Zeïtoun/La Grande Insurrection de 1895


Traduction par Archag Tchobanian.
Mercure de France (p. 177-318).


DEUXIÈME PARTIE

LA GRANDE INSURRECTION
DE 1895

MON JOURNAL



LA VILLE DE ZEÏTOUN (D’après le dessin du Daily Graphic de Londres).



I

LES PRÉPARATIFS DU MASSACRE.


Pendant les mois de mai, de juin et de juillet 1895, Zeïtoun et ses environs jouirent d’une paix apparente. Les Turcs s’étaient adonnés pendant tout ce temps à une activité secrète et perfide. Les Arméniens en général, encouragés par l’espoir que les réformes proposées par l’Europe allaient être exécutées, étaient animés de joie et se tenaient insouciants. Les Grecs, les Juifs et les Européens, convaincus que les réformes allaient se réaliser, félicitaient les Arméniens de leur délivrance prochaine ; les commerçants juifs d’Alep se préparaient même à aller s’établir dans l’Arménie réformée.

Le gouvernement turc flattait les Arméniens en apparence et leur montrait une attitude douce et bienveillante ; en même temps, il avait répandu des mollahs, des softas, des cheikhs et des gendarmes déguisés pour exciter la populace musulmane. Des sociétés secrètes se formaient, des armes étaient distribuées, et des ordres étaient donnés aux Turcs de surveiller de près les Arméniens. Partout on transformait les Medressés (écoles religieuses) en corps de garde où les Turcs allaient prendre des armes et des munitions.

Pendant cette période de préparation, les Turcs ont quelquefois fait éclater leur rage contenue et leur impatience de commencer le massacre : « Giavours, disaient-ils, vous allez voir, dans peu de jours nous allons vous massacrer tous ». À Marache, Cadir-Bek Zulcadir, qui est le vrai maître et gouverneur de cette province et dans les mains duquel le Mutessarif n’est qu’un pantin, avait plusieurs fois répété aux notables arméniens : « Ne nourrissez pas de vaines espérances, le Sultan ne vous accordera rien du tout ; et s’il voulait même exécuter les réformes, nous sommes toujours décidés à vous massacrer. »

Cependant, Zeïtoun étant considéré par les Turcs, comme une espèce de « petite Russie » dans l’empire ottoman, les autorités de Marache avaient pensé que le bataillon se trouvant dans la caserne était insuffisant pour la besogne projetée. Au mois de juin ce bataillon fut remplacé par celui d’Enézé, qui était composé de soldats arabes, kurdes et turcomans renommés pour leur bravoure. Ces soldats turbulents et leurs jeunes officiers commençaient déjà à adresser aux Zeïtouniotes des paroles insolentes : « Attendez un peu que le combat commence, et vous allez voir un bataillon comme vous n’en avez pas encore vu. » Mais pour que ces brigands ne commencent pas l’exécution du projet secret avant le jour fixé, le gouvernement fit transporter à Marache le major qui était un homme trop ardent et envoya à sa place le colonel des bataillons de Marache, Effet-Bey, un turc constantinopolitain, homme paisible et honnête, qui avait pris part à la guerre russo-turque et était tombé deux fois captif aux mains des Russes.

Les soldats jetèrent le trouble à Zeïtoun par leur conduite licencieuse ; ils allaient prendre des marchandises aux boutiquiers arméniens et ne payaient pas, ils adressaient des paroles ordurières aux femmes zeïtouniotes, ils injuriaient les hommes et insultaient les prêtres.


Dans le courant du même mois, Tevfik-Bey, le gouverneur de Zeïtoun, fut remplacé par Avni-Bey, un Turc smyrniote très fanatique ; cet homme mit le comble à l’excitation provoquée par les soldats, en menaçant lui-même les Zeïtouniotes de catastrophes imminentes.

Aux mois de juin, de juillet et d’août, quelques cas de choléra s’étaient déclarés en Cilicie ; le gouvernement y trouva un prétexte pour fonder des corps de garde au sommet des collines, même dans les districts montagneux où l’épidémie ne pouvait jamais pénétrer. Les bandes de musulmans armées qui se trouvaient dans ces prétendues maisons sanitaires, sortaient souvent et allaient se poster sur les chemins, pour laisser passer en toute liberté les musulmans d’un district à l’autre, tandis qu’ils fouillaient et pillaient les Arméniens sous le prétexte sanitaire.


II

NOTRE ENTRÉE À ZEÏTOUN ET NOTRE RÔLE.


Ici, on me permettra d’ouvrir une parenthèse pour expliquer notre présence à Zeïtoun.

Je suis né dans le Taurus ; en 1888, j’ai quitté mon pays pour aller faire des études à Constantinople ; en 1891, je suis allé en France ; en 1893, sur l’invitation de mes compatriotes, je me suis rendu en Cilicie. Après le massacre de Sassoun, pressentant que des événements pareils menaçaient mes compatriotes, j’ai tâché de préparer la population à se défendre contre les attaques éventuelles des musulmans.

La jeunesse patriote du pays ne resta pas indifférente à mon appel ; si faible que fussent ses moyens, elle se mit à préparer la défense.

En 1894, mon cher ami et mon compagnon d’armes, Abah, vint me rejoindre dans le même but. Abah était fils d’une grande famille de la Haute-Arménie ; il devait se distinguer dans les combats que je vais raconter plus tard. Après les massacres de Sassoun, quelques Arméniens encore arrivèrent en Cilicie pour s’associer à la tâche que nous avions entreprise.

Pendant que le gouvernement organisait le massacre, nous avons décidé de nous disperser dans les différentes parties de la Cilicie pour y préparer l’œuvre de la défense. Moi, je me suis chargé de remplir cette mission à Zeïtoun, que je connaissais fort bien. Je fus accompagné par mes amis Abah, Mleh et par Hratchia, un jeune Arménien de la Grande-Arménie, qui, ces jours-là venait d’arriver d’Europe. Vers la fin du mois de juillet nous sommes arrivés à Zeïtoun. Je ne veux pas donner des détails sur les risques que nous avons courus en chemin ; nous étions bien armés et nous avons su nous tirer d’affaire.

À Zeïtoun, nous avons trouvé un accueil enthousiaste. Cette vaillante population, qui depuis quelque temps s’était résignée à mordre son frein en silence, se redressa volontiers à notre appel. Un

grand nombre de Zeïtouniotes vinrent nous rejoindre dans les montagnes où nous nous étions cachés. Il y avait des jeunes et des vieux : tous en avaient assez de cet état d’asservissement et étaient décidés à tout pour reconquérir leur liberté ; ils embrassaient nos armes et ils s’écriaient : « Le combat est une fête pour nous ; nous repousserons les Turcs ». La présence de jeunes gens élevés en Europe et qui allaient dans ce pays se dévouer pour leurs compatriotes, emplissait d’émotion et d’admiration l’âme de ces rudes montagnards. Ils nous respectaient, ils suivaient docilement nos conseils ; ils étaient venus tous avec des armes ; il y avait même des enfants qui portaient un couteau ou un pistolet.

Nous avons avivé par nos paroles leur esprit de discipline et nous leur avons inspiré la conscience de la force morale. Nous leur parlions des grandes nations de l’Europe et de leur civilisation, et ils furent très heureux de constater que leur sentiment d’indépendance et la conception d’une vie libre qu’ils avaient formée dans leur simplicité de montagnards s’accordait parfaitement avec les idées de la civilisation européenne.

De jour en jour l’indignation grossissait parmi les Zeïtouniotes, à mesure que le gouvernement augmentait ses persécutions.

Mais, d’autre part, une certaine panique s’était répandue parmi les Turcs ; un bruit avait couru (que des milliers de soldats européens étaient arrivés en ballons à Zeïtoun ; parce que je parlais le français et qu’Abah et Mleh parlaient l’anglais, et parce que nous portions des chapeaux et des costumes militaires que nous avions improvisés nous-mêmes, les Turcs nous avaient pris pour des Français ou des Anglais. Pour le paysan turc, l’Anglais ou le Français est un être diabolique et terrible.

Ils racontaient sur notre compte des histoires merveilleuses ; ils croyaient que nous pouvions brûler de loin des milliers de musulmans au moyen de miroirs magiques, ou bien les étouffer en masse avec des esprits chimiques ; ils croyaient aussi que nous avions des bombes à dynamite, et en prononçant ce mot ils se dépêchaient de dire le nom du Prophète pour se préserver de la mort.


III

LES MOTIFS DE L’INSURRECTION ET LA DÉCISION.


Une première rencontre eut lieu entre les Arméniens et les gendarmes, le 17 août. L’Arménien Djellad qui était allé avec un ami au village de Dache-Olouk pour voir sa mère, avait été assailli par une quarantaine de gendarmes de Goguisson. Tous deux s’étaient défendus pendant une demi-heure et avaient réussi à mettre les Turcs en fuite.

Le 12 du mois de septembre, une bande de Kurdes attaqua la maison d’été du maire d’Alabache, l’arménien Khatcher-Kaiïa ; les Arméniens d’Alabache résistèrent aux Kurdes, en tuèrent deux et chassèrent les autres. Des gendarmes de Zeïtoun, à la suite de cet incident, allèrent plusieurs fois à Alabache dans l’intention d’arrêter Khatcher-Kaiïa et ses acolytes : les Arméniens ne voulaient pas se rendre, et lorsque les gendarmes arrivèrent en très grand nombre, ils se retirèrent dans les montagnes.

Le 30 septembre, une grande manifestation avait été faite à Constantinople par les Arméniens. Nous ne connaissions pas ce qui s’était passé, et nous vîmes avec étonnement que les Turcs et le gouvernement lui-même prirent, tout d’un coup, une attitude menaçante envers les Arméniens ; en quelques jours les villages arméniens furent mis en état de siège. Dans les villages de Goguisson, le Circassien Mehemmed-Bek forma un seymen et se mit à persécuter les Arméniens de ces parages. Dourdou-Bek Abaza persécutait les Arméniens de Gaban, et le plus sanguinaire de tous, Zulfahar-Zadé Yayidj-Oghlou pressurait ceux d’Androun. Tous les jours, des Arméniens de ces villages arrivaient à Zeïtoun et demandaient à être protégés ; mais nous attendions encore, jugeant que le moment n’était pas arrivé de nous insurger.

Le 10 octobre, le gouvernement de Zeïtoun avait envoyé, pour une dernière fois, à Alabache, deux gendarmes pour examiner, en secret, la situation des Arméniens, en vue d’une attaque décisive. Les Alabachiotes, emportés par la colère, attachèrent ces deux gendarmes à un arbre et les brûlèrent. Cet acte d’audace eut son résultat : le gouvernement n’osa plus envoyer ni gendarmes ni espions à Alabache ; seulement, des bandes de bachi-bouzouks et des bataillons de réguliers commençaient, peu à peu, à cerner le Zeïtoun par ses limites lointaines ; ils arrêtèrent les communications des Zeïtouniotes avec Marache, Albisdan, Androun et Goguisson, et emprisonnèrent les Zeïtouniotes qui se trouvaient dans ces endroits.

Le 16 octobre, le capitaine de Marache, le Circassien Hadji-Aslan-Agha, vint à Zeïtoun avec quinze gendarmes, en apportant des ordres secrets. Après y être resté un jour, il s’enfuit de nuit et se rendit dans les villages de Pertous. Il y réunit une centaine de Turcs et voulut passer le fleuve Djahan pour incendier Alabache ; les Arméniens, après une heure de combat, parvinrent à les repousser.

Le 19 octobre, Aslan-Agha réunit encore une fois deux cents Turcs et essaya d’entrer à Alabache par un autre passage ; il fut, cette fois encore, repoussé par les Arméniens.

Pour le district d’Androun, le danger vivant c’était Yayidj-Oghlou ; Djellad, ce Zeïtouniote renommé pour sa bravoure, se chargea de délivrer le pays de ce tyran ; il partit avec dix compagnons, le 17 octobre. Yayidj-Oghlou avait déjà avec lui un millier de Turcomans. Djellad jugea imprudent d’aller affronter une force considérablement supérieure et retourna. En chemin, près du passage de Seg, il rencontra une bande nombreuse de Kurdes Ghoumarlis ; ceux-ci voulurent les attaquer ; un combat eut lieu, quatre Kurdes furent tués, sept furent blessés et les autres se mirent en fuite, les Arméniens ramassèrent le butin que les Kurdes avaient laissé et retournèrent dans leur refuge.

Après ces incidents, nous avons compris que la vie des Arméniens du Taurus était en danger ; le massacre ne devait point tarder ; alors, nous avons laissé de côté tous les calculs de prudence et nous avons décidé de devancer l’ennemi, nous avons envoyé un appel aux princes et aux maires arméniens, nous les avons invités à se réunir pour tenir un conseil et pour organiser l’insurrection.

Ce fut le jeudi 24 octobre que nous avons déployé un drapeau rouge dans la vallée de Karanlik-Déré (vallée ténébreuse), entre le village Mavenk et la rivière de Tékir.

Dès le matin, les notables de tous les villages arméniens arrivèrent accompagnés de quelques combattants. On distinguait, parmi eux, le vartabed Bartholoméos, supérieur du couvent de Fournous, ce type magnifique de prêtre guerrier, Der-Mardiros Der-Mardirossian, prêtre du village de Télémélik, âgé de soixante-dix ans, et le prince Nazareth Yéni-Dunia, le frère cadet de Babig-Pacha, qui arriva avec Hadji-Merguénian, un des chefs d’insurgés de Zeïtoun.

Le prince Nazareth est un bel homme de haute taille, bien bâti, âgé de trente-deux ans. Lorsque Babig-Pacha se réconcilia avec le gouvernement, Nazareth revint d’Alep où il était allé en captivité et fut nommé gendarme à Zeïtoun à l’âge de seize ans. Il avait la bravoure de son frère, avec plus de ruse et de diplomatie. Après la mort de Babig, le gouvernement l’éleva au grade de sergent, et dès lors, il fut connu partout sous le nom de Nazareth Tchavouche. Pendant quelque temps, il servit le gouvernement avec loyauté et il fut récompensé par les décorations de Médjidié et de Sadakat ; mais après les événements de 1890, le gouvernement l’exila deux fois à Alep sous des prétextes futiles, et le força à embrasser l’islamisme en lui promettant de le faire colonel s’il acceptait, et en le menaçant de l’exiler à Bagdad s’il refusait.

Le prince refusa catégoriquement et réussit, à force de pourboires, à rentrer à Zeïtoun. Les derniers temps, il jouissait dans tout le Zeïtoun d’une grande autorité et le gouvernement le regardait d’un mauvais œil. Le colonel Effet-Bey avait reçu, vers le commencement du mois d’octobre, un télégramme du gouverneur de Marache[1], qui lui ordonnait de trouver un moyen d’envoyer le prince Nazareth à Marache ou de former un complot pour le tuer près de Pertous. Le prince avait compris le piège qu’on lui tendait et ne se rendait même plus à son poste. Le 24 octobre seulement, sur la demande des princes arméniens, il se rendit à la caserne. Il fut très cordialement accueilli par le colonel qui le persuada, avec beaucoup de douceur, d’aller à Marache. Le prince feignit de consentir et partit bien armé. Mais en chemin, il tourna son cheval, et au lieu d’aller à Marache où l’attendait une mort certaine, il vint nous rejoindre dans la vallée de Karanlik-Déré.

À midi, nous commençâmes la délibération. Le drapeau rouge flottait au-dessus de nos têtes. J’ai ouvert la séance par quelques mots, où j’ai expliqué la situation et indiqué ce qu’il y avait à faire. Les notables parlèrent à leur tour et donnèrent leur opinion. Le vartabed Bartholoméos se distinguait parmi tous par la verve et la hardiesse de ses paroles ; ce montagnard qui ne connaissait de l’Évangile que l’épisode de l’apôtre Pierre coupant l’oreille de Malchus et qui n’avait jamais pu faire un sermon, trouva des expressions ardentes pour exhorter ses amis à combattre.

La discussion dura pendant deux heures ; nous fixâmes notre plan de combat et voici les conclusions principales auxquelles nous sommes arrivés :

1o Lutter jusqu’à la mort pour défendre notre pays et pour obtenir une liberté économique et politique conforme aux exigences locales ;

2o Ne pas faire de mal aux paysans turcs, si ceux-ci ne nous attaquent pas les premiers ou s’ils se rallient à nous, ou bien s’ils restent neutres ;

3o Au bout de deux jours, poster les combattants arméniens au sommet du mont Chembek, pour attaquer la caserne.

L’assemblée fut close par des chansons patriotiques. Vers le soir, Mleh partit pour Gaban avec un groupe de compagnons pour chasser les gendarmes qui étaient venus opprimer les paysans.

Le vendredi matin, 13 octobre, tous les maires partirent pour amener le lendemain leurs seymen au camp fixé. Nous restâmes seuls avec un petit groupe de combattants.

IV

Les autorités de Zeïtoun avaient eu des nouvelles de notre assemblée et s’étaient troublées ; elles avaient déjà échangé plus d’une dépêche avec la Sublime-Porte. Après le départ des maires, nous reçûmes une lettre du village d’Andréassenk ; cette lettre nous avertissait que des délégués arméniens, envoyés par le gouvernement, étaient arrivés dans ce village et voulaient nous voir pour nous communiquer des nouvelles heureuses.

Je m’empressai de me rendre à ce village. Les délégués se composaient de trois personnes, le prêtre Der-Garabed, Asvadour-Agha Ezéguiélian et le maître d’école Avédik Ghiskhanian. Le prêtre me remit un télégramme qui portait la signature du patriarche Izmirlian et était adressé au président de l’assemblée religieuse de Zeïtoun ; il nous était transmis par le gouverneur de Zeïtoun. Voici, en résumé, la teneur de ce télégramme :

« Selon les renseignements qui nous sont parvenus, des troubles ont eu lieu aux environs d’Alabache ; ces jours-ci Sa Majesté le Sultan a accepté d’exécuter un projet de réformes pour ses fidèles sujets arméniens, et ces réformes seront réalisées dans peu ; par conséquent, si les troubles continuent, vous-mêmes vous en serez ; responsables. »

Nous doutâmes de l’authenticité de ce télégramme, nous comprîmes bien que ce n’était là qu’un piège tendu par le gouvernement et nous tâchâmes d’en persuader les délégués. Nous consentîmes quand même à rester tranquilles pendant douze jours pour voir comment le gouvernement exécuterait les réformes.

Je retournai à Karanlik-Déré, et nous étions déjà en train d’envoyer des instructions aux paysans des villages des environs pour qu’ils attendent quelque temps, lorsque ce jour-là même, des courriers arrivèrent des environs et nous apportèrent de tristes nouvelles.

Celui qui arrivait de Marache, avait à peine réussi à sauver sa vie, et était venu se réfugier auprès de nous ; les Turcs avaient attaqué le marché de Marache et le quartier Caramanli, ils avaient pillé et massacré les Arméniens, puis ils avaient attendu sur le chemin des vignes et avaient tué ceux qui en revenaient. Nous avons appris par ce courrier qu’à Marache aussi le gouvernement avait envoyé le même télégramme aux chefs religieux arméniens, en leur ordonnant de réunir dans les églises leurs ouailles, des jeunes garçons jusqu’aux vieillards et de leur annoncer la nouvelle des réformes accordées par le Sultan. L’intention du gouvernement était de brûler les Arméniens tous ensemble dans les églises comme cela arriva plus tard à Orfa. Mais un incident particulier devança l’exécution de ce dessein : la nuit du 24 octobre, un Arménien ayant tué un brigand turc du nom de Keïneksiz-Oghlou qui voulait le piller, le père du brigand, impatient de venger la mort de son fils, ne voulut pas attendre le jour fixé par le gouvernement, réunit le lendemain un grand nombre de musulmans et attaqua les Arméniens du quartier Caramanli.

Le courrier de Zeïtoun nous rapporta que la veille deux cents soldats étaient arrivés en secret à la caserne.

Dans le village Aghali, un capitaine était arrivé du côté de Hadjin avec ses deux fils et son domestique ; cet homme avait excité les Circassiens et Turcs de Goguisson et voulait partir pour Marache dans l’intention d’en amener des soldats pour commencer le massacre. Il avait déjà eu l’imprudence d’en faire la menace aux Arméniens. Les gens de Fournous, devenus furieux, le tuèrent avec ses deux fils.

À la fin, je reçus du maire d’Alabache, Khatcher kaia, une lettre ainsi conçue : « Un grand nombre de réguliers et de bachi-bouzouks sont arrivés ici, ont brûlé nos maisons se trouvant sur la rive méridionale du Djahan ; notre existence est en danger ; dépêchez-vous d’arriver à notre secours. »

Alors nous avons compris clairement le jeu du gouvernement ; attendre encore un peu, c’était notre perte. Nous avons modifié nos décisions et nous avons envoyé partout un appel aux Arméniens des environs pour qu’ils se réunissent à Alabache dans la vallée de Tchakhir-Déré. Nous fûmes les premiers à nous y rendre ; nous avions

UN GROUPE D’INSURGÉS ZEÏTOUNIOTES
(D’après un dessin du Daily Graphic de Londres.)
avec nous le maire de Mavenk, Hadji-Mardiros Chadalakian avec ses trente combattants.

Le samedi matin 26 octobre, nous sommes arrivés à Tchakhir-Déré ; nous y avons trouvé deux cents Arméniens d’Alabache qui s’y étaient déjà réunis, les uns armés et les autres sans armes. Vers midi, de nouvelles bandes arrivèrent de Télémélik et de Fournous, ayant à leur tête le prêtre Der-Mardiros ; ensuite arriva la bande d’Avak-Gal, avec laquelle se trouvait un des chefs d’insurgés de Zeïtoun, Hadji-Panos Cham-Kéchichian, accompagné de ses combattants. Chaque bande était précédée d’un drapeau rouge. Le soir, le prince Nazareth Yéni-Dunia vint nous rejoindre avec soixante combattants, parmi lesquels se trouvaient les deux fils de Babig-Pacha, Avédis et Avédik. Nous l’avons reçu avec des acclamations enthousiastes.

Nous fîmes poster les insurgés par bandes à des endroits différents. Quelques collines nous séparaient de l’ennemi. Le fleuve Djahan coulait entre nous deux et formait une barrière. Deux cents soldats avaient dressé leurs tentes sur la rive méridionale du fleuve, au sommet d’une colline, près du village turc de Maskhitli. Un grand nombre de soldas allaient et venaient parmi eux ; on leur distribuait des armes et des munitions.

La première chose que nous avons faite, ce fut d’envoyer à Ghelavouz-Déré quelques-uns des nôtres qui coupèrent les fils télégraphiques mettant en communication le Zeïtoun avec Albisdan et Marache. Puis, nous avons tenu un conseil de guerre et nous avons décidé d’attaquer nous-mêmes l’ennemi.

Pour nous effrayer, les Turcs avaient allumé des feux en grand nombre. Sans en être troublés le moins du monde, nous avons fait nos préparatifs ; nous avons désigné cent cinquante combattants qui devaient, conduits par Djellad et par Khatcher-Kaiïa, passer le fleuve le lendemain matin et attaquer l’ennemi par devant et par derrière.

Malheureusement, la plupart de nos combattants, ne sachant pas nager, quarante-sept hommes avaient seuls pu passer le fleuve et tâché, malgré leur petit nombre, de cerner les soldats des deux côtés. Les autres se rangèrent avec nous sur le bord septentrional du fleuve, en face de l’ennemi.

Tandis que nous nous préparions à commencer le combat, nos compatriotes avaient eu déjà un succès d’armes à Fournous. Un major y était armé de Marache avec huit gendarmes et des fonctionnaires, pour ouvrir une enquête sur l’affaire des Kurdes tués par Djellad ; il avait traversé les villages de Télémélik et de Boughourlou, où il avait fait battre et torturer des paysans arméniens, sous prétexte qu’ils avaient donné l’hospitalité aux assassins des Kurdes ; les opprimés s’étaient adressés à leurs compatriotes de Fournous et avaient demandé leur protection ; cent cinquante personnes de Fournous étaient allées assiéger le major au moment où il traversait le passage de Seg avec trois cents émigrés circassiens qui se rendaient à Damas : ils n’avaient pas touché aux Circassiens, selon la seconde décision de notre assemblée, ils avaient seulement tué le major et ses gendarmes.

Le dimanche matin arriva (27 octobre). Djellad, qui avait été le premier à passer le fleuve, donna le signal du combat : son premier coup de fusil tua un sergent qui était en train de chanter la formule prescrit ; pour appeler les soldats à la prière. Une fusillade commença des deux côtés. Nous aussi nous tirions sur les Turcs, mais la distance était grande, et la plupart d’entre nous n’ayant que des fusils à silex, nos balles n’arrivaient pas toutes jusqu’à l’ennemi. Alors, le prince Nazareth, inquiet de l’issue de ce combat à forces inégales, poussa son cheval en s’écriant : « Suivez-moi, mes enfants ! » Soixante combattants le suivirent ; ils traversèrent le fleuve malgré la pluie de balles que les ennemis faisaient tomber sur eux.

Le combat se poursuivit avec plus d’acharnement. Au bout de quatre heures, les ennemis, découragés, étaient en train de s’enfuir, lorsque trois mille bachi-bozouks arrivèrent à leur secours et se mirent à cerner les nôtres. La résistance devenait impossible contre des forces aussi considérables ; nous fîmes signe aux nôtres de retourner près de nous ; ils descendirent dans la vallée de Pertous-Tchaï pour passer le fleuve, mais les ennemis s’empressèrent de les poursuivre et de les attaquer. Un massacre était inévitable, si notre ami Abah ne s’était dévoué pour les sauver. Abah avait un bon winchester, que nous avions surnommé Ordou-Bozan (destructeur d’armée) ; il sortit de sa cachette, et, ayant avec lui un petit groupe de bons tireurs, il s’avança jusqu’au bord du fleuve, et tous se mirent à tirer sur les ennemis dont ils tuèrent un bon nombre. Les Turcs tournèrent leur attention sur ce groupe, dirigèrent leurs balles sur eux, sans réussir à en atteindre un seul ; en ce moment, nos compagnons purent passer le fleuve et arriver jusqu’à nous. Le combat cessa.

Pendant ces quatre heures de combat, les ennemis avaient perdu trente-trois des leurs et avaient eu quelques dizaines de blessés ; de ceux des nôtres qui avaient passé le fleuve, trois seulement étaient morts et quatre blessés.

L’un de ceux qui étaient morts, c’était Djellad. Les ennemis avaient tourné leur attention sur lui et sur le prince Nazareth, qui tous les deux, par leurs costumes militaires et par leurs fusils Martini se distinguaient parmi les autres. Au dernier moment, lorsque leurs munitions s’étaient épuisées, ils avaient voulu repasser le fleuve ; le prince Nazareth, malgré une blessure à la jambe, avait réussi à le traverser, mais Djellad avait été arrêté dans sa marche par une balle qu’il avait reçue dans le ventre et qui l’avait abattu par terre ; les ennemis étaient arrivés, lui avaient coupé la tête et l’avaient envoyée à Marache, pour qu’on la promenât dans les rues.

Djellad était un homme renommé dans toute la partie montagneuse de la Célicie pour sa bravoure, son audace et son fier caractère. Il était né dans le village de Dache-Olouk ; son nom de baptême était Garabed Ghir-Panossian, et c’est pour ses exploits qu’on lui avait donné le surnom de Djellad (le Bourreau). Il avait mené une vie irrégulière, toujours en révolte contre le gouvernement et ses injustices. Il avait souvent défendu les paysans opprimés contre les fonctionnaires féroces ; et bien que plus d’une fois il eût dévalisé la poste du gouvernement, il était toujours sans argent, parce qu’il donnait aux pauvres tout le butin qu’il ramassait. Lorsqu’il apprit le danger de massacre qui menaçait ses compatriotes, il fut l’un des premiers à se ranger parmi les insurgés et sa présence ravivait l’ardeur de nos combattants. Sa mort fut une perte considérable pour nous ; tous les insurgés le pleurèrent. Ils se désolaient surtout de ce que Djellad fût mort sans avoir pris la sainte communion ; le vartabed lui avait d’avance signifié qu’il ne lui donnerait la communion que s’il apportait trente têtes de Turcs, et il avait à peine eu le temps d’en apporter treize.

Nous nous sommes assemblés encore à Tchakir-Déré, et nous avons envoyé les blessés à leurs maisons. Après un moment de repos, nous avons laissé cent Alabachiotes en face de l’ennemi et nous sommes partis vers midi à Zeïtoun. Le prince Nazareth ne donna aucune importance à sa blessure ; la balle avait seulement frôlé l’os, mais elle était restée dans la chair ; d’un mouvement dédaigneux, il fendit sa jambe avec un couteau, en retira la balle, puis sauta sur son cheval et marcha à notre tête sur Zeïtoun. Le soir, après que la nuit fut tombée, nos Alabachiotes, irrités de l’insuccès de notre première tentative, avaient encore une fois attaqué les ennemis et les avaient mis en fuite jusqu’à deux heures de distance, à Nal-Tchékén.

Ce jour-là une agitation populaire avait eu lieu à Zeïtoun. Le gouverneur et le colonel avaient déjà télégraphié à Marache au sujet de notre combat, mais les fils télégraphiques étant coupés, ils n’avaient reçu aucune instruction décisive ; ils avaient donné l’ordre aux officiers d’entrer dans la caserne avec leur famille. Le peuple, surexcité, s’était déjà soulevé et avait assiégé le Palais du gouvernement.

Notre bande allait en grossissant ; les Alabachiotes avaient communiqué partout la nouvelle de l’insurrection. De tous côtés arrivèrent des paysans armés en grand nombre ; parmi tous se distinguait la bande conduite par le vartabed Bartholoméos de Fournous ; celui-ci portait une croix sur la poitrine et un grand sabre dans la main droite : « N’ayez pas peur, mes enfants, s’écria-t-il, grande est la puissance de la Croix et de l’épée. »

Sur le mont Chembek nous avons rencontré deux cents jeunes combattants, conduits par le prince Sarkis, frère de Nazareth Hadji-Merguénian arriva aussi avec une bande nombreuse. Nous étions maintenant au nombre de sept cents ; nous avons passé la nuit au pied du Ghembek, dans le village arménien de Khakhdodz. Après un repos de cinq heures, nous avons tenu un conseil de guerre, et vers le matin nous nous sommes mis en route. À l’aube, nous étions arrivés dans les vignes de Saghir, et nous nous préparions à assiéger la caserne.

FUSIL À SILEX DE ZEÏTOUN (D’après un dessin du Daily Graphic de Londres).


V

LA PRISE DE LA CASERNE.


Nous avons divisé nos combattants en deux parties. Les gens des villages allèrent assiéger la caserne du sud et de l’ouest, à une distance de dix minutes ; ils étaient conduits par les maires, les princes et les notables. Il faisait encore nuit et les Turcs ne s’aperçurent pas du siège et n’y mirent aucun obstacle. Quant à nous, nous avons passé au-dessus de la caserne et nous sommes entrés dans le couvent de Sourp-Asdvadsadsine ; nous étions conduits par le prince Nazareth. Dans le couvent, nous avons vu la mère du prime Nazareth ; celle-ci, une vieille femme de soixante-dix ans, s’approcha de son fils, tâta sa blessure pour voir si elle était grave, puis la pansa soigneusement ; sa main semblait en avoir l’habitude, ayant déjà tâté les nombreuses blessures de tous ses enfants : « Mon enfant, lui dit-elle, défends bien ton pays ; si tu meurs, tu auras fait ton devoir. » Puis nous avons vu le vartabed Sahag, un vieillard boiteux et âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans ; il avait l’air heureux et il rendait grâce à Dieu en s’écriant : « Sois loué, Seigneur ! je craignais de mourir sans avoir encore une fois senti l’odeur de la poudre ; je commençais à me dégoûter du parfum de l’encens, et je versais parfois de la poudre dans l’encensoir. » Puis il se retournait vers nous et nous suppliait de trouver un moyen pour qu’il pût lui-même prendre un fusil et tirer sur les infidèles. Nous lui avons répondu qu’il ferait bien de se contenter de nous encourager avec ses paroles ardentes. Et en effet, ce vénérable vieillard, qui autrefois de sa voix terrible avait mis en déroute les bachi-bozouks d’Aziz-Pacha, devint pour nous un grand inspirateur de courage et de patriotisme.

Peu à peu les Zeïtouniotes se mirent à quitter la ville pour venir au couvent prendre des ordres et des munitions. Les hommes du quartier Sourénian, conduits par leurs princes et par Hadji-Merguénian, allèrent assiéger la caserne du côté du nord. Les hommes du quartier Yéni-Dunia se postèrent à l’est, conduits par les princes Sarkis, Eghia et Nichan. Nous avons envoyé quelques-uns d’entre nous qui allèrent couper l’eau de la caserne à une demi-heure de distance, pour condamner les soldats à mourir de soif.

En même temps, un grand nombre d’hommes et de femmes avaient assiégé le Palais où se trouvaient le gouverneur, les fonctionnaires et un sergent avec soixante-quinze soldats.

Dès qu’il fut jour (28 octobre), nous avons commencé la fusillade. Nous étions au nombre de deux mille, mais de la caserne on ne voyait personne, nous étions tous cachés derrière des rochers et des barricades que nous avions construites à la hâte. Les officiers avaient tout d’abord trompé les soldats en leur disant que c’étaient là quelques brigands zeïtouniotes, dont les munitions se seraient épuisées jusqu’à midi et qu’il leur serait très facile d’égorger un à un. Les soldats, encouragés par ces paroles, commencèrent eux-mêmes une vive fusillade. Mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient trompés ; avant midi, les insurgés, de plus en plus nombreux, avaient grimpé jusqu’au sommet de la colline et assiégé la caserne à trente mètres de distance. Les soldats tiraient sans cesse, mais sans voir personne pour pouvoir viser ; tandis que les Zeïtouniotes voyaient si bien l’ennemi et visaient si justement, qu’ils avaient déjà réussi à frapper au front quelques sergents se tenant derrière les trous à fusils de la caserne. Les soldats en furent effrayés et ceux qui se trouvaient encore dans les maisons environnantes se hâtèrent d’entrer dans la caserne.

Vers midi, un jeune Zeïtouniote du nom de Manoug fit un acte d’audace : il prit le grand drapeau, courut sous une grêle de balles, alla le planter sous le mur de la caserne, à cinq mettes de distance, puis il s’assit près du drapeau, derrière une grosse pierre. Les soldats, furieux, tirèrent tous sur le drapeau, mais ne réussirent qu’à le trouer, sans pouvoir le faire tomber ; le colonel avait promis quarante livres à celui qui lui apporterait le drapeau ; un sergent arabe osa sortir de la caserne, mais une balle le cloua par terre.

Dans l’après-midi, nous avons réussi à occuper quelques-unes des maisons environnant la caserne, puis le bain, puis la maison du capitaine Cadir-Agha. Alors le colonel fit diriger les canons contre nos barricades et contre les maisons que nous avions occupées ; mais avant qu’ils eussent commencé à nous bombarder, les nôtres réussirent à frapper d’une balle le sergent d’artillerie et forcèrent ainsi les soldats à rentrer les canons.

Vers le soir, quelques soldats tentèrent de sortir pour trouver de l’eau ; ils étaient déguisés en femmes, mais ils ne réussirent pas à nous tromper, et lorsque quelques-uns d’entre eux tombèrent sous nos balles, tous se hâtèrent de rentrer dans la caserne.

La nuit arriva ; le combat se poursuivit, de plus en plus acharné ; les petits enfants nous criaient par les fenêtres de la caserne : « Zeïtouniotes, nous mourons de soif, donnez-nous à boire. » Les nôtres leur répondirent : « Dites à vos pères qu’ils se rendent, et nous vous donnerons de l’eau. »

Le 29 octobre, au matin, les soldats se mirent encore une fois à nous bombarder, les Zeïtouniotes ne tardèrent pas à s’habituer aux boulets, d’autant plus que ceux-ci ne leur faisaient aucun mal ; à peine avaient-ils vu la fumée, qu’ils descendaient dans les ravins et lorsque le boulet était tombé, ils remontaient pour reconstruire les barricades renversées et pour tirer sur les artilleurs ; de sorte qu’après avoir lancé en pure perte quarante boulets, les soldats furent obligés de rentrer les canons.

Vers midi, nos combattants s’emparèrent de la mosquée et de toutes les maisons qui se trouvaient autour de la caserne ; ils en brûlèrent quelques-unes.

Vers le soir, le combat devint plus furieux. Maintenant il nous était très facile d’incendier la caserne, mais nous voulions la prendre pour nous emparer des armes et des munitions qui s’y trouvaient. Ce jour-là, nous avions eu trois morts et quatre blessés.

La nuit arriva. Nous avons appris que des régiments arrivaient au secours de la caserne ; alors nous avons compris que nous devions nous dépêcher de prendre la caserne. Nous avons tout d’abord envoyé dans la ville un groupe d’insurgés ; ceux-ci allèrent se poster dans l’église des arméniens catholiques qui se trouvait à côté du palais ; ils menacèrent les soldats se trouvant dans le palais, de les faire tous sauter au moyen de bombes à poudre qu’ils avaient avec eux.

Nous avions officiellement communiqué la même menace au gouverneur ; celui-ci consentit à se rendre, à la condition d’avoir la vie sauve. Alors je suis descendu à la ville avec mes compagnons Mleh et Hratchia, et nous nous sommes dirigés vers le palais. Le gouverneur Avni-Bey, les fonctionnaires et les soldats sortirent désarmés. Nous avons envoyé le gouverneur dans la maison du prince Garabed Passilossian, et les soldats dans d’autres maisons. Nous avons trouvé dans le palais une centaine de fusils Martini et plusieurs milliers de cartouches que nous avons distribués aux plus braves d’entre nous. Nous avons chargé notre ami Mleh, avec quelques notables, de rester dans le palais et le surveiller.

Ce premier succès causa une joie immense aux Zeïtouniotes ; ils formèrent une procession, et en déployant les drapeaux, en chantant et en acclamant, ils nous portèrent en triomphe jusqu’au couvent.

À peine arrivé au couvent, j’ai écrit la lettre suivante, en arménien, au gouverneur et au sergent captifs :


Monsieur le Gouverneur et Monsieur le Sergent,

Nous ne sommes pas des malfaiteurs sanguinaires ; nous sommes des défenseurs de notre pays. Vous pouvez vous en rendre compte vous-mêmes ; vous voyez bien que pour le salut du peuple, sans aucun but intéressé, nous avons exposé notre vie. Le paysan turc et le soldat sont aussi opprimés que nous et sont nos frères ; nous aurions pu déjà faire sauter la caserne au moyen de nos bombes à dynamite, mais nous avons eu pitié de leurs femmes et de leurs enfants. Écrivez tout de suite aux gens de la caserne et conseillez-leur de se rendre, sinon nous les brûlerons tout vifs et nous ferons sauter la caserne.;

Au nom des insurgés,
Aghassi.
29 octobre 1895.
Mardi soir à 8 heures.


Le gouverneur s’était effrayé en lisant ce mot de dynamite ; il s’était empressé d’écrire au commandant de la caserne une lettre où il résumait le contenu de la nôtre. Il leur avait écrit qu’ils étaient perdus s’ils ne se rendaient pas. Nous avons donné cette lettre à un soldat turc qui était tombé captif entre nos mains, et nous lui avons ordonné de la porter aux gens de la caserne et de nous en apporter une réponse.

En ce moment, nous avions préparé une sorte de grande charrette en fer, à parois hautes et très épaisses ; dix hommes pouvaient la pousser par derrière, et nous aurions pu la rouler jusqu’au pied de la caserne, tout en étant préservés des balles de l’ennemi parce grand bouclier mouvant. Nous avions fait apporter quelques caisses de pétrole et la pompe de la municipalité ; notre intention était d’avancer au moyen de cette charrette jusqu’au pied de la caserne et de la brûler si les soldats ne se rendaient pas. C’est notre ami Abah qui surveillait tous ces préparatifs ; c’est lui, d’ailleurs, qui sans avoir un instant dormi depuis deux jours, s’était tout le temps jeté au devant du danger et avait conduit nos combattants par son ardeur et par son audace.

Nous avions montré la charrette et déclaré notre intention au soldat qui portait notre lettre. Il se rendit à la caserne. Des deux côtés la fusillade cessa pour une demi-heure ; un de nos combattants cria à plusieurs reprises d’une voix tonnante : « Nous vous brûlerons, nous vous brûlerons, si vous ne vous rendez pas ».

Au bout d’une demi-heure, on nous cria de la caserne : « Nous voulons bien nous rendre, mais nous nous rendrons à vos chefs ». Peu après nous avons entendu une sonnerie de trompette ; les soldats de la caserne voulaient s’assurer par ce moyen si ceux du Palais s’étaient rendus ; de la ville une sonnerie de trompette leur répondit. Alors deux coups de canon, partis de la caserne, nous annoncèrent que l’ennemi se rendait.

Ceci se passait deux heures avant minuit. Nous avions cessé le combat, mais nos insurgés ne bougèrent pas de leur place ; nous avons attendu jusqu’au matin, armes en main.

Le mercredi, 30 octobre, au point du jour, les gens de la caserne se mirent à sortir ; ce furent d’abord les femmes, puis les hommes ; ils étaient au nombre de sept cents ; ils passèrent tous sous les épées levées d’Abah, de Mleh, de Hratchia et du vartabed Bartholoméos. Le colonel, avec ses officiers, vinrent me trouver près de la mosquée, où je les attendais avec les princes et entouré de quelques milliers de combattants ; ils déposèrent leurs armes et déclarèrent qu’ils étaient nos captifs ; je leur ai répondu que nous les considérions comme nos hôtes et qu’ils pouvaient être sûrs de leur vie et de l’honneur de leurs femmes. Nous les avons placés dans les maisons arméniennes et nous avons rigoureusement ordonné aux combattants de ne pas toucher aux bijoux et aux ornements dont les femmes turques étaient chargées ; les Arméniennes de Zeïtoun leur firent d’ailleurs un accueil amical ; elles leur distribuèrent des fruits, des confitures et leur donnèrent à boire. Nous avons mis les soldats dans le palais.

Ce fut une journée de gloire et d’allégresse pour le peuple de Zeïtoun.


À midi, nous sommes entrés dans la caserne. Nous y avons trouvé bien plus de choses que nous ne pensions. Toutes les chambres étaient meublées avec une magnifique opulence ; il y avait des tapis précieux, des châles de Lahore et de Tripoli, des couverts d’argent, des assiettes en faïence, de grandes glaces richement encadrées, des coffres tout pleins de vêtements d’hommes et de femmes et de belles étoffes de satin, de velours ou de soie qu’on avait fait venir de Damas ou d’Europe. Ces richesses nous frappèrent d’étonnement et de tristesse ; nous nous sommes demandé comment ces officiers, avec leurs trois cents piastres (à peu près soixante francs) d’appointements, les avaient pu accumuler dans l’espace de quelques années ; et nous avons compris alors ce que devenait l’argent si durement gagné par les paysans arméniens.

Avec ces objets de luxe, nous avons eu la joie de trouver dans la caserne une grande quantité de munitions, d’armes et de provisions ; il y avait quelques centaines de fusils Martini, cent-vingt mille cartouches, deux canons de Krupp avec cent soixante-dix boulets et deux gros barils de poudre, deux dépôts d’orge, deux dépôts de riz, et de haricots, un dépôt de sel, une trentaine de poêles, quarante mille kilogrammes de farine, une grande provision de paille, trente bidons d’huile, deux mille chaussettes, trois cents uniformes de soldats, seize mulets d’artillerie, une vingtaine de chevaux et une pharmacie pleine de toutes sortes de médicaments.

Nous avons distribué les armes et les cartouches aux plus braves de nos Zeïtouniotes et de nos paysans. Cette distribution ne fut pas sans dispute ; tous voulaient avoir de bonnes armes ; il y eut même des femmes qui pleuraient de rage parce que nous n’avions pas pu leur en donner. Après la distribution d’armes, nous avons donné l’ordre au peuple de partager les objets se trouvant dans la caserne, ce qui fut fait en deux heures.


Le soir, les princes de Zeïtoun, les notables et les chefs religieux tinrent une assemblée dans la caserne. Ils commencèrent par nous féliciter et nous remercier, nous, les quatre organisateurs de la défense ; puis ils haranguèrent le peuple et déclarèrent que le Zeïtoun était maintenant gouverné, non par des Turcs, mais par des Arméniens et qu’il fallait leur obéir avec une discipline rigoureuse : « Frères, disaient-ils, montrons aux Turcs que nous sommes aussi disciplinés que braves et que nous méritons véritablement la liberté puisque nous pouvons nous gouverner. »

La nuit nous sommes allés en pèlerinage au couvent de Sourp-Asdvadsadsine. Les prêtres vinrent au-devant de nous tenant en mains des croix, des évangiles et des encensoirs, ils nous conduisirent dans l’église, ils posèrent sur l’autel les épées que nous avions prises aux officiers turcs et les bénirent. Le vieux vartabed Sahag les embrassait en bénissant ; puis nous sommes sortis et passant au milieu de la foule qui attendait là pour nous acclamer, nous sommes allés nous reposer.

Quelques jours plus tard, le peuple revint à la caserne avec une nombreuse procession que précédaient les prêtres en costume de cérémonie. Sur la demande du peuple, nous avons prié les prêtres de bénir toutes les parties de la caserne, puis nous avons dressé au faîte une grande croix d’argent au bout d’une perche, avec un grand drapeau aux couleurs nationales. Ainsi s’accomplissait la prophétique parole du Catholicos Meguerditch, qui avait posé, il y a seize ans, la première pierre de ce bâtiment : la caserne turque devenait une forteresse arménienne.


VI

LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.


Le lendemain, lundi 31 octobre, je suis descendu dans la ville et nous avons formé avec les princes le gouvernement provisoire qui se composait de deux assemblées :

1o L’assemblée générale qui avait quarante membres ;

2o L’assemblée administrative qui avait seize membres, tous appartenant aux familles princières.

Outre ces deux assemblées, nous avions aussi un conseil de guerre qui se composait de tous les chefs d’insurgés, sans distinction de classe ni de rang.

Nous convoquions tous les jours l’assemblée administrative pour régler les questions du jour ; l’Assemblée générale n’était convoquée que pour les questions d’une certaine gravité. Le conseil de guerre ne se tenait qu’avant les combats ou les invasions.

Nous avons désigné des troupes de garde pour plusieurs endroits dans la ville et dans les villages. Nous avons aussi formé une troupe de cent cavaliers pour surveiller les limites lointaines de Zeïtoun, pour épier les mouvements de l’ennemi et pour arrêter leurs courriers ; le soir ils retournaient pour garder la caserne.

Nous avons permis à tous les officiers turcs et aux fonctionnaires de quitter le Zeïtoun et d’aller avec leurs familles où ils voulaient ; nous leur avons donné des passeports écrits en arménien pour que nos gens les laissent passer sans obstacle. Nous avions décidé de ne garder dans Zeïtoun que le colonel, le gouverneur et les soldats captifs, et nous nous sommes chargés de les nourrir à nos frais.

Une fois devenus maîtres de Zeïtoun, nous avons pensé à aller défendre nos frères des villages environnants opprimés et persécutés par les Turcs ; nous avons formé plusieurs bandes de combattants pour aller attaquer les villages turcs et les seymen qui se trouvaient aux environs.

Ces incursions nous étaient d’ailleurs nécessaires pour une autre raison : nous aurions pu ainsi, en pillant les dépôts du gouvernement dans les villages turcs, nous procurer des provisions, dont sans cela nous aurions manqué, car l’insurrection avait commencé avant la fin des vendanges et nos Zeïtouniotes n’avaient pu échanger leurs confitures et leurs raisins avec les blés des villages turcs et circassiens.


VII

COMBATS AUTOUR DE ZEÏTOUN.


Le 31 octobre, les Turcs de Déyirmen-Déré et de Goguisson s’étaient réunis dans le village de Tchoukour-Hissar et avaient décidé d’attaquer, le lendemain, le village arménien de Gantchi. Les Arméniens de Fournous avaient appris l’intention des Turcs, et cent cinquante d’entre eux étaient allés, conduits par le sous-gouverneur Kévork Belderian, les attaquer au cas où ils se refuseraient à accepter une capitulation. Les Turcs avaient repoussé cette proposition pacifique et dès le matin un combat acharné commença entre les Turcs et les Arméniens près de Tchoukour-Hissar. Le combat dura pendant quatre heures ; les Arméniens avaient réussi à occuper une partie des maisons turques, auxquelles ils avaient mis le feu ; jusque-là, ils n’avaient eu qu’un mort et quatre blessés, tandis que les Turcs avaient trente-sept morts : mais l’incendie s’étendait de plus en plus, et les Turcs s’étaient enfuis.

Une partie des fuyards, soixante-dix-sept personnes, tombèrent aux mains de nos combattants qui voulurent les amener comme captifs à Zeïtoun ; mais en chemin, au moment où ils passaient près de Gantchi, là justement où cinq siècles auparavant, les musulmans avaient égorgé les soldats captifs de notre dernier roi Léon vi, ce souvenir douloureux les surexcita, et ils tuèrent leurs captifs. Mais ils avaient déjà conduit leurs femmes et leurs enfants à Androun sans leur faire aucun mal (1er novembre).


Le 27 octobre, le sous-gouverneur de Goguisson, le Circassien Méhemmed-Bek, s’était rendu avec les notables turcs aux villages arméniens, avec lesquels il avait fait une espèce de traité dans les conditions suivantes : 1o Si les Arméniens de ces villages ne s’unissaient pas aux Zeïtouniotes, ils ne seraient pas attaqués par les Turcs ; 2o Si les Zeïtouniotes venaient attaquer les Turcs de ces parages, les Arméniens défendraient leurs voisins musulmans ; et si les soldats venaient attaquer les villages arméniens, les Turcs défendraient leurs voisins chrétiens. Lorsque nous avons envoyé des hommes au village de Dache-Olouk pour forcer les habitants turcs à se rendre, les Arméniens avaient, selon le traité, défendu leurs voisins turcs et avaient prié leurs compatriotes de ne pas leur toucher, puisque ceux-là voulaient bien rester en bons termes avec eux.

Mais, dans la nuit du 1er novembre, les soldats de Goguisson et d’Eridjek, prenant avec eux un grand nombre de cavaliers circassiens et de Turcs, attaquèrent les Arméniens de Dache-Olouk. Sous la conduite de Méhemmed-Bek, les habitants turcs, loin de protéger leurs voisins chrétiens, furent les premiers à les attaquer, lorsqu’ils virent l’arrivée des soldats. Les Arméniens, lâchement trahis, et trop peu nombreux pour résister contre tant de forces réunies, ne trouvèrent, pour se sauver du massacre, d’autre moyen que de s’enfuir vers Zeïtoun ; quelques vieillards et femmes malades, qui n’avaient pu fuir, furent outragés et massacrés par les Turcs.

Les Arméniens des autres villages de Goguisson (Kiredji, Gueul-Pounar, Héïk, Déyirmen-Déré) suivirent l’exemple de Dache-Olouk. Nous avons placé tous ces fuyards dans les deux villages turcs de Zeïtoun, Tanour et Deunghel, dont les habitants s’étaient soumis à nous dès le premier jour de l’insurrection et qui se chargèrent de nourrir nos compatriotes.


Dans le hameau de Yarpouz, où se trouvaient cent cinquante maisons arméniennes, les Turcs avaient pillé les biens de nos compatriotes et enlevé leurs femmes. Ils avaient fait de même à Albisdan.


Le 5 novembre, de nouveaux bataillons arrivèrent et se concentrèrent sur deux points : 2,000 soldats à Eridjekj à quatre heures de distance de Zeïtoun vers le nord ; 8,000 soldats dans la plaine se trouvant près du Pont de Vartabed où 3,000 Turcs de Pertous s’étaient déjà réunis après le combat de Pertous-Tchaï. Tous ces soldats attendaient là pour empêcher nos combattants de marcher jusqu’à Marache, où les Turcs étaient en train de massacrer les Arméniens à leur aise.

De même à Nal-Tchéken, le nombre des soldats avait considérablement augmenté. Ils avaient commencé à attaquer les villages arméniens se trouvant au sud d’Alabache ; les Arméniens avaient résisté pendant une semaine, mais leurs munitions s’étant épuisées, ils se retirèrent peu à peu à Zeïtoun, sur le mont Chembek et autour de la forteresse de Gurédine.


Le 5 novembre, les Turcs de Béchen, auxquels nous n’avions jamais voulu toucher parce qu’ils étaient nos voisins, volèrent les mulets du prince Nazareth Yéni-Dunia. Déjà, avant ce vol, ils s’étaient plusieurs fois comportés en traîtres à notre égard ; ils étaient allés faire connaître nos mouvements aux soldats turcs et ils les avaient invités à passer le fleuve et à venir s’établir dans leur village. Une grande indignation s’éleva à Zeïtoun contre ces traîtres : nous avons formé une bande de quatre cents combattants et nous les avons envoyés pour chasser les Turcs de Béchen et pour repousser les soldats qui s’avançaient vers le sud d’Alabache. Le 7 novembre, à midi, nos combattants se mirent en route ; cette fois-ci, nous avions choisi les plus braves.

Ils avaient réussi, sans rencontrer aucune résistance, à chasser les Turcs de Béchen ; puis ils avaient repoussé les soldats qui étaient en train d’incendier les villages d’Alabache. Cela répandit l’effroi parmi les ennemis qui n’osèrent plus passer le fleuve.


Depuis le 22 octobre, le chef turcoman Yayidj-Oghlou Zulfahar avait assiégé le village de Chivilgui avec 1,500 bachi-bozouks ; il voulait d’abord anéantir ce village dont les habitants renommés par leur bravoure le gênaient. Il était, d’ailleurs, amplement encouragé par le gouvernement. Avant d’avoir commencé ses attaques, Yayidj-Oghlou avait reçu du gouverneur de Marache, Abdul-Véhab-Pacha, une lettre qui, plus tard, tomba entre nos mains, et dont voici textuellement le contenu :


À Abaza-Zadé Dourtlou-Bek et à Zulfahar-Zadé Yayidj-Agha,

Sachez que les bandits Zeïtouniotes vont faire des attaques dans vos parages ; vous devez prouver votre zèle à défendre notre religion. Vous nous aviez demandé des armes et des munitions, vous devez savoir que le gouvernement se trouve en ce moment dans une situation très précaire ; faites une souscription et armez le peuple ; nous avons tout de même envoyé à Dourdou-Bek deux litres de poudre. L’ardeur religieuse est donc complètement morte dans le peuple ? Nous croyons que le moment est arrivé de déployer l’étendard sacré.


Soixante-douze Arméniens de Chivilgui résistèrent vaillamment pendant seize jours au seymen de Yayidj-Oghlou et le repoussèrent trois fois. Le 8 novembre, ayant reçu un renfort de quelques centaines de cavaliers circassiens de Tchokhakh, Yayidj-Oghlou tenta une attaque décisive ; les Arméniens résistèrent furieusement ; et, lorsque de Fournous et de Davoudenk une centaine d’insurgés arméniens arrivèrent à leur secours, Turcs et Circassiens, sans même attendre leur approche, prirent la fuite et se dispersèrent. Après eux, les Turcs de Sisné s’enfuirent également et nous pûmes nous emparer de l’abondante provision de blé que le gouvernement avait dans ce village.


Depuis le 31 octobre, deux cents Turcs de Nédirli et de Kurtul avaient assiégé le village de Télémélik : trente-cinq villageois arméniens avaient résisté à leurs attaques et les avaient repoussés plus d’une fois.

Le 10 novembre, les ennemis ayant considérablement augmenté leur nombre, firent une attaque définitive sur Télémélik ; la situation des Arméniens était très périlleuse. Nous nous sommes empressés d’envoyer trente de nos meilleurs combattants qui allèrent à leur secours ; en même temps, les combattants d’Alabache et de Mavénk, deux cent cinquante personnes en tout, conduits par Khatcher Kaila et Hadji-Mardiros Ghadalakian, arrivèrent pour les assister. Le combat dura cinq heures ; les Turcs, vaincus, s’enfuirent jusqu’à Marache. Nos combattants plantèrent le drapeau insurrectionnel au milieu du Pont-de-Pierre de Djahan et continuèrent leur marche sur les villages de Kurtul et de Nédirli.


Le 13 novembre, nous avons envoyé à Gaban une bande de Zeïtouniotes ; les villageois turcs rendirent leurs armes et se soumirent sans résistance. Seulement, les habitants de quinze maisons avaient pris la fuite, et tous appartenaient à la famille Abaza ; leurs chefs étaient Dourdou-Bek, Millu-Aghaet Murtaza-Agha. Nos insurgés pillèrent les maisons des fuyards, mais ils ne firent aucun mal à ceux qui s’étaient rendus. Les Turcs de Gaban acceptèrent non seulement de planter notre drapeau au-dessus de leur village, mais ils voulurent, de leur propre gré, se convertir au christianisme ; ils allaient, cinq fois par jour, prier à l’église, et allèrent même jusqu’à nous prier de les baptiser ; mais nous avons refusé d’accepter leur proposition ; nous nous sommes contentés de leur faire transporter à Zeïtoun les provisions de blé que le gouvernement avait à Gaban et à Boundouk.


VIII

PRISE D’ANDROUN.


Après sa défaite à Chivilgui, Yajidj-Oghlou s’était enfui à Androun et là, il avait, avec le consentement du gouverneur, mis en prison tous les habitants arméniens ; ils étaient au nombre de quatre cents, hommes, femmes et enfants, et il y avait parmi eux des hommes qui étaient dans les fonctions du gouvernement. Pendant onze jours on n’avait presque pas donné ni à manger ni à boire aux prisonniers.

Le peuple était très excité à Zeïtoun et voulait, le plus tôt possible, sauver ses frères torturés. Nous avons envoyé une quarantaine de cavaliers à Fournous, pour qu’ils y forment un seymen et qu’ils marchent sur Androun, conduits par le vartabed Bartholoméos. Le vaillant vartabed sauta sur son cheval et s’écria : « Que ceux qui aiment le Christ viennent après moi. » Trois cent cinquante personnes le suivirent, dont cent étaient sans armes. Les Turcs avaient appris l’arrivée des Arméniens ; ils avaient formé un seymen avec trois mille soldats, gendarmes et bachi-bozouks, tous bien armés : le seymen était conduit par le gouverneur et le juge d’Androun, et par les chefs Dourdou-Bek. Yayidj-Oghlou, Murtaza-Agha, Sullu-Agha, Hadji-Effendi et Youssouf-Tchavouche.

Ils s’étaient tous rangés derrière des barricades, à une heure de distance d’Androun, devant la forteresse d’Azdi, à l’entrée de la plaine et ils attendirent impatiemment l’arrivée des Arméniens. Ils avaient d’abord voulu égorger un à un tous les prisonniers de la ville ; mais le gouverneur, de peur que les soldats ne soient lassés par ce massacre, leur avait dit : « Ceux-là sont toujours à notre disposition ; nous pouvons les égorger quand nous voudrons ; tâchons d’abord d’écraser les insurgés. »

Le 15 novembre, le vendredi matin, le combat commença. Au point du jour, les Arméniens étaient arrivés à l’entrée de la plaine et s’étaient divisés en trois ; le vartabed Bartholoméos, à pied, et tirant son cheval derrière lui, passa à la tête d’une partie des fantassins et se mit à traverser un ravin en se dirigeant sur l’aile droite de l’ennemi, sans en être vu ; les autres fantassins se dirigèrent sur l’aile gauche, en passant sous la forteresse d’Azdi, cachés dans les broussailles ; les cavaliers, conduits par le prince Nichan Yéni-Dunia et Tcholakian Panos, s’élancèrent tout droit sur le centre de l’ennemi. Les Turcs commencèrent une vive fusillade, mais sans aucun succès. Au même moment, le vartabed Bartholoméos, étant arrivé tout près de l’ennemi, s’élança tout d’un coup en poussant des cris effrayants et commença l’attaque ; les autres fantassins firent la même chose à l’aile gauche. Les Turcs se virent cernés de toute part, et après une résistance de deux heures prirent la fuite. Les Arméniens les poursuivirent longtemps et en massacrèrent un grand nombre ; Bartholoméos, monté sur son coursier, donnait lui-même l’exemple à ses combattants ; il empoignait les fuyards et les jetait à ses gens, en leur criant : « Revêtez-les de la chemise rouge, et que Dieu vous absolve ! » Ce jour-là, les Turcs avaient perdu quelques centaines de soldats, parmi lesquels se trouvaient leurs chefs Dourdou-Bek, Abaza, Murtaza-Agha, Sullu-Agha, Hadji-Effendi et Youssouf-Tchavouche ; c’est dans la poche de Dourdou-Bek que nos hommes avaient trouvé la lettre, ci-dessus mentionnée, du gouverneur de Marache. Le désir du vartabed c’était de capturer Yajidj-Oghlou et de l’amener à la caserne, mais le chef turcoman avait été le premier à prendre la fuite et d’aller se réfugier dans le district de Kars-Zulcadrié, où il avait raconté avec épouvante à ces coreligionnaires que les Arméniens avaient avec eux quelques milliers d’Européens ; cette légende avait été créée par la présence d’un vieillard du nom de Mardiros, auquel nous avions donné un chapeau qu’il portait tout en conservant ses sabots et sa culotte de montagnard oriental.

Une fois les Turcs mis en déroute, la première chose que fit le vartabed, ce fut de courir à la prison pour en faire sortir les Arméniens. Ces pauvres gens, exténués de faim et de souffrance, étaient plongés dans un profond désespoir et croyaient que leur fin était arrivée ; ils crurent rêver en voyant entrer dans la prison le vartabed Bartholoméos ; plusieurs d’entre eux s’étaient jetés à ses pieds embrassaient ses mains en pleurant. En quelques instants, nos combattants firent sortir les prisonniers et les conduisirent tout droit à la boulangerie de la ville où on leur distribua les pains qui y étaient amassés pour les soldats turcs.

Les insurgés pillèrent toutes les maisons, le marché et le palais du gouvernement, puis mirent le feu à la ville. Vers le soir, surchargés de butin, ils retournèrent à Fournous et Gaban ; ils étaient accompagnés de tous les Arméniens sauvés à la prison d’Androun, et comme les femmes et les jeunes filles, très affaiblies, ne pouvaient pas marcher, les cavaliers étaient descendus de leurs chevaux et les y avaient fait monter, tandis que d’autres portaient les enfants sur leurs épaules.


IX

NOS INCUSIONS À YÉNIDJÉ-KALÉ ET LA DÉLIVRANCE
DES MISSIONNAIRES FRANCISCAINS.


Jusqu’au 17 novembre, notre troupe de combattants, composée en grande partie d’Alabachiotes, conduite par Khatcher-Kaiïa et par Hadji-Mardiros Chadalakian, avait écrasé les grands seymen de Kurtul et de Nédirli, avait incendié ces villages et s’était approchée du village de Keuchirgué où les ennemis s’étaient concentrés ; le 17 novembre, les Arméniens réussirent à entrer dans ce village et à s’en rendre maîtres ; puis ils s’approchèrent du village de Kaïchli ; leur but était de détruire cette dernière position des ennemis pour pouvoir délivrer les Arméniens demeurant dans la commune de Yénidjé-Kalé, ainsi que les missionnaires franciscains qui, quelques jours auparavant, avaient envoyé un homme à Zeïtoun pour demander notre protection.

L’ordre des Franciscains de Terre-Sainte avait trois missionnaires et trois couvents dans la commune de Yénidjé-Kalé. Leur supérieur était le père Salvatore Lili, qui était né en Italie. Il demeurait toujours dans le couvent du village de Moudjik-Déré, il était aimé et respecté par le peuple pour sa bonté et sa douceur. Le père Emmanuel Trigo restait dans le couvent de Douncala, le père Emmanuel Garcia restait dans le couvent de Yénidjé-Kalé.

Après le massacre de Marache, le père Emmanuel Garcia avait pressenti le danger qui les menaçait, et il avait plusieurs fois écrit au gouverneur de Marache en le priant d’envoyer des soldats à Yénidjé-Kalé pour les défendre ou pour les conduire à Marache, mais le gouverneur n’avait jamais répondu.

Au contraire, les missionnaires franciscains avaient plusieurs fois entendu les paysans turcs se raconter entre eux que Cadir-Bek, à Marache, avait donné l’ordre aux gendarmes d’aller à Yénidjé-Kalé, en faire sortir les Franciscains, sous le prétexte de les conduire à Marache, de les assassiner en route. Ce tyran avait une haine personnelle qu’il nourrissait depuis longtemps contre les Franciscains, dont la présence dans ce district avait été depuis quinze ans un puissant obstacle aux invasions des tribus turcomanes. En outre, le peuple turc et le gouvernement étaient depuis quelque temps très excités contre les missionnaires américains ou européens qu’ils considéraient comme des semeurs d’idées révolutionnaires. Il y a trente ans, le gouvernement permettait volontiers à ces missionnaires de se répandre par toute l’Arménie et de convertir les Arméniens au protestantisme ou au catholicisme ; il voyait là un excellent moyen de diviser les Arméniens et de jeter la discorde parmi eux ; et, en effet, les premiers temps, des discordes éclatèrent parmi les Arméniens grégoriens, protestants et catholiques ; le gouvernement, très satisfait, encourageait de plus en plus les missionnaires. Mais les écoles ouvertes par ces missions, ainsi que les écoles fondées par les sociétés arméniennes produisirent une jeunesse instruite, et alors tout changea : cette nouvelle génération, nourrie d’idées européennes, s’éleva au-dessus des divergences religieuses, et, unie dans un grand sentiment de fraternité nationale, tourna son attention contre les abus et les injustices du régime régnant. Ce mouvement causa une grande inquiétude au gouvernement, qui crut alors avoir commis une faute en laissant pénétrer les missionnaires en Arménie. J’ai entendu moi-même quelques hauts fonctionnaires turcs s’en plaindre : « Nous avons commis une grosse faute, disaient-ils, en laissant ces missionnaires se répandre en Arménie ; ils ont ouvert des écoles, ils ont éclairé le peuple et lui ont donné des idées subversives, et ils ont introduit avec eux l’intervention de leur gouvernement dans toutes les affaires intérieures du pays ; ils ont enchaîné notre liberté d’action. »

Le Père Salvatore avait déjà cessé de compter sur la protection du gouvernement ; il eut l’idée d’inviter Kutchuk-Agha, le maire du village turc de Kaïchli, à venir avec ses hommes défendre son couvent en échange d’une somme qui lui serait payée chaque jour.

Le samedi 16 novembre, l’après-midi, deux bataillons conduits par le colonel Mazhar-Bey, étaient venus camper entre Moudjik-Déré et Kaïchli, qui étaient à deux kilomètres de distance l’un de l’autre.

Le lundi 18 novembre, au point du jour, Mazhar-Bey s’était rendu, avec un détachement de soldats, au couvent de Moudjik-Déré, et les autres avaient assiégé le village. Le Père Salvatore était allé au-devant du colonel et l’avait prié de prendre tous ses biens mais d’épargner sa vie. Mazhar-Bey lui avait répondu : « Je suis venu prendre ta vie. » Sur ces mots, les soldats attaquèrent le Père Salvatore, lui déchirèrent la cuisse à coups de baïonnette[2], et, après l’avoir dépouillé de tout ce qu’il possédait, le traînèrent jusqu’au camp avec ses onze élèves arméniens catholiques, ses orphelins et ses domestiques.

Ensuite, les trompettes ont sonné, les réguliers et les bachi-bozouks ont attaqué le village, et se sont mis à massacrer, à piller et à incendier. Ordre leur était donné de ne pas laisser un seul Arménien ; ils comptaient faire la même chose à Yénidjé-Kalé, et en supprimant, ainsi tous les témoins du crime, ils pensaient attribuer le meurtre des missionnaires aux Zeïtouniotes[3]. Heureusement, quelques jeunes Arméniens avaient réussi à s’enfuir à Yénidjé-Kalé, et annoncer aux deux autres missionnaires le crime commis à Moudjik-Déré.

Les deux missionnaires s’étaient réunis dans le couvent de Yénidjé-Kalé, ayant avec eux un frère lai qui venait d’arriver de l’Espagne ainsi que tous les paysans arméniens ; ils attendaient la mort. Mais quelques Arméniens avaient pu arriver près de la troupe des combattants d’Alabache et l’avaient averti du danger qui menaçait les habitants de Yénidjé-Kalé. Nos combattants changèrent de route et se dirigèrent vers Yénidjé-Kalé. Vingt-deux Zeïtouniotes d’entre eux y sont arrivés les premiers, avant que les soldats aient quitté Moudjik-Déré. Ils se sont dirigés vers le couvent, en ont fait sortir les missionnaires, avec leurs professeurs, leurs élèves et leurs domestiques, et se sont, dépêchés de les conduire jusqu’à Fournous où ils sont arrivés le lendemain. Ils y ont trouvé un accueil cordial de la part du supérieur, le vartabed Bartholoméos. Le jour suivant, ils sont venus à Zeïtoun, où nous les avons établis dans l’église des Arméniens catholiques.

Après le départ des missionnaires, les paysans turcs de Yénidjé-Kalé se sont rués dans le couvent et se sont mis à le piller. Un peu après Mazhar-Bey y arriva avec ses soldats ; ceux-ci se préparèrent à massacrer les Arméniens du village, lorsque nos combattants se découvrirent, attaquèrent les Turcs ; la position qu’occupaient ceux-ci était très avantageuse ; mais peu après, soixante-douze Arméniens de Zeïtoun et de Fournous, ayant à leur tête le vartabed Bartholoméos, Kévork Belderian, Panos Cham-Kéciehian, Tcholakian et Hratchia, arrivèrent de Gaban par le chemin d’Androun, cernèrent les ennemis et les attaquèrent ; le combat dura jusqu’au soir ; les ennemis se retirèrent à Kaïchli après avoir laissé quarante morts, plusieurs blessés et des chevaux[4]. Après la fuite des Turcs, nos combattants firent sortir de leurs cachettes les Arméniens de Yénidjé-Kalé, et les envoyèrent à Fournous ; eu mêmes se retirèrent vers Xédirli n’ayant plus de munitions pour continuer le combat.

