P.-V. Stock (p. 463-474).

XLII

CAUSES DU MOUVEMENT DU 31 MAI


Chaque jour, pendant les trois premiers mois de 1793, la lutte entre la Montagne et la Gironde s’envenimait davantage, à mesure que trois grandes questions se posaient devant la France :

1o Abolirait-on tous les droits féodaux sans rachat ? Ou bien cette survivance du féodalisme continuerait-elle à affamer le cultivateur et à paralyser l’agriculture ? — Question immense, qui passionnait près de vingt millions de population agricole, y compris ceux qui avaient acheté la masse de biens nationaux saisis chez le clergé et les émigrés.

2o Laisserait-on les communes villageoises en possession des terres communales qu’elles avaient reprises aux seigneurs ? Reconnaîtrait-on le droit de reprise à celles des communes qui ne l’avaient pas encore faite ? Admettrait-on le droit à la terre pour chaque citoyen ?

3o Enfin, introduirait-on le maximum, c’est-à-dire la taxe sur le pain et les autres denrées de première nécessité ?

Voilà trois grandes questions qui passionnaient la France et la divisaient en deux camps hostiles : les possédants d’un côté, et ceux qui possédaient peu ou rien, de l’autre côté ; les « riches » et les « pauvres » ; ceux qui s’enrichissaient, malgré la misère, la disette et la guerre, et ceux qui supportaient tout le fardeau de la guerre et devaient passer des heures et quelquefois des nuits entières à la porte du boulanger, sans pouvoir apporter du pain à la maison.

Et les mois, — cinq mois, huit mois, — se passaient, sans que la Convention ne fît rien pour trancher la situation, pour résoudre les grandes questions sociales que le développement de la Révolution était venu poser. On discutait sans fin, à la Convention ; la haine entre les deux partis, dont l’un représentait les riches, et l’autre défendait la cause des pauvres, s’envenimait chaque jour, et on n’entrevoyait aucune issue, aucun compromis possible entre ceux qui défendaient « les propriétés » et ceux qui voulaient les attaquer.

Il est vrai que les Montagnards eux-mêmes n’avaient pas d’opinions nettes sur les questions économiques et se divisaient en deux groupes, dont l’un, celui des Enragés, était beaucoup plus avancé que l’autre. Celui auquel appartenait Robespierre était enclin à prendre, sur les trois questions mentionnées, des vues presque aussi « propriétaires » que celles des Girondins. Mais, si peu sympathique que nous soit Robespierre, il faut reconnaître qu’il se développait avec la Révolution, et il prit toujours à cœur les misères du peuple. Dès 1791, il avait parlé à la Constituante en faveur du retour des terres communales aux communes villageoises. Maintenant qu’il voyait de plus en plus l’égoïsme propriétaire et « négociantiste » de la bourgeoisie, il se rangea franchement du côté du peuple, de la Commune révolutionnaire de Paris — de ceux que l’on appelait alors « les anarchistes ».

« Les aliments nécessaires au peuple », — vint-il dire à la tribune – « sont aussi sacrés que la vie. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle, et que l’on puisse abandonner à l’industrie des commerçants. »

Quel regret que cette idée franchement communiste n’ait pas prévalu chez les socialistes du dix-neuvième siècle, au lieu du « collectivisme » étatiste de Pecqueur et de Vidal, exposé en 1848 et servi aujourd’hui en réchauffé sous le nom de « socialisme scientifique ». Quel caractère d’avenir le mouvement communaliste de 1871 n’eût-il peu prendre, s’il avait reconnu ce principe : « Tout ce qui est nécessaire à la vie est aussi sacré que la vie entière ! » Si son mot d’ordre avait été : La Commune organisant la consommation, le bien-être pour tous !

Partout et toujours la Révolution s’est faite par des minorités. Au sein même de ceux qui ont tout intérêt à la Révolution, il n’y a toujours eu qu’une minorité pour s’y donner entièrement. C’était aussi le cas en France en 1793.

Dès que la royauté fut abattue, un immense mouvement se fit partout en province contre les révolutionnaires qui avaient osé jeter la tête du roi en défi à la réaction dans toute l’Europe.

« Ah, les gredins ! » disait-on dans les châteaux, les salons, les confessionnaux. « Ils ont osé faire cela ! Mais alors, ils ne s’arrêteront devant rien : ils vont nous prendre nos fortunes, ou nous guillotiner ! »

Et partout les conspirations contre-révolutionnaires reprenaient avec une nouvelle vigueur.

L’Église, toutes les cours de l’Europe, la bourgeoisie anglaise, tous se mirent au travail d’intrigue, de propagande, de corruption pour organiser la contre-révolution.

Les villes maritimes surtout, comme Nantes, Bordeaux et Marseille, où il y avait beaucoup de riches commerçants, la ville des industries de luxe, Lyon, les villes d’industrie et de commerce comme Rouen, devinrent de puissants centres de la réaction. Des régions entières furent travaillées par les prêtres, par les émigrés rentrés sous de faux noms, et aussi par l’or anglais et orléaniste, ainsi que par des émissaires de l’Italie, de l’Espagne, de la Russie.

Les Girondins servaient pour toute cette masse réactionnaire de centre de ralliement. Les royalistes comprenaient fort bien que malgré leur républicanisme superficiel, les Girondins étaient leurs vrais alliés, qu’ils y seraient poussés par la logique du parti, toujours plus puissante que l’étiquette du parti. Et le peuple, de son côté, le comprit parfaitement. Il comprit que tant que les Girondins resteraient à la Convention, aucune mesure vraiment révolutionnaire ne serait possible, et que la guerre, conduite mollement par ces sybarites de la Révolution, allait devenir interminable et épuiser la France.

Et, à mesure que la nécessité « d’épurer la Convention », en éliminant les Girondins, devenait de plus en plus évidente, le peuple de son côté cherchait à s’organiser pour la lutte sur place, dans les villes de province et les villages.

Nous avons déjà eu l’occasion de remarquer que les directoires des départements étaient, pour la plupart, contre-révolutionnaires. Les directoires des districts l’étaient aussi. Mais les municipalités, créées par la loi de décembre 1789, étaient beaucoup plus populaires. Il est vrai qu’en l’été de 1789, lorsqu’elles furent constituées par la bourgeoisie armée, elles frappèrent sans pitié les paysans révoltés. Mais à mesure que la révolution se développait, les municipalités, nommées par le peuple, souvent au milieu du tumulte insurrectionnel, et surveillées par les Sociétés populaires, devenaient de plus en plus révolutionnaires.

À Paris, le Conseil de la Commune, avant le 10 août, était bourgeois démocratique. Mais dans la nuit du 10 août une nouvelle Commune révolutionnaire avait été nommée par les quarante-huit sections. Et quoique la Convention, cédant aux instances des Girondins, destituât cette Commune, la nouvelle Commune, élue le 2 décembre 1792, avec son procureur Chaumette, son substitut Hébert et son maire Pache (nommé un peu plus tard), était franchement révolutionnaire.

Mais un corps élu de fonctionnaires, chargés d’attributions aussi larges et diverses que celles qui incombaient au Conseil de la Commune de Paris, aurait nécessairement pris, peu à peu, un pli de modérantisme. Heureusement, l’action révolutionnaire du peuple de Paris avait ses centres dans les sections. Cependant, ces sections elles-mêmes, à mesure qu’elles s’arrogeaient diverses attributions de police (le droit de délivrer les cartes civiques, pour attester qu’un tel n’était pas un conspirateur royaliste ; la nomination des volontaires pour combattre en Vendée, etc.), ces sections elles-mêmes, dont le Comité de Salut Public et le Comité de Sûreté générale travaillaient à faire leurs organes policiers, devaient bientôt tourner au fonctionnarisme et au modérantisme. En 1795, elles devinrent, en effet, des centres de ralliement pour la bourgeoisie réactionnaire.

C’est pourquoi, à côté de la Commune et des sections, il se constituait tout un réseau de Sociétés populaires ou fraternelles, ainsi que de Comités révolutionnaires qui vont bientôt devenir (en l’an II de la République, après l’expulsion des Girondins), une vraie force d’action. Tous ces groupements se fédéraient entre eux, soit pour des objets momentanés, soit pour une action durable, et ils se mettaient en correspondance avec les 36.000 communes de France. On organisait même un bureau spécial de correspondance dans ce but. Une nouvelle organisation spontanée surgissait ainsi. Et lorsqu’on étudie ces groupements, ces « libres entente » dirions-nous, on voit se dérouler devant soi ce que les groupes anarchistes modernes ont préconisé en France, sans même se douter que leurs grands-pères l’avaient déjà pratiqué à un moment aussi tragique de la Révolution que les premiers mois de 1793[1].

La plupart des historiens sympathiques à la Révolution, lorsqu’ils arrivent à la lutte tragique qui s’engagea en 1793 entre la Montagne et la Gironde, s’appesantirent trop, ce me semble, sur un des aspects secondaires de cette lutte. Ils attachent, j’ose le dire, trop d’importance au soi-disant fédéralisme des Girondins.

