La Grande Illusion des petits bourgeois/20

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 303-311).


XX

UN NOUVEL AMOUR.

Dans quatre heures à peu près, Roger allait être à Bruneray, où il se proposait de passer le reste de sa vie. Quelle destinée l’y attendait ? Cette question l’occupait uniquement, tandis qu’au milieu de la fumée des pipes et des cigares de ses compagnons, ouvriers et paysans, mêlés à un certain nombre de petits bourgeois, étourdi par le roulement du train, il voyait fuir à droite et à gauche les plaines ensoleillées. Sur le fond de ce paysage, se détachaient, visibles pour lui seul, tous les tableaux de sa vie passée, qu’une même figure éclairait toujours. Il la revoyait enfant dans leurs jeux, puis jeune fille, toujours bonne, tendre et charmante. L’enfant, chose particulière, avait été exceptionnellement sérieuse et sage dans le sens vulgaire donné à ce mot, c’est-à-dire obéissante. La conscience, qui était la force et la grandeur de son caractère, la rendait alors soumise, ne se sentant pas capable encore de comprendre. Peu à peu, elle avait acquis l’audace de s’affirmer ; on l’avait vu plus gaie, plus spontanée, à mesure qu’elle jugeait et approuvait ses propres sentiments.

Enfin elle était devenue une femme vraiment indépendante, héroïque, pour soutenir et défendre ce qu’elle aimait, bonne et tendre pour les siens, douce, indulgente pour les faibles, digne et souvent dédaigneuse vis-à-vis des forts, jugeant toutes choses avec le charme d’un esprit neuf et l’énergie d’un grand caractère ; avec cela, toujours simple et si peu soucieuse de l’opinion de ceux qu’elle n’estimait pas ! Il la contemplait ainsi dans ses perfections et l’adorait ; puis une douleur âpre lui mordait le cœur, il se disait : « Elle était à moi, et je l’ai perdue ! »

La retrouverait-il, comme monsieur de La Barre lui en donnait l’espérance ? Oh ! comme il avait besoin de le croire !… Mais il n’osait pas. Et pourtant il l’aimait tant ! C’était un droit cela, c’était une force : il l’aimait tant !… Oui, mais pouvait-elle maintenant le croire ? pouvait-elle excuser, comprendre, ce qu’il ne pouvait lui-même excuser à ses propres yeux, ce qu’il ne comprenait plus ?

Leur amour n’était pas un de ces contrats vulgaires d’intérêts, de convenances et de vanité, où l’on vient l’un à l’autre de n’importe où, biffant le passé, ne concluant que pour l’avenir. Cet amour était leur foi, leur conscience, et il l’avait flétri !

Non, malgré ce qu’en pensait monsieur de La Barre, elle ne pouvait plus l’aimer, elle ne l’aimait plus ! Il se rappelait leur première entrevue dix-huit mois après. Si elle avait été froide et dure, c’eût été mieux. Mais elle avait souri et lui avait tendu la main comme à un ami qu’on revoit, et son attitude vis-à-vis de lui avait été constamment calme, sereine même. Elle était seulement bien pâlie ; mais, si un pareil changement dans son cœur n’avait pu se faire sans souffrance, il n’en existait pas moins. Elle ne l’avait pas même évité, ils s’étaient trouvés seuls, et, lui plein de trouble, elle avait continué à parler du même ton tranquille et comme si jamais… Ah ! pour rien au monde, il n’eût eu l’audace !… Ils étaient ainsi devenus comme étrangers.

Oui, c’était plus désespérant peut-être. Elle s’intéressait à lui toujours ; elle s’inquiétait de ses peines, de son avenir. Elle lui avait fait sentir maintes fois qu’elle était son amie… et ne pouvait plus être sa femme.

Par moments, un voile humide couvrait les yeux de Roger et il ne voyait plus de la campagne qu’une vapeur rougeâtre et des silhouettes confuses.

— Vais-je donc seulement lui donner le spectacle de ma misère ? pensa-t-il. Si j’échoue près d’elle, vivre à Bruneray, là, tout près, la voyant presque chaque jour, et séparés à jamais !…

Il faillit bouleverser tous ses plans, et, s’il eût été maître de ses pas à cette heure, peut-être eût-il rebroussé chemin ; un moment après, dans un sentiment d’amour plus profond, plus absolu, il se dit :

— Eh bien ! la voir et jouir de son amitié sera encore mon bonheur, si je ne puis en avoir d’autre.

Roger songeait aussi à sa famille, à sa sœur, dont la vie lui semblait non moins manquée, non moins triste que la sienne. Elle aussi avait essayé vainement de se faire une place à Paris parmi les artistes, où son talent, la beauté de sa voix, ses progrès, la plaçaient au-dessus de bien d’autres, pourtant acceptés, et qui vivaient fructueusement soit d’une place acquise, soit de leurs leçons ou des concerts qu’ils donnaient. Émilie n’avait recueilli que des éloges ; ceux de la presse lui avaient été quelquefois même accordés, mais si parcimonieusement et à de si longs intervalles, en dépit de démarches pénibles et réitérées, qu’ils n’avaient pu l’aider suffisamment à se faire un nom. Elle présentait partout, accompagnée de sa mère. Un jour un critique d’art, dans un tête-à-tête accidentel, lui avait reproché cela.

— Vous avez tort, lui avait-il dit ; même sans mauvaise intention décidée, cela effarouche et coupe court à l’intérêt. Il ne faut pas paraitre comme cela armée jusqu’aux dents ; laissez au moins quelque espérance.

Émilie s’était indignée et avait mis à la porte l’audacieux donneur de conseils, mais elle n’avait pu l’empêcher d’ajouter ces derniers mots en guise d’adieu :

— Ma pauvre enfant, vous ne comprenez rien au train de ce monde : on n’y rend jamais service gratuitement ; je parle, bien entendu, des gens influents et non pas des benêts du sentimentalisme ; sans un protecteur, vous ne ferez jamais rien ; et si vous procédez souvent comme aujourd’hui vis-à-vis des gens qui vous veulent du bien… En somme, il n’y a pas dans Paris plus d’une dizaine de voix autorisées, de qui dépend absolument la destinée des artistes… Je ne vous donne pas six mois pour vous être fermé tous les chemins Bien le bonjour !

Moins de six mois après, en effet, Émilie quittait Paris, découragée, atteinte dans sa fierté des plus vives blessures. Elle avait trouvé des amis sans doute, c’est-à-dire des gens qui eussent éprouvé un plaisir sincère à la voir réussir ; mais qui avaient par devers eux trop d’autres amitiés, trop d’occupations et trop d’intérêts personnels à soigner, pour pouvoir l’aider avec l’ardeur nécessaire. En revanche, elle s’était fait des ennemis puissants ; les concerts qu’elle avait donnés lui avaient occasionné plus de frais qu’ils n’avaient fait de recettes. Enfin elle avait renoncé sans retour à une carrière où l’humilité, sinon pis, lui était imposée comme première vertu, regrettant les sollicitations auxquelles sa fierté s’était abaissée, et emportant de son insuccès et de ses épreuves une amertume profonde.

Il y avait quelques mois à peine qu’Émilie était revenue à Bruneray, quand un Américain, suivi de deux valets en livrée, était descendu dans le principal hôtel de la petite ville et s’était fait conduire chez monsieur Cardonnel. Il avait demandé à parler en particulier au digne notaire, et peu d’instants après celui-ci, visiblement ému avait fait passer son hôte au salon, où madame Cardonnel et sa fille avaient été appelées. L’entretien avait duré dix minutes, puis l’Américain était parti et avait quitté Bruneray par le train suivant. La chose avait paru d’autant plus mystérieuse que les Cardonnel avaient refusé de répondre aux questions qu’on leur avait adressées sur ce sujet. Toutefois, la bonne madame Cardonnel n’était pas femme à rien cacher de ce qui pouvait être à l’avantage de ses enfants, bien plutôt y eût-elle ajouté du sien. On sut donc à petit bruit que le personnage était un grand seigneur, fou d’amour pour Émilie, qu’il avait vue autrefois à Paris, et qui était venu lui offrir sa main et sa fortune ; mais Émilie avait refusé, ne voulant point quitter ses parents et sa patrie. Sur quoi l’on glosa, disant, — car on avait fini par soupçonner quelques corrections à faire dans les récits de ce genre édités par madame Cardonnel. — S’il était si amoureux, pourquoi n’eût-il pas consenti à rester ici ? Remarque faite avec d’autant plus d’acrimonie que le séjour à Bruneray d’un nabab américain, n’eût pas été indifférent à ceux qui parlaient.

