La Grande Pitié des églises de France/01

La Grande Pitié des églises de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 481-506).
LA
GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES
DE FRANCE[1]

I


IN MEMORIAM PARENTUM


Je retrouve ici les deux thèmes enchanteurs, des sources et des chapelles.
CHARLES DEMANGE (Un Voyage en Grèce).


Une chapelle sur le bord d’une rivière rapide, une pierre éternelle dressée auprès d’une eau qui s’écoule, quelle image et quel thème de réflexions infinies !

Je suis assis dans la prairie. L’eau brille, accourt, enfle sa volute à mes pieds, murmure et disparaît, et je ne la discerne un moment que pour la perdre à jamais. Dans le ciel les nuages se font, se défont, glissent comme un fleuve. En moi-même des rêves se déroulent. Rivière, nues, pensées, tout s’écoule. Je me rappelle mes longs après-midi d’écolier, quand Burdeau donnait la parole au vieil Héraclite. Le monde, disait-il, est un fleuve où toujours le flot succède au flot, et l’on ne descend pas deux fois dans le même fleuve. Que connaissez-vous de stable et de permanent ? L’argile dont les choses sont faites reçoit toujours de nouvelles formes. Rien n’est, tout devient. Ainsi parlait le vieil Héraclite, et j’écoute son dies iræ mêlé au bruissement de la rivière rapide. En passant, l’eau fuyante jette sa phrase toute brève, la redouble, la répète encore et son murmure court les siècles. C’est le plus doux glissement, divin par son mystère et par sa pureté. O nymphe, ô jeunesse constante de la vieille rivière, ô divinité !

Qui puis-je remercier ? Où vais-je porter les sentimens qui m’émeuvent ? Je ne dois pas admettre qu’ils se défassent comme l’eau et les nuages. Derrière le voile splendidement peint qui se déroule, je distingue que c’est toujours le même ordre qui subsiste. Au bord de cet écoulement universel, j’aspire à dresser une affirmation de stabilité et d’identité.

Thème inépuisable de la chapelle sur la rive ! Je n’aime rien tant que cette méditation pétrifiée sur le bord de cette eau qui s’enfuit, tandis que l’air fraîchit et que retentissent l’appel et les trilles de l’oiseau éternel dans les saules. C’est ici le lieu sûr où nous déposons pour les sauver nos sentimens les meilleurs, et ceux que cette voûte ne peut pas recueillir, qu’ils aillent au fil de la rivière et se perdent.


I
UNE DÉSOLATION PRÉPARÉE PAR LA LOI


Janvier 1907.

Cette semaine, vingt fois, j’ai ouvert, parcouru le rapport que vient de nous donner la Commission du budget : l’inventaire des meubles les plus précieux qui garnissent nos édifices religieux. Les ennemis du catholicisme paraissent s’inquiéter du désastre d’art qu’ils ont organisé, et M. Couyba nous énumère les vitraux, toiles, statues, chasubles, reliquaires, etc. etc. dignes, à son goût, d’être sauvés.

La liste est fort incomplète pour les régions que je connais. Bien que la France soit le pays le plus dévasté de l’Europe, on y trouve beaucoup plus de fragmens précieux que l’honorable rapporteur n’en dénombre. Il en convient, il va poursuivre son inventaire : il s’engage à classer, « avant le 11 décembre 1908, terme du délai fixé par la loi de séparation, » tous les objets mobiliers qui, dans nos églises, « présentent, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt national. » Ce sont ses propres paroles, qu’il souligne lui-même. Il nous appelle à l’aide. Faut-il le conseiller ? Dois-je lui dire : « Couyba, vous avez oublié la Notre-Dame de Grâce qui décore le portail de la chapelle, au vieux cimetière de Charmes. Elle est du quinzième, je crois, et charmante de vérité, d’humilité... » J’en ai quelque scrupule, car si Couyba connaît une fois cette vierge, il la mettra dans un musée, n’importe où, et plus jamais elle ne portera dans sa main la première grappe noire des vignes de chez nous. Mais, d’autre part, si Couyba l’oublie, les marchands la ramasseront et, de figure sainte, elle va devenir bibelot vénal. Tourne qui tourne, c’est destruction. Les objets que préfère Couyba seront déportés, exilés, et ceux qu’il dédaigne, vendus. Les uns comme les autres disparaîtront des lieux qui les produisirent. Je me détesterais de collaborer à cette œuvre de mort.

On a pris, pour dresser cette double liste sinistre, un chansonnier radical ; il eût fallu un poète tragique français. Il fallait faire sonner toutes les cloches des trépassés... Je les entends, et mon esprit indigné s’élève, tournoie, s’oriente et s’enfuit d’instinct, comme vers un refuge, vers le pays de ses vénérations, sur la terre où furent construites toutes les pensées qui m’animent.


Quel vol rapide, celui de l’imagination ! Me voici à 400 kilomètres de Paris, dans un canton vosgien recouvert de neige, et parmi des solitudes séparées de la Moselle par les collines où s’appuieront nos artilleurs dans la prochaine guerre. Là, Gugney dort au bas d’un coteau, parmi de verdoyans vergers où repose tout l’ennui des villages lorrains. Et son éloignement des grandes voies explique qu’il subsiste dans cette retraite un trésor d’art antérieur aux ravages des soldats de Richelieu. J’admire Couyba de connaître Gugney-aux-Aulx, car j’avoue que j’y suis venu, pour la première fois, en septembre dernier.

Septembre, c’est le mois où les femmes agenouillées trient les pommes de terre dans les champs ; leurs coiffes les abritent des derniers rayons de l’année ; les hommes sèment les labours, et déjà les marteaux retentissent sur les cuves de la vendange. Par cette fin d’un après-midi déjà court, je fus surpris, jusqu’à l’émotion, de découvrir, dans la pauvre église, les débris d’un vitrail précieux du XVIe siècle, puis quatre colonnes Renaissance sculptées et brodées avec une divine fantaisie païenne, puis de savans bas-reliefs donnant les scènes de la Passion, et enfin, auprès de ce décor d’une allure aristocratique, neuf statues en pierre, du XVe, du XVIe et du XVIIe siècle. (La plus ancienne est une Pietà, un groupe polychrome ; la plus touchante, une sainte Claire paysanne, figure large, pleine de force paisible.) Que d’âmes furent pressées pour produire ce point de spiritualité ! J’imagine que je touche le cœur de ces froides campagnes. Ces nobles débris, dans un musée de Paris, retiendraient peu le regard : ici leur valeur est inestimable. À la fois mystiques et classiques, ils valent par tout ce qu’ils enchaînent. Ils sont nés d’un mariage de ce canton avec la catholicité et accordent d’humbles forces locales avec un sentiment religieux universel.

Ces images effritées, pareilles à des mots dits tout bas qui réveillent et persuadent, je les écoutai longuement. Je me demandais quels aspects de l’âme ou de la nature ont été fixés dans ces formes vénérables ; je cherchais à ranimer en moi les sentimens que nos pères exprimaient par cette diversité de personnages glorieux. Hélas ! je ne prévoyais pas qu’il était dans ma destinée d’assister, impuissant, au milieu des législateurs de la France, à la déposition des saints et des saintes auxquels ma race avait promis l’éternité…

Le curé vint me rejoindre. Il me raconta qu’il avait reçu, depuis un an, deux visites, celle d’un fonctionnaire des beaux-arts qui avait décidé de classer l’ensemble des sculptures, et celle d’un marchand de Dijon qui en avait offert 50 000 francs. Il me dit ensuite qu’un Bassompierre (s’agit-il du fameux maréchal de France, si grand buveur et si bon conteur ?) au temps jadis, avait construit à Gugney un pavillon de chasse et fait venir une équipe, un atelier ambulant de sculpteurs qui profitèrent de l’occasion pour exécuter, çà et là, des travaux dont les vestiges embellissent encore Charmes et Brantigny.

Ainsi parla M. le curé. C’était me dire, en deux anecdotes, comment les œuvres d’art provinciales sont nées et comment elles meurent.

Ce qui subsiste du vide-bouteilles de M. de Bassompierre est devenu le presbytère. M. le curé voulut bien m’y recevoir. Il me fit reconnaître dans les trois petites pièces qu’il habite l’ancienne grande salle avec sa vaste cheminée encore intacte et son plafond aux poutres apparentes. Puis il me choisit sur un pied de vigne qui orne sa cour une grappe d’excellent raisin.

M. le curé n’est pas à même d’entretenir une église ; le budget municipal non plus. Quand les murs de l’église se lézarderont, les statues cultuelles seront évacuées dans un trésor de cathédrale et les colonnes, les bas-reliefs, le vitrail « dans un lieu public national. » C’est la loi. Pressons-nous de jouir des dernières heures de Gugney.

Durant l’automne, je suis revenu, plusieurs fois, auprès de cette beauté qui va mourir. Quand ce pays solitaire est noyé sous des nuances de tourterelle, c’est une féerie qu’un rayon du soleil d’octobre illuminant soudain les vergers et les herbages. J’aime la paix, le silence, la tristesse de ce village, où bruissent les noyers sous le vent. Je puis prier les images de son église. Il n’est pas nécessaire de posséder une foi parfaite pour prendre un plaisir de vénération devant l’image sereine de la foi. C’est ainsi qu’un méchant, lui-même, goûterait la douceur d’une bonne action accomplie sous ses yeux. La sainte Claire de Gugney me ramène dans un étroit horizon, le mien, et mon esprit refoulé s’élève d’autant mieux vers le ciel. Je me livre aux immenses mouvemens doux de la terre lorraine, je contemple ses villages égayés d’arbres à fruits, ses petits bois de hêtres, de charmes et de chênes, je m’enivre de sa lumière douce et noble qui met sur les premiers plans des couleurs de mirabelle et, sur les lointains, un mystère d’opale, de jeunesse et de silence. Je distingue dans la prairie les éphémères colchiques violets, dans la plaine les graves villages séculaires et, sur l’horizon, nos déesses, nos vertus lorraines. Prudence, Loyauté, Finesse, qui sont des personnes immortelles.

Les lois de notre esprit ne vont pas se modifier pour suivre les caprices des législateurs. En vain, deux équipes s’acharnent sur notre Lorraine : à l’Est, des Prussiens qui détruisent notre langue ; à l’Ouest, des païens du Midi qui veulent détruire notre religion, c’est-à-dire le langage de notre sensibilité. Ni les uns ni les autres ne peuvent sous leurs semelles user notre terre : elle produira toujours une aspiration, un enthousiasme qui veut être discipliné. Quand les clochers seront effondrés et les statues saintes exilées auprès des Dianes et des Mercures gallo-romains dans les salles poussiéreuses de nos musées départementaux, une génération surgira, qui voudra relever les temples de l’âme dans nos villages français.


Je suis obsédé de ce péril des églises. Nous préoccupons-nous assez de leur situation ? J’en parlais l’autre jour avec un conseiller d’État, qui ne voulait pas m’entendre.

— Mais, lui disais-je, elles ont des ennemis... Vous riez ? L’histoire est là pour nous autoriser à tout craindre. Il y a des gens, et dans l’élite même, qui souhaitent leur mort. Et puis vraiment, on aime trop le bibelot et la vieille pierre sculptée aujourd’hui ! Toute la brocante veut se jeter dessus nos églises, comme jadis les marchands de biens sur les grands domaines. Et on laissera faire avec une secrète joie. Vous vous rappelez l’âpre enthousiasme qu’inspiraient à Paul-Louis Courier les dévastations de la bande noire. Sur la fin de sa vie, Victor Hugo n’en était-il pas arrivé à accepter la désaffectation de Notre-Dame de Paris ?... En tout cas, de par la loi, personne à cette heure n’est plus chargé de protéger, ni d’entretenir les édifices cultuels, c’est-à-dire tout notre art, toute notre architecture religieuse.

— Tranquillisez-vous, me répondait l’aimable fonctionnaire. Les chasubles sont innombrables et les murailles solides. On s’arrangera toujours. Nos vieilles églises en ont vu bien d’autres.

— Peut-être, mais ce qu’elles n’ont jamais vu, c’est la loi les mettant hors la loi.

Je lis et je relis ces débats de la loi de Séparation. Il n’y a pas un chapitre de l’histoire de l’intelligence en France qui montre un pareil mépris de ce que l’intelligence elle-même a créé au cours des âges. Certes, nos églises sont faites aux épreuves ! Elles renferment des trésors et des idées, et voilà deux fortes raisons pour qu’elles n’aient jamais joui de cette sécurité que connaissent les choses et les êtres sans noblesse. En tous temps, leurs joyaux entassés par les siècles, verrières, émaux, ivoires, tapisseries, châsses d’or et d’argent, retables, dentelles, broderies, ont tenté la cupidité. En tous temps, elles ont été livrées aux fureurs et aux troubles, parce qu’elles font appel aux passions de l’âme. Oui ! c’est la destinée de ces maisons de paix d’être le centre des tourbillons de bataille. Mais aujourd’hui leur situation est sans précédent. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de France, c’est légalement que nos églises courent le danger de mort. Leur garde est tombée aux mains de ceux qui les détestent, pour qu’ils en fassent leur bon plaisir. Les textes sont très clairs. Les associations cultuelles qui auraient eu les moyens et la charge d’entretenir les édifices religieux ne se sont pas constituées. Et dans cette situation voici la thèse gouvernementale qui prévaut en jurisprudence :

Les communes propriétaires peuvent entretenir les églises, mais n’y sont pas obligées. Elles sont libres de ne faire aucune dépense d’entretien ; si l’édifice est en trop mauvais état, elles n’ont qu’à le désaffecter, et, s’il menace ruine, qu’à le démolir.

Nos pauvres églises ! aucun doute possible, les voilà saisies par leurs ennemis, enveloppées, placées dans une position où elles doivent périr, de par la loi. Ce n’est pas un cauchemar, les voilà exposées comme des martyres dans l’arène.

