonnait l’arrestation du duc de Chartres parvenait aux régiments. Ni le général, ni le duc de Chartres ne réussirent à entraîner les soldats, et Dumouriez dut passer la frontière, comme Lafayette, et se réfugier chez les Autrichiens.

Le lendemain, lui et les Impériaux lançaient ensemble une proclamation, dans laquelle le duc de Cobourg annonçait aux Français qu’il venait rendre à la France son roi constitutionnel.

Au plus fort de cette crise, lorsque l’incertitude concernant l’attitude de l’armée de Dumouriez mettait en question la sécurité même de la République, les trois hommes les plus influents de la Montagne, Danton, Robespierre et Marat, d’accord avec la Commune (Pache, Hébert, Chaumette), agirent avec un parfait ensemble pour empêcher la panique et les tristes conséquences qu’elle aurait pu amener.

En même temps, la Convention, sous prétexte du « manque d’unité » qui aurait entravé jusqu’alors la conduite générale de la guerre, résolut de prendre en mains tout le pouvoir exécutif, en plus du pouvoir législatif et judiciaire. Elle créa un Comité de salut public, auquel elle donna des pouvoirs très étendus, presque dictatoriaux. Mesure, qui fut d’une immense importance pour tout le développement ultérieur de la Révolution.

Nous avons vu qu’après le 10 août la Législative avait institué, sous le nom de « Conseil exécutif provisoire », un ministère qui fut chargé de toutes les fonctions de la puissance exécutive. En outre, en janvier 1793, la Convention avait créé un « Comité de défense générale », et comme la guerre était en ce moment l’essentiel, ce Comité eut un pouvoir de surveillance sur le Conseil exécutif, ce qui en fit le rouage principal de l’administration. Maintenant, pour donner plus de cohésion au gouvernement, la Convention institua un « Comité de salut public », élu par elle et renouvelable tous les trois mois, qui devait supplanter et le Comité de défense et le Conseil exécutif. Au fond, c’était la Convention qui se substituait au ministère, mais, peu à peu, comme il fallait bien s’y attendre, le Comité de salut public domina la Convention et acquit dans toutes les branches de l’administration un pouvoir qu’il ne partagea qu’avec le « Comité de sûreté générale », chargé des affaires de police.

Au milieu de la crise qui se déroulait en avril 1793, Danton qui avait jusqu’alors pris la part la plus active à la guerre, devint l’âme du Comité de salut public, et il conserva cette influence jusqu’au 10 juillet 1793, lorsqu’il démissionna.

Enfin, la Convention qui, dès le mois de septembre 1792, avait envoyé dans les départements et aux armées plusieurs de ses membres avec le titre de Représentants en mission, armés de pouvoirs extrêmement étendus, décida d’en envoyer maintenant quatre-vingt de plus, pour remonter le moral en province et pousser à la guerre. Et comme les Girondins se refusaient généralement à remplir cette fonction — aucun d’eux ne se rendit aux armées — ils nommèrent volontiers des Montagnards pour ces missions extrêmement difficiles, peut-être avec l’idée d’avoir, après leur départ, les coudés franches à la Convention.

Ce ne sont certainement pas ces mesures de réorganisation de gouvernement qui empêchèrent la trahison de Dumouriez d’avoir l’effet désastreux qu’elle aurait pu avoir si l’armée française avait suivi son général. Pour la nation française, la Révolution possédait un charme, une vigueur qu’il ne dépendait pas de la volonté d’un général de détruire à son gré. Au contraire, la trahison eut pour effet de donner à la guerre un caractère nouveau, de guerre populaire, démocratique. Mais tout le monde comprit que, seul, Dumouriez n’aurait jamais osé tenter ce qu’il avait fait. Il devait avoir de fortes attaches à Paris. Là était la trahison. La Convention trahit, disait en effet l’adresse du club des Jacobins, signée par Marat qui présidait ce soir-là.

Désormais la chute des Girondins et l’éloignement de leurs chefs de la Convention devenaient inévitables. La trahison de Dumouriez amenait forcément l’insurrection qui éclata au 31 mai.


  1. Le peuple savait, sans doute, comment les volontaires de 1792 avaient été reçus dans l’armée par les états-majors et les généraux — tous royalistes. C’était à qui en garderait moins, dit Avenel, qui a consulté les Archives de la Guerre. On les traitait de « désorganisateurs » et de lâches, on les fusillait à la première faute, on excitait contre eux la troupe de ligne. (Lundis révolutionnaires, p. 8.)
  2. Le tout cependant, à ce qu’il paraît, à l’état de promesses. (Voyez G. Avenel, « biens nationaux », Lundis révolutionnaires.)
  3. Quelques sections révolutionnaires de Paris vinrent offrir alors d’hypothéquer toutes leurs propriétés pour servir de garantie aux assignats. Cette proposition fut refusée, mais elle contenait une idée profonde. Si une nation fait la guerre, il faut que le propriétaire en supporte le prix, autant et même plus que le salarié.
  4. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution française, 3e partie, Paris 1891, liv. II, chap. II, p. 373 et suivantes. — Avenel, l. c.
  5. « Chaque jour », écrivait un prêtre royaliste, réfractaire, François Chevalier (cité par Chassin), « chaque jour était marqué par des exécutions sanglantes, qui ne peuvent que faire horreur à toute âme honnête, et ne paraissent soutenables qu’aux yeux de la philosophie ». [Elles étaient commandées par des prêtres, au nom de la religion.] « Cependant, les choses en étaient à un point que l’on disait hautement qu’il était indispensable et essentiel à la paix de ne laisser aucun patriote en France. Telle était la fureur populaire qu’il suffisait d’avoir été à la messe des intrus, pour être emprisonné d’abord, et ensuite assommé ou fusillé sous prétexte que les prisons étaient pleines, comme au 2 septembre. » À Machecoul, où ils avaient tué 542 citoyens patriotes, ils parlaient de massacrer les femmes. Charette y poussait ses paysans fanatisés.