Il est vrai qu’après le 31 mai, lorsque les insurrections girondines et royalistes éclatèrent dans plusieurs départements, le mot « fédéralisme » devint, dans les documents de l’époque, le principal chef d’accusation des Montagnards contre les Girondins. Mais ce mot, devenu un mot d’ordre, ou un signe de ralliement, n’était, au fond, qu’un cri de guerre, bon pour accuser le parti que l’on combattait. Comme tel, il fit fortune. Cependant, en réalité, comme l’avait déjà remarqué Louis Blanc, le « fédéralisme » des Girondins consistait surtout dans leur haine de Paris, dans leur désir d’opposer la province réactionnaire à la capitale révolutionnaire. « Paris leur faisait peur ; là fut tout leur fédéralisme », dit Louis Blanc (liv. VIII et ch. IV).

Ils détestaient et craignaient l’ascendant que la Commune de Paris, les comités révolutionnaires, le peuple de Paris, avaient pris dans la Révolution. S’ils parlèrent de transporter le siège de l’Assemblée législative, et plus tard de la Convention, dans une ville de province, ce n’était pas par amour de l’autonomie provinciale. C’était uniquement pour placer le corps législatif et le pouvoir exécutif au milieu d’une population moins révolutionnaire que celle de Paris, et plus indolente pour la cause publique. Ainsi faisait la royauté au Moyen Âge, lorsqu’elle préférait une ville naissante, une « ville royale », aux vieilles cités accoutumées au forum. Thiers voulut faire de même en 1871[2].

Par contre, dans tout ce qu’ont fait les Girondins, ils se sont montrés tout aussi centralisateurs et autoritaires que les Montagnards. Plus, peut-être ; puisque ceux-ci, quand ils allaient en mission dans les provinces, s’appuyaient sur les Sociétés populaires, et non sur les Conseils de département ou de district. Si les Girondins firent appel aux provinces contre Paris, ce fut pour lancer contre les révolutionnaires de Paris, qui les avaient chassés de la Convention, les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie des grandes villes commerçantes et les paysans révoltés de la Normandie et de la Bretagne. Lorsque la réaction eut vaincu, et que les Girondins revinrent au pouvoir après le 9 thermidor, ils se montrèrent, comme il sied à un parti de l’ordre, bien plus centralisateurs que les Montagnards.

M. Aulard, qui parle longuement du « fédéralisme » des Girondins, fait cependant cette remarque très juste, qu’avant l’établissement de la République aucun des Girondins n’exprima des tendances fédéralistes. Barbaroux, par exemple, est nettement centralisateur, et il s’exprime ainsi devant une assemblée des Bouches-du-Rhône : « Le gouvernement fédératif ne convient pas à un grand peuple, à cause de la lenteur des opérations exécutives, de la multiplication et de l’embarras des rouages »[3]. Au fait, on ne trouve aucune tentative sérieuse d’organisation fédérative dans le projet de constitution que les Girondins soutinrent en 1793. Il y restèrent centralistes.

D’autre part, Louis Blanc parle, à mon sens, beaucoup trop de la « fougue » des Girondins, de l’ambition de Brissot se heurtant à celle de Robespierre, des blessures que « les étourdis Girondins » portèrent à l’amour-propre de Robespierre et que celui-ci ne voulut pas pardonner. Et M. Jaurès, du moins dans la première partie de son volume sur la Convention, exprime la même idée[4], — ce qui ne l’empêche pas, plus loin, lorsqu’il arrive à l’exposé de la lutte entre le peuple de Paris et la bourgeoisie, d’indiquer d’autres causes, bien plus sérieuses que les conflits d’amour-propre et « l’égoïsme du pouvoir ».

Certainement, la « fougue » des Girondins, si bien dépeinte par Louis Blanc, la lutte des ambitions, tout cela existait et envenimait le conflit. Mais la lutte entre Girondins et Montagnards a eu, nous l’avons déjà dit, une cause générale infiniment plus profonde que toutes les raisons personnelles. Cette cause, Louis Blanc lui-même l’a parfaitement entrevue, lorsqu’il a reproduit, d’après Garat, le langage que la Gironde tenait à la Montagne, et la réplique de la Montagne à la Gironde :

« Ce n’est pas à vous, disait la Gironde, de gouverner la France, à vous, couverts de tout le sang de septembre. Les législateurs d’un riche et industrieux empire doivent regarder la propriété comme une des bases les plus sacrées de l’ordre social ; et la mission donnée aux législateurs de la France ne peut être remplie par vous, qui prêchez l’anarchie, qui patronnez les pillages, qui épouvantez les propriétaires… Vous appelez contre nous tous les sicaires de Paris : nous appelons contre vous les honnêtes gens de Paris. »

C’est le parti des propriétaires, des « honnêtes gens » qui parle, — de ceux qui massacrèrent plus tard le peuple de Paris, en juin 1848, en mai 1871 ; qui appuyèrent le coup d’État en 1851, et qui sont prêts aujourd’hui à recommencer.