Exposées à quoi ? A la Bête.


II
LA DYNAMITE DANS LES CLOCHERS, LE DRAP DES MORTS DANS LE RUISSEAU

A la fin de 1909, un beau soir, M. l’abbé Auvray, curé de Grisy-Suisnes, gros bourg du pays de Brie-Comte-Robert, célèbre par la beauté de ses roses, reçut la visite du garde champêtre, qui l’avisa d’avoir à faire connaître dans les quarante-huit heures au maire, M. Triboulet, s’il était disposé à effectuer de ses deniers les réparations nécessaires. Nécessaires et considérables : la toiture tombait par morceaux dans le chœur et la nef, et l’architecte officiel estimait la dépense à 48 000 francs. M. Auvray avait trouvé 25 000 francs, qu’il mettait à la disposition de la municipalité, mais ne pouvait faire plus... Six mois passèrent, puis le garde champêtre revint au presbytère et s’étant fait donner sous un prétexte les clefs, qu’il mit brusquement dans sa poche, il prévint le curé qu’un décret avait paru et que l’église était désaffectée Dans la semaine, une affiche signée de MM. Triboulet, maire et maître Paillard, huissier, annonça la vente à l’encan « des effets et objets du culte. »

M. Henry Carbonelle de la Liberté a suivi les enchères. Écoutez son récit :

« Quand j’arrive à Grisy, je croise, sur la route qui conduit de la gare au village, trois ou quatre jeunes gens du pays, qui se sont rendus acquéreurs de vêtemens d’enfans de chœur. Ils ont endossé les soutanes et coiffé des petites calottes rouges ; ils gesticulent et chantent des refrains obscènes. Dans l’église, une cinquantaine de personnes sont rassemblées autour de l’huissier, Me Paillard, qui fait l’office de commissaire-priseur. Me Paillard opère devant le maître-autel, debout sur des tréteaux ; près de lui, son « petit clerc » note les prix.

« —... A 15 francs le confessionnal... 13 francs 1...

« — 16, 17, 18...

« Le confessionnal trouve acquéreur à 19 francs.

« Un ouvrier pour 40. sous emporte triomphalement une chaise. Une sainte Vierge en pierre, décapitée et privée de ses bras, atteint le prix de 401 francs, tandis qu’un saint Joseph tout neuf et tout blanc est péniblement adjugé à 1 fr. 50. Il est vrai que la Vierge décapitée date du XVe siècle. L’harmonium trouve preneur à 115 francs. La cloche, qui pèse 500 kilos, est adjugée 800 francs.

« — C’est trop cher, murmure à côté de moi un marchand. Un franc le kilo, c’était bien payé.

« La nuit tombe ; on allume des cierges. Quelques fumeurs en profitent pour allumer à la flamme leurs pipes ou leurs cigarettes. On adjuge toujours : 5 fr. 50 le Christ, 35 francs le tapis d’autel. 28 francs la canne du suisse, 25 francs une Descente de Croix. Mais la nuit est tout à fait venue dans l’église, qui ressemble maintenant à un magasin de brocanteur. Il faut arrêter la vente.

« — Demain, je ne peux pas ! dit l’huissier.

« Il discute avec le maire. Finalement de sa voix tonitruante, Me Paillard déclare :

« — La vente continuera samedi prochain, jour de Noël, à une heure.

« En regagnant la gare, je retrouve, à la porte d’un cabaret, les jeunes gens facétieux, toujours vêtus de leurs soutanes ; ils ne chantent plus, ils boivent. »

Après les meubles, on vendit les matériaux, et les démolisseurs arrivèrent. Un journaliste de l’Écho de Paris, M. Clair Guyot, les a vus à l’œuvre :

« Quand j’arrivai, me dit-il, les murs étaient déjà rasés et les pierres entassées en monceaux réguliers autour de l’ancienne nef. Les hommes peinaient pour desceller, à l’aide d’énormes leviers, les fondations d’un contrefort. Sous leurs efforts plusieurs fois renouvelés, les pierres se disloquèrent enfin et l’équipe cria victoire.

« — Ah ! mon vieux, dit un des ouvriers, ça y est tout de même. N’empêche qu’ils construisaient bien à cette époque !

« — Bien sûr, ajouta un autre, qu’ils ne croyaient pas qu’un jour on oserait démolir leur église. S’ils voyaient ce qu’il en reste aujourd’hui !

« Sur ces entrefaites arrivèrent une bande d’enfans qui sortaient de l’école et le garde champêtre.

« — Ah bien ! dit celui-ci, ça me semble qu’on a travaillé ferme ce tantôt... Avez-vous trouvé quelque chose ?

« — Oui, répondit un terrassier, une pièce en bronze, une vieille pièce de... 1610. Le patron était si content qu’il nous a payé un litre.

« Le patron, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, l’entrepreneur. Le « patron, » c’est monsieur le maire.

« — Ça ne m’étonne pas, reprit le garde champêtre il se doutait bien qu’il devait y avoir quelque chose, là, car pendant ton déjeuner il est venu fourgonner avec sa canne... Au fait, as-tu regardé dans ce creux ? Ça doit être encore un macchabée ?

« Le terrassier commença de piocher. Les gamins se dissimulèrent derrière un tas de décombres pour n’être pas chassés au bon moment. Sous les coups de pioche, le carrelage de l’ancienne nef s’écroula, et, la terre s’éboulant, des ossemens humains apparurent. Alors, laissant là leurs outils, les ouvriers arrachèrent avec les mains les restes de ceux qu’on avait autrefois déposés dans l’église. On sortit d’abord un crâne qui, percé d’un coup de pic, fut lancé au loin. Puis on déterra l’os iliaque et les fémurs, énormes.

« — Celui-là, dit un des ouvriers, il était costaud... Ah ! mon vieux, le ratichon il ne croyait pas qu’on viendrait le sortir de là... Attends un peu, on va lui faire danser un rigodon.

« Alors, tenant entre ses genoux l’os iliaque, il y ajusta les fémurs qu’il agita ensuite en cadence, tout en sifflant. Les autres riaient.

« J’en avais assez, j’ai fui. »


Il n’est pas acceptable que de telles scènes passent sans protestation et flétrissure. Je dois suivre mon sentiment intérieur.

Et sans prendre conseil de personne, j’écris à M. Briand, président du Conseil.


Charmes, le 4 janvier 1910.

« Monsieur le Président du Conseil,

« M. le maire de Grisy-Suisnes vient de mettre en adjudication les dépouilles de son église communale. C’est le commencement. D’année en année, nous allons voir les édifices religieux s’écrouler, d’un bout à l’autre de la France. Allez-vous assister, les bras croisés, à cette transformation de la face de notre pays ?

