La Grande Illusion des petits bourgeois/13

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 269-273).

XIII

MÉTAMORPHOSE.

Dans ce voyage de retour, pour conjurer ses tristes pensées, Roger toutefois emportait un charme avec lui. C’était une lettre de Régine, reçue la veille de son départ.

Il relisait ce passage :

« Après ce que tu m’as dit, je me demande comment tu peux hésiter encore. Mon ami, il n’est pas une seule des raisons que te donne monsieur Juin pour justifier ses actes, qui ne servirait aussi bien à la justification d’une bande de brigands, voulant établir ses droits à piller et rançonner un pays. Si le privilége était la loi de nature, si le grand nombre devait être éternellement la proie d’une minorite hardie et rusée, pourquoi pas Mandrin aussi bien qu’un autre ? Je souffre avec toi, tu le penses, de voir ta position sans cesse remise en question, et notre avenir ainsi retardé ; mais il m’est encore plus pénible de te savoir associé à des choses odieuses, et j’espère que la prochaine lettre me dira : Je pars.

» Et puis, que vas-tu faire ? Et quand pourrons-nous être réunis ? Je me fatigue la tête à chercher dans les professions libérales celle qui te conviendrait le mieux, et je ne trouve que médecin ou professeur. Je les aimerais parce qu’elles sont utiles ; mais il paraît qu’aucune profession n’est moins libre et plus ingrate au temps où nous sommes l’enseignement. Puis, ce sont des vocