P.-V. Stock (p. 615-622).


LVII

ÉPUISEMENT DE L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE


Le mouvement du 31 mai 1793 avait permis à la Révolution d’achever ce qui fut son œuvre magistrale : l’abolition définitive, sans rachat, des droits féodaux et l’abolition du despotisme royal. Mais, ceci fait, la Révolution s’arrête. La masse du peuple veut bien aller plus loin ; mais ceux que la Révolution a portés à la tête du mouvement n’osent pas le faire. Ils ne veulent pas que la Révolution s’attaque aux fortunes de la bourgeoisie, comme elle s’est attaquée à celles de la noblesse et du clergé, et ils usent de tout leur ascendant pour enrayer, pour arrêter, et enfin pour écraser cette tendance. Les plus avancés et les plus sincères d’entre eux, à mesure qu’ils approchent du pouvoir, ont tous les ménagements pour la bourgeoisie, alors même qu’ils la détestent. Ils mettent une sourdine à leurs aspirations égalitaires, ils consultent même du regard ce que dira d’eux la bourgeoisie anglaise. Ils deviennent à leur tour des « hommes d’État », et ils travaillent à constituer un gouvernement fort, centralisé, dont les organes leur obéissent aveuglément. Et lorsqu’ils sont arrivés à constituer ce pouvoir, sur les cadavres de ceux qu’ils avaient trouvé trop avancés, ils apprennent, en montant eux-mêmes à l’échafaud, qu’en tuant le parti avancé ils avaient tué la Révolution.

Après avoir sanctionné par la loi ce que les paysans avaient demandé et fait, çà et là, pendant quatre ans, la Convention ne sait plus rien entreprendre d’organique. Sauf pour les affaires de défense nationale et d’éducation, son œuvre est désormais frappée de stérilité. Les législateurs sanctionneront encore la formation des Comités révolutionnaires et décideront de payer ceux des sans-culottes pauvres qui donneront leur temps au service des sections et des comités ; mais ces mesures, d’apparence démocratique, ne seront pas des mesures de démolition ou de création révolutionnaire. Ce ne seront que des moyens d’organiser le pouvoir.

C’est en dehors de la Convention et du club des Jacobins, — dans la Commune de Paris, dans certaines sections de la capitale et des provinces et dans le club des Cordeliers, — que l’on trouve quelques hommes qui comprennent que pour consolider les conquêtes, il faut marcher de l’avant, et qui essaient de formuler les aspirations d’ordre social, dont on aperçoit l’apparition dans les masses populaires.

Ils essaient de constituer la France comme une agrégation de 40.000 communes, en correspondance suivie entre elles et représentant autant de centres de l’extrême démocratie[1], qui travailleront à établir « l’égalité de fait », comme on disait alors, « l’égalisation des fortunes ». Ils cherchent à développer les germes de communisme municipal que la loi du maximum avait reconnus ; ils poussent à la nationalisation du commerce des principales denrées, dans laquelle ils voient le moyen de combattre l’accaparement et la spéculation. Ils essaient, enfin, d’arrêter la formation des grandes fortunes, et de briser, d’éparpiller celles qui se sont déjà constituées.

Mais, arrivée au pouvoir et profitant de la force qui s’était constituée entre les mains des deux Comités, de salut public et de sûreté générale, dont l’autorité grandissait avec les dangers de la guerre, la bourgeoisie révolutionnaire écrasa ceux qu’elle appela les « Enragés », ou « les anarchistes », — pour succomber à son tour en thermidor, sous l’attaque de la bourgeoisie contre-révolutionnaire[2]. Alors l’élan révolutionnaire étant arrêté par l’exécution des révolutionnaires avancés, le Directoire put s’établir, et Bonaparte n’eut ensuite qu’à s’emparer du pouvoir centralisé, établi par les révolutionnaires jacobins, pour devenir consul et plus tard empereur.

Tant que les Montagnards eurent à lutter contre les Girondins, ils cherchèrent appui chez les révolutionnaires populaires. En mars, en avril 1793, ils semblaient prêts à marcher très loin avec les prolétaires. Mais, arrivés au pouvoir, ils ne pensèrent plus qu’à constituer un parti moyen, placé entre les « Enragés » et les contre-révolutionnaires, et ils traitèrent en ennemis ceux qui représentaient les tendances égalitaires du peuple. Ils les écrasèrent, en écrasant toutes leurs tentatives d’organisation dans les sections et la Commune.