« Je vous entends, vous me répondez que c’est la faute du Pape. Je ne veux pas entrer dans ce débat. Vous êtes au pouvoir pour sauvegarder toutes les richesses et tous les intérêts français. Nos églises sont au premier rang de nos richesses de civilisation. Nous les avons reçues de nos aïeux, nous devons les transmettre à nos fils ; nous n’avons pas à nous laisser étourdir par ceux qui les déclarent inutiles. Tous les hommes de culture en France et à l’étranger refusent d’admettre qu’il se trouve un gouvernement assez barbare pour détruire ces sources de vie spirituelle. N’allez pas me dire que vous sauvegardez les églises les plus précieuses. Qui donc peut juger de leur prix, et la plus modeste n’est-elle pas infiniment précieuse sur place ? Que m’importe que vous conserviez une église plus belle à Toulouse, si vous jetez bas l’église de mon village ?

« Je ne veux pas croire que vous acceptiez avec indifférence ces débuts d’une ère de vandalisme. Il n’est pas possible que de si grandes choses, qui intéressent l’histoire et l’âme de la France, soient sacrifiées ignoblement au cours d’une querelle politique.

« Veuillez recevoir, Monsieur le Président du Conseil, l’expression de mes sentimens très distingués.

« MAURICE BARRÈS. »


Mon courrier me prouve aussitôt que mon inquiétude répond à une émotion générale. De toutes parts des correspondans connus ou inconnus m’envoient des encouragemens. Ce matin voici une lettre d’Henry Cochin, le député du Nord (pour l’arrondissement de Bergues, jadis illustré par Lamartine) et l’auteur de précieux ouvrages sur l’Humanisme et la Renaissance.


10 janvier 1910.

« Mon cher collègue,

« J’ai appris avec émotion et reconnaissance que vous aviez décidé de poser une question à M. le président du Conseil au sujet de la démolition de l’église de Grisy-Suisnes. Votre protestation ne pouvait être plus opportune. Le danger que vous signalez est général. Ce n’est pas le seul village de Grisy qui va voir, avant quelques mois, abattre son clocher et raser son église.

« Dans le seul département de l’Yonne, on signale cinq démolitions ou achevées ou en train de s’achever. L’une des cinq églises, celle de Taingy (canton de Courson, arrondissement d’Auxerre), est un remarquable monument de la fin du XVe siècle ; il a gardé jusqu’à nos jours, dans son portail, dans plusieurs fenêtres et divers détails d’architecture, tout le charme et la finesse du joli gothique flamboyant.

« Ce caractère d’art et d’antiquité ne lui a pas servi de sauvegarde, pas plus que le fait d’avoir été signalée à un récent congrès d’archéologie, décrite dans des recueils spéciaux (Répertoire archéologique de l’Yonne) et même remarquée par le Touring-Club.

« Toutes les tentatives faites pour sauver l’église de Taingy ont échoué : la pioche y est ; les tuiles sont déjà enlevées.

« Je vous envoie en hâte cette triste nouvelle, mon cher collègue, et je vous demande la permission de donner publicité à ma lettre, vu l’urgence qu’il y a à faire connaître de pareils faits.

« J’ajoute le nom de trois communes de l’Yonne dont les églises sont récemment démolies Noé, Saint-Maurice-Thizouaille, Arthonnay, et d’une commune où la démolition est décidée : Mélisey.

« Veuillez agréer, etc.

« HENRY COCHIN, député. »


Et la série continue. Aujourd’hui, c’est dans l’Oise que la Bête opère »

A Cinqueux, un des piliers de l’église avait cédé. A défaut d’argent, un peu de bonne volonté et quelques fortes sapines habilement placées auraient tiré d’embarras. La municipalité préféra appeler un capitaine, un sous-officier et six sapeurs du 1er régiment du génie, pour faire sauter le clocher. Il y fallut trois charges successives de mélinite, de cinq à six kilos chacune. Et maintenant, dans la nef crevée et béante, le passant aperçoit avec stupeur les vitraux et les boiseries Renaissance en miettes, les autels renversés, les statues brisées. On a procédé légalement, sans doute. Mais « légalement » est un adverbe robuste ; il supporte bien des fortunes. Les siècles, les tempêtes, la Jacquerie, les guerres des Anglais, les révolutions avaient désolé Cinqueux en épargnant sa vieille église romane et son clocher du XIe siècle, un des plus anciens de France. La légalité s’est chargée d’en venir à bout[2].

Quel peut être l’état d’esprit de M. Triboulet de Grisy-Suisnes et de tous ces maires de Cinqueux, d’Arthonnay, de Saint-Maurice-Thizouaille, de Noé, de Taingy et autres lieux que les journaux ou mes correspondans signalent ? On s’en fait une idée par une lettre que l’un de ces vandales adresse au Touring-Club. Cette grande et utile association informée que la municipalité de Voix, dans les Basses-Alpes, voulait abattre une chapelle romane, bien placée et de bon style, a fait, dans l’intérêt public, une démarche auprès du maire. Ah ! la jolie réponse qu’elle s’est attirée. C’est un document effroyable.

« Monsieur, lui répond ce maire, j’ai l’honneur de vous informer qu’en effet... les dispositions sont prises afin de faire s’effondrer la vieille chapelle avec quatre cartouches de dynamite... Elle est, comme vous le dites, un patrimoine de nos ancêtres, mais elle nous rappelle des époques où nos pères ont dû subir le joug d’un clergé autoritaire et cruel. Songez donc, elle date, paraît-il, du XIIe siècle ; elle a vécu à l’époque de l’Inquisition, de la Saint-Barthélémy et des Dragonnades, etc.[3]. »

Seigneur, pourquoi les faites-vous si bêtes ?

« Sa stupidité m’attire, » murmure le saint Antoine de Flaubert qui voit, dans son cauchemar, un monstrueux animal se dévorer les pattes sans le savoir. C’est la phrase que je me surprends à murmurer. Il y a une sorte d’ivresse à se trouver en présence de tels adversaires. N’importe, il faut en finir et je suis bien pressé d’avoir la réponse de M. Briand. Il n’y a que le gouvernement et ses préfets qui puissent utilement intervenir auprès de tels phénomènes.

M. Briand m’a répondu :


Paris, 24 février 1910.

« Monsieur le député et cher collègue,

« Vous avez été vivement ému par la mise en adjudication d’une église désaffectée à Grisy-Suisnes, et vous m’avez adressé, à ce sujet, le 4 janvier dernier, une lettre rendue publique.

« Vous me faisiez connaître votre intention de soulever, à propos de cette affaire, un débat à la Chambre, et j’avais cru, en conséquence, devoir ajourner les explications que vous sollicitiez de moi. Mais cette discussion ne paraissant pas pouvoir être portée dans un bref délai à la tribune, je tiens à ne pas laisser plus longtemps sans réponse les observations que vous m’avez présentées.

« Vous n’hésitez pas à prévoir que la démolition de l’ancienne église de Grisy-Suisnes ne serait que le « commencement. D’année en année, m’écrivez-vous, nous allons voir les édifices religieux s’écrouler d’un bout à l’autre de la France. »

« Vous voulez bien croire cependant que je n’accepte pas « avec indifférence ces débuts d’une ère de vandalisme. » Je ne puis que vous remercier de la confiance que vous me faites l’honneur de me témoigner en cette circonstance, mais il m’est impossible d’approuver les différentes considérations qui font l’objet principal de votre lettre.

« Je dois vous rappeler que la désaffectation des églises n’est pas une des conséquences nécessaires de la loi de séparation des églises et de l’État, et que, sous l’empire du Concordat, ces mesures administratives étaient prononcées, comme aujourd’hui, et ne provoquaient ni critiques ni inquiétude.

« Il m’est impossible d’admettre avec vous que le culte cessera peu à peu d’être célébré dans les églises catholiques et que, par suite de cet abandon, « la figure physique et morale de la terre française » se trouvera transformée.

« Les désaffectations ne peuvent, en effet, dans l’hypothèse que vous avez envisagée, être prononcées par décret qu’après la cessation, constatée pendant plus de six mois consécutifs, de tout exercice du culte dans les édifices religieux. Il résulte de cette prescription légale que ce sont les prêtres eux-mêmes et les fidèles qui décident, en fait, par leur abstention prolongée, la désaffectation de leurs églises, avant même que celle-ci soit prononcée en Conseil d’État.

« En ce qui concerne plus spécialement les désaffectations devenues inévitables par suite d’insuffisance d’entretien, je me refuse à prévoir que les catholiques, moins dévoués à leur foi que les adeptes d’autres confessions religieuses (lesquels assument la charge de la réparation de leurs temples), négligeront de subvenir, ou tout au moins de concourir partiellement, aux frais nécessaires pour la conservation de leurs églises, qui ont pour eux une inestimable valeur de sentiment.

« A Grisy-Suisnes, au moment où le Conseil d’État a examiné le projet de décret de désaffectation, tout acte du culte avait cessé d’être célébré dans l’ancienne église depuis près de deux ans. Cet édifice menaçait ruine et les intéressés avaient été mis en demeure de pourvoir, s’ils croyaient devoir le faire, aux réparations nécessaires. Les fidèles intéressés, qui disposaient déjà d’une autre église, édifiée dans une propriété particulière, ayant volontairement négligé de répondre à cette invitation, le gouvernement, à la demande de la municipalité, s’est vu contraint de soumettre au Conseil d’État un projet de décret pris dans l’intérêt de la sécurité publique.

« L’église désaffectée était, en conséquence, un immeuble rendu à la libre disposition de l’autorité municipale qui a cru devoir le mettre en vente. Si l’édifice avait été signalé comme offrant un intérêt artistique, le gouvernement n’aurait pas manqué d’examiner les mesures à prendre pour en assurer la conservation. Vous n’ignorez pas, du reste, que, grâce à une prescription spéciale de la loi de séparation, les églises présentant une réelle valeur historique ou artistique doivent être classées. !

« J’ai tenu à vous rappeler ces faits et à vous exposer ces considérations, pour vous permettre de constater que les craintes exprimées par votre lettre sont à la fois excessives et injustifiées.

« Agréez, monsieur le député et cher collègue, l’assurance de ma haute considération.

« BRIAND. »


Quand M. Briand plaidera devant le jury de la Seine pour quelque Jack l’éventreur, s’il vient à dire qu’à toutes les époques il y a eu des femmes qui sont mortes, cet argument ne lui fera pas gagner son procès. Pour nous prouver combien nous avons tort de nous inquiéter des églises que l’on jette bas de toutes parts et que je suis prêt à lui énumérer, il me dit qu’à toutes les époques, et même sous le régime concordataire, il y a eu des désaffectations d’églises, des églises qui arrivaient au terme de leur carrière. C’est entendu. Mais je lui parle des églises qui ne demandaient qu’à vivre et où des êtres ineptes, avec des éclats de joie, portent la pioche et la dynamite.

Qu’il ne fasse pas l’homme qui ne veut pas comprendre. Il sait, et chacun peut prévoir, que la loi de séparation couvrira bientôt la France de ruines,.. Ici, je l’entends qui m’interrompt pour me crier : « A qui la faute ? » Monsieur le ministre, parlons utilement. Ne vous égarez pas en récriminations. Je ne cherche pas les responsabilités historiques. Je vous signale une série de faits. Tenons-nous-en à ce qui fait l’objet de ma lettre. Je vous ai dit et je vous répète : « Vous êtes au pouvoir pour sauvegarder tous les intérêts français. Les églises sont au premier rang de nos richesses de civilisation. Que va-t-il advenir d’elles ? Quelles sont les vues du gouvernement ? Dévoilez-nous votre pensée et votre plan. »

Vous semblez, monsieur le ministre, désavouer ces guets-apens. Vous me savez gré d’admettre que vous n’acceptez pas avec indifférence ces débuts d’une ère de vandalisme. Soit, je veux supposer que cette guerre aux églises ne vous séduit pas. Je me rappelle que vous avez protesté contre l’annulation, par un préfet, d’un crédit destiné aux réparations d’une église ; vous avez déclaré, à cette occasion, que « rien ne s’oppose à ce que les communes réparent à leurs frais les églises dont elles sont propriétaires ou contribuent à les réparer. » Mais cet incident, où vous avez fait preuve d’esprit de gouvernement, montre assez qu’il y a dans votre administration des ennemis terribles des églises et que certains de vos préfets voudraient les voir par terre. Il faut nous expliquer. Les difficultés relatives aux réparations sont immenses. Une grave lacune existe dans notre législation en ce qui concerne les églises non classées. Je ne fais pas ici de politique, ou plutôt je vous invite à une politique supérieure à toutes les querelles de partis. Je vous parle de civilisation. Aujourd’hui, dans leurs églises, les catholiques sont, d’après votre mot saisissant, de « simples occupans sans titre ; » les monumens religieux sont livrés au bon vouloir des municipalités. Parmi celles-ci, il en est que la passion politique la plus dégradante a amenées au désir d’abattre ce qu’elles considèrent comme des reliques du fanatisme. Que pensez-vous faire pour protéger ces hautes expressions de la spiritualité française ? Quelles mesures de défense prendrez-vous contre ces nouveaux barbares qui, hier, dans les rues de Grisy, au sortir de l’encan, traînaient au ruisseau le drap des morts ?


En somme, M. Briand ne m’explique rien. Mais peut-être les lettres publiques se prêtent-elles mal à des explications complètes. Je vais aller causer avec lui.


III
JE CAUSE AVEC M. BRIAND

Il est sept heures du soir. Les deux salles d’attente au rez-de-chaussée de l’hôtel Beauvau sont désertes, assez tristement éclairées. L’huissier avertit le ministre qui m’ouvre aussitôt la porte de son cabinet, me fait asseoir au coin de son bureau, en face d’un grand feu de bois, m’offre une cigarette, allume la sienne et nous causons.

M. Briand aime à causer ; il aime et il excelle à créer une atmosphère de détente où il puisse se servir de son don principal qui est la persuasion. Se promener de long en large, en fumant et en répétant : « Ecoutez-moi bien... Je ne vous dis pas... Eh bien ! alors vous m’avez suivi... Ah ! je vous comprends... vous vous êtes dit... vous êtes justement préoccupé... » Voilà son affaire, et, m’a-t-on dit, son principal travail.