Le 22 novembre, Mazhar-Bey partit avec ses bataillons à Marache, après avoir incendié les couvents des missionnaires et les villages arméniens ; ils avaient avec eux le Père Salvatore ; lorsqu’ils ont passé la rivière du Kursul, les soldats ont sommé le père Salvatore d’embrasser l’islamisme, et lorsqu’il a refusé, Mazhar-Bey a donné l’ordre à ses soldats de le tuer avec ceux qui l’accompagnaient, puis de les brûler.

Cinq jours plus tard, quelques nouveaux bataillons arrivèrent de Marache, et nos combattants furent forcés de se retirer à Alabache.


X

COMBATS À GABAN


Le 18 novembre, arrivèrent à Androun, par le chemin d’Adana, 6,000 Zeïbeks smyrniotes, ayant à leur tête le colonel Ali-Bey, fils de Kel-Hassan-Pacha ; cet homme était renommé parmi les paysans turcs pour sa bravoure. Il reconstitua le seymen dispersé de Yayidj-Oghlou, et campa dans les ruines de Sisné.

Le 17 novembre, notre ami Abah, accompagné de quelques combattants, se rendit à Gaban pour former un grand seymen et continuer le combat ; en y arrivant, il avait vu que les combattants de Zeïtoun et de Fournous, qui s’y trouvaient auparavant, étaient partis à Yénidje-Kalé pour délivrer les missionnaires franciscains ; il se trouva donc tout seul avec ses quelques combattants.

Profilant de cette occasion, les Turcs de Gaban qui jusque-là avaient continué à aller prier dans l’église arménienne, vont voir secrètement le colonel Ali-Bey et lui disent : « C’est juste le moment d’attaquer Gaban ; il ne reste plus de Zeïtouniotes ici, excepté l’un des généraux[5] européens avec ses quelques combattants. »

Le mardi 19 novembre, vers le soir, Ali-Bey commence à assiéger la plaine de Gaban de toutes parts : il envoie un homme à Abah pour lui dire qu’il sera massacré avec ses amis, s’ils ne se rendent pas. Notre vaillant camarade répond froidement à l’envoyé : « Va dire à ton maître que je suis prêt à résister. »

Sur cette fière réponse, une bande de cavaliers circassiens s’avancent jusqu’au pied du village, et veulent emporter les bestiaux des habitants ; quelques cavaliers arméniens se battent avec eux, en tuent quelques-uns et repoussent les autres.

Et cependant, il y avait trop peu de forces du côté Arméniens à Gaban ; les habitants du village étaient presque tous sans armes ; et Ali-Bey avait avec lui 8,000 soldats et bachi-bozouks. Abah divise en quelques groupes les habitants de Gaban, les place sur les passages principaux, puis il envoie des hommes à Fournous, à Yénidjé-Kalé et à Zeïtoun, pour que les compagnons arrivent à leur aide. Mais les ennemis s’étaient déjà avancés dans le village turc, les gens de Gaban, découragés et effrayés, s’enfuient dans les montagnes. Abah reste seul avec quatorze Zeïtouniotes et une jeune fille de Gaban, du nom de Doudou, armée jusqu’aux dents.

Abah décide de se battre jusqu’à la fin ; il comprend que s’il se retire, toute la population du village sera massacrée ; il veut distraire les ennemis pour donner le temps aux villageois de s’enfuir.

Au matin (19 novembre), les ennemis attaquèrent le village de Gaban. Abah et ses compagnons se trouvaient postés à l’entrée de l’unique défilé de Gaban qui monte de la plaine et s’élève jusqu’à une hauteur d’un kilomètre ; pour arriver à nos combattants, les Turcs devaient passer deux à deux dans ce défilé étroit et rocheux. Les nôtres étaient armés de fusils Martini et possédaient des munitions en grande quantité ; ils se tenaient à l’entrée prêts à frapper tous ceux qui oseraient s’avancer ; et en effet, lorsque l’attaque commença, ils tuèrent dans quelques instants, plusieurs dizaines de soldats, sans avoir eux-mêmes un seul blessé. Ali-Bey comprit l’impossibilité de pénétrer dans le défilé, et envoya quelques bataillons qui allèrent faire le tour de la montagne, et au bout de quatre heures vinrent assiéger nos camarades par derrière. Mais pendant ces quatre heures, les habitants de Gaban avaient eu le temps de s’enfuir à Fournous, en passant par des sentiers cachés ; c’est seulement alors qu’Abah et ses combattants se retirèrent par le même sentier et entrèrent à Zeïtoun.

Les soldats, furieux de ne trouver personne, pillèrent le village, puis y mirent le feu. Ils tuèrent les quelques vieillards, femmes et enfants, qui n’ayant pu fuir, étaient restés dans le village ; ils lancèrent les vieilles femmes dans les précipices et ils broyèrent les enfants contre les rochers.

Les Arméniens de Boundouc, de Davoudenk, de Chivilgui et de Sisné suivirent l’exemple de ceux de Gaban et se réfugièrent à Zeïtoun. Le nombre des réfugiés atteignit 15,000 à Fournous et à Zeïtoun ; et ces deux localités devinrent les deux centres principaux de l’insurrection.

LES RÉFUGIÉS À ZEÏTOUN (D’après un dessin du Daily Graphic de Londres).

Après Gaban, les soldats d’Ali-Bey occupèrent le village de Boundouc ; mais ce jour-là même (20 novembre) les combattants zeïtouniotes qui de Yénidjé-Kalé marchaient vers Gaban pour aller au secours des habitants de ce village, arrivèrent à Boundouc où ils eurent une rencontre avec les soldats ; le combat dura une demi-heure, les Turcs furent battus et se retirèrent à Sisné. Les insurgés ramassèrent une grande quantité de blé et retournèrent à Zeïtoun.

Pour punir les Turcs de Gaban de leur lâche trahison, nous avons formé à Zeïtoun un bataillon de combattants, à la tête duquel passèrent plusieurs jeunes princes et nos camarades Abah et Hratchia. Ce bataillon partit le 22 novembre ; en quittant le Zeïtoun il se composait de 450 personnes, le nombre s’en éleva jusqu’à 1,200 lorsqu’il arriva à Gantchi.

Ils entrèrent soudainement dans le village turc de Gaban ; les habitants, sans opposer aucune résistance, sortirent dans la plaine pour s’enfuir au camp d’Ali-Bey. Les cavaliers zeïtouniotes les poursuivirent, et en tuèrent la plus grande partie ; puis nos combattants entrèrent dans le village, le pillèrent et retournèrent à Zeïtoun.


XI

LA COMMISSION ENVOYÉE PAR REMZI-PACHA.


Après nos combats à Gaban, nous avons cessé pour quelque temps nos incursions à cause de l’hiver qui était devenu rigoureux et parce que nous avions besoin de fortifier les deux centres de l’insurrection ; nous envoyions seulement des bandes de chasseurs qui allaient tous les jours surveiller les environs à une assez grande distance. Nous avions à Zeïtoun et Fournous une provision de blé qui aurait suffi pendant une année au besoin des insurgés ; mais il y avait les quinze mille réfugiés qu’il fallait nourrir aussi ; il était évident que la famine nous attendait dans quelques mois si nous n’avions pas recours à de nouveaux moyens d’approvisionnement. De même, le sel qui se trouvait à Zeïtoun et Fournous était insuffisant ; ce souci fut dissipé pour quelque temps lorsque nos gens eurent découvert une source salée dans les montagnes.

Avec les réfugiés, nous avions aussi les six cents prisonniers turcs que nous devions nourrir, comme nous l’avions fait jusque-là. Nous fûmes obligés de prier le colonel captif d’écrire au commandant militaire de Marache pour qu’il envoie des vivres aux soldats turcs. Voici la lettre que le colonel écrivit au commandant, je la traduis textuellement :


« À Son Excellence le commandant général Moustapha-Remzi-Pacha.


« La prière de votre serviteur est ceci :

« Quoique je me porte fort bien et que je me trouve en toute sécurité, je dois constater que la situation des soldats prisonniers est devenue très pénible ; jusqu’à présent les Zeïtouniotes les ont humainement traités, mais un grand nombre de réfugiés arméniens étant venus ici, ils sont maintenant obligés de les nourrir aussi.

« Aujourd’hui, le général baron m’ordonna d’écrire à votre Excellence que si vous voulez bien envoyer des vivres au moyen de muletiers arméniens jusqu’au Pont de Pierre les sentinelles zeïtouniotes les transporteront ici et les distribueront aux soldats. Il dépend de vous de donner votre décision. »

« Colonel EFFET-BEY.

« 27 Techrini-Sani, 1311. »


Nous avons envoyé cette lettre à Marache au moyen de deux soldats prisonniers. J’ai appris plus tard par un témoin que Remzi-Pacha, après avoir lu cette lettre, avait crié devant les soldats eux-mêmes : « Ôtez-vous de ma vue, imbéciles ; il y a longtemps que le gouvernement vous compte déjà comme perdus[6]. »

Le 27 novembre, nos chasseurs arrêtèrent cinq personnes dans les ruines de Béchen ; tous les cinq portaient des costumes européens et étaient montés à cheval. En voyant des insurgés ils avaient élevé un drapeau blanc et s’étaient mis à chanter un hymne d’église arménien. C’étaient des notables de Marache que Moustapha-Remzi-Pacha avait fait sortir de prison où ils gémissaient depuis des semaines, et qu’il avait forcés de se rendre à Zeïtoun pour communiquer aux insurgés ses ordres et ses menaces. C’étaient le prêtre Tor-Oghli et les notables Artin Mouradian, Hovsep Diche-Tchékénian, Bédros Salatian et Gosdan Der-Ohannessian.

Nous les avons conduits directement à la caserne ; ils portaient avec eux un papier sans signature et sans date, et qui contenait les conditions suivantes posées par le gouvernement :

« Le gouvernement impérial pardonnera aux Zeïtouniotes :

« 1o S’ils livrent les fauteurs et les chefs d’insurgés ;

« 2o S’ils rendent leurs armes au gouvernement ;

« 3o S’ils restituent les canons, les fusils et les biens pris dans la caserne, et s’ils y réinstallent les soldats. »

Nous avons compris que c’était là un piège et nous avons enfermé les cinq délégués dans deux chambres de la caserne. Ceux-ci eurent beau nous énumérer les menaces de Remzi-Pacha, selon lesquelles 80,000 réguliers et un grand nombre de bachi-bozouks viendraient avec treize canons et des munitions en quantité pour détruire définitivement le Zeïtoun ; nous avons continué à rester fermes dans notre décision, et quelques vieux Zeïtouniotes ont montré aux délégués timides la neige qui s’accumulait autour de Zeïtoun et leur ont répondu : « Voici la blanche armée de Dieu qui commence à nous cerner pour nous défendre ; elle sera la tombe des innombrables soldats dont vous parlez ». Ces notables devaient rentrer à Marache ; au bout de trois jours nous avons décidé de les garder. Puis nous avons envoyé à Remzi-Pacha, la réponse suivante au moyen de trente-deux soldats :


« Au gouvernement de Marache,

« Dans les ruines de Béchen, nous avons arrêté les cinq espions arméniens que vous avez envoyés et nous les avons emprisonnés dans la caserne.

« Ils seront jugés dans quelques jours et ils recevront la punition qui leur sera destinée.

« AGHASSI.

« Zeïtoun, 7 décembre 1895. »


Quelques jours plus tard, Abah et Hratchia partirent à Fournous pour surveiller le peuple et pour régler la question du blé. De notre côté nous nous mîmes à fortifier nos positions à Zeïtoun ; nous avons ouvert sur les murs du sud, est et ouest de la caserne un grand nombre de trous à fusil. Nous avons fait fermer les grandes portes, nous en avons ouvert une petite du côté du nord, nous avons creusé devant elle un fossé conduisant au petit ravin qui descend vers la ville de Zeïtoun. Nous avons envoyé les réfugiés dans la ville et nous avons fait démolir la plus grande partie des maisons environnant la caserne pour qu’elles ne nous empêchent pas de voir l’arrivée des ennemis.


XII

L’ARMÉE DE REMZI-PACHA


Le lundi 9 décembre, il fut décidé que les princes et les notables de Zeïtoun iraient eux-mêmes guetter l’armée des ennemis qui se trouvait près du Pont de Vartabed ; 22 hommes furent choisis et j’étais dans le nombre. Nous sommes arrivés le soir sur la colline du village de Vartanenk, qui se trouve juste au-dessus du Pont de Vartabed. En face de la colline, l’armée s’était étendue dans les champs, que blanchissaient quelques milliers de tentes.

La distance qui nous séparait de l’ennemi était à peine de 1,200 mètres. Nous nous sommes mis à examiner le camp au moyen des longues-vues. Au bout de quelques minutes ils nous aperçurent, et presque aussitôt ils tirèrent sur nous quelques boulets de canon : les boulets passèrent au-dessus de nous sans nous toucher ; cachés derrière les buissons, nous nous sommes mis à tirer sur les soldats, ils nous répondirent par des boulets qui passèrent encore sans nous faire de mal. Au bout d’une heure de combat, une averse se mit à tomber et nous rentrâmes à Zeïtoun. Nous a dons vu ce qu’il nous fallait : les soldats avaient des canons, ils ne tarderaient donc pas à marcher sur Zeïtoun.

Le soir même, nous avons convoqué l’assemblée générale dans l’église de Sourp-Asdvadsadsine, pour délibérer sur les mesures à prendre et sur les préparatifs de défense. Nous avons fortifié nos positions, nous avons divisé nos combattants, sur plusieurs points et nous avons envoyé des éclaireurs pour guetter le mouvement de l’armée. Nous étions tous décidés à résister jusqu’à la mort.

Je dirai d’avance combien de forces avait l’armée turque qui marchait sur Zeïtoun sous le commandement général de Moustafa-Remzi-Pacha.

Selon le dire des habitants turcs et arméniens, cette armée était composée de 115,000 réguliers et bachi-bozouks ; ce chiffre est certainement exagéré ; je crois que l’armée avait soixante mille hommes, dont trente mille étaient des réguliers et les autres des bachi-bozouks, turcs, turcomans, tcherkesses, zeïbeks, kurdes et arabes, tous armés de fusils Martini[7].

L’armée avait treize canons de montagne.


XIII

LE COMBAT DE FOURNOUS.


Le 12 novembre, les insurgés de Fournous formèrent un seymen de 230 personnes et se mirent en route pour une seconde incursion dans les parages de Nédirli. Malheureusement le lendemain leurs éclaireurs vinrent avertir ceux qui restaient à Fournous que l’armée turque de Sisné, composée de 8,000 Zeïbeks, et commandée par Ali-Bey, avait occupé Gantchi et marchait sur Fournous. Une autre division, composée de réguliers et de bachi-bozouks, avançait par le Pont-de-Pierre et par le chemin de Seg, vers Fournous.

Nos camarades Abah et Hratchia qui se trouvaient à Fournous, s’étaient empressés de demander des secours à Zeïtoun et de rappeler le seymen partant pour Nédirli. Abah était allé avec quarante-cinq combattants défendre le défilé de Ghessek contre Ali-Bey ; Hratchia s’était rendu aux collines d’Aghuli, pour résister à l’autre division. Vers le soir, Hratchia avait déjà commencé le combat avec l’avant-garde des troupes turques et il l’avait repoussée ; la nuit, le seymen rappelé était arrivé et s’était uni à cette bande.

De Zeïtoun, nous avons envoyé soixante-dix combattants (15 décembre), auxquels s’étaient rejoints en chemin les réfugiés arméniens des villages Kiredj et Déyirmen-Déré. Au matin, les éclaireurs de Yartanenk vinrent nous annoncer que la grande armée de Remzi-Pacha avait quitté tentes et que les cavaliers de l’avant-garde, ayant déjà passé le pont, marchaient sur Zeïtoun.

Les soixante-dix combattants que nous avions envoyés à Fournous, avaient rencontré près de Tékir un seymen de Circassiens et leur avaient livré un combat furieux ; les Circassiens, battus, s’étaient mis en fuite, mais nos combattants n’avaient pas continué leur chemin, ayant appris que Fournous était pris par les Turcs.

Les samedi (14 décembre), Ali-Bey, voyant qu’il était impossible de pénétrer dans le défilé de Ghessek, change de plan et s’avance du côté du couvent Sourp-Garabed, pour descendre par les montagnes.

Abah, le vartabed Bartholoméos et Hadji-Mardiros Chadalakian s’élancent avec soixante combattants sur les hauteurs et commencent une résistance acharnée.

Les soldats, arrivant du côté de Seg, commencent en même temps à attaquer la bande de Hratchia ; ils avaient un canon avec eux. Nos insurgés résistent jusqu’à midi et font périr quelques centaines de soldats, mais les munitions finissant par manquer, ils se retirent jusqu’à Fournous et se réfugient au-dessus du village dans les rochers. Ils avaient d’avance détruit le pont de la rivière de Fournous ; les soldats n’osent pas passer l’eau ce jour-là ; ils se rangent en face du village et commencent à y faire pleuvoir des balles et des boulets.

