P.-V. Stock (p. 593-603).


LV

LA GUERRE — L’INVASION REPOUSSÉE


Après la trahison de Dumouriez et l’arrestation des chefs Girondins, la République eut de nouveau à accomplir tout un travail de réorganisation de ses armées sur une base démocratique, et elle dut renouveler tout le commandement supérieur afin de remplacer les chefs girondins et royalistes par des républicains montagnards.

Les conditions dans lesquelles s’accomplissait ce remaniement étaient si difficiles, que seulement l’énergie sauvage d’une nation en révolution fut capable de le mener à bonne fin, en face de l’invasion, des soulèvements intérieurs et du travail souterrain des conspirations qui se faisaient dans toute la France par les possédants pour affamer les armées des sans-culottes et les livrer à l’ennemi. Car presque partout les administrations des départements et des districts, restées aux mains des Feuillants et des Girondins, faisaient tout pour empêcher les provisions et les munitions d’arriver aux armées.

Il fallut tout le génie de la Révolution et toute l’audace juvénile d’un peuple éveillé de son long sommeil, toute la foi des révolutionnaires en un avenir d’Égalité, pour mener à bonne fin la lutte de titans que les sans-culottes eurent à soutenir contre l’invasion et la trahison. Mais, que de fois le peuple, saigné à blanc, ne fût-il pas sur le point de succomber !

Si aujourd’hui la guerre peut désoler et ruiner des provinces entières, on conçoit les ravages qu’elle faisait il y a cent vingt ans, au milieu d’une population beaucoup plus pauvre. Dans les départements voisins du théâtre de la guerre, les blés étaient coupés, la plupart en vert, pour servir de fourrage. La majeure partie des chevaux et des bêtes de trait étaient réquisitionnés, là où opérait une des quatorze armées de la République. Le pain manquait aux soldats comme aux paysans et aux plus pauvres dans les villes. Mais tout le reste manquait aussi. En Bretagne, en Alsace, les représentants en mission étaient forcés de demander aux habitants de certaines villes, comme Brest ou Strasbourg, de se déchausser de leurs souliers pour les envoyer aux soldats. Tous les cuirs étaient réquisitionnés, ainsi que les cordonniers, pour faire des chaussures, mais les chaussures manquaient toujours, et l’on distribuait des sabots aux soldats. Mais quoi ! On se voyait forcé de créer des comités pour réquisitionner dans les maisons des particuliers « les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et autres objets en cuivre et en plomb, de même que les cuivres et les plombs non travaillés ». Cela s’est fait dans le district de Strasbourg.

À Strasbourg, les représentants et la municipalité se virent forcés de demander aux habitants des habits, des bas, des souliers, des chemises, des draps de lit, des couvertures et du vieux linge — pour habiller les volontaires déguenillés, ainsi que des lits dans les maisons particulières, pour soigner les blessés. Mais tout cela ne suffisait pas, et de temps en temps les conventionnels en mission se voyaient forcés d’imposer de lourds impôts révolutionnaires qu’ils faisaient prélever surtout sur les riches. Ce fut surtout le cas en Alsace, où les grands seigneurs ne voulaient pas renoncer à leurs droits féodaux, pour la défense desquels s’était armée l’Autriche. Dans le Midi, à Narbonne, un des représentants de la Convention se vit obligé de requérir tous les citoyens et les citoyennes de la ville pour décharger les barques et charger les charrettes qui devaient transporter des fourrages pour l’armée[1].

Peu à peu, cependant, l’armée fut réorganisée. Les généraux girondins furent éliminés ; des jeunes prirent leurs places. C’étaient partout des hommes nouveaux, pour lesquels la guerre n’avait jamais été un métier, et qui arrivaient aux armées avec tout l’enthousiasme d’un peuple en révolution. Ils créèrent bientôt une nouvelle tactique, que plus tard on attribua à Napoléon, la tactique des déplacements rapides et des grandes masses écrasant l’ennemi dans ses corps d’armée séparés, avant de les laisser opérer leur jonction. Misérablement vêtus, en loques, souvent nu-pieds, très souvent sans nourriture, mais inspirés du feu sacré de la Révolution et de l’égalité, les volontaires de 1793 remportaient des victoires là où la défaite semblait certaine. En même temps les commissaires de la convention déployaient une énergie farouche pour nourrir ces armées, les vêtir, les transporter. Pour la plupart, l’égalité fut leur principe. Il y eut, sans doute, parmi ces conventionnels quelques brebis galeuses, comme Cambacérès. Il y eut des sots qui s’entouraient du faste qui perdit plus tard Bonaparte et il y eut quelques concussionnaires. Mais ceux-là furent de très rares exceptions. Presque tous les deux cents conventionnels en mission surent partager les misères et les dangers avec les soldats.

Ces efforts amenèrent le succès, et après avoir traversé en août et en septembre une très sombre période de revers, les armées républicaines reprirent le dessus. L’invasion fut endiguée au commencement de l’automne.


En juin, après la trahison de Dumouriez, l’armée du Nord était en pleine déroute — ses généraux prêts à en venir aux mains — et elle avait contre elle quatre armées représentant près de 118.000 hommes, Anglais, Autrichiens, Hanovriens et Hollandais. Forcée d’abandonner son camp retranché et de se réfugier derrière la Sarpe, elle laissait les forteresses de Valenciennes et de Condé à l’ennemi et ouvrait la route de Paris.

Les deux armées qui défendaient la Moselle et le Rhin comptaient à peine 60.000 combattants, et elles avaient contre elles 83.000 Prussiens et Autrichiens, ainsi qu’un corps de cavalerie d’environ 6.000 émigrés. Custine, dont l’attachement à la République était très suspect, abandonnait les positions occupées en 1792 et laissait les Allemands investir la forteresse de Mayence, sur le Rhin. Du côté de la Savoie et de Nice, où il fallait tenir tête à 40.000 Piémontais, soutenus par 8.000 Autrichiens, il n’y avait que l’armée des Alpes et celle des Alpes-Maritimes, toutes deux en complète désorganisation à la suite des soulèvements du Forez, de Lyon et de la Provence.

Du côté des Pyrénées, 23.000 Espagnols entraient en France et ne rencontraient qu’une dizaine de mille hommes sans canons et sans provisions. Avec l’aide des émigrés, cette armée s’emparait de plusieurs forts et menaçait tout le Roussillon.

Quant à l’Angleterre, elle inaugurait dès 1793 la tactique qu’elle suivit plus tard dans les guerres contre Napoléon. Sans trop s’avancer elle-même, elle préférait payer les puissances de la coalition, et profitait de la faiblesse de la France pour lui enlever ses colonies et ruiner son commerce à l’extérieur. En juin 1793, le gouvernement anglais déclara le blocus de tous les ports français, et les vaisseaux anglais, contrairement aux usages du droit international d’alors, se mirent à saisir les vaisseaux neutres qui apportaient des vivres en France. En même temps l’Angleterre favorisait les émigrés, importait des armes et des ballots de proclamations pour soulever la Bretagne et la Vendée, préparait la saisie des ports de Saint-Malo, Brest, Nantes, Bordeaux, Toulon, etc.

À l’intérieur, c’étaient cent mille paysans soulevés en Vendée et fanatisée par les prêtres ; la Bretagne en fermentation et travaillée par les Anglais ; la bourgeoisie des grandes villes commerçantes, comme Nantes, Bordeaux, Marseille, furieuse de l’arrêt des « affaires » et se mettant de connivence avec les Anglais. Lyon et la Provence en pleine révolte ; le Forez travaillé par les prêtres et les émigrés ; et, à Paris même, tout ce qui s’était enrichi depuis 1789, impatient d’en finir avec la Révolution, se préparant à lui donner l’assaut.

Dans ces conditions, les alliés se sentirent si sûrs de rétablir sous peu la royauté et de placer Louis XVII sur le trône, que ce n’était pour eux qu’une question de quelques semaines. Fersen, le confident de Marie-Antoinette, discutait déjà avec ses amis comment serait composé le conseil de régence ; tandis que le plan de mettre le comte d’Artois à la tête des mécontents en Bretagne était convenu entre l’Angleterre, l’Espagne et la Russie[2].

Si les alliés avaient seulement marché droit sur Paris, ils auraient certainement mis la Révolution en péril. Mais, soit par crainte d’un nouveau Deux-Septembre, soit qu’ils préférassent la possession des places-fortes enlevées à la France à un siège de Paris, ils s’arrêtèrent dans leur marche pour s’emparer d’abord de Valenciennes et de Mayence. Mayence se défendit, et ne capitula que le 22 juillet. Quelques jours auparavant, Condé se rendait après une résistance de quatre mois, et le 26 juillet Valenciennes, après un assaut des alliés, capitulait à son tour, aux applaudissements de la bourgeoisie, qui, pendant tout le siège, avait entretenu des relations avec le duc d’York. L’Autriche prit possession de ces deux places fortes.

Au Nord, la route de Paris était ouverte, depuis le 10 août, aux alliés, qui avaient plus de 300.000 hommes entre Ostende et Bâle.

Qu’est-ce qui retint encore une fois les alliés et les empêcha de marcher sur Paris pour délivrer Marie-Antoinette et le Dauphin ? Était-ce toujours le désir de s’emparer d’abord des forteresses qui resteraient à eux, quoi qu’il arrivât en France ? Était-ce la peur de la résistance sauvage que pouvait offrir la France républicaine ? Ou bien, étaient-ce — ce qui nous semble plus probable — des considérations d’un ordre diplomatique ?

Les documents qui concernent la diplomatie française de cette époque n’étant pas encore publiés, nous sommes réduits à des conjectures. Nous savons cependant, que, pendant l’été et l’automne de 1793, des pourparlers furent menés par le Comité de salut public avec l’Autriche concernant la mise en liberté de Marie-Antoinette, du Dauphin, de sa sœur et de leur tante, madame Élisabeth. Et nous savons que Danton resta jusqu’en 1794 en pourparlers secrets avec les whigs anglais, pour arrêter l’invasion anglaise. D’un jour à l’autre on s’attendait en Angleterre à voir Fox, le chef des whigs, renverser Pitt, le chef des tories, et arriver au pouvoir ; et à deux reprises (fin janvier 1794, lors de la discussion de la réponse au discours de la Couronne, et le 16 mars 1794) on espérait que le parlement anglais se prononcerait contre la continuation de la guerre contre la France[3].

En tout cas, le fait est qu’après leurs premiers succès, les alliés ne marchèrent pas sur Paris et se mirent de nouveau à assiéger les forteresses ; le duc d’York se porta à Dunkerque, dont il commença le siège le 24 août, et le duc de Cobourg assiégea le Quesnoy.

Cela donna à la République un moment de répit, et permit à Bouchotte, ministre de la guerre qui avait succédé à Pache, de réorganiser l’armée, renforcée d’une levée de 60.000 hommes, et de lui trouver des commandants républicains, pendant que Carnot, au Comité de salut public, essayait d’apporter plus d’ensemble aux actions des généraux, et que les conventionnels en mission allaient porter le souffle révolutionnaire aux armées. On traversa ainsi le mois d’août, pendant lequel les revers à la frontière et en Vendée avaient ravivé les espérances des royalistes et semé le désespoir parmi une bonne partie des républicains.

Cependant, dès les premiers jours de septembre 1793, les armées de la République, talonnées par l’opinion, prenaient l’offensive dans le Nord, sur le Rhin, dans les Pyrénées. Mais si cette nouvelle tactique était suivie dans le Nord, où le duc d’York, furieusement attaqué par les Français à Hondschoote, fut forcé de lever le siège de Dunkerque, ailleurs elle ne donna encore que des résultats indécis.