Donc il causa, de sa voix souple et dure, le corps lassé et le regard effroyablement positif. Il me raconta de la manière la plus intéressante la séparation, ses origines, les fautes des autres, ses propres efforts, et plusieurs actes d’ingratitude commis à droite et à gauche.

— Je plains sincèrement de très honnêtes gens, me disait-il, tous ces catholiques qui, je le sais, sont désolés de n’avoir pas eu la permission de fonder des cultuelles, d’administrer leurs intérêts respectables et d’entretenir ces églises qui vous préoccupent si justement, monsieur Barrès. Mais à qui la faute ? C’est à Rome que doivent s’adresser vos reproches, et non pas ici, convenez-en.

Je ne conviens de rien du tout, et j’aurais bien envie, au coin de ce bon feu, de raconter à mon tour des histoires. Il y a des années, je dînais quelquefois à une table amie avec M. Renan. Il se plaisait à prophétiser que l’Église de France périrait par le schisme, et d’ailleurs en montrait de la satisfaction. Anatole France a précieusement gardé la leçon de notre vieux maître. « Après la séparation, écrit-il, l’État ne s’emploiera plus à faire le discernement des évêques orthodoxes et des évêques hétérodoxes, et les fidèles se partageront entre les uns et les autres… : On verra s’établir une multitude de sectes rivales. L’unité d’obédience sera brisée[4]… » Il y a là une tradition qui justifie amplement à mes yeux la méfiance des catholiques… Mais ce n’est pas pour faire de la philosophie historique que je suis venu place Beauvau, et je réplique :

— Enfin, monsieur le ministre, nos églises tombent ou vont tomber en ruines. Comment parer à ce désastre ? Qu’est-ce que vous allez faire pour les empêcher de mourir ?

Il eut un geste un peu las du bras et de l’épaule gauches, un geste pour me ramener à un bienfaisant optimisme et au juste sentiment des choses.

— Mais non, monsieur Barrès, vos craintes, laissez-moi vous le dire, sont excessives et injustifiées, les églises ne tombent pas.

— C’est une question de fait, et les faits ne me donnent que trop raison… En tout cas, elles tomberont par le simple jeu de la loi. Vous le contestez, monsieur le ministre ? Cela résulte pourtant des textes. Les communes propriétaires ne sont pas obligées à entretenir leurs églises. Là-dessus, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur Barrès.

— Et les catholiques, non plus, ne sont pas obligés à l’entretien ?

Ici le regard du ministre se réveilla. Je venais de le toucher au défaut de la cuirasse. Dans sa loi, il n’a pas plus trouvé le moyen de contraindre les catholiques que de contraindre les communes, et son embarras serait extrême, si les fidèles, décidant de se désintéresser d’immeubles sur lesquels on ne leur donne aucun titre, laissaient les églises joncher le sol de leurs débris… Se crut-il visé ? Pensa-t-il que je le menaçais de cette conspiration des catholiques ? Avec le mouvement d’un félin qui se ramasse, il se mit en défense, et d’une voix plus âpre :

— Le clergé a des ressources immenses. Si l’on m’y force, Je dirai quels véritables concerts, avec tourniquets à la porte, on installe dans certaines églises, et j’établirai les sommes qu’on encaisse… On préfère les employer à soutenir des patronages, qui sont des œuvres de guerre, au lieu de réparer les églises. Qu’on ne m’oblige pas à le dire à la tribune.

Je le regarde avec curiosité. Cet éclat me fait comprendre son état d’esprit, sa blessure secrète. Cet homme si fin souffre d’avoir subi un échec par défaut de finesse. Il avait aspiré à réorganiser l’Église de France, à la faire vivre dans un nouveau cadre, dans l’association cultuelle ; il prétendait jeter la vie religieuse française dans le moule de ses propres conceptions. Mais le moule a craqué. De par la volonté du Pape, aucune cultuelle ne s’est constituée utilement, et voilà caduque la loi Briand. Elle n’existe pour ainsi dire plus. De retouche en retouche, elle a abouti à quelque chose qui n’est qu’imprécision. Le gouvernement a compris l’impossibilité de poursuivre l’application rigoureuse des principes qu’il avait votes et d’opposer à l’infaillibilité du Vatican l’intransigeance du Palais-Bourbon. Sur trente-six points, on en est revenu à la situation antérieure, et les catholiques demeurent inorganisés. M. Briand se demande avec une légitime inquiétude quel est son personnage. Il a été félicité de toutes parts d’avoir donné, pour son coup d’essai dans la vie publique, un statut au catholicisme français, et voilà que tous ses mérites se trouvent remis en question. Si par hasard il n’était pas le continuateur de François Ier et de Napoléon ! « Du sublime au ridicule, disait ce dernier, il n’y a qu’un pas. » Évidemment, il s’imagine que je vais le faire remarquer et que, sous couleur de défendre les églises, je n’ai qu’un but : démontrer à la Chambre que sa loi ne tient pas debout, que son chef-d’œuvre est inexistant et qu’il avait tout prévu, comme dit Clemenceau, hormis ce qui est arrivé… Et voilà pourquoi tout de suite il fait front.

Qu’il comprend mal mes intentions ! Je ne l’aurais pas cru si peu perspicace. À la tribune, il n’a pas son pareil. Il possède à un degré extraordinaire la faculté de saisir les impressions d’une foule ; il n’est pas seulement de ces orateurs qui comprennent immédiatement l’effet de leurs paroles, qui voient celui-ci bâiller, cet autre ricaner, ce troisième se pencher vers l’oreille de son voisin, et qui distinguent ce qui porte ou échoue ; il ne se borne pas à enregistrer : il utilise sur l’instant ses observations. C’est trop peu dire qu’il sent son auditoire, il le pressent, il en devine les mouvemens avant qu’ils soient formés, et véritablement, de ses deux mains toujours tendues devant lui, il semble saisir, façonner, modeler à sa guise l’assemblée. C’est son génie. Sur l’heure, il retire un argument qui n’a pas plu, il fortifie une note bien accueillie. Le public est sous sa parole une glaise qu’il pétrit. Quel artiste ! disais-je un jour. Quel bonneteur ! disais-je encore. De parole facile, de voix très agréable, de geste enlaçant et de ton conciliant, il crée la persuasion. C’est du très joli travail. Mais, dame ! hors de la tribune, il redevient comme tout le monde, il ne sait plus au juste à qui il a affaire. C’est un cavalier qui a perdu son cheval ; le centaure devient bipède. Il se traîne, il tâtonne. Son génie a perdu ses antennes. Dans ce cabinet, il ne voit rien du tout à ma préoccupation. Voilà-t-il pas qu’il s’imagine que je collabore à quelque intrigue contre son ministère ! Évidemment ce serait trop simple d’admettre qu’un député s’occupe des églises par amour des églises. Il est parti sur une fausse piste, il se croit attaqué et prend l’offensive.

Avec une chaude indignation, il reproche aux prêtres d’employer leur argent à entretenir des œuvres spirituelles plutôt qu’à entretenir des chefs-d’œuvre de pierre. Comme si ce n’était pas leur devoir strict ! Ils doivent d’abord courir aux âmes. Pour nous autres laïques, que ce souci supérieur n’absorbe pas, veillons à protéger des pierres qui intéressent la nation autant que la religion. C’est la tâche que je me suis donnée et j’y reviens :

— Enfin, monsieur le ministre, je ne sais pas où vous avez vu les catholiques se désintéresser de leurs bâtimens religieux, mais je suis prêt à vous énumérer des communes qui, pour rien, pour le plaisir d’avoir une ruine au milieu du village, refusent aux fidèles le droit d’entretenir avec leur bel argent leurs églises.

— Mais non, mais non, monsieur Barrès, on exagère, ces communes n’existent pas.

— Du moins, reconnaissez qu’elles peuvent exister, votre loi fournit aux municipalités sectaires un moyen sûr pour anéantir les églises.

M. Briand ne le nia pas, mais il prétendit que les maires les plus sectaires n’y auraient pas d’intérêt, vu que le Conseil d’État établit qu’une église ne peut pas être désaffectée, s’il y a des offres de concours.

Bien faible argument, puisque les municipalités peuvent toujours refuser ces offres des catholiques et que, l’argent accepté, elles peuvent indéfiniment différer les travaux.

Mais aucune difficulté n’arrêtait le ministre.

— Croyez-moi, me disait-il, ne bougez pas, laissez faire. Des mœurs se créent ; le Conseil d’État, dans une suite d’arrêts et d’avis, a beaucoup travaillé pour l’apaisement. C’est un corps excellent, modérateur, très sage. Grâce à lui se crée une jurisprudence. L’état de fait, en se prolongeant, se transformera en état de droit par le seul effet de sa durée. Je comprends, monsieur Barrès, votre préoccupation très respectable, surtout de la part d’un artiste, mais elle vous amène à vous exagérer la situation. Il faut se méfier de certains renseignemens. Ni dans l’administration, ni dans le pays, il n’y a la mauvaise volonté que de bonne foi vous croyez y voir. Je ne suis pas pour la politique de coups de bâton. Les églises jouent un rôle dans la vie de ce pays ; nos paysans y tiennent, ils s’y retrouvent chaque semaine ; elles sont pour eux des centres de marché. Devant l’église, on se rencontre, on discute les affaires…

Cette conception du rôle des églises plaît beaucoup à M. Briand. Il y revient volontiers. C’est une conception laïque. Je m’en fais l’écho avec plaisir. Si j’avais entendu de M. Briand un seul mot qui montrât qu’il sait et qu’il sent ce que sont en vérité les églises, je serais embarrassé de le rapporter, car je craindrais de lui faire du tort par indiscrétion, mais je puis rendre témoignage qu’il existe une harmonie parfaite entre sa fonction et ses propos. Une si grande question ne l’a jamais fait sortir de son rôle, et pas une fois je ne l’ai vu se dépasser. Ce problème des églises doit lui apparaître purement et simplement comme un groupe d’ennuis. Se demander s’il aime le catholicisme, ce n’est pas une question qui le rejoigne. C’est une question sans objet. Il n’est pas catholique ni anticatholique. Au seul énoncé de ces deux mots, je vois son œil vaguer comme l’œil d’un mauvais élève sur les deux mappemondes pendues au mur. Que des considérations de cet ordre soient mises en jeu, le voilà qui regarde avec désespoir du côté de la fenêtre, vers ce qui est vivant. Ce qui est vivant pour ce juriste, c’est la Chambre, c’est le Sénat, c’est le Conseil d’État. Il ne pense qu’à ces grands corps. Des gens sérieux ne s’occupent pas de quelques vaines lamentations autour des églises. C’est petite chose qui s’apaisera. Une jurisprudence est en train de se faire ; elle suffira pour vous donner satisfaction : ne bougez pas.

Je n’en tire rien de plus, rien qui me serve, rien qui le desserve. Il est tout prudence et optimisme. C’est un praticien de campagne qui a raté le raccommodage d’une jambe et qui déclare avec une bonhomie bienveillante à la famille assemblée : « Ne bougez pas ! qu’il se repose ! laissons faire la nature. »

A quoi bon prolonger cette conversation ! Je ne le ferai pas sortir de ses positions, de son impassibilité courtoise et de ses monosyllabes. Ah ! cet étrange regard que j’ai là devant moi, ces yeux dilatés où il y a trop de blanc, rien que du blanc, un regard froid, qui attend, surveille, se méfie et ne livre rien. C’est le regard du boxeur, du duelliste, de l’homme en garde. Et en même temps, dans la demi-lueur où le laisse la lampe posée près de lui, la seule lumière qu’il y ait dans cette immense pièce, je distingue chez le ministre quelque chose d’excédé. Cet homme, qui ne sent pas la poésie des églises de village, respire cette espèce de romanesque brutal qu’exhalent tant de héros balzaciens. J’emporte de cet entretien, où viennent d’éclater ses supériorités, une vue, bien faite pour désabuser celui qui l’éprouverait trop jeune, des vertus qui font ces brillantes fortunes. Il s’est appliqué à ne me rien donner, à ne pas me froisser et à me fournir de lui-même une idée apaisante. Courtoisie, conciliation, clarté d’esprit, rapidité, et puis, il faut le dire, exclusif désir de ne pas donner prise : je ne chicane pas les mérites du politique parlementaire ; mais que son registre est court, que ses victoires sont petites et mesquines !


IV
LA LEÇON D’UN VIEIL HYMNE

Je garde une impression d’étonnement et de tristesse mêlés d’avoir vu cet homme, si merveilleusement net et prudent, ainsi arrêté, empêché, s’interdisant toute flamme. C’est pénible de voir un être en pleine vie et un spécimen notable d’humanité, privé à ce point de spiritualité. Ah ! quel homme !

Les églises de village, considérées comme un centre de rendez-vous pour les paysans qui veulent discuter et régler leurs affaires, voilà donc l’idée de celui qui gouverne la France ! Voilà tout au moins l’idée derrière laquelle il doit s’abriter, s’il veut tout ensemble les ménager et satisfaire sa majorité ! Eh bien ! c’est une idée qui manque d’ampleur, et non seulement du point de vue philosophique, mais du point de vue politique où j’entends bien que l’on veut se tenir dans le cabinet de la place Beauvau.

Vraiment, pendant que nous causions l’autre jour, j’aurais dû essayer de faire entendre à M. Briand ce qu’est une église aux yeux de l’Église. Je ne suis pas plus grand clerc que lui, mais j’ai pris la peine de me renseigner.