Toutefois cette aventure avait accru la réputation de fierté de mademoiselle Cardonnel, aux refus de laquelle maints jeunes aspirants notaires auraient craint de s’exposer. C’était une raison pour laquelle monsieur Cardonnel trouvait difficilement à se défaire de son étude. Deux jeunes clercs avaient déjà été dédaigneusement écartés. Adalbert Renaud, qui devenu directeur de la fabrique, avait également eu l’audace de demander la main de mademoiselle Émilie, — affaire sans doute de secret orgueil local, car pour la dot il pouvait prétendre à plus de richesse, avait été refusé avec plus de dédain encore. Depuis quelque temps, il ne se présentait plus personne ; Émilie avait déjà vingt-huit ans, et monsieur Cardonnel, menacé d’apoplexie par l’effet combiné d’un tempérament sanguin et d’une vie trop sédentaire, et à qui les médecins conseillaient la chasse et la campagne, attendait toujours ; ne pouvant se décider à remettre à un autre qu’à un gendre cette étude dont le prix en argent, une fois payé, était loin de valoir les avantages.

Tout ceci roulait dans la tête de Roger, et ce n’était pas sans angoisse qu’il se demandait s’il n’allait pas nuire à l’avenir de sa sœur en demandant l’étude pour lui-même ! Quelques compensations qu’il pût lui offrir, n’était-ce point la condamner au célibat ?

— Enfin nous en causerons, se dit-il en descendant à Chaumont, où il prit immédiatement le train qui devait, une heure après, le déposer à Bruneray.

Il voyait avec émotion les stations se succéder, quand, à la dernière tout proche de la Bauderie, l’idée lui vint de descendre et d’aller trouver monsieur de La Barre, à la Cerisaie. Sa famille ne l’attendait pas ; voulant examiner la situation et s’expliquer de vive voix, il n’avait pas annoncé son retour. Il n’était encore que six heures du soir ; il avait le temps de dîner avec son ami, et de se rendre chez ses parents dans la soirée. Il descendit.

Le soleil, à cette époque des plus longs jours, était encore haut et la chaleur assez forte ; mais Roger n’avait que deux à trois kilomètres à faire pour se rendre à la Cerisaie. Il prit le chemin qui contournait le domaine de la Beauderie. Il marchait, agité, oppressé, sentant peser sur lui je ne sais quelle force, l’influence des lieux sans doute. Pouvait il oublier les entrevues qu’il avait eue là même avec Régine, et le bonheur, l’ivresse qu’ils avaient autrefois à se revoir ; tandis que maintenant, s’ils venaient à se rencontrer…

Cette idée lui coupa la respiration, et il s’arrêta un moment, essuyant son front, déjà couvert de sueur par une marche précipitée. Il était en face d’un chemin gazonné, qui entrait sur les terres de la Bauderie, et qui était le plus court pour aller à la Cerisaie.

— Bon pour les voisins, se dit-il avec tristesse, pour moi, je ne puis me permettre cette familiarité.

Quelle joie pourtant de pénétrer sur cette terre, qui était la sienne, de passer où elle-même avait passé, de respirer son air et de toucher du regard les choses dont elle prenait soin ! Ce coin était le plus éloigné de la maison, et, au silence qui régnait, on pouvait être sûr de ne rencontrer personne. Roger céda à la tentation, et aussi vite avait-il marché jusque-là, aussi lentement se plut-il à fouler cette route de gazon, que bordaient d’un côté un champ de blé, de l’autre un bois, qui interceptait les rayons d’un soleil couchant. Dans ce chemin tout à l’ombre, régnaient une fraîcheur délicieuse et un silence interrompu seulement par le chant des oiseaux du bois. À mesure qu’il avançait, Roger se sentait de plus en plus ému ; comme un doux fardeau, la présence latente de Régine pesait sur lui, et il murmurait en lui-même :

— Oh ! si elle savait seulement combien je l’aime !…

Il s’arrêta frémissant. En face de lui, un peu à sa gauche, dans une partie du champ éclairée par le soleil, une femme était debout, près d’un carré de petits pois à rames dont, armée de ciseaux, elle coupait les gousses, les jetant ensuite à poignées dans un panier placé par terre auprès d’elle. Cette femme lui tournait le dos, et sa tête était couverte d’un grand chapeau de paille ; mais cette taille, à la fois forte et souple, il la connaissait bien. C’était elle ! elle, dont l’attraction magnétique l’avait appelé de là-bas ici, maintenant il le voyait bien. Et cependant il était sur le point de s’enfuir. Il mourait du besoin de la revoir et tremblait d’être revu par elle. Qu’allait-elle lui dire ? De quel droit avait-il osé pénétrer chez elle sans être annoncé, puisque, hélas ! le temps. était passé où ils avaient, pour se présenter l’un à l’autre à l’improviste, le droit qu’a cet hôte chéri, le bonheur, à qui nul ne dit : Pourquoi viens-tu ? Il fit un pas en arrière ; mais il resta, trop heureux, après une année d’absence, de la voir enfin, celle que dans sa pensée il voyait toujours, mais sans cette douceur et cette force que possède la réalité.

Régine avait atteint le bout de la planche de pois, et le panier était presque plein. Elle y déposa les ciseaux, le mit à son bras, et, de l’autre main, souleva sa robe pour passer à côté des blés. Un instant après, elle venait dans le chemin vers Roger. Elle baissait la tête et semblait songeuse : le bord de son chapeau cachait son front et ses yeux ; sa robe de toile blanche, à petites raies noires, relevée sur une jupe de toile grise, n’avait d’autre ornement qu’une ruche de pareille étoffe autour du cou et sur le devant ; ses pieds étaient chaussés de bottines de cuir écru, et ce costume, en harmonie avec ses occupations, recevait d’elle une grâce, une simplicité charmantes.

C’était bien la bergère idéale qui, depuis Théocrite, hante tous les cerveaux des poëtes, mais que refuse à la réalité cette fausse et coupable division des travaux de l’esprit et de ceux du corps, qui divise aussi la race humaine et inflige à chaque être le mal d’un excès et le vice d’une oisiveté. Le pas ferme, la taille souple et cambrée, la tête rêveuse, le bras arrondi qui portait légèrement le panier plein, tout dans cette jeune femme accusait à la fois l’intelligence, la force et l’activité. Une vapeur lumineuse, tamisée par les feuilles du bois, l’enveloppait, et on la sentait intimement pénétrée des harmonies qui l’entouraient, en même temps que par sa présence elle semblait les animer et leur communiquer une vie plus haute.

Roger, adossé dans l’ombre à un jeune chêne, au bord du chemin, et respirant à peine, la regardait et attendait. À quelques pas seulement, sans doute, cette forme vague frappa Régine ; elle leva les yeux, et tout à coup, à peine entrevue, sa physionomie calme et pensive fut bouleversée par une expression indicible de surprise, de passion, d’égarement. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine, elle s’arrêta instantanément et resta une minute. immobile ; puis il la vit chanceler et se précipita vers elle.

— Régine ! oh ! pardon !

Elle étendit faiblement la main comme pour le repousser :

— C’est vous !… Vous êtes là !… Comment ?… Oh ! vous m’avez fait mal !…

Elle porta la main à son cœur et laissa glisser le panier à terre, puis, faisant quelques pas, elle alla s’appuyer contre un des arbres du bois, passant le bras autour du jeune tronc. Et, toute pâle, elle cherchait à se remettre. Roger restait devant elle.

— Oh ! pardonnez-moi, dit-il d’une voix étouffée, je ne savais pas vous rencontrer. Je suis descendu à la station ; je voulais aller à la Cerisaie et… J’ai eu tort de prendre ce chemin, puisque… puisque ma présence vous fait tant de mal !

— Je suis vraiment trop… nerveuse, dit-elle ; je me croyais seule et… c’est moi qui vous demande pardon de vous accueillir ainsi.

En même temps, elle voulut sourire ; mais une contraction nouvelle passa sur ses traits et ce fut en sanglots qu’elle éclata. Alors, comme si elle eût pris le parti de s’abandonner à ses impressions, ne pouvant les vaincre, elle se laissa glisser assise sur le talus que formait au-dessus du chemin le bord du bois, cacha sa tête dans ses mains, et laissa couler des larmes si abondantes qu’elles ruisselèrent bientôt le long de ses mains.