Le fait est que la grande masse des Montagnards, sauf de rares exceptions, n’avaient même pas la compréhension des besoins du peuple, nécessaire pour constituer un parti de révolution populaire. L’homme du peuple, avec ses misères, sa famille souvent affamée et ses aspirations égalitaires encore vagues et flottantes, leur était étranger. C’était plutôt l’individu abstrait, l’unité d’une société démocratique, qui les intéressait.

À l’exception de quelques Montagnards avancés, lorsqu’un conventionnel en mission arrivait dans une ville de province, les questions du travail et du bien-être dans la République, la jouissance égalitaire des biens disponibles l’intéressaient très peu. Envoyé pour organiser la résistance à l’invasion et relever l’esprit patriotique, il agissait en fonctionnaire démocratique, pour lequel le peuple n’était que l’élément qui devait l’aider à réaliser les vues du gouvernement.

S’il se rendait à la Société populaire de l’endroit, c’était parce que, la municipalité étant « gangrenée d’aristocratie », la Société populaire lui aiderait à « épurer la municipalité », pour organiser la défense nationale et mettre la main sur les traîtres.

S’il frappait les riches d’impôts, souvent très lourds, c’était parce que les riches, « gangrenés de négociantisme », sympathisaient avec les Feuillants ou les « fédéralistes », et aidaient l’ennemi. C’était encore parce qu’en les frappant on trouvait les moyens de nourrir et de vêtir les armées.

S’il proclamait l’égalité dans telle ville, s’il défendait de cuire du pain blanc, et imposait à tous le pain noir ou le pain de fèves, c’était pour pouvoir nourrir les soldats. Et lorsqu’un agent du Comité de salut public organisait une fête populaire et écrivait à Robespierre qu’il avait uni tant de citoyennes à des jeunes gens patriotes, c’était encore une propagande de patriotisme guerrier qu’il avait faite.

Aussi est-on frappé lorsqu’on lit les lettres adressées par les représentants en mission[3], d’y trouver si peu sur les grandes questions qui passionnaient la masse des paysans et des travailleurs dans les villes. Trois ou quatre seulement, sur deux cents, y portent intérêt.

Ainsi, la Convention a aboli enfin les droits féodaux et ordonné d’en brûler les titres, — opération qui ne s’accomplit qu’avec beaucoup de mauvaise volonté ; et elle a autorisé la reprise par les communes villageoises des terres qui leur avaient été enlevées sous divers prétextes depuis deux cents ans. Il est évident qu’activer ces mesures, les mettre à exécution sur place, serait le moyen de réveiller l’enthousiasme des populations pour la Révolution. Mais dans les lettres des conventionnels en mission on ne trouve presque rien sur ce sujet[4]. Quant aux lettres si intéressantes du jeune Jullien, adressées au Comité de salut public ou à son ami et protecteur Robespierre, elles ne mentionnent qu’une seule fois qu’il ait fait brûler les titres féodaux[5]. De même, c’est mentionné incidentellement chez Collot-d’Herbois[6].

Alors même que les conventionnels parlent de subsistances, — et ils y sont amenés souvent, — ils ne vont pas au fond de la question. Il n’y a qu’une lettre de Jeanbon Saint-André, du 26 mars 1793, qui fasse exception à la règle, et encore est-elle antérieure au 31 mai ; plus tard il se tourna aussi contre les révolutionnaires avancés[7]. Écrivant de Lot-et-Garonne, un des départements les plus sympathiques à la Révolution, Jeanbon priait ses collègues du Comité de ne pas se dissimuler les dangers de la situation : « Elle est telle, disait-il, que si notre courage ne fait pas naître quelqu’une de ces occasions extraordinaires qui remontent l’esprit public en France et lui donnent une nouvelle force, il n’y a plus d’espérance. Les troubles de la Vendée et des départements voisins sont inquiétants, sans doute, mais ils ne sont vraiment dangereux que parce que le saint enthousiasme de la liberté est étouffé dans tous les cœurs. Partout on est fatigué le la Révolution. Les riches la détestent, les pauvres manquent de pain… » et « tout ce qu’on appelait ci-devant modérés, qui faisaient en quelque sorte une cause avec les patriotes, et qui tout au moins voulaient une révolution quelconque, n’en veulent plus aujourd’hui… Disons le mot, ils veulent la contre-révolution… » Les municipalités mêmes sont faibles ou corrompues dans tous les lieux que ces deux représentants ont parcouru.