Le Comité de salut public en profita pour demander et obtenir de la Convention des pouvoirs presque dictatoriaux, « jusqu’à la paix ». Mais ce qui aida le plus à arrêter les progrès de l’invasion, c’est que les soldats, voyant partout de nouveaux chefs, franchement républicains, sortir de leurs rangs pour arriver aux commandements supérieurs en quelques jours, et stimulés par l’exemple des commissaires de la Convention qui marchaient, eux-mêmes, l’épée à la main, à la tête des colonnes d’assaut, firent des prodiges de valeur. Le 15 et le 16 octobre, malgré des pertes extrêmement fortes, ils remportaient à Wattignies une première grande victoire sur les Autrichiens, qu’on peut dire vraiment enlevée à la baïonnette, puisque le village de Wattignies changea de maîtres jusqu’à huit fois pendant la bataille. Maubeuge, assiégé par les Autrichiens, fut alors débloqué, et cette victoire exerça sur la marche des événements la même influence que la victoire de Valmy avait exercée en 1792.

Lyon, nous l’avons vu, avait été forcé de se rendre le 9 octobre, et en décembre Toulon fut repris aux Anglais après un assaut qui fut commencé le 8 frimaire an II (28 novembre 1793) et continué le 26 frimaire (16 décembre), lorsque la « redoute anglaise » et les forts de l’Éguillette et de Balagnier furent enlevés de vive force. L’escadre anglaise mit le feu aux vaisseaux français amarrés dans le port, ainsi qu’aux arsenaux, aux chantiers et aux magasins, et quitta la rade, en abandonnant à la vengeance des républicains les royalistes qui lui avaient livré Toulon.

Malheureusement, cette vengeance fut furieuse, et laissa de profondes traces de haine dans les cœurs. Cent cinquante personnes, pour la plupart des officiers de la marine, furent mitraillés dans le tas, après quoi vint la vengeance au détail des tribunaux révolutionnaires.

En Alsace et sur le Rhin, où les armées de la République avaient à combattre les Prussiens et les Autrichiens, elles durent, dès le commencement de la campagne, abandonner leur ligne de défense autour de Wisembourg. Cela ouvrait la route de Strasbourg, dont la bourgeoisie appelait les Autrichiens en les pressant de venir prendre possession de la ville au nom de Louis XVII. Heureusement les Autrichiens ne se souciaient nullement de renforcer la royauté en France, ce qui donna le temps à Hoche et à Pichegru, aidés de Saint-Just et de Lebas, qui représentaient la Convention, de réorganiser l’armée et de prendre eux-mêmes l’offensive. Hoche battit les Autrichiens au Genisberg le 5 nivôse (25 décembre) et débloqua Landau.

Mais l’hiver était venu, et la campagne de 1793 se termina sans qu’il y eût d’autres succès à signaler d’un côté ou de l’autre. Les armées de l’Autriche, de la Prusse, des Hessois, des Hollandais, des Piémontais et des Espagnols restaient sur les frontières de la France ; mais l’élan des alliés s’était épuisé. La Prusse voulait même se retirer de l’alliance ; il fallut que l’Angleterre prît à la Haye (le 28 avril 1794) l’engagement de payer au roi de Prusse une somme de 7.500.000 francs et de verser chaque année une contribution de 1.250.000 fr. pour que celui-ci s’engageât à entretenir une armée de 62.400 hommes destinés à combattre la France.

Au printemps suivant, la guerre devait certainement recommencer, mais la République put lutter déjà dans des conditions bien plus avantageuses qu’en 1792 et en 1793. Grâce à l’élan qu’elle sut inspirer aux classes les plus pauvres, la Révolution se dégagea peu à peu des ennemis extérieurs qui avaient cherché à l’étrangler.

Mais au prix de quels sacrifices, de quelles convulsions à l’intérieur, de quelle aliénation de la liberté, qui devait tuer cette même Révolution et livrer la France au despotisme d’un « sauveur » militaire !

  1. Faut-il dire que malgré tout ce que les historiens réactionnaires racontent sur la Terreur, on voit, d’après les documents des Archives, que seuls, les sans-culottes et quelques jeunes citoyennes se rendirent à cet appel patriotique : qu’« aucun muscadin et aucune muscadine » ne se trouvèrent sur les quais du canal. Sur quoi le représentant se borne à imposer aux riches un « don patriotique » à l’avantage des pauvres.
  2. Lettre du baron de Stedinck, écrite le 26 avril de Saint-Pétersbourg.
  3. G. Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 245. Avenel attribuait même la chute de Danton à l’échec de cette diplomatie, qui fut toujours combattue par Robespierre et Barère.