Roger s’était mis à genoux devant elle, et des larmes aussi mouillaient ses yeux.

— Régine, disait-il, c’est moi qui vous fais pleurer ainsi ! Oh ! je suis trop misérable ! Oubliez-moi plutôt tout à fait ! Je n’étais pas digne d’être aimé de vous.

Il disait cela dans sa douleur de la voir souffrir ; puis avec la réflexion lui vint l’espérance, et se démentant tout à coup :

— Ah ! s’écria-t-il, Régine ! Ah ! si vous m’aimiez encore !

Elle ne répondit pas ; il s’enhardit, prit sa main sans trop de violence et lui adressa des mots passionnés. Mais alors elle le repoussa vivement et se leva toute droite en s’essuya son visage où le feu de l’indignation séchait déjà les larmes.

— Monsieur Cardonnel, dit-elle, vous n’avez pas le droit de me parler ainsi ! Il m’était assez cruel déjà de vous avoir pour témoin de ma faiblesse ; vous pouviez me plaindre, mais au moins me respecter.

Elle jetait sur lui des regards étincelants de colère et de fierté : il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Accablez-moi, lui dit-il, vengez-vous ! Je vois que vous le pouvez, car vous ne m’aimez plus, et moi je vous aime plus que jamais.

— Vos sentiments varient aisément, dit-elle d’un ton âpre ; cela passera encore.

— Oh ? reprit-il douloureusement, c’est vous qui me parlez d’une façon si cruelle ? Je ne vous reconnais plus !

Et, pâlissant de douleur à son tour, il mit la main sur le même arbre où elle s’était appuyée toute à l’heure. Un instant Régine garda le silence, puis avec plus de douceur :

— Je suis loin de vouloir vous blesser et vous faire souffrir, dit-elle ; mais je viens d’être bouleversée, jetée hors de moi-même… vous l’avez bien vu… par une surprise… Je vous croyais si loin d’ici !… Voici la première fois que je donne le spectacle d’une faiblesse… ridicule, et c’est devant vous !… Je l’avoue, j’en suis irritée… Veuillez m’excuser. Vous n’avez pas fait à dessein de me surprendre ; je regrette de vous avoir blessé, mais laissons cela. Vous êtes venu passer quelques jours à Bruneray ?

— Je viens avec l’intention de m’y fixer pour toujours… si toutefois ce projet ne doit pas vous être pénible ?

— Je n’ai en aucune manière le droit de modifier vos résolutions, monsieur Roger.

— Sans doute, nous sommes étrangers, dit-il avec amertume.

— Non, certainement, nous sommes amis ; je n’ai jamais cessé de vous traiter comme tel, et vous ne pouvez croire, j’en suis sûre…

Une larme revint perler aux paupières de Régine et sa voix faiblit.

— Vous ne pouvez croire que votre bonheur ou votre malheur me soit indifférent. Ah ! vous avez l’intention… Peut-être faites-vous bien. Nous en causerons plus tard, aujourd’hui je vous quitte. Au revoir.

Elle reprit son panier.

— Vous ne voulez pas me permettre de le porter au moins quelque pas ? demanda Roger.

— Non, merci. Au revoir.

Elle partit en même temps, et lentement, brisé d’émotion, il poursuivit son chemin, sans oser retourner la tête. Quand elle fut loin de lui, qu’elle n’entendit plus dans le lointain résonner ses pas, avant de prendre le sentier qui la ramenait à la maison, Régine s’enfonça dans le bois, et se jetant sous la mousse, dans un endroit écarté, elle se mit à pleurer encore.

L’arrivée de Roger, le soir, dans sa famille, après un long et affectueux entretien avec monsieur de La Barre, causa également une vive surprise, mais heureuse. Cette maison devenait de plus en plus triste. L’humeur d’Émilie s’altérait. La musique était toujours son occupation favorite ; mais l’ambition, qui pendant quelque temps y avait mêlé sa passion, désormais découragée, ce n’était plus qu’une distraction sans objet, où des souvenirs pleins d’amertume infiltraient lentement le dégoût. L’Église était venue jeter ses amorces sur ce désenchantement, et maintenant mademoiselle Cardonnel chantait, aux grandes fêtes, à la tête d’un chœur de jeunes filles formées par ses soins. Elle brillait également dans les réunions de la société et dans le concert qu’on donnait, une fois par an, pour les pauvres. C’était tout. Madame Cardonnel, trompée dans ses espérances maternelles, s’attristait et n’avait guère de conversation qui ne fût accompagnée de longs soupirs. Le père était visiblement fatigué ; ses joues hautes en couleur, parfois violettes, donnaient de continuelles inquiétudes ; le bain de pieds intervenait fréquemment, et on le soignait toutes les quinzaines. Il était évident que cette situation ne pouvait se prolonger sans danger. Madame Cardonnel, vraiment inquiète, en convint aisément avec son fils ; mais, quand Roger parla de prendre lui-même immédiatement l’étude, elle n’en jeta pas moins les hauts cris. Quoi ! c’était là que devaient aboutir tant de dé penses, tant de temps perdu et de si belles espérances !

— Chère maman, dit Roger, ce sont ces espérances qui nous ont fait perdre tout le reste. Que veux-tu ? je ne suis pas de la race des conquérants.

— Mais au contraire, tu étais né avec des qualités brillantes dont tu n’as jamais voulu tirer parti. Je ne sais pas quel terrible entêtement…

— J’étais né pour faire un parfait notaire, et tu le verras.

— Non, certes ; ce n’est pas toi qui saurais lutter de ruse et d’intrigue avec un Nauthonier.

— De ruse et d’intrigues, non, pas plus que mon père. Mais je lutterai pourtant à ma manière, par l’honnêteté, par le bon sens.

— C’est ce qui ne réussit jamais.

— Chère maman, alors comment osais-tu avoir de l’ambition pour moi ? Me voulais-tu donc un misérable ? Non, les vertus paisibles et le langage simple de la vérité ne réussissent pas dans la cohue d’ambitions et d’appétits dont Paris est le centre ; mais sur place, au grand jour des champs, j’en espère mieux. Le fond mouvant et vaseux sur lequel reposent en dernier lieu toutes les intrigues et toutes les escroqueries de ce monde, c’est l’ignorance du peuple. Je tâcherai de l’éclairer.

— Si tu comptes là-dessus ! elle est trop épaisse…

— Parce qu’on ne fait rien pour la détruire et qu’on fait tout pour la conserver. Mais le peuple entend le langage du bon sens et surtout celui de ses intérêts. Je l’aime, il m’aimera peut-être, et aura confiance en moi.

— C’est fort douteux.

— Eh bien ! je vivoterai avec la conscience d’avoir fait mon possible pour bien faire.

— Très-bien, mais avec cela on n’arrive à rien.

— À rien, avec les satisfactions de la conscience ? Voilà de ces mots qu’une femme chrétienne seule peut oser dire. Ah ! pauvre maman !…

— Parlons sérieusement, dit madame Cardonnel ; si tu as accomplis ce beau projet, il faudra te marier. Alors… que dirais-tu de mademoiselle Bourzade ? Elle aura soixante mille livres de dot, sans compter…

Roger se leva, saisit la tête de sa mère dans ses deux mains, l’embrassa, et prit la fuite.

— Hélas ! quel terrible enfant ! dit madame Cardonnel demeurée seule, avec tant de qualités !… Il ne comprendra jamais ses intérêts !…

Avant de passer outre à son projet, Roger s’efforça toutefois de sonder les intentions de sa sœur et pria sa mère de l’aider. Émilie lui déclara péremptoirement, à l’un et à l’autre, qu’elle n’épouserait point le titulaire d’une place, mais un homme qu’elle aimerait, et avoua qu’elle ne trouvait nullement probable que cet homme pût être l’un des futurs aspirants à l’étude de maître Cardonnel. Roger comprenait trop ces délicatesses pour les combattre. Il représenta seulement à Émilie que l’idéal qu’elle cherchait n’était guère de ce monde, pour une femme condamnée à rester sur place, dans un coin obscur, et que ce qu’elle sacrifiait, c’était la vie même, la maternité, sinon l’amour.

— Je préfère souffrir que de m’abaisser, répondit-elle, en relevant son beau front d’artiste.

Son frère lui parla vainement encore d’un brave garçon, clerc de son père, dont elle était l’idole et dont elle eût fait le bonheur : Elle fut inflexible. Il ne s’occupa plus alors que d’assurer à se sœur les compensations auxquelles elle avait droit et il les força dans le sens le plus avantageux pour elle. Ayant obtenu de monsieur Cardonnel que l’étude fût considérée comme sa dot et celle d’Émilie, il porta l’estimation à dix mille francs en sus du prix le plus élevé qu’on eût offert, et s’engagea à servir l’intérêt à sa sœur de la moitié, plus le remboursement à des époques rapprochées. Monsieur et madame Cardonnel devaient se retirer dans leur campagne, à une lieue de Bruneray ; Émilie restait avec son frère dans la maison paternelle.

Ces arrangements pris, Roger fit sa demande à la chambre des notaires, et prit effectivement, pendant les trois mois de stage qui lui étaient imposés, la direction de l’étude. Monsieur Cardonnel, en attendant l’ouverture de la chasse, alla soigner ses salades, ses melons et ses espaliers, ne venant à la ville que pour la signature des actes et pour voir ses amis et ses enfants.

L’habile Nauthonier fut désagréablement frappé d’avoir en face de lui, au lieu du bonhomme, un jeune homme instruit, et dont la belle mine, la franchise et la cordialité attiraient la sympathie de tout le monde. Il insinua partout qu’il fallait que monsieur Roger eût fait bien des dettes et de bien tristes affaires à Paris (où l’on ne sait jamais tout ce qui se passe) pour être venu échouer à Bruneray. Il parvint ainsi à jeter sur la réputation du futur notaire les soupçons les plus sombres et les plus vagues ; toutefois la présence de Roger avait pour effet de les écarter. Sa parole franche, claire, allant droit au fait, très-opposée aux finasseries de Nauthonier, plaisait aux gens et surtout aux jeunes. Il passait comme un rayon sur les ténèbres répandues devant ses pas ; c’était un combat entre la lumière et l’ombre.

Il éprouva dans ses fonctions moins d’ennui qu’il n’avait pensé, parce qu’il y trouva l’occasion d’y faire du bien et d’y prévenir maints procès et imbroglios que Nauthonier excellait à faire naître. Plus d’une fois, il fit entendre le langage de la vraie justice et de la nature à des oreilles qui n’avaient encore entendu que celui de la loi, et donna volontiers des consultations pour le seul plaisir de rendre service, et sans penser que c’était se préparer des clients, d’abord aussi la nouveauté le servit, et il put croire à un grand succès.

— Maintenant, je pourrais me marier, se disait-il.

Et il soupirait profondément, car il ne savait qu’augurer des sentiments de Régine. Elle était redevenue pour lui simple et bonne, son amie, comme elle l’avait dit ; mais cette amitié n’allait pas jusqu’à l’expansion, et il sentait toujours entre elle et lui le mal secret d’une invincible réserve. Tout en elle semblait dire :

— On ne me retrouve pas, quand on m’a trahie. Je ne crois plus.

Elle était d’ailleurs si calme, si gaie même parfois, qu’on n’eût pu soupçonner en elle même un regret, et qu’il fallait à Roger le souvenir de leur première entrevue pour ne pas y être entièrement trompé. Madame Cardonnel qui pensait toujours à se donner pour belle-fille mademoiselle Bourzade, une belle enfant de seize ans, fille d’un propriétaire enrichi par la vente de ses terrains et le bénéfice d’une entreprise, madame Cardonnel ne craignait plus Régine, et disait à son mari en parlant d’elle et de Roger :

— Ils sont devenus raisonnables ; c’était un enfantillage.

Mais Roger se souvenait des éclairs de passion que le choc de leur subite rencontre avait fait jaillir des yeux, du cœur de Régine. — Elle m’aime ou me hait, se disait-il. Mais pouvait-elle le haïr, elle, dont il connaissait l’âme, ardente, oui, profondément ; mais seulement dans le sens des sentiments les plus élevés et les plus tendres ? Monsieur de La Barre aussi l’encourageait.

— Avec moi, disait-il, elle ne se contraint pas, et je la vois toujours triste, mais souvent abattue et plus rêveuse qu’auparavant. Votre présence l’agite, donc elle est combattue. Espérez et attendez.

Ils ne se voyaient pas fréquemment, comme autrefois, Régine et Lucette habitant la Bauderie pendant presque toute la semaine. Mais elles venaient le samedi soir, d’assez bonne heure, jusqu’au lundi matin, les samedis et dimanches soir, avec ou sans Émilie, Roger passait la soirée dans le jardin des Renaud. Ceux-ci l’accueillaient comme autrefois, en fils d’adoption, et Lucette en frère. Quelquefois aussi on se rencontrait à la Cerisaie, absolument comme si Roger eût été averti d’avance du jour où les demoiselles Renaud devaient aller visiter leur voisin.

Un mois et demi environ après le retour de Roger, un événement eu lieu dans la famille Renaud, qui obligea ces demoiselles à de plus longs séjours à Bruneray. C’était le mariage d’Adalbert. Il épousait décidément mademoiselle la Roche-Brisson, une des héritières du département et qui appartenait en outre à une famille des plus distinguées. À partir de ce mariage, le directeur des forges de Bruneray, le favori de monsieur Jacot, prenait rang dans la haute société ; le fils du père Renaud devenait un personnage. Mademoiselle La Roche-Brisson avait quatre-vingt mille francs de dot ; un de ses oncles était député, son père était juge, et toute sa famille noblement apparentée. Entrer dans cette famille, ayant déjà la fortune en main, c’était, comme Adalbert l’avait dit à Roger, prendre des droits assurés à l’administration, probablement au gouvernement de la France, comme on le sait, si égalitaire. Monsieur Renaud, pour le coup, abjurait ses rancunes contre ce mauvais sujet, et tout fier, se frottait les mains.

Il est certain que par là même la famille Renaud se trouvait élevée dans l’échelle sociale. Mesdemoiselles Renaud, les sœurs du directeur des forges, qui allait avoir une maison, et l’une des plus riches de Bruneray, qui allait donner des dîners et des réunions, mesdemoiselles Renaud, d’ailleurs si bien élevées, belles-sœurs d’une La Roche-Brisson, devenaient des personnes à voir, et qui pouvaient être recherchées, pour peu qu’elles eussent de la fortune. On parla beaucoup de l’importance qu’avait prise le domaine de la Bauderie et de la science agricole des deux sœurs. La chose avait paru d’abord assez ridicule ; elle devint originale.

Régine et Lucette, si peu de vraie sympathie qu’il y eût entre elles et leur frère, ne pouvaient refuser d’assister aux fêtes du mariage, ainsi que monsieur et madame Renaud. Elles y eurent beaucoup de succès, et leur jeune belle-sœur, enfant de dix-huit ans, mariée comme on les marie à cet âge, se prit pour elles de vraie amitié. Touchées de cette affection, Régine et Lucette fréquentèrent la jeune madame Renaud et l’aidèrent de leur présence dans les réunions qu’en vrai parvenu, Adalbert ouvrit dès le lendemain de son mariage. Elles furent dès lors partout invitées, mais elles refusèrent.

— Vous avez tort, leur disait madame Cardonnel ; il faut se hâter de prendre rang. Vous ne pouvez pas dédaigner cela.

Elles le dédaignèrent pourtant, et la vieille bourgeoise, haussant les épaules, commença de formuler cet aphorisme, qu’elle répéta dès lors fréquemment, que la jeunesse n’avait plus le sens commun.

Un dimanche, un jour que monsieur et madame Cardonnel passaient presque toujours à Bruneray depuis leur séjour à la campagne, on annonça monsieur et madame Adalbert Renaud. C’était leur visite de noces aux Cardonnel. Toute la famille se trouvait en ce moment réunie dans le jardin avec les Renaud, leurs « bons voisins, » — il y avait une nuance de protection de moins depuis quelque temps dans la manière dont madame Cardonnel disait ces mots, — et Joseph, venu, à la demande de monsieur Cardonnel, pour lui apporter certaines graines et des indications horticoles. Justement, à ce moment, Joseph, assis près de monsieur Cardonnel à une table rustique, donnait à l’ancien notaire ses explications. En entendant annoncer le directeur de la forge et sa jeune femme, qui venaient dans l’allée du jardin à la suite de Rose, monsieur Cardonnel se leva très-vivement, et, s’adressant à Joseph du ton dont on congédie un subalterne :

— C’est bon, mon garçon, dit-il ; je te remercie, et, si je n’ai pas tout retenu, j’irai te demander le reste à la Cerisaie.

Un geste de la main, quoique léger, compléta l’impertinence, et le bonhomme se dirigea, de toute la vitesse de ses pas, au-devant de ses visiteurs. Joseph n’était pas admis d’ordinaire dans l’intimité des amis du chevalier. Quand celui-ci venait à Bruneray, généralement il y venait seul, à moins de raisons particulières ; mais, quand les Renaud ou les Cardonnel allaient à la Cerisaie, ils y trouvaient Joseph, établi comme dans sa propre maison, et, s’ils acceptaient un couvert à la table du chevalier, c’était non-seulement en compagnie de Joseph, mais de sa mère, qui, si elle tardait à s’y asseoir par humilité native, et si elle se levait à tous propos pour servir ses hôtes, pourtant s’y plaçait de temps en temps, sur les invitations réitérées de monsieur de La Barre. En appelant Joseph chez lui, monsieur Cardonnel avait donc l’obligation de le traiter en égal, ne fût-ce que par déférence pour le chevalier, et il l’avait fait à peu près jusqu’au moment où la belle visite du jeune parvenu était venue troubler ce bon sentiment. Mais, en vérité, le bâtard de Marie Cardou pouvait-il être admis dans le cercle où l’on recevait une La Roche-Brisson ? Le bourgeois, pris sur le décorum cher à sa race, avait donc, choix presque infaillible, sacrifié l’amitié et congédié le jeune manant.

Celui-ci, rougissant de l’outrage, s’était levé, et, sans se hâter, prenant son chapeau d’une main distraite, il avait contemplé d’un regard froid le personnage en l’honneur duquel on le chassait. Qui, à ce moment, eût comparé les deux types eût été saisi de leur différence. Adalbert avait une certaine ressemblance originelle avec ses sœurs ; mais les habitudes de polissonnerie d’abord, ensuite de flatterie et de morgue alternatives dont son visage avait contracté l’expression, le large bien-être, fort mêlé d’intempérance, dont il jouissait depuis quelques années, toutes ces causes avaient extrêmement vulgarisé sa physionomie, avili ses traits, et imprimé à sa taille et à sa démarche quelque chose à la fois de guindé et de licencieux. Chez Joseph, au contraire, un port de tête d’une rare noblesse, une taille élégante, des traits fins et expressifs, s’alliaient à la splendeur d’une santé rurale en plein développement. Cette beauté particulière du fils de Marie Cardou, qui semblait due à l’alliance en lui de deux races, était le sujet des commentaires du pays, et il passait pour ressembler trait pour trait à la dame de pierre, arrière-grand-mère du chevalier, qui habitait le parc du château. Il est certain qu’en cette occasion la fierté domina chez Joseph une timidité habituelle, et qu’il prit l’affront en vrai gentilhomme. Il jeta un sourire ironique sur Adalbert, et, cherchant du regard pour les saluer ceux qui lui gardaient leur attention, c’est-à-dire seulement madame et mesdemoiselles Renaud, il se retirait, quand il sentit un bras se passer sous le sien et une voix douce, mais plus ferme qu’à l’ordinaire, dire assez haut pour que tout le monde l’entendit :

— Monsieur Joseph, seriez-vous assez bon pour m’accorder quelques minutes ? J’ai à vous parler.

Tous les regards se tournèrent du côté de Lucette, qui, fièrement appuyée au bras du jeune homme, les soutint d’un air à la fois héroïque, tendre et charmant. Une flamme d’orgueil et d’amour illumina le front de Joseph. En même temps, Roger, qui, arrivant de l’autre bout du jardin, avait vu cette scène, après avoir salué rapidement le jeune couple, courut à Joseph et lui prit la main en insistant pour le faire asseoir. Monsieur Renaud fronçait les sourcils, Adalbert haussait les épaules, et monsieur Cardonnel et sa femme restaient embarrassés et mécontents.

— Merci, monsieur Roger, dit Joseph en réponse aux instances de son ami, vous êtes bien bon ; mais je n’y tiens pas.

Cela dit, il s’inclina et s’éloigna, accompagné de Lucette et de Roger.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ces bêtises-là ? demanda à sa femme, en roulant de gros yeux, monsieur Renaud.

— Je t’expliquerai ça plus tard, lui répondit-elle.

Et en même temps elle mit la main sur son cœur, geste qui lui était familier dans ses chagrins.

Roger revint s’asseoir auprès de Régine. Il la vit profondément émue, et, tandis que monsieur et madame Cardonnel, Émilie et monsieur Renaud, soutenaient amplement la conversation avec les jeunes époux, il se pencha vers elle :

— Vous souffrez ? murmura-t-il.

— Il fait si chaud, répondit-elle à voix haute.

— Voulez-vous un verre d’eau ?

— Oui, je vais le chercher.

— Non, je vous l’apporterai.

Ils coururent ensemble, tandis que madame Cardonnel criait :

— C’est vrai, Roger, dis à Rose d’apporter des rafraîchissements.

Roger devança la jeune fille, mais elle entra sur ses pas alla s’asseoir dans la salle à manger. Une minute après, il revint près d’elle, portant un verre d’eau, qu’elle but à petites gorgées, toute oppressée. Il fouillait les armoires pour trouver de l’eau de fleur d’oranger.

— Mais ce n’est rien, disait-elle.

— Oh ! laissez-moi vous soigner un peu, ce sera bien bon à vous !

— Votre sœur vient d’être admirable, dit-il ensuite.

Régine lui jeta un regard profond et, de nouveau attendrie, s’essuya les yeux.

— Pauvre chère fille, dit-elle, si héroïque et si bonne, que deviendra-t-elle aux prises avec ces préjugés odieux ? Le monde encore, ce n’est rien, mais la famille !… Mon père ne se doute de rien, et c’est grâce à cela que ces deux enfants peuvent garder le bonheur de se voir. Mais où cela peut-il aboutir ? Je n’attends que malheur pour ma sœur chérie, pour cette chère petite fauvette que j’ai élevée dans mon sein et qui semblait faite pour mener la vie comme un chant joyeux. Oui, tout à l’heure, en la voyant si brave et si charmante, j’aurais voulu pouvoir courir à elle et la serrer dans mes bras ; je me suis contenue à cause de mon père ; mais le cœur m’a battu dans la poitrine comme à une mère qui voit sa fille en danger. Pourtant je suis courageuse ; mais je ne le suis plus quand je prévois le martyre de cette enfant. Et ma pauvre mère ? Elle n’est pas heureuse.

Elle baissa les yeux et appuya la tête sur sa main. Roger l’écoutait avec une vive émotion. C’était la première fois qu’elle lui faisait confidence de ses propres sentiments, et se plaignait à lui.

— Le chevalier, dit-il en hésitant, pourrait beaucoup à cela, je crois, s’il le voulait bien.

— J’y ai songé, murmura-t-elle ; mais… il n’a jamais rien dit à cet égard.

— J’esseyerai de lui en parler, dit Roger.

— Prenez garde ! Il aime Joseph, Lucette même, autant que nous. C’est bien délicat. Peut-être espère-t-il que la résistance de mon père sera vaincue ; mais il se trompe, il se trompe absolument. Jamais mon père ne consentira au mariage de sa fille avec le fils d’une paysanne et surtout un fils sans père.

— Ô aristocratie ! s’écria Roger. Combien y en a-t-il en ce monde ?

— Autant que de conditions, dit-elle, autant que de vanités.

Elle se leva pour retourner au jardin. Roger l’arrêta.

— Reposez-vous encore.

— Je suis calme à présent.

— Non, vous êtes encore oppressée, vos yeux sont encore émus. Oh ! comme vous savez aimer !

Il s’arrêta, la voix étranglée. Mais moi ? s’écriait son cœur, moi, tu ne m’aimes plus ?

On eût dit que Régine entendait cette voix ; une rougeur passa sur son visage.

— Lucette est bien votre sœur, lui dit-il encore ; elle aussi, tout à l’heure, a fait face au lion pour celui qu’elle aime.

Une émotion nouvelle se peignit sur les traits de Régine.

— Laissez-moi me remettre, murmura-t-elle, et retournez au jardin.