Jeanbon Saint-André demande donc des mesures qui soient grandes et rigoureuses. Et, sa lettre terminée, il revient à ces mesures dans un post-scriptum : « Le pauvre, dit-il, n’a pas de pain, et les grains ne manquent pas, mais ils sont resserrés… Il faut très impérieusement faire vivre le pauvre, si vous voulez qu’il vous aide à achever la Révolution… Nous pensons qu’un décret qui ordonnerait le recrutement général de tous les grains serait très utile, surtout si l’on y ajoutait une disposition qui établit des greniers publics formés du superflu des particuliers. » Et Jeanbon Saint-André supplie Barère de prendre l’initiative de ces mesures[8].

Mais le moyen d’intéresser la Convention à ces questions !

L’affermissement du régime montagnard est ce qui intéresse surtout les conventionnels. Mais, semblables à tous les hommes de gouvernement qui les ont précédés et qui les suivirent, ce n’est pas dans l’établissement du bien-être général et du bonheur pour le grand nombre qu’ils en cherchent le fondement. C’est dans l’affaiblissement et, au besoin, dans l’extermination des ennemis de ce régime. Bientôt ils se passionneront pour la Terreur, comme moyen d’abattre les ennemis de la République démocratique, mais jamais on ne les verra passionnés pour les mesures d’une grande envergure économique, pas même pour celles qu’ils ont votées à un certain moment sous la pression des événements.

  1. La fonction municipale était « le dernier terme de la Révolution », a très bien dit Mignet (Histoire de la Révolution française, 19ème édition, II, 31). « Opposée de but au Comité de salut public, elle voulait, au lieu de la dictature conventionnelle, la plus extrême démocratie locale, et au lieu de culte, la consécration de la plus grossière incrédulité. L’anarchie politique et l’athéisme religieux, tels étaient les symboles de ce parti et les moyens par lesquels il comptait établir sa propre domination. » Il faut cependant remarquer qu’une partie seulement des « anarchistes » suivit Hébert dans sa campagne anti-religieuse, et que beaucoup l’abandonnèrent en voyant l’état des esprits dans les campagnes.
  2. Sous ce nom, « la Commune et les anarchistes », Mignet comprenait les hommes de la Commune, comme Chaumette et le maire Pache, les communistes, comme Jacques Roux, Chalier, Varlet, etc., et les Hébertistes, proprement dits. Ainsi il écrivait : « Dans cette circonstance, il [Robespierre] voulait sacrifier la Commune et les anarchistes ; les Comités voulaient sacrifier la Montagne et les modérés. On s’entendit. » Michelet, au contraire, a très bien séparé les communistes populaires, comme Jacques Roux, Varlet, Chalier, l’Ange, etc., des Hébertistes.
  3. On trouvera ces lettres dans le Recueil des Actes du Comité de salut public, publié par Aulard, Paris, 1889 et suiv. ; aussi chez Legros, La Révolution telle qu’elle est… Correspondance du Comité de salut public avec ses généraux, 2 vol., Paris, 1837.
  4. Les lettres publiées dans le recueil d’Aulard, ou bien par Legros, sont palpitantes d’actualité sous tous les rapports ; mais j’y ai cherché en vain les traces d’une activité des conventionnels dans cette direction. Jeanbon Saint-André, Collot-d’Herbois, Fouché, Dubois Crancé touchent quelquefois les grandes questions qui passionnent les paysans et les prolétaires dans les villes, et il se peut qu’il y ait d’autres lettres des conventionnels que je ne connais pas ; mais ce qui semble certain, c’est que le grand nombre des conventionnels en mission s’y intéressaient peu.
  5. Une mission en Vendée.
  6. Aulard, Recueil des actes du Comité de salut public, t. V., p. 505.
  7. La lettre est signée par deux représentants en mission dans ce département, Jeanbon et Lacoste ; mais elle est de la main du premier.
  8. Actes du Comité de salut public, publiés par Aulard, t. III, pp. 533-534.