Abah et ses combattants résistent pendant dix heures aux soldats d’Ali-Bey, qui perdent 250 personnes et ont un grand nombre de blessés. Lorsque les munitions son épuisées, nos camarades battent en retraite jusqu’au couvent Sourp-Garabed. Là, ils se trouvent outre les deux feux de l’ennemi ; du nord et du sud, ils sont vivement attaqués. Ils voient qu’il leur est impossible ni d’entrer dans le couvent ni de descendre à Fournous. La panique commence ; tous se mettent à fuir, descendent dans la vallée se trouvant devant le village pour se réfugier à Zeïtoun. Les Turcs les cernent de loin et en tuent quelques centaines, qui étaient pour la plupart des femmes, du vieillard et des enfants ; les autres rebroussent chemin et rentrent à Fournous.

Abah, resté seul près du couvent, rencontre le vartabed Bartholoméos ; tous les deux montent à cheval, s’élancent du côté de l’est, passent à travers les vignes, descendent par les collines ; ils traversent l’endroit où les Turcs fusillaient les réfugiés, et bien que plusieurs fusils soient dirigés contre eux, aucune balle ne les atteint ; ils s’avancent toujours, ils réussissent à déchirer la chaîne des soldats et ne se reposent que lorsqu’ils arrivent à une heure de distance de Fournous, loin de tous dangers.

Après la fuite des insurgés, les soldats s’avancèrent, occupèrent, le couvent Sourp-Garabed et le brûlèrent.

Abah rencontra, à l’endroit où il s’était reposé la bande de Zeïtouniotes qui, après avoir repoussé les Circassiens près de Tékir, retournaient à Zeïtoun ; il leur avait dit de s’arrêter avec lui et avait envoyé, la nuit, un messager à Fournous pour avertir les Arméniens qui y restaient encore, que les soldats s’étaient retirés et qu’ils pouvaient s’enfuir à Zeïtoun en passant la rivière et qu’eux-mêmes étaient là à veiller sur les chemins. Les Arméniens, restant à Fournous, quittèrent le village en grande partie et purent aller sans danger jusqu’à Zeïtoun.

Un autre héros, avait également réussi à franchir la chaîne militaire et à arriver jusqu’à Zeïtoun. C’était le maire du village Mavenk, Mardiros Chadalakian ; il avait été grièvement blessé ce jour-là dans la mêlée, mais ses compagnons d’armes l’avaient vu continuer à se battre en criant : « Ça n’a pas d’importance, ma blessure continuez, mes enfants ! » Et c’est tout saignant qu’il a traversé les troupes turques en poussant son cheval au galop. Au bout de deux jours, il mourut. C’était un homme d’une grande énergie et d’un admirable dévouement ; il avait été à l’école, et il passait pour un homme instruit ; il était estimé, admiré et aimé dans tout le district. Sa maison avait toujours été un refuge pour les pauvres et pour les persécutés ; à notre appel de préparer une résistance contre les massacres, il fut un des premiers à s’écrier : « Je suis prêt à sacrifier mes biens et ma vie pour défendre mon peuple. »

Quelques milliers des habitants de Fournous, la plupart ayant des armes, avaient pris quelques provisions avec eux et étaient montés sur la montagne se trouvant derrière Fournous et dans les cavernes de Ghessek. Les soldats d’Ali-Bey n’avaient pas encore pu, jusqu’au dimanche à midi (15 décembre), entrer dans Fournous ; les Arméniens tiraient sur eux et roulaient des fragments de rocs ; ils continuèrent jusqu’à ce que leurs munitions fussent épuisées. Alors les ennemis entrèrent dans le village et se mirent à le piller, puis ils l’incendièrent.

Des milliers de soldats se répandirent sur les montagnes à la poursuite des fuyards ; à quelques endroits, ils rencontrèrent encore une résistance : mais ils avaient capturé près de cinq cents femmes dont ils violèrent la plupart sur les lieux mêmes, et dont une partie fut emmenée par les Circassiens dans leurs harems, et une grande partie à Marache ; en passant le Pont-de-Pierre, une cinquantaine de ces femmes s’étaient jetées à l’eau pour ne pas embrasser l’islamisme. D’autres s’étaient précipitées par les rochers et d’autres préférèrent être déchirées par les soldats que de devenir turques.

Les soldats d’Ali-Bey, après avoir passé trois jours à chercher des Arméniens dans les montagnes de Fournous, se dirigèrent vers Zeïtoun. Trois mille Arméniens restaient encore dans ces montagnes et, avec eux, se trouvait Hratchia qui ne rentra à Zeïtoun que le 7 janvier 1898.

Ces quelques milliers d’insurgés attaquèrent deux fois (22 et 27 décembre) les soldats qui apportaient des provisions à la grande armée, qui était déjà à Zeïtoun. Ils les avaient pillés et cela leur avait permis de vivre quelque temps.


XIV

LE SIÈGE DE ZEÏTOUN ET LE COMBAT
DE QUARANTE-SEPT JOURS.


Lorsque le samedi, 14 décembre, les éclaireurs de Vartanenk vinrent nous avertir que la grande armée turque marchait sur Zeïtoun, nous fûmes obligés d’oublier Fournous et de ne penser qu’à notre ville. La première chose que nous avons faite, ce fut d’assurer la ville contre le danger d’incendie. Nous avons réuni tous les Turcs Hadjilar et nous les avons enfermés dans la forteresse des Sourénian ; de même, nous avons augmenté le nombre des gardes qui surveillaient les prisonniers.

Puis les jeunes princes des quatre quartiers sortirent de la ville avec leurs troupes de combattants et se postèrent à l’entrée des passages qu’ils devaient défendre. Quant à moi, je suis allé avec quelques princes et deux cents combattants, au couvent de Sourp-Perguitche, que nous nous sommes chargés de défendre.

À midi, l’armée ottomane se découvrit à notre vue : elle campa à l’extrémité méridionale de la plaine de Tchermouk, sur les collines de terre nommées Akh-Vakh. Au moment où l’on dressait les tentes, cinq cents cavaliers se détachèrent de l’armée, traversèrent les vallées de Tchermouk et se dirigèrent vers le village Avakenk ; deux mille Turcs de Béchen et de Pertous se mirent en même temps à monter vers le couvent de Sourp-Perguitche. Ils avaient l’intention de s’emparer du premier coup du couvent et des villages environnants, qui seraient pour eux de bons abris par cette saison rigoureuse.

Les insurgés de Boz-Baïr et de Gargalar, réunis dans le village Avakenk, résistèrent aux cavaliers par une vive fusillade et les forcèrent, au bout d’une demi-heure, à se retirer.

Les deux mille Turcs, après avoir passé la vallée de Tchermouk, se divisèrent en trois et tâchèrent de cerner le couvent où nous nous trouvions.

Nous nous sommes mis tous à tirer furieusement et, comme en une heure, ils avaient déjà trente morts, ils se retirèrent.

Après ce premier insuccès, Remzi-Pacha redoubla les forces envoyées ; une seconde fois, nous avons repoussé l’attaque.

Vers le soir, les ennemis nous attaquèrent une troisième fois. À peine les cavaliers s’étaient-ils avancés, qu’ils perdirent quelques-uns de leurs officiers, et alors, découragés, effrayés, ils s’enfuirent jusqu’au quartier général.

Immédiatement après leur fuite, ce furent les fantassins qui arrivèrent et nous attaquèrent ; de suite, des dizaines d’entre eux tombèrent, mais les autres ne s’enfuirent pas ; d’un autre côté, près de deux mille soldats étaient secrètement passés derrière le couvent et nous attaquèrent par là. Le combat dura jusqu’au coucher du soleil ; les boulets ébranlaient les murs des maisons et détruisaient peu à peu nos barricades ; nous étions dans une situation très périlleuse ; nous nous sommes vus forcés de quitter le couvent. Nous traversâmes la chaîne de soldats se trouvant derrière le couvent et nous avançant, au milieu des balles, nous nous réfugiâmes dans le village Kalousdenk. Nos combattants, au moment de s’enfuir, avaient mis le feu aux maisons, laissant seulement le couvent : mais les soldats s’empressèrent de l’incendier tout de suite après notre départ. Les Turcs s’efforcèrent d’avancer jusqu’au village de Kalousdenk mais nous les avons repoussés par une forte résistance.

La nuit arrivée, le combat cessa ; tout se tut. La terre était couverte de neige. Nous étions obligés de passer la nuit en plein air à surveiller les passages.

À Zeïtoun, des enfants jusqu’aux vieillards tout le monde était en train de se préparer à la défense : les pères de familles et les fils combattaient, les jeunes filles et les petits enfants transportaient des provisions, les mères et les épouses pétrissaient du pain. Depuis le matin, toutes les femmes s’étaient habillées de haillons noirs et se promenaient en longues processions d’églises à églises, priaient et chantaient, et elles encourageaient les hommes par des paroles ardentes : « Nous forcerons Dieu, disaient elles, à empêcher les ennemis d’entrer dans notre ville. »

La nuit, nous avons encore une fois réuni l’assemblée générale et nous avons décidé que le lendemain tous les princes monteraient à cheval et que le peuple tout entier, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au vieillard de soixante ans, les suivrait pour résister à l’armée ennemie.

Le 15 décembre, le dimanche matin, la foule se dirigea vers la caserne ; elle était précédée des prêtres de Zeïtoun qui s’étaient revêtus de leurs costumes de cérémonie et portaient l’image miraculeuse du Khatch-Alem ; les femmes les accompagnaient toujours avec leurs haillons noirs : tous chantaient un hymne de pénitence ; la procession s’arrêta devant la caserne ; tous avaient déjà pris la sainte communion ; le prêtre prononça la prière d’absolution. C’est en ce moment que je suis sorti de la caserne avec quelques combattants qui conduisaient deux mulets chargés d’un canon ; nous nous sommes dirigés vers l’endroit où nous devions nous battre : la foule des insurgés nous suivit. Les femmes adressaient des paroles ranimantes aux combattants, elles leurs chantaient des chansons de gloire. À huit heures du matin, nous sommes arrivés sur les montagnes d’Ak-Dagh où nous avons trouvé un grand nombre d’insurgés qui s’y trouvaient depuis la veille.

Nous nous sommes divisés en cinq parties et nous nous sommes postés sur les points principaux vers lesquels se dirigeait l’ennemi. À neuf heures, les trompettes se mirent à sonner et les soldats s’avancèrent vers nous de trois côtés ; ils avaient l’intention d’occuper les sommets des montagnes pour ne pas être cernés par nous et pour pouvoir fuir dans le cas d’un échec.

Trois colonnes de soldats montaient derrière le couvent de Sourp-Perguitche ; deux de ces colonnes s’arrêtèrent en face d’Avaz-Guédouk, la troisième passa derrière les collines d’Atlek-Dagh pour rejoindre 8,000 soldats qui se trouvaient là, récemment arrivés d’Eridjek.

Peu après, d’autres colonnes encore s’avancèrent par le même chemin, puis tournant sur le nord, ils se dirigèrent vers le défilé de Santough. Une troisième et grande colonne passa devant le couvent et marcha sur le village de Kalousdenk.

À onze heures, les soldats attaquèrent en même temps les trois points ci-dessus mentionnés. Nos combattants d’Avaz-Guédouk résistèrent pendant une heure et demie et repoussèrent deux fois les attaquants qui subirent des pertes considérables. Les insurgés postés à Santough repoussèrent trois fois les soldats qui les attaquaient. Dans le village Kalousdenk, les insurgés résistèrent pendant une heure à la grande colonne qui était composée de 10,000 soldats, mais à la fin ils furent obligés de mettre le feu aux maisons et de rejoindre leurs frères de Santough.

Les combattants d’Avaz-Guédouk, après avoir repoussé les soldats, se préparaient à faire eux-mêmes une attaque lorsqu’ils se virent assiégés par derrière ; c’étaient les Turcs de Ketmen qui avaient conduit jusque-là les soldats d’Eridek ; les nôtres résistèrent vaillamment ; les autres soldats qui s’étaient retirés retournèrent et recommencèrent l’attaque ; les nôtres étaient au nombre de 400, l’ennemi comptait plus de 10,000 ; nos combattants se virent forcés de battre en retraite jusqu’au mont Berzenga et au passage d’Uzar.

Les ennemis, après avoir occupé cette position, divisèrent leurs forces en deux : une partie suivit nos combattants en leur retraite et l’autre descendit en bas pour assiéger le défilé de Santough du côté du nord ; en même temps arrivaient à Santough les soldats qui avaient occupé le village Kalousdenk. Les Arméniens étaient là au nombre de 1,500 et les ennemis étaient dix fois plus nombreux ; ceux-ci commencèrent l’attaque ; un combat acharné eut lieu et pour la quatrième fois les soldats reculèrent.

Une cinquième attaque suivit cette retraite ; cette fois, ce furent les nôtres qui reculèrent ; une partie s’éleva à Ak-Dagh et les autres vinrent nous rejoindre à Echek-Meïdani.

En voyant les quelques succès de ses soldats, Remzi-Pacha fit avancer vers Ak-Dagh et Echek-Meï dani la partie de l’armée qui se trouvait à Akh-Vakh.

Après avoir occupé le défilé de Santough, les soldats se dirigèrent vers le passage d’Uzar et le mont Berzenga. Les Arméniens résistèrent encore pendant une heure, puis se retirèrent jusqu’aux cavernes de Babig-Pacha. Une partie des soldats les poursuivirent, les autres attaquèrent les insurgés trouvant sur Ak-Dagh ; ceux-ci purent à peine résister une heure et furent obligés de se retirer vers le sud. Ils vinrent nous rejoindre à Echek-Meïdani, de sorte que nous fûmes au nombre de 4,000. Les Turcs nous attaquèrent avec près de 20,000 soldats. Ils n’avaient qu’à occuper l’unique passage dans lequel nous nous étions fortifiés, pour qu’ils pussent pénétrer dans les vignes de Zeïtoun. Notre position était très forte, bien que nous fussions assiégés de trois côtés ; malheureusement nous ne pouvions pas nous servir du canon, nous l’avions même envoyé à la caserne. Le combat dura de deux heures de l’après-midi jusqu’à quatre heures ; des centaines de soldats périrent sous nos balles, mais les autres ne reculèrent pas, car les arrière-gardes avaient l’ordre de tirer sur les soldats qui battraient en retraite ; ils persistèrent donc à continuer le combat. Au bout de deux heures, nous fûmes forcés de nous retirer à la caserne. Les insurgés qui se tenaient sur les collines de Saghir et d’Ané-Tsor, se retirèrent également et vinrent fermer le passage de Djabogh-Tchaïr, au pied de la caserne.

Un combat sanglant eut lieu autour des cavernes de Babig-Pacha ; là s’étaient réfugiés une centaine de jeunes insurgés ; les Turcs les attaquèrent et tâchèrent de les cerner ; voyant le danger qui menaçait ces jeunes combattants, les princes firent appel au peuple d’aller à leur secours ; ils se sont eux-mêmes élancés vers l’endroit du combat, quelques milliers d’insurgés les ont suivis et par une forte résistance ont obligé l’ennemi à se retirer.

Vers cinq heures, Abah et le vartabed Bartholoméos arrivèrent de Fournous. Les soldats s’étaient approchés en ce moment des vignes de Zeïtoun et s’étaient mis à bombarder la caserne. Nous leur avons opposé une résistance furieuse, nous nous sommes servis de nos canons, et à six heures les ennemis furent forcés de reculer. Dans cette journée, les Turcs avaient eu des centaines de morts ; nous avons eu deux morts et deux blessés.

Parmi les morts se trouvait un de nos meilleurs combattants, le fils de Babig-Pacha, Avédik Yéni-Dunia : il n’avait que dix-sept ans, mais il avait déjà prouvé qu’il était un enfant digne de son père : il était l’un des hommes les plus beaux, les mieux bâtis et les plus audacieux de Zeïtoun.

Ce jour-là, au moment où nous nous battions en dehors de Zeïtoun, les femmes Zeïtouniotes étaient restées à garder la ville.

Les femmes ont toujours été l’âme de Zeïtoun ; ce sont elles qui conservent l’ardeur guerrière et le sentiment d’indépendance dans le cœur de leurs maris ou de leurs frères ; et au grand jour du danger elles prennent les armes et se battent avec les hommes. Je les ai vues moi-même ce jour-là exhorter les hommes à aller se battre ; elles criaient à ceux qui s’attardaient encore à attendre dans leurs maisons : « N’avez-vous pas honte d’attendre ici inactifs, tandis que vos frères sont en train de se battre ! allez donc défendre votre pays ! » Et elles insultaient ceux qui persistaient encore à rester dans la ville, elles les poussaient à coups de bâton à aller se battre avec les insurgés.

L’après-midi, elles avaient rendu à la ville de Zeïtoun un service plus important. Au moment où les soldats de Remzi-Pacha occupaient le passage d’Echek-Meïdani, les prisonniers turcs, croyant que la ville allait bientôt être prise et pensant que les femmes ne pourraient pas se défendre, avaient mis le feu au palais pour incendier la ville et avaient pris la fuite. Alors, furieuses de cette trahison, les femmes s’étaient empressées d’abord d’éteindre le feu, puis, armées de haches, de pistolets, de couteaux et de bâtons, s’étaient jetées sur les fuyards et en avaient tué une grande partie ; cinquante-six seulement avaient réussi à se cacher dans le palais, et nous les avons gardés jusqu’à la fin du combat.

Le dimanche soir, nous avons fermé le passage des ennemis à Zeïtoun par une chaîne militaire, s’étendant sur un espace d’une demi-heure de distance, du pied du mont Berzenga jusqu’à la rivière de Zeïtoun : les habitants du quartier Yéni-Dunia s’étaient postés avec leurs princes à Kartoche-Kor. Dans le couvent de Sourp-Asdvadsadsine, se trouvaient sept cent combattants, avec le prince Nazareth, Mleh et moi ; quelques centaines d’insurgés se placèrent à Boutchaghtchonds-Mod ; dans la caserne se trouvaient 300 combattants avec Abah, Merguénian Hadji et les princes de Boz-Baïr : les autres insurgés se tinrent à l’entrée du passage de Djabogh-Tchaïr.

Le 16 décembre, lundi matin, l’ennemi commença l’attaque. Remzi-Pacha, encouragé par le succès de la veille, croyait que nous allions nous retirer : nous étions tout au contraire décidés à résister jusqu’à la mort. Au bout de deux heures, nous avons repoussé l’ennemi après lui avoir fait subir des pertes considérables.

Remzi-Pacha avait résolu de faire un assaut décisif sur Zeïtoun et en avait donné l’ordre à ses soldats, mais les chefs des bachi-bozouks circassiens l’avaient conseillé d’éviter cette marche imprudente ; s’appuyant sur leur expérience ancienne, ils insistaient que ce défilé où déjà des milliers de Circassiens et de Turcs étaient tombés pendant la guerre d’Aziz-Pacha, serait impossible à être occupé et qu’il causerait une perte considérable à l’armée turque ; ils prièrent Remzi-Pacha d’attendre de nouveaux renforts pour tenter l’attaque définitive. Remzi-Pacha suivit les conseils de ses compatriotes et changea de plan. Il fit cesser l’attaque en masse, il répandit dans les vignes de Zeïtoun de petits groupes de chasseurs, qui tiraient sur nous continuellement.

Vers midi, des collines se trouvant en face la caserne, les soldats dirigèrent les canons sur nous et commencèrent à bombarder la ville. Mais les premiers boulets tombèrent sans éclater, et au lieu d’effrayer la population, cet incident raviva son ardeur ; les femmes et les enfants, ayant enveloppé leurs mains de linges mouillés, se jetèrent sur les obus, les ramassèrent et les portèrent dans leurs maisons.

Le 17 décembre, vers midi, Remzi Pacha donna l’ordre de recommencer l’attaque ; les soldats s’avancèrent pour occuper Kartoche-Kor, mais bientôt ils furent repoussés par nos insurgés. Alors ils recommencèrent à bombarder la ville, 210 boulets y tombèrent jusqu’au soir, et ne nous firent aucun mal.

Le 18 décembre, au matin, nos éclaireurs vinrent nous avertir que les troupes, commandées par Ali-Bey, qui avaient massacré les habitants de Fournous venaient d’incendier le village Avak-Gal et s’avançaient vers Zeïtoun du côté de l’ouest.

Nous n’avions aucune force de ce côté ; tous les insurgés, au nombre de 6,000, s’étaient rangés en demi-cercle contre les 40,000 soldats de Remzi-Pacha. La montagne de l’ouest, du côté de Gargalar, était restée jusque-là ouverte et sans défense.

Nous nous sommes empressés d’envoyer 800 combattants qui allèrent passer le pont de Gargalar et se postèrent à trois cents mètres de la ville de Zeïtoun, dans le ravin rocheux, au-dessus du cimetière. Nos munitions étaient en train de s’épuiser ; nous étions forcés d’avoir recours à un moyen décisif : le brouillard qui régnait ce matin-là, nous inspira ce moyen : nous avons envoyé une centaine de combattants sur les lianes du mont Solak-Dédé, à l’ouest de Zeïtoun, et nous leur avons donné l’ordre de pousser avec eux pendant l’attaque, les dix mille chèvres noires, que nos pasteurs étaient en train de faire paître derrière la montagne.

Le matin, les soldats d’Ali-Bey s’avancèrent dans les vignes vers Zeïtoun.

Lorsqu’ils arrivèrent dans le défilé où nos insurgés s’étaient mis à l’affût, ils furent surpris par une attaque subite et violente de la part des nôtres. En même temps, des flancs du mont Solak-Dédé, nos 150 combattants s’avancèrent à travers le brouillard avec les dix mille chèvres qui donnèrent aux Turcs l’idée qu’une foule considérable d’insurgés se trouvaient là ; ils furent effarés et frappés d’épouvante. De toute part, de la ville, du couvent, de la caserne, les insurgés poussaient des exclamations formidables et tiraient continuellement sur les ennemis, en même temps que les cloches de toutes les églises sonnaient à toute volée ; c’était justement le grand combat qui commençait, « le combat tout près de Zeïtoun » ; les femmes se mirent à prier et les vieux répétaient partout : « N’ayez pas peur, notre ville est vakouf ; Dieu est avec nous ! »

Les Turcs, ébranlés par ce violent assaut qui dès les premiers coups leur avait fait perdre quelques centaines de soldats, voulurent battre en retraite, les nôtres les pour suivirent jusqu’à une heure et demie de distance.

À midi, Remzi-Pacha envoya quelques milliers de soldats au secours des troupes d’Ali-Bey, mais quand ils passaient la rivière, les insurgés de la caserne et de Djabogh-Tchaïr commencèrent une vive fusillade et les empêchèrent de passer l’eau.

À deux heures de l’après-midi, Remzi-Pacha, croyant que tous les insurgés s’étaient réunis contre Ali-Bey et qu’il ne restait plus personne en face de lui, donna l’ordre à ses soldats d’attaquer le couvent et la caserne. 10,000 soldats attaquèrent la caserne où il ne se trouvait plus que 150 insurgés avec Abah et Merguénian Hadji. De la caserne, les nôtres tiraient sans cesse, abattaient des centaines de soldats, tandis que de l’autre côté, nos compagnons poursuivaient les troupes d’Ali-Bey ; vers le soir, de partout, les soldats furent obligés de se retirer.

Le succès de cette journée alluma la joie et l’enthousiasme dans les cœurs des insurgés. La seule chose qui nous attristait, c’était le manque de munitions. Nous avons eu une idée ingénieuse qui nous permit de nous en procurer : nous avons retiré la poudre et le plomb dans les quelques centaines d’obus que jusque-là l’ennemi avait lancés dans notre ville et que nous avions ramassés et gardés ; et ainsi nous avons eu de quoi charger nos cartouches ; pour les capsules qui nous manquaient, nous avons employé des bouts d’allumettes ; et voici comment nous pûmes encore continuer le combat, pendant quarante jours.

UN OBUS DÉCHARGÉ
(D’après un dessin du Daily Graphic de Londres).

La nuit du 18 décembre, Remzi-Pacha avait envoyé quelques milliers de soldats au secours des troupes d’Ali-Bey et le lendemain matin (19 décembre) ils recommencèrent l’attaque ; nous les avons encore plusieurs fois repoussés ; le combat dura jusqu’au soir et cessa avec le coucher du soleil. Ce jour-là, parmi les morts très nombreux que les Turcs avaient eus, se trouvait le célèbre chef circassien Méhemmed-Bek ; sa mort ayant découragé les bachi-bozouks circassiens, la plus grande partie de ceux-ci ont quitté l’armée et sont retournés dans leur village.

Le 20 décembre, Remzi-Pacha recommença l’attaque ; elle dura pendant huit heures ; nos combattants opposèrent une résistance plus forte que jamais et les Turcs furent encore une fois repoussés. Cet insuccès finit par démoraliser complètement l’armée turque et dès lors elle n’osa plus tenter une attaque régulière.

Pendant ces trois jours, les Turcs avaient perdu 7,500 soldats et officiers, sans compter les pertes des bachi-bozouks.

Cette résistance puissante et acharnée répandit l’épouvante parmi les Turcs, et plus tard j’appris qu’ils en avaient gardé une profonde impression. « Qu’elles soient maudites ces montagnes ! » s’étaient écriés les soldats en quittant le Zeïtoun. Et l’on m’a raconté qu’à Marache, en achetant des olives, ils se gardaient d’employer le mot Zeïtoun qui, en turc, veut dire olive, et disaient : « Donnez-moi de ces maudits. »

À partir du 21 décembre, Remzi-Pacha changea de plan ; convaincu qu’il lui serait impossible de prendre Zeïtoun par la force, il eut recours à la ruse ; il envoya un messager portant un drapeau blanc, pour inviter les chefs zeïtouniotes à aller délibérer avec le pacha. Dans la ville, la situation était devenue autrement pénible ; les vivres avaient commencé à manquer, le sel s’était épuisé complètement, des exhalaisons fétides montaient de l’amoncellement des cadavres de soldats et de chevaux ; une épidémie prit naissance et se répandit dans la population.

Malgré cette situation, les insurgés restèrent fermes dans leur décision. Ils comprirent la ruse de Remzi-Pacha et refusèrent d’entrer en pourparlers avec lui.

Un prêtre et quelques notables eurent seulement la faiblesse de se rendre au camp ennemi ; Remzi-Pacha en retint quelques-uns et renvoya les deux à Zeïtoun, avec la menace qu’il entrerait le lendemain à Zeïtoun et brûlerait toute la ville, si les insurgés ne consentaient pas à se rendre et à livrer les chefs.

Les insurgés, irrités par cette menace, décidèrent de répondre à Remzi-Pacha par une nouvelle attaque. Ce jour-là (21 décembre), il faisait un froid excessivement rigoureux, la neige tombait abondamment depuis le matin ; vers le soir, le boran, ce terrible vent de Zeïtoun, s’était mis à souffler. Les insurgés comprirent que les soldats, gelés par ce froid glacial, seraient incapables de faire une attaque, et comme eux-mêmes, ayant l’habitude du froid, pouvaient toujours manier le fusil, ils envoyèrent quelques centaines des leurs qui, déguisés en soldats, tâchèrent de monter sur le mont Berzenga pour se jeter sur l’armée à l’improviste ; la neige était si haute qu’une trentaine purent arriver jusque-là et les autres furent obligés de retourner au couvent. Ces trente, vers quatre heures du matin (22 décembre), se mirent tout d’un coup à attaquer les Turcs ; ceux-ci, voyant des soldats qui tiraient sur eux, crurent qu’il y avait une trahison et se mirent à s’entre-tuer ; il y eut 1, 200 morts ; les nôtres avaient réussi à enlever une grande quantité de munitions et à s’esquiver vers le matin.

Le 23 décembre, un épais brouillard avait enveloppé les monts et les vallées ; il faisait presque nuit. Quelques bataillons de soldats en profitèrent, s’avancèrent lentement du côté du sud et réussirent à occuper, malgré une vive résistance de la part des nôtres, les quelques maisons qui restaient encore autour de la caserne.

Le 24 décembre, les soldats qui s’étaient fortifiés dans les maisons, attaquèrent la caserne, mais sans aucun succès. Les munitions des insurgés de la caserne s’étaient complètement épuisées, et il nous était impossible de leur en envoyer de la ville, car les soldats, postés dans les maisons, empêchaient toute communication entre la ville et la caserne. Les nôtres, comprenant qu’ils ne pourraient plus continuer la résistance, mirent le feu à la caserne à sept heures du soir, et sortant tous par la petite porte secrète que nous avions ouverte nous-mêmes, descendirent dans la ville. Les soldats, voyant le feu, s’étaient empressés d’assiéger les deux grandes portes de la caserne pour fusiller les insurgés qu’ils croyaient devoir sortir par là ; ils attendirent en vain, et ne virent personne jusqu’à ce que la caserne tombât tout entière en cendres. Remzi-Pacha avait envoyé le soir même au palais d’Yildiz le télégramme suivant : « J’ai fait incendier la caserne avec les quatre cents Zeïtouniotes armés de Martini. » Il ne s’était aperçu de son erreur que lorsqu’il avait vu le lendemain le trou de la petite porte secrète sur le mur du côté du nord.

Le 25 décembre, le froid et la neige rendirent impossible aux insurgés de se battre en plein air ; ils se retirèrent dans les montagnes de l’est et de l’ouest, et plusieurs descendirent dans la ville. Nous avons fermé par des barricades l’entrée des ponts de Gargalar, de Boz-Baïr et de Ghars, et réunis dans la ville et dans le couvent, nous avons continué la résistance.

Les 26, 27, 28 et 29 décembre, Remzi-Pacha tenta plusieurs fois de mettre le feu à la ville et au couvent : mais les hommes qu’il avait envoyés furent tous arrêtés et tués.

Le 30 décembre, le gouvernement de Marache avait envoyé deux Arméniens de cette ville à Zeïtoun, pour persuader les insurgés de se rendre en les assurant que le Sultan était tout disposé à leur pardonner. Les insurgés les chassèrent de la ville. Quelques-uns, parmi ceux-ci, ayant commencé à démoraliser, les femmes se mirent à les insulter : « Si vous voulez aller vous rendre à l’armée turque, allez-y ; nous, nous resterons ici à défendre la ville et nos enfants ; et si les soldats arrivent, nous les déchirerons avec nos dents. » Il se trouva même des femmes qui, voyant leurs maris faiblir, leur arrachèrent les armes et se mirent à se battre. J’ai vu des femmes et des vieillards qui, mourant de faim ou de l’épidémie, criaient encore tout en agonisant : « Frères, mourez et ne vous rendez pas. »

Quelques femmes racontaient avoir vu, en plein jour, la Sainte Vierge qui les avait assurées de la protection de Dieu. Les vieux levaient les yeux vers le mont Bérid ; selon une antique tradition, on croit à Zeïtoun que Dieu y descend aux grandes circonstances ; les orages qui grondent au sommet du mont, et le terrible Boran qui en descend, sont pris pour les manifestations de la présence divine ; les vieillards nous montraient le sommet du Bérid et disaient : « Attendez ! notre Dieu ne va pas tarder à paraître ; il dirigera par là ses canons contre les Turcs, et ils seront tous dispersés. »

D’autre part, les efforts de Remzi-Pacha à prendre Zeïtoun par la ruse, nous firent pressentir que son armée avait perdu l’espoir de le prendre par force et qu’il voulait peut-être presser la fin de l’insurrection pour ne pas amener une intervention européenne. La meilleure façon de rassurer les insurgés et de les encourager à résister, ce serait de connaître exactement la situation de l’armée et de l’état d’esprit du gouvernement, et nous ne pouvions avoir ces renseignements qu’en envoyant quelqu’un à Marache. Or, il n’était possible à personne, si courageux qu’on fût, de traverser l’armée qui cernait Zeïtoun de partout. Une femme se dévoua. C’était la nommée G…, la seule femme de Zeïtoun, qui avait eu plus d’un amant ; puissamment musclée, d’une âme ardente et intrépide, d’une beauté mâle et forte, elle avait passé une vie aventurière et irrégulière ; dans le temps, lorsqu’elle était gardienne de vignes à Adana, elle avait même, déguisée en homme, pratiqué le rude métier de brigandage, pour envoyer des secours à ses compatriotes, enfermés dans les prisons de la ville. Dès les premiers jours de l’insurrection, elle s’était enrôlée dans la bande des combattants. Elle accepta notre proposition avec joie. Elle se déguisa en femme turcomane, prit son long fusil à silex et partit à la tombée de la nuit. « Attendez-moi, mes enfants, dit-elle en partant ; grâce à Dieu, je vous apporterai de bonnes nouvelles. » Puis, elle ajouta avec dédain : « Pour servir mon pays, je supporterai les sales caresses des infidèles. » Elle revint au bout de deux jours. Elle avait réussi à traverser l’armée, elle était allée à Marache, et elle avait appris ce que nous voulions savoir ; elle nous rapporta que les troupes étaient épuisées, et que le gouvernement attendait, d’un moment à l’autre, l’éventualité d’une intervention européenne. Ces nouvelles fortifièrent les insurgés, et la résistance continua plus ferme que jamais.

Du 31 décembre jusqu’au 3 janvier 1896, les troupes de Remzi-Pacha bombardèrent, sans arrêt, la ville et le couvent ; mais les boulets qui tombaient et dont la plupart n’éclataient pas, ne causèrent ni dégâts ni perte d’hommes ; nous avons tout le temps continué la résistance et nous avons empêché les soldats d’avancer.

Remzi-Pacha avait alors télégraphié à Constantinople que pour occuper Zeïtoun il lui fallait encore un renfort de 50,000 soldats avec 50 canons. Sur cela, Remzi-Pacha fut destitué et remplacé par Edhem-Pacha, celui qui a été récemment généralissime de l’armée turque en Thessalie.

Notre situation devenant de plus en plus intolérable à Zeïtoun, nous avons fini par nous décider de sortir, hommes, femmes et enfants, et de tomber, pendant la nuit, à l’improviste, sur les troupes turques par une attaque à l’arme blanche[8] ; nous voulions, par ce coup suprême, mettre l’ennemi en déroute ou bien mourir les armes à la main. Mais, le 5 janvier 1896, un soldat portant un drapeau blanc arriva à Zeïtoun et nous remit le télégramme suivant qui nous était envoyé par les consuls européens d’Alep :


« Aux chefs des Arméniens, à Zeïtoun,

« Nous avons reçu l’ordre de nos ambassadeurs pour intervenir entre le gouvernement impérial et vous ; et la Sublime-Porte a accepté de faire un armistice provisoire durant les pourparlers de la médiation.

« Avertissez-nous immédiatement, par dépêche, à l’adresse du consul russe d’Alep, si vous acceptez ou non notre intervention.

« Alep, 4 janvier 1896.

« 23 Kianouni Evvel, 1311.

     
« Yakimanski, consul russe ;
« Barthélémy, vice-consul-français ;
« Parnéran, consul autrichien ;
« Barenham, consul anglais ;
« Vitto, consul italien ;
« Zolinger, consul allemand. »


Nous avons immédiatement répondu que nous acceptions.