Je me rappelle un jour d’été que je me promenais à Clermont-Ferrand avec mon ami dom Pastourel. Nous venions de visiter pour la dixième fois la noble maison de Bien-Assis où l’on touche et respire la vie même de Pascal, et qui maintenant, me dit-on, n’est plus guère abordable, tant les fabriques de Michelin l’enserrent et la submergent, et, tandis que nous remontions en ville, mon cher compagnon me disait :

— Vous saurez tout ce que vous voulez savoir des églises, si vous lisez l’office de la dédicace. C’est l’ensemble des cérémonies auxquelles on procède pour dédier un édifice au culte, pour le rendre sacré, de profane qu’il était. Surtout, lisez avec soin l’hymne célèbre placé au centre de cet office, et qui le résume, en exprime le sens profond.

Ainsi me parlait dom Pastourel, et, tout en marchant, il me récitait et commentait chaque strophe avec une force et une poésie qui ont pour toujours placé dans mon esprit l’essentiel de sa leçon.

Aujourd’hui, d’instinct, je suis allé chercher dans mes livres cet hymne de la dédicace. Je le relis, j’y retrouve mes souvenirs et j’y vois une doctrine, fixée depuis le septième siècle, qui, ma foi, vous a tout de même un autre horizon que les vues de M. Briand.


Urbs Jerusalem beata,
Dicta pacis visio,
Quæ construitur in cœlis
Vivis ex lapidibus,
Et Angelis coronata,
Ut sponsata comité.

Jérusalem, ville bienheureuse,
dite la vision de la paix,
qui est construite dans les cieux
avec des pierres vivantes,
et qui est couronnée d’anges
comme d’un cortège nuptial.


Voilà posée dès la première strophe l’idée profonde de l’Église : il existe une triple analogie entre les pierres de l’édifice, les bienheureux de la Jérusalem céleste et les fidèles qui militent ici-bas. Et d’un bout à l’autre de l’hymne, le thème va se développer sur cette puissante confusion voulue, sans que l’on sache jamais de quel édifice il s’agit, du tangible ou du mystique. Cette construction de pierre est en même temps une construction spirituelle, l’assemblée des croyans et l’épouse du Christ.


Nova veniens e cœlo,
Nuptiali thalamo
Præparata, ut sponsata
Copuletur Domino :

C’est une nouvelle Jérusalem qui vient du ciel,
préparée pour le lit nuptial,
afin qu’elle soit épousée
et embrassée par le Seigneur.


Comment peut-on pénétrer dans cette maison, dans cette société, dans cette Jérusalem céleste ? La strophe troisième va nous le dire. Ils ont leur entrée de droit, tous ceux qui souffrent au nom du Christ. Cette condition, me faisait remarquer dom Pastourel, précise bien le caractère non ésotérique du christianisme. Notre religion ne contient rien qui doive rester le privilège de quelques initiés. A cet égard, elle est tout le contraire des anciennes religions grecques et orientales où l’adytum, la cella était réservée à une élite, le péristyle seul étant accessible au vulgaire. Chez nous, l’hymne le dit expressément, l’adytum est ouvert à tous.


Portæ nitent margaritis
Adytis patentibus ;
Et virtute meritorum
Illuc introducitur
Omnis, qui ob Christi nomen
Hic in mundo premitur.

Les portes brillent de pierres précieuses,
l’adytum est ouvert ;
tous ceux qui souffrent au nom du Christ
ont le droit d’y pénétrer.


Ces souffrances qui ouvrent l’accès de l’Église ont aussi présidé à sa construction. C’est à coups de marteau qu’un ouvrier façonne, appareille les pierres, et c’est encore sous le marteau que le divin ouvrier façonne, appareille les âmes. Les pierres et les âmes se perfectionnent sous la douleur, et c’est elle qui leur donne un rang dans la hiérarchie de l’édifice.


Tunsionibus, pressoriis
Expoliti lapides,
Suis coaptantur locis
Per manus artificis,
Disponuntur permansuri
Sacris ædificiis.

Les pierres polies
par les meurtrissures et les coups
sont assemblées à leur place
par les mains de l’ouvrier,
et fixées pour demeurer toujours
dans le saint édifice.


Et l’ouvrier constructeur de cette église, le Christ, y a été placé par son père : il demeure dans les fondations de l’édifice, il forme la pierre angulaire, il relie le double mur. C’est par leur foi dans le Christ que les fidèles sont une société et communient avec les morts.


Angularis fondamentum
Lapis Christus missus est,
Qui parietum compage
In utroque nectitur,
Quem Sion sancta suscepit.
In quo credens permanet.
……………..


Quel dommage que M. Briand n’ait pas connaissance de ce beau texte ! Il y découvrirait la pensée exacte et profonde de ces catholiques qu’il se propose d’organiser. Et c’est bien le moins, quand on veut régenter une collectivité, d’en comprendre la nature essentielle. Après avoir lu ce vieux poème, toujours vivant, répété chaque année, depuis quatorze siècles, dans toutes les églises de France, qui s’y reconnaissent, il saurait de science certaine ce que l’édifice religieux représente dans la doctrine catholique : des âmes cimentées par une même croyance, la communion des vivans et des morts, une haute demeure construite pour proclamer, affirmer et maintenir la foi, bref un credo, tout de force et d’élan, au centre et au-dessus de nos villes.

Ah ! je regrette vraiment de n’avoir pas pu l’autre soir réciter l’hymne à Briand. Ça n’eût pas été pour le seul plaisir de lui révéler de belles proses cadencées. Elles contiennent une moralité politique. On y voit qu’entre tous les élémens qui composent les églises, les pierres ne sont pas les plus importans, aux yeux des catholiques, et qu’en conséquence, il ne faut pas compter sur leur bonne volonté indéfinie pour sauvegarder nos arts romans, gothiques, renaissans et rococo. Un de ces quatre matins, écrasés par la situation qu’on leur fait, ils peuvent aller tout entiers à celui de leurs devoirs qui prime tous les autres, à l’affirmation de leur foi et au souci des âmes. Alors que deviendra ce magnifique trésor national ?

En vérité, il serait important que M. Briand connût ce que nous chantent, avec l’autorité des siècles, les vieilles strophes latines, et qu’il se mît bien dans la tête que, pour le croyant, la vraie église est moins bâtie de pierres brutes que de pierres vivantes.


... Construitiir in cœlis
Vivis ex lapidibus.


Mais il n’est pas raisonnable de raconter tout cela dans le cabinet de la place Beauvau. Mon parti est pris ; assez causé avec les ministres ! Je vais m’adresser au pays et, du haut de la tribune, porter la question devant tous.


MAURICE BARRES.

  1. Copyright by Émile-Paul.
  2. Essai sur la paroisse de Cinqueux, par Amédée Baudry, secrétaire de la Société archéologique de Clermont. — La mort du clocher de Cinqueux, par Mme et M. Léon Houdart, membres du Comité archéologique de Noyon.
  3. Lettre de M. le maire de Voix à M. le président du Comité des sites et monumens pittoresques du Touring-Club. (Journal des Débats du 2 février 1906)
  4. Anatole France, l’Église et la République, p. 113, chez l’éditeur Pelletan.