Il obéit, heureux d’être commandé, et peu d’instants après il vit revenir Régine, accompagnée de Rose, qu’elle aidait à porter les rafraîchissements. Elle était de nouveau calme et armée de ce tranquille sourire dont elle recouvrait l’agitation d’un cœur si plein de tendresse et de douleurs. Ce soir-là, un rayon d’espérance anima Roger : elle l’avait pris pour confident.

Un jour que Roger était allé voir le chevalier, celui-ci le conduisit tout bonnement à la Bauderie. Il avait un gros prétexte et dit en entrant :

— Voilà un visiteur qui m’arrive comme je partais pour venir chez vous. Je n’ai pas voulu le renvoyer et je vous l’amène.

— Monsieur Cardonnel sait qu’il ne peut être ici que bien accueilli, répondit Régine du ton d’une maîtresse de maison aimable et polie.

Elle avait une lettre à la main, et ajouta un moment après en souriant :

— J’ai une nouvelle à vous annoncer.

— Ah ! ah !

— Cette lettre est de ma tante et m’annonce le mariage de mon cousin Georges.

— Bah ! Il a donc fini par se consoler ?

— On se console toujours, dit Régine d’un ton léger.

— Non, dit vivement Roger, non ! ceux qui aiment véritablement…

— Ceux qui aiment véritablement, interrompit Régine, avec un rire ironique, où sont-ils ?

Roger ne répondit pas et sortit presque aussitôt ; il prit, d’un pas emporté, désespéré, le premier sentier qui s’offrit à lui.

— Ah ! se disait-il, elle ne m’aime pas ; elle ne me hait pas, simplement elle me méprise ! Je la comprends maintenant. Mais comment peut-elle me frapper ainsi, sans pitié, si cruellement ? Ah ! pour moi, m’eût-elle trahi, je ne pourrais jamais lui faire tant de mal !

Il errait ainsi, en blessé qui se débat, dégoûté plus que jamais de la vie, se disant qu’il n’était venu à Bruneray que pour souffrir mille fois davantage, accusant son amante et l’invoquant tour à tour.

— Venge-toi, lui disait-il ; je t’ai souffrir, mais tu n’as donc pas compris que j’ai plus souffert encore ? Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort ? Cruelle vie ! Être méprisé de celle qu’on aime ! Ah ! Régine, Régine !

Il parlait ainsi tout haut quand, au détour d’une haie, il se trouva en face de Régine.

Elle voulait parler, mais resta sans voix devant l’expression de ce visage bouleversé par la douleur.

— Oh ! Roger, dit-elle enfin, qu’avez-vous ? Serait-ce… est-il possible ?…

— Vous n’en doutez pas, répondit-il amèrement ; soyez tranquille, avec moi, les coups porteront toujours. Mon cœur est à vous et vous pouvez en faire ce qu’il vous plaira. Une vengeance comme la vôtre a cela de bon, qu’on peut arracher cent fois le cœur à son ennemi avant qu’il ne meure.

— Venez, lui dit-elle, effrayée de son exaltation ; les autres sont là, je ne veux pas qu’on vous voie ainsi.

Et pour la première fois, depuis des années, elle prit son bras, et l’entraîna derrière la haie, par le sentier qu’il venait de parcourir, dans une allée touffue de noisetiers ; là, abandonnant le bras de Roger, et se plaçant devant lui les yeux pleins de larmes.

— Croyez du moins, je vous en supplie, que je n’ai pas eu l’intention de vous faire du mal. Ce mot m’est échappé, et je l’ai regretté tout de suite, surtout en vous voyant sortir.

— Régine, lui dit-il, je ne sais ce qui m’est le plus cruel de votre douceur ou de vos attaques. L’une et les autres me font également sentir combien vous me méprisez, et cela, c’est l’arrêt sans merci. C’est plus que le deuil de toute espérance, plus que la mort !

— Vous vous trompez, dit-elle en tremblant. Je ne vous méprise pas !

— C’est vrai ? c’est bien vrai ? s’écria-t-il. Ah ! merci, Régine ! Hélas ! murmura-t-il par un retour douloureux, pourtant ce serait peut-être justice, et moi-même, plus fier en face des autres, j’ai peine, vis-à-vis de vous, à ne pas me mépriser.

— Je ne vous juge pas, je ne sais pas, je ne comprends pas : j’ai souffert, voilà tout… et je souffre de vous voir souffrir.

— Vous me voudriez indifférent, n’est-ce pas ?

Elle se tut devant cette question, mais une rougeur vint colorer son visage ému.

— Oh ! Régine, s’écria-t-il tremblant d’espérance ! oh ! si vous pouviez me pardonner !

Elle hésita encore et répondit :

— Si c’est pardonner que vouloir sincèrement le bonheur de… d’une personne, je vous ai certainement pardonné, Roger.

— Non, dit-il ; mon bonheur, vous le savez bien, n’est qu’en vous. Me pardonner, ce serait m’aimer encore !

— Je suis toujours, dit-elle d’une voix oppressée, votre amie…

— Ce n’est pas assez ! Toi, mon amie ! Ah ! Régine, se peut-il ?… Non, tu ne peux pas ! Quand on s’aime comme nous nous aimions, l’amitié ne se comprend plus, le cœur s’en indigne ; le mien n’a que des élans pour toi. Rends-moi l’amour d’autrefois.

Il parlait ainsi à mains jointes, suppliant et passionné, devant elle, pâle et tremblante.

— L’amour d’autrefois ! murmura-t-elle ; ressuscite-t-on ce qu’on a tué ?

— Ah ! cria-t-il, tu ne m’aimes plus !

Et à son tour il devint pâle comme un mort. Elle fit un pas, lui prit la main :

— Roger !

— Oui, je comprends, dit-il à voix basse, vous êtes bonne, vous avez pitié de moi : c’est tout.

— Non, tu ne comprends pas, reprit Régine avec éclat ; je ne puis, je n’ai pu cesser de t’aimer, je ne l’ai pas même voulu ; mais, quand tu parles de l’amour d’autrefois, je puis bien te dire qu’il n’existe plus et ne peut jamais revivre. N’était-ce pas une confiance avant même d’être un bonheur ? C’était ma religion moi, et qui jamais eût pu me faire croire que tu pouvais me trahir ? Toi seul !… Je croyais… mais des paroles ne peuvent dire… L’amour d’autrefois !… si pur, si naïf ! C’est comme un petit enfant, souriant et beau, que tu aurais égorgé dans mon sein : une chose sacrée à jamais flétrie ! Ne me le demande plus. Si nous pouvions encore nous aimer d’amour, ce ne serait plus le même ; celui-là est mort, je le pleure toujours.

— Oui, je le comprends maintenant. Je sais… Moi-même j’ai tant pleuré, tant regretté, tant souffert, tant désiré d’effacer l’ineffaçable ! Oh ! Régine, tiens, je voudrais mourir. Tu me plaindrais alors et m’aimerais mieux.

Régine fit un mouvement de la main vers lui, mais la retira.

— Écoutez-moi, Roger, dit-elle ; pourquoi vous obstinez-vous en des souvenirs… cruels, et continuer d’aimer une femme si exigeante que moi, quand d’autres le sont si peu ? Il y aurait entre nous désormais des susceptibilités, des souffrances, peut-être des défiances mortelles. Un amour flétri ne refleuri pas. Il reste peut-être une grande, une tendre affection, mais sévère, attristée, qui se rapproche de la maternité plus que de l’amour, et n’a plus de celui-ci la candeur, les oublis, les sourires, la jeunesse charmante et forte. Vos parents, Roger, seraient heureux de vous voir épouser une jeune fille riche, d’ailleurs naïve et gentille, qui vous aimerait, sans demander compte de rien, et dont la gaieté, la confiance, vous feraient une vie nouvelle. Ne m’en veuillez pas, ajouta Régine en répondant au regard de reproche qu’il fixait sur elle, j’y ai beaucoup pensé, je vous parle sérieusement ; loin de vouloir vous faire de la peine, je n’ai en vue que votre bonheur.

— Je vous remercie, lui dit-il amèrement ; je n’ai jamais mieux senti combien votre sollicitude est en effet… désintéressée. Mais comment me jugez-vous, que vous me parliez d’épouser une autre femme, quand je vous déclare que je n’aime que vous et que je vous aime plus que jamais.

