Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 152-159).

IX

CE QUI SE FIT À WEST INCH


Je me rappelle fort bien cet instant-là.

J’ai entendu des gens dire qu’un coup violent et soudain avait émoussé leur sensibilité. Il n’en fut pas ainsi pour moi.

Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de clarté.

Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d’en admirer les veines délicates.

Et cependant je devais avoir une étrange expression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva vers la maison en courant.

Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais bien qu’elle y était.

— Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n’ouvrirai pas la fenêtre. Allez-vous en.

Mais je persistai à frapper.

— Il faut que je vous dise un mot.

— Qu’est-ce alors ? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès que vous commencerez à gronder, je la refermerai.

— Êtes-vous vraiment mariée, Edie ?

— Oui, je suis mariée.

— Qui vous a mariés ?

— Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick.

— Vous, une presbytérienne ?

— Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église catholique.

— Quand cela s’est-il fait ?

— Il y aura une semaine mercredi.

Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à Berwick, et que de Lapp, de son côté, s’était absenté pour faire, à ce qu’il disait, une longue promenade dans la montagne.

— Mais… Et Jim ? demandai-je.

— Oh ! Jim me pardonnera.

— Vous briserez son cœur, et vous ruinerez son avenir.

— Non, non, il me pardonnera.

— Il tuera de Lapp. Oh ! Edie, comment avez-vous pu nous apporter tant de déshonneur et de souffrance !

— Ah ! voilà que vous grondez ! s’écria-t-elle.

Et la fenêtre se ferma brusquement.

J’attendis un peu et je frappai de nouveau, car j’avais encore bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, et je crus l’entendre sangloter.

Enfin j’y renonçai, et j’étais sur le point de rentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quand j’entendis le pène de la porte du jardin se soulever.

C’était de Lapp en personne.

Mais comme il suivait l’allée, il me fit l’effet d’être ou fou ou ivre.

Il marchait d’un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en l’air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets.

Voltigeurs ! cria-t-il, Voltigeurs de la garde !

C’est ainsi qu’il avait fait le jour où il avait eu le délire.

Puis soudain :

En avant ! En avant !

Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête.

Il s’arrêta court lorsqu’il vit que j’étais là, le regardant, et je puis dire qu’il fut un peu décontenancé.

— Holà ! Jock, s’écria-t-il, je ne pensais pas qu’il y eût quelqu’un ici. Ce soir je suis dans cet état d’esprit que vous appelez de l’entrain.

— On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici.

— Ah ! il revient demain, alors ? Et pourquoi me sentirai-je moins gai ?

— Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera.

— Ta ! Ta ! Ta ! s’écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu’il voudra.

— Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis.

— Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment récompensés. J’ai délivré Edie d’une existence qui est indigne d’elle, et je l’ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D’ailleurs, j’ai plusieurs lettres à écrire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider.

Il fit un pas vers la porte.

— Et c’était pour cela que vous attendiez à la Tour d’alarme, m’écriai-je, soudainement éclairé.

— Hé ! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d’un ton moqueur.

Un instant après, j’entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure.

Je m’attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais compagnie aux vieux parents.

— Madame, dit-il en s’inclinant, la main sur son cœur, de la façon si bizarre qui lui était propre, j’ai été l’objet de toute votre bonté et j’en garderai toujours le souvenir. Je n’aurais jamais cru être si heureux que je l’ai été grâce à vous dans ce tranquille pays. Nous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j’ai l’honneur de vous faire.

Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il sortit de la chambre.

Son présent, c’était une broche au centre de laquelle était sertie une grosse pierre verte, entourée d’une demi-douzaine d’autres pierres blanches, scintillantes.

Jusqu’alors nous n’avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien supérieure à celle de tous les agneaux qui nous étaient nés ce printemps-là.

Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée quand elle va dans le monde, et je n’y jette jamais un regard sans revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu’avait notre locataire de West Inch.

Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac.

Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp.

— Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin.

— Quoi donc, Jock ? demanda père.

— Un mari pour la cousine Edie, répondis-je.

Lorsque j’eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu’ils eurent enfin compris que c’était bien la vérité, ils se montrèrent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu’Edie avait épousé le laird.

À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n’avait pas une excellente réputation dans le pays, et ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien.

D’autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était un homme rangé, tranquille et dans l’aisance.

Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages secrets étaient chose fort commune en Écosse ; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d’un homme et d’une femme un couple, personne n’y trouvait beaucoup à redire.

Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été diminué, mais j’avais toujours le cœur endolori, car il me semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle légèreté, et je savais bien qu’il n’était pas homme à en prendre aisément son parti.