L’armistice commença, bien qu’il ne fût que nominal ; jusqu’à l’arrivée des consuls, c’est-à-dire, pendant vingt-trois jours, les Turcs avaient cessé de bombarder, mais toutes les fois que les insurgés se hasardaient dans les rues, ils dirigeaient sur eux une sérieuse fusillade.

La famine et l’épidémie devinrent de plus en plus rigoureuses jusqu’à l’arrivée des consuls ; il ne restait plus de sel, et cela commençait déjà à causer certaines maladies ; le pain manquait aussi : on ne se nourrissait plus qu’avec de la viande non salée, avec des raisins secs et du rob ; vers la fin, il mourait une trentaine de personnes par jour, surtout des enfants ; et cependant, tous restèrent fermes jusqu’aux derniers jours dans leur décision.

Les soldats se trouvaient dans une situation plus pénible. Les bachi-bozouks, complètement découragés, avaient pris la fuite ; la famine et la maladie causaient tous les jours des pertes considérables parmi les troupes. Mais ce qui les faisait le plus souffrir, c’était le froid ; la neige était haute de deux mètres, et tous les jours les gardes gelaient par centaines.

Depuis le commencement jusqu’à la fin de l’insurrection, les Turcs avaient perdu 20,000 hommes, dont 13,000 étaient des soldats et le reste des bachi-bozouks. Nous avons appris ce nombre des morts par des fonctionnaires et des maires turcs. Nous n’avions perdu que 125 hommes, dont 60 étaient morts en se battant, et dont 65 furent lâchement frappés pendant l’armistice. Les Turcs avaient lancé, pendant toute la durée de la guerre, 5,000 boulets, dont 2,780 dans la ville même de Zeïtoun.


XV

L’ARRIVÉE DES CONSULS ET LA CAPITULATION.

Le 30 janvier, les consuls anglais et russe étaient arrivés au camp turc. Le 1er février, arrivèrent les consuls français et italien ; ce dernier représentait en même temps les consuls autrichien et allemand, qui n’avaient pas pu venir à cause du froid.

Les représentants de l’Europe entrèrent immédiatement en communication avec nous ; ils nous invitèrent à nous rendre deux jours après à l’armée ottomane pour commencer les pourparlers.

Les habitants de la ville de Zeïtoun et les réfugiés choisirent comme représentants mes trois jeunes camarades et moi, organisateurs de la défense, et nous chargèrent d’un mandat, signé par les princes et les notables ; ceux-ci devaient nous accompagner. Les pourparlers seraient faits en français. Le 3 mars, nous nous sommes dirigés vers le camp ottoman ; six mille insurgés s’étaient rangés sur deux lignes des deux côtés de notre chemin. Ils nous dirent : Au revoir ! et leurs derniers mots furent : « Vivre avec l’honneur ou mourir. »

Les cavaz des consuls et les drogmans russe et anglais vinrent au-devant de nous à la limite de la chaîne militaire et nous escortèrent jusqu’au quartier général.

Les consuls commencèrent par nous déclarer que « les puissances n’interviennent que dans un but humanitaire, qu’elles ne veulent donner aucun encouragement à notre résistance et ne cherchent que l’apaisement ». Puis ils nous communiquèrent les trois conditions posées par la Sublime Porte, et nous prièrent de répondre dans deux jours. Les conditions étaient les suivantes :

«  1o La reddition des armes de guerre ;

«  2o La reconstruction, par les Zeïtouniotes, de la caserne fortifiée ;

«  3o Livrer les quatre fauteurs du mouvement, pour les poursuivre devant les tribunaux réguliers. »

Nous nous sommes préparés à nous rendre à Zeïtoun pour en rapporter la réponse à ces conditions. Au moment de notre départ, on vint nous avertir qu’Edhem-Pacha voulait nous voir ; nous avons été conduits avec les consuls dans la chambre du Pacha. Le commandant nous reçut avec une extrême affabilité ; c’est un homme de haute taille, âgé d’une cinquantaine d’années, d’un air grave et d’une physionomie intelligente. Il nous adressa des paroles douces et persuasives ; au moment où nous le quittions, il nous dit : « J’espère que vous saurez être sages, comme vous avez su être braves. » Nous avons répondu que notre unique but, en levant les armes, c’était d’obtenir l’établissement d’un régime de justice, et que si l’on voulait bien nous l’accorder, nous étions volontiers prêts à mettre bas les armes.

Nous sommes allés à Zeïtoun et nous avons tenu un grand conseil ; en réponse aux conditions du gouvernement, nous avons préparé les nôtres qui en différaient sensiblement. Les Zeïtouniotes déclaraient d’abord qu’ils ne considéraient personne parmi eux comme fauteur, qu’ils n’accepteraient jamais de livrer leurs quatre défenseurs ; ils demandaient, pour continuer les pourparlers, que les troupes turques fussent éloignées de Zeïtoun ; ils repoussaient aussi la proposition de reconstruire la caserne. Les femmes de Zeïtoun envoyèrent aux consuls une pétition où elles décrivaient longuement tout ce que les Zeïtouniotes avaient souffert des injustices et des persécutions des fonctionnaires turcs, tout ce que le gouvernement avait comploté pour les détruire, tout ce qui les avait à la fin poussés à l’insurrection ; elles priaient les consuls, au cas où ceux-ci voudraient rétablir l’ancienne situation, de venir à Zeïtoun et de tuer eux-mêmes tous les habitants, de l’enfant jusqu’au vieillard.

Nous sommes revenus au camp ; et après une Domaine de négociations et de discussions, nous avons arrêté, le 10 février, les conditions suivantes qui furent acceptées et signées des deux parts :

« 1o Les armes de guerre seront rendues par les habitants de Zeïtoun à la condition que les musulmans des environs aussi seront désarmés des leurs. Les armes de chasse, fusils vieux modèles, pistolets et poignards, seront laissés à leurs détenteurs ;

« 2o Une amnistie générale sera accordée aux habitants de Zeïtoun et aux réfugiés. Les quatre chefs du mouvement, connus sous la dénomination des quatre Barons, doivent quitter le territoire ottoman, sous la surveillance des ambassadeurs ; leurs frais de voyage seront réglés par le gouvernement impérial ;

« 3o Exemption des arriérés d’impôts ; le dégrèvement pour l’impôt foncier ; délai de pai ment pendant quelques années.

« Ces concessions ne devront pas être une condition de l’arrangement, elles devront être sollicitées de la bienveillance de Sa Majesté ;

« 4o Les Zeïtouniotes ne doivent pas reconstruire la caserne. C’est le gouvernement impérial qui la reconstruira ;

« 5o Un gouverneur (caïmacam) chrétien sera nommé pour Zeïtoun ; la gendarmerie sera recrutée parmi les Zeïtouniotes. (Ces questions seront réglées conformément à l’acte général des Réformes) ;

« 6o Garanties de sécurité pour la vie et les biens des Zeïtouniotes.

« Il n’appartient pas aux ambassadeurs de donner ces garanties eux-mêmes, mais ils demanderont à la Porte une déclaration à ce sujet ;

« 7o Réinstallation des réfugiés dans leurs villages.

« En ce qui concerne les garanties qu’Edhem-Pacha offre pour les réfugiés, les consuls devront dresser avec les commissaires ottomans un acte spécial dans la forme qui leur paraîtra offrir le plus de sécurité. Ils en surveilleront eux-mêmes l’exécution[9] ».

Après avoir signé ces conditions, nous avons livré aux consuls le colonel, le gouverneur et les cinquante-six prisonniers ; le même jour nous avons également livré les fusils Martini. Les consuls m’ont demandé si nous n’avions pas des cartouches.

— Vous les trouverez dans les blessures des soldats turcs qui sont allés à Marache, ai-je répondu.

Ce jour-là, les princes et les notables partirent pour Zeïtoun : tous les quatre nous fûmes retenus pour partir directement en Europe. Il nous était dur de quitter ce pays héroïque, mais nous avons accepté ce sacrifice pour le bonheur de cette vaillante population.

Tous les consuls se comportèrent avec beaucoup de bonté à l’égard de notre peuple opprimé, et quant à nous quatre, ils nous traitèrent très cordialement ; mais ils rendirent en même temps un véritable service au gouvernement turc[10].

Nous sommes restés encore deux jours dans l’armée ottomane. Je ne peux pas m’empêcher d’exprimer en particulier nos sentiments de gratitude au consul français, M. Barthélémy, qui nous fit jour et nuit garder par ses cavaz, et au drogman du consul russe, M. Samuel Goldenberg, qui eut pour nous une conduite fraternelle. Je ne peux pas m’empêcher d’exprimer notre reconnaissance pour le consul italien, M. Henri Vitto, ainsi qu’à son drogman, M. Ferdinand, et à son médecin qui nous rendit des services inappréciables en prodiguant ses soins aux victimes de l’épidémie.

Avant de partir, j’ai donné la lettre suivante au consul italien :

À Monsieur Henri VITTO,
Consul italien et représentant de l’Italie, de l’Autriche
et de l’Allemagne à Zeïtoun.


Au moment où après avoir tant lutté pour la civilisation et pour ma chère Patrie, je suis forcé de retourner en Europe, je vous prie, digne représentent de l’Italie, de vouloir bien faire connaître à votre gouvernement et à vos compatriotes, que notre but n’était pas de former un royaume ou une principauté, ce qui ne serait qu’une chimère dans ce mélange de races diverses qu’est la Turquie. Notre programme était d’obtenir : 1o Liberté de croyance, de pensée et d’instruction ; 2o Une administration sage et impartiale. Nous savions bien que notre lutte ne nous offrirait pas la victoire définitive sans la protection de l’Europe, et nous avons continué le combat dans l’espoir que les Puissances chrétiennes interviendraient pour nous assister. Vous qui représentez un peuple ami de la science et de la liberté, vous qui connaissez notre histoire et nos malheurs, parlez en faveur de notre cause et vous aurez la reconnaissance d’un peuple martyr.

Veuillez agréer les adieux d’un chef des combats de Zeïtoun.

AGHASSI.

12 février 1896.


Le 12 février, nous avons quitté Zeïtoun tous les quatre, ayant avec nous deux combattants qui étaient venus de la Grande-Arménie pour se joindre aux insurgés. J’exprime notre reconnaissance pour le consul anglais, M. Barenham qui n’épargna aucun soin pour que notre voyage fût sans danger. Son drogman, M. Chalam et son cavaz, ainsi que le cavaz du consul italien nous accompagnaient avec une escorte de trente cavaliers. Nous sommes arrivés à Mersina, d’où le 14 mars, nous sommes montés à bord du bateau Sindh des Messageries qui nous amena sur le sol libre de la France.

À présent, Zeïtoun est apaisé. Après la capitulation, la famine et l’épidémie continuèrent à y faire des ravages ; mais les consuls d’Italie, d’Angleterre et de France, ayant fait connaître cette situation à leurs gouvernements, des secours arrivèrent pour soulager la misère de la population. En même temps, la Société américaine de la Croix-Rouge envoya des médecins et des pharmaciens, qui par leurs soins firent disparaître l’épidémie.

Malgré sa signature, le gouvernement turc s’obstina quelque temps à ne pas envoyer un gouverneur chrétien à Zeïtoun, mais sur les protestations énergiques des ambassadeurs de Constantinople, un Grec, Youvanaki Djazopoulo, fut envoyé comme gouverneur à Zeïtoun, cinq mois après notre départ.

Le Zeïtouniote est à l’ordinaire travailleur et bon. Lorsqu’il est gouverné avec justice, il est un citoyen fidèle et sait obéir à la loi. Mais lorsqu’on menace sa vie et son honneur, il sait tout sacrifier pour se défendre.



FIN

  1. Plus tard, nous avons trouvé ce télégramme dans la caserne.
  2. Dans la brochure que j’ai publiée dernièrement, à Paris, sur l’assassinat du Père Salvatore, j’avais écrit que le Père Salvatore avait été tué dans le couvent, tandis qu’en vérité il y avait été seulement blessé, et il était mort plus loin ; j’avais suivi le récit des témoins qui étaient venus à Zeïtoun et qui nous avaient raconté l’événement de cette façon. M. de Vialar mentionne dans son rapport cette version inexacte dans les lignes suivantes :

    « Quelques témoins qui ont assisté à cette scène ont cru que le P. Salvatore avait été tué ce jour-là. Réfugiés plus tard à Zeïtoun, ils y annoncèrent que le P. Salvatore avait été tué à coups de baïonnettes dans son couvent. C’était une erreur. Ce jour-la il n’avait été que blessé ; il ne fut tué que quelques jours après. » (Voir Livre Jaune de 1893-1897 page 253.)

  3. Le passage suivant, du colonel de Vialar, confirme ce que je viens d’avancer : « Cette enquête a été faite, mais elle a été conduite avec peu de précision ; j’ai eu à lutter pour arriver à faire poser des questions toutes naturelles ; mes collègues ottomans me tenaient en état de quarantaine morale ; je n’existais pour eux qu’à l’heure de l’instruction et des repas. Tous ces signes permettent de penser que certains membres au moins de la commission étaient désireux d’obscurcir la vérité, de disculper les troupes du massacre commis par elles, et d’en rejeter la responsabilité, autant que possible, sur d’autres, sur des Zeïtountes ou des bachi-bozouks. » (Voir Livre Jaune, 1893-1897, page 252.)
  4. Voici le passage où M. de Vialar raconte ce combat : « Une bande d’insurgés de Zeïtoun, de Fernez, de Guében, etc., opérait dans la région. Mazhar Bey dut se porter à sa rencontre avec une partie de son contingent, et il eut avec elle quelques engagements près de Buyuk-Keuy. Bien que très supérieur en nombre, malgré un armement supérieur, l’avantage ne lui resta pas. Nous en trouvons le témoignage dans les dépositions mêmes de ses deux bimbachis (majors) et nous apprenons d’eux que, laissant au feu les troupes avec lesquelles il était parti, il retourna au camp de sa personne, sous le prétexte d’y chercher du secours en hommes et en munitions.
    « — Les malfaiteurs se sont précipités sur nous, nous ont cernés et j’ai été blessé au pied », dit le guide Ahmed ben Hussein. » (Voir Livre Jaune, 1893-1897, page 254.)
  5. Ils prenaient Abah pour un général européen.
  6. Les journaux de Constantinople et les dépêches envoyées en Europe avaient annoncé en ce moment que le Sultan avait donné l’ordre d’envoyer des vivres aux soldats prisonniers ; ce n’était là qu’un mensonge.
  7. D’après le rapport de M. de Vialar, l’armée de Remzi-Pacha se composait de 50,000 soldats et bachi-bouzouks. (Voir le supplément du Livre jaune, 1895-1896, p. 85.)
  8. Voici ce que dit M. le colonel de Vialar, attaché militaire de l’ambassade de France, dans ses notes rapportées de Zeïtoun.

    « Le siège de Zeïtoun dura vingt et un jours, ayant commencé le 14 décembre. On jeta sur la ville 2,780 bombes, dont peu éclatèrent. Aussi les enfants s’amusaient-ils à les ramasser au moment où elles tombaient à terre. Ils couraient les porter chez le forgeron qui en retirait la poudre et fondait le reste pour en faire des balles.

    « On arracha les gouttières des maisons pour le même usage.

    « Les capsules venant à manquer, on y suppléa avec des bouts d’allumettes chimiques, ce qui réussit parfaitement.

    « Les Zeitouniotes qui combattaient étaient environ 1,500, n’ayant que de vieux fusils, à silex, y compris les 400 fusils qu’ils prirent aux soldats de la caserne. Les troupes turques (24 bataillons) comptaient environ 20,000 hommes, ayant de bonnes armes et des munitions en abondance, ajoutez à ce nombre, 30,000 bachi-bozouks, Kurdes, Circassiens, etc.

    « À la fin les Zeïtouniotes, ayant épuisé leurs munitions, préparèrent un plan d’attaque à l’arme blanche.

    « Ce plan consistait à attaquer, de nuit, sur plusieurs points à la fois les 10,000 soldats d’Ali-Bey.

    « Peut-être auraient-ils réussi, malgré l’infériorité du nombre, à mettre les Turcs au déroute ; outre que les Zeïtouniotes considèrent toutes les guerres qu’ils font comme des croisades, ils manient le poignard avec une dextérité incroyable. De plus, ils savaient que, si les troupes ottomanes, étaient entrées, dans la ville, elles n’auraient pas épargné les enfants à la mamelle ; c’est pourquoi ils auraient vendu bien cher leur vie. La médiation des puissances intervint à ce moment. »

    (Le supplément du Livre jaune, 1895-1896, pages 84-85.)

  9. On peut voir toutes ces conditions dans le supplément du Livre Jaune de 1895-1896 (texte VII, (Affaire de Zeïtoun), pages 73, 83 et 84. — Livre Jaune (Affaires arméniennes) de 1893-1897, pages 214 et 215.
  10. Voici ce qu’écrit M. de la Boulinière, chargé d’affaires de France à Constantinople, à M. Berthelot, ministre des affaires étrangères, sur ce point :

    « C’est la seconde fois, depuis les troubles, que les Puissances ont rendu au Sultan le grand service de le tirer d’une situation difficile et inquiétante : d’abord à Constantinople, lors de l’évacuation des églises par les réfugiés arméniens, et cette fois-ci à Zeïtoun.

    « Dans le premier cas, Abdul-Hamid n’a pas cru devoir refuser le concours des ambassades, et dans le second il a été trop heureux de l’intervention des Puissances. » (Voir le Supplément du Livre Jaune, 1895-1896, p. 84.)