Régine ne répondit pas et prit lentement le chemin qui ramenait à la maison. Il la suivit, devinant amèrement la pensée qu’elle n’osait pas exprimer cette fois et qu’il traduisait ainsi :

— Ne savez-vous pas changer d’amour ?

À ce moment il comprit mieux de quelles épines, de quelles susceptibilités douloureuses de tous les instants leur vie pouvait être semée, en raison d’un souvenir cruel ; il y arrêta fermement sa vue, et se tournant vers Régine, après un long silence :

— Vous m’avez éclairé, lui dit-il, sur une chose à laquelle je n’avais pas assez pensé, croyant trop facilement peut-être qu’un grand élan de cœur pouvait triompher de tout et tout effacer. Je sens maintenant que je pourrais avoir toute ma vie à porter la peine de la désillusion que je vous ai causée, de la blessure profonde que j’ai faite à notre amour. Eh bien ! laissez-moi vous dire que cette perspective ne m’ébranle pas, et que souffrir près de vous, par vous, me sera toujours cent fois plus doux que de souffrir seul ; car, je vous en donne ma parole, sans vous, je resterai seul.

Une faible rougeur monta au visage de la jeune fille, des larmes perlèrent à ses yeux, mais elle garda le silence. Ils étaient d’ailleurs à peu de distance du groupe formé dans le verger par le chevalier, Joseph, qui était venu le rejoindre, et Lucette. Mais, en vérité, ces amis n’étaient pas gênants ; car, au lieu de venir à la rencontre de Régine et de Roger, en les apercevant, ils s’éloignèrent et ne se laissèrent rejoindre qu’à la maison.

Il était bien jeune et bien candide celui-là, c’était l’aube fraîche et splendide du sentiment, l’amour de Joseph et de Lucette, qui s’affirmait sans honte dans leurs regards brillants, dans l’accord constant de leurs impulsions et de leur parole. Depuis peu de temps, ils se l’étaient avoué. L’amour et la jeunesse avaient enfin triomphé chez Joseph de la timidité souffrante que le vice de sa naissance fui imposait, souffrance que dans son absence de préjugés, son mépris pour ceux des autres, monsieur de La Barre ne comprenait pas assez. Tendre pour Joseph cependant, autant que peut l’être le meilleur des pères, il avait encouragé le jeune homme et s’était chargé de sonder le terrain près de la famille ; mais il n’avait parlé qu’à madame Renaud, et celle-ci, bien émue, la pauvre femme, avait conseillé l’attente en promettant de disposer doucement son mari, s’il était possible, à un tel mariage, mais l’espérant peu. Les jeunes gens, plus forts d’espérance et d’illusions, attendaient en goûtant la joie de se voir et de s’aimer.

— Et puis, disait Lucette, je voudrais auparavant, oh ! si c’était possible ! voir ma Régine heureuse.

Elle en parlait souvent avec le chevalier, qui avait pour elle de grandes faiblesses, et il s’agitait certainement à la Cerisaie tous les éléments d’un complot, mieux formé, plus sérieux, que bien d’autres que le pouvoir a l’habitude de découvrir de temps en temps.

Depuis leur explication, quelque douloureuse et peu concluante qu’elle eût été, l’intimité de Régine et de Roger avait fait un pas immense. Ils étaient éclairés désormais sur leurs sentiments. Le soupçon, l’irritation, avaient disparu. Ils se savaient toujours profondément chers l’un à l’autre et malheureux. La pitié chez Roger, plus amère en raison des reproches qu’il s’adressait, devenait chez Régine inquiète et tendre. Elle ne le fuyait plus, et il n’était pas difficile de voir qu’elle aussi trouvait un charme encore attristé, mais profond, dans leurs entretiens, qu’elle recommençait à vivre de sa vie à lui, qu’il était toujours le premier objet de ses pensées.

D’autre part, Lucette et le chevalier ne l’entretenaient que de Roger, notaient ses accès de tristesse, et rapportaient fidèlement toutes les paroles de désespérance et de misanthropie qu’il exhalait devant eux quelquefois.

Une indisposition qu’il eut alors alarma Régine outre mesure.

— Mon ami, disait à Roger le chevalier, vous avez perdu la jeune fille, vous retrouverez la femme et la mère. Devenez infirme, votre mariage est fait. Toutefois il vaut mieux attendre.

Au mois d’avril, on apprit l’arrivée à Bruneray de madame Trentin du Vallon. Maintenant ses visites aux dames Cardonnel étaient des plus rares ; aussi fut-on assez surpris de la voir entrer chez les Cardonnel, un soir, au jardin où se trouvaient réunis Roger, sa sœur, Lucette et Régine, arrivées une heure auparavant de la Bauderie. Elle avait une de ces toilettes que voient rarement les petites villes : robe de soie mauve, ruchée à l’infini ; chapeau de tulle mauve, orné d’une verte et délicate guirlande ; châle de dentelle, sein demi-nu, et tout un luxe de détails et de miévreries. Elle combla Émilie de démonstrations, fut sérieuse avec Roger, et regarda les demoiselles Renaud en clignant des yeux, d’une façon impertinente. Douloureusement froissé de cette rencontre, Roger eût donné tout au monde pour que cette femme ne fût pas venue et que Régine n’eût pas été là.

Celle-ci, calme et dédaigneuse, examinait madame du Vallon comme celle-ci l’avait examinée, et restait à part de la conversation. Bientôt les deux sœurs voulurent se retirer, mais Émilie crut devoir les retenir. Elles devaient sortir ensemble. Madame du Vallon profita de ce moment pour se lever et alla à quelques pas contempler des fleurs qui semblaient fort l’occuper.

— Monsieur Roger !

Il se rendit près d’elle, mais avec une répugnance visible.

— Quoi, lui dit-elle, est-ce possible ce que j’ai appris, que vous voulez être notaire à Bruneray !

— C’est parfaitement vrai.

— Mon cher, cela n’a pas le sens commun. Quelle chute ! Voyons, il fallait vous adresser à moi. Un homme de votre mérite ne fait pas ainsi ; je vous aurais certainement trouvé quelque chose. Voulez-vous écrire au Constitutionnel seulement pendant six mois ? Je vous ferai avoir une recette particulière.

— Vous savez bien que je ne veux rien accepter…

— De moi, n’est-ce pas ?… Et pourtant vous avez accepté plus que tout cela…

— L’amour, dit-il d’un ton légèrement âpre, est un échange…

— Où l’un donne toujours plus que l’autre.

— Oh ! oui ! s’écria-t-il amèrement.

— Mon cher Roger, vous n’êtes pas aimable du tout. Vous avez déjà des airs de notaire. Non, vrai, je ne puis me faire à cette idée-là !

— Vous humilierait-elle ?… rétrospectivement ? À quoi bon ? y a des choses qui sont comme si elles n’avaient jamais été. Puis, vous saviez fort bien que mes goûts étaient simples.

— Dites extravagants. On peut être sentimental dans la jeunesse, cela fait bien ; mais on n’en finit pas moins par se pourvoir du mieux possible. Vous étiez fait pour arriver. Je croyais autrefois, Roger, pouvoir être fière. de vous ; je voudrais encore…

— Je serais honteux de vous causer tant de déceptions, si notre vie avait encore des attaches communes ; mais…

— Ah ça ! pourquoi avez-vous l’air si gêné ? et pourquoi me laissez-vous marcher ainsi près de vous sans m’offrir le bras ? Auriez-vous à ménager cette petite personne là-bas, qui nous regarde d’un air si étrange ?

Roger n’avait pas osé depuis ce colloque regarder du côté de mesdemoiselles Renaud. Il suivit cette fois la direction des regards de madame Trentin et rencontra les yeux de Régine. Elle les détourna aussitôt ; mais l’expression de ce seul regard montra à Roger qu’elle avait compris, par une intuition particulière à l’amour, la signification de leur entretien, de la familiarité de madame Trentin vis-à-vis de lui, et de son attitude gênée à lui vis-à-vis d’elle. Il en fut saisi de honte et de douleur.

— À propos, reprit Marie, vous avez toujours mes lettres ? Avouez que je suis confiante… depuis quatre ans…

— Je vous les renverrai, en échange des miennes, n’est-ce pas ?

— Ah ! vous y tenez ? Vous allez vous marier, peut-être ?…

Quand Roger fut enfin délivré de sa visiteuse, Régine n’était plus là.