À quoi la Montagne répondait :

« Nous vous accusons de vouloir faire servir vos talents à votre élévation, et non pas au triomphe de l’Égalité… Tant que le roi vous a laissés gouverner, par les ministres que vous lui donniez, il vous a paru assez fidèle… Votre vœu secret ne fut jamais d’élever la France aux magnifiques destinées d’une république, mais de lui laisser un roi dont vous auriez été les maires du palais. »

On verra combien cette dernière accusation était juste lorsqu’on trouvera Barbaroux dans le Midi et Louvet en Bretagne, marchant la main dans la main avec les royalistes, et lorsque tant de Girondins, d’accord avec « les blancs », reviendront au pouvoir après la réaction de Thermidor. Mais continuons la citation.

« Vous voulez la liberté sans l’égalité, dit la Montagne ; et nous voulons l’égalité, nous, parce que sans elle, nous ne pouvons concevoir la liberté. Hommes d’État, vous voulez organiser la République pour les riches ; et nous, qui ne sommes pas des hommes d’État… nous cherchons des lois qui tirent le pauvre de sa misère, et fassent de tous les hommes, dans une aisance universelle, des citoyens heureux et les défenseurs ardents d’une république universellement adorée. »

On voit bien que ce sont deux conceptions de la société absolument différentes. Et c’est ainsi que la lutte fut comprise par les contemporains[5].

Ou bien la Révolution se bornera à renverser le roi et, sans même chercher à consolider son œuvre par un changement profond des idées de la nation dans le sens républicain, elle s’arrêtera après cette première victoire et laissera la France se débattre comme elle pourra contre les envahisseurs allemands, anglais, espagnols, italiens et savoisiens, appuyés par les partisans de la royauté au-dedans.

Ou bien la Révolution fera dès maintenant, après avoir eu raison du roi, un effort dans le sens « de l’Égalité », comme on disait alors, — « du communisme », comme nous dirions de nos jours. Elle terminera d’abord l’œuvre de l’abolition des droits féodaux, l’œuvre du retour des terres aux communes, l’œuvre de la nationalisation du sol, avec la reconnaissance du droit de tous à la terre ; elle consolidera l’œuvre que les paysans révoltés ont déjà menée si loin pendant ces quatre ans, et elle cherchera, avec l’appui du peuple, «comment tirer le pauvre de sa misère» ; elle essayera de créer, si possible, non pas l’égalité absolue des fortunes, mais l’aisance pour tous, — « l’aisance universelle ». Et ceci, elle le fera en arrachant le gouvernement aux riches et en le transmettant aux mains des communes et des Sociétés populaires.

Cette différence, seule, suffit pour expliquer la lutte sanglante qui déchira la Convention et, avec elle, la France après la chute de la royauté. Tout le reste est secondaire.


  1. Mortimer-Ternaux, un affreux réactionnaire, a cependant indiqué déjà (Histoire de la Terreur, t. VII) cette double organisation. — Sur ces organisations, consultez Aulard, Histoire politique de la Révolution, deuxième édition, 2e partie, chapitre V, et voyez aussi Jaurès, La Convention, t. II, p. 1254, où il y a une page très bien écrite sur ce sujet.
  2. Quand les Girondins parlèrent de réunir, à Bourges, des commissaires de départements, « on ne s’en serait pas tenu à cette translation, » dit Thibaudeau dans ses Mémoires. « Il se fût formé une seconde Convention ».
  3. Aulard, Histoire politique, p. 264. — « Je ne sache pas que personne en ait réclamé l’honneur », dit Thibaudeau, parlant du « fédéralisme » des Girondins (Mémoires sur la Convention et le Directoire, t. I, Paris, 1824, p. 38). Quant à Marat, il est très explicite dans son numéro du 24 mai 1793, p. 2 : « On a longtemps accusé de fédéralisme les meneurs de cette infernale faction : j’avoue que je n’ai jamais partagé ce sentiment, quoiqu’il me soit arrivé quelquefois de reproduire cette inculpation. »
  4. La Convention, pp. 388, 394, 396, aussi 1458.
  5. On pourrait donner de nombreuses citations pour le prouver. Les deux suivantes peuvent servir d’exemple. — « Les Girondins voulaient arrêter la Révolution sur la bourgeoisie », dit Baudot. Ils voulaient « établir tout doucement une aristocratie bourgeoise pour remplacer la noblesse et le clergé », disait Bourdon de l’Oise, le 31 mai, au club des Jacobins (La Société des Jacobins, éditions de Aulard, t. V, p. 220).