Elle souffrait ! Il en était sûr. Cela lui donna de l’audace, et, sur un prétexte, quittant sa sœur, il passa dans le jardin des Renaud. Ce ne fut pas sans un trouble profond qu’il s’approcha de ce coin des buis, où il n’avait pas pénétré depuis le temps des entrevues chastes et brûlantes du premier amour, C’était là qu’en son absence, autrefois elle venait rêver ; c’était là qu’elle devait pleurer maintenant. Il la vit en effet dans l’ombre épaisse ; assise sur une pierre, la tête dans ses mains, et il se jeta à ses genoux.

Régine tressaillit, eut peine à retenir un cri et se leva d’un bond. Dans le peu de jour qui restait, ses yeux étincelèrent.

— Quoi ! vous ici ? dit-elle. Ne vous rappelez-vous plus ce qu’était autrefois ce lieu ?

— J’ai senti que vous pleuriez et j’ai tout osé, répondit-il.

— Vous avez eu tort, dit Régine, avec amertume ; mon âme est remplie de dégoût, de haine, et ce n’est pas votre présence qui peut me guérir. Ne venez pas ainsi près de moi ! Pourquoi y êtes-vous jamais venu ? J’avais une foi, plus chère que ma vie : vous l’avez éteinte, J’avais un amour qui était mon culte : vous l’avez flétri. Laissez-moi, je vous en conjure. Ah ! vous pouvez venir ici, ce soir, ce soir, après !…

— Régine, ce malheur de ma vie est mort depuis longtemps.

— Laissez-moi, vous dis-je, et que m’importe ? Vos paroles me font mal ; vous m’avez changée de monde, je croyais, autrefois ; je ne sais plus que haïr et mépriser !

— Ah ! je le vois, dit-il en se relevant, il vous est impossible de me pardonner.

— Qu’est-ce que pardonner ? Oublier, soit ! Mais c’est cela qui est impossible. Autrefois je me confiais, les yeux fermés, à l’amour, avec émoi, mais avec bonheur ; aujourd’hui, j’ai peur de l’insulte et de l’étrangère. Nous ne sommes plus deux. C’est horrible ! Des pas impurs sont imprimés sur la neige de nos sentiers. Il vaut mieux mourir ou se séparer. Il faut que l’un de nous deux parte, Roger.

— C’est bien, dit-il, immobile et froid de douleur ; je partirai.

— J’aimerais mieux que ce fût moi, reprit Régine ; mais comment ?… J’y tâcherai. Roger allait se retirer quand elle le retint par le bras.

— Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce qu’est ce lieu ? Toute la vie de mon âme est là. Ce que nous y avons ressenti ensemble… Rappelle-toi, si tu le peux désormais. Oh ! Roger, que c’est beau un amour qui est une religion, que c’est grand ! Ce qu’il y avait alors d’aube et de printemps dans nos cœurs, mêlé à des choses sublimes !… Je serais morte en souriant pour toi, et de même j’aurais donné ma vie pour faire du bien aux autres ou pour rapprocher de plus près le monde de la lumière par un noble élan. Que j’étais bonne alors ! que J’étais heureuse que je t’adorais ! L’amour est un appel des choses infinies, du grand avenir. C’est le progrès dans l’âme. L’abandon, le doute, au contraire, tout l’édifice de lumière s’en va, fond dans la boue. Lui ? Quoi ! cela est possible ! Lui ! Toutes les fibres du cœur se révoltent, elles étaient siennes ! On regarde partout si l’on ne rêve pas, s’il fait jour encore. Il y a dans ce lien, Roger, plus de larmes tombées que de feuilles, et puis tous les rayons d’autrefois, je les garde à part… Hélas ! je les garde trop ; c’est avec cela que je l’écrase et te désespère, pauvre Roger ! Nous étions si haut autrefois que je ne puis me résigner à descendre. C’est mortel !

Elle cessa de parler, et reprit après un silence :

— Pardonnez-moi aussi, je vous fais beaucoup de mal.

Roger ne put lui répondre. Il mit un genou en terre lui baisa la main et partit.

Maintenant tout était fini, toute sa vie était à terre. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien. Mourir lui semblait cent fois préférable à la vie terne et froide qui désormais l’attendait. Mais avant tout il devait partir, puisqu’elle le lui avait demandé. Il irait dès le lendemain parler à son père, le supplier de lui rendre sa liberté ; il arrangerait tout du mieux possible et tâcherait lui-même de trouver son remplaçant. Mais elle qui restait, elle ne serait jamais consolée ? Il avait perdu la vie de celle qu’il adorait ! Rien n’y pouvait désormais : ni le repentir, ni la mort, ni l’amour ! Rien. Ce qui était brisé ne pouvait revivre. Il avait tué leur chaste amour, la vraie foi dans le cœur de sa fiancée. Que n’était-il mort lui-même ?

Au jour, il se leva, épuisé de douleur, brisé de fatigue. Il lui semblait qu’une année s’était passée depuis la veille. La veille, il espérait encore. Il descendit : Nul n’était levé, la maison était vide et morne. Il se dit : voilà ma vie désormais ! Et, poussé par le besoin de soulagement, étouffé par une oppression écrasante, if sortit dans le jardin, espérant y respirer mieux. Mais le jardin, pas plus que la maison, ne contenait assez d’air pour sa poitrine.

Comme il marchait dans la grande allée, arrivé devant l’allée transversale qui conduisait à la petite porte des Renaud, il vit cette porte s’ouvrir. C’était… oui, c’était Régine ! Elle était en peignoir du matin ; un bonnet en réseau, orné d’une petite dentelle, contenait ses longs cheveux dénoués ; elle s’avança rapidement vers lui. Ses joués gardaient encore la trace des larmes de la veille ou plutôt celle de la nuit ; cependant son visage était rose comme l’aube et ses yeux surtout brillaient d’un étrange éclat. Bien surpris de cette apparition à cette heure, mais toujours heureux de la voir, il fit quelques pas au-devant d’elle. Régine l’envisagea et, le voyant si défait, des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oh ! Roger, dit-elle.

Elle passa le bras sous celui de Roger, en le serrant fortement, et marcha vers la petite porte. Il se laissait entraîner, plein de pensées confuses, le cœur violemment agité. Au sortir de la petite porte, Régine prit l’allée des huis et s’arrêta dans le coin touffu, asile de leurs joies et de leurs douleurs ; là, quittant le bras de Roger, elle lui prit les deux mains et le regardant avec tendresse :

— Une longue nuit s’est passée pour moi comme pour foi depuis hier, dit-elle. Après ton départ, mon exaltation peu à peu s’est calmée, et je n’ai plus songé qu’au mal que je venais de te faire, à ton désespoir, à ton morne adieu. Je me suis trouvée barbare, je me suis maudite ; j’ai repassé toute ma vie depuis que je t’aime, tant de bonheur et tant de pleurs ! et encore une fois, j’ai pleuré notre bel amour ; mais j’en ai découvert un autre plus grand, aussi grand du moins dans un autre ordre, et je te dis à mon tour ce que tu m’as dit : souffrance ou bonheur, oubli ou regrets, je veux t’aimer et vivre avec toi. Quand je m’irritais dans ma douleur et m’infligeais ma propre souffrance, j’étais égoïste encore et me vengeais à mon insu. Mon amour pour toi monte d’un degré, il dominera tout. Je t’aimerai pour le bonheur de te rendre heureux, et déjà je me sens heureuse de t’aimer d’une façon nouvelle. Oui, je voue de nouveau ma vie à la tienne, et ne te demande qu’un peu de temps pour nous reconnaître et nous retrouver. Oublie ce que je t’ai dit et pardonne-moi mes combats.

Déjà Roger la pressait sur son cœur avec délire.

— Merci ! lui disait-il en paroles entrecoupées ; merci ! Oh ! tu es la plus grande des femmes ! Ô ma Régine, tu me rends la vraie vie ! Oui, nous avons été chassés de notre Éden ; ce siècle n’en souffre point, mais nous y rentrerons à force d’amour. Il nous rendra la foi, il nous donnera l’oubli. Ô Régine ! il y a deux forces et deux vertus ; la seconde est la plus douloureuse ; mais la plus solide. Crois en moi plus qu’auparavant.

— Je t’aime ! dit-elle.

Et les petites feuilles des buis, leurs confidentes, qui depuis quatre années n’avaient plus entendu que des pleurs et des soupirs, frémirent au bruit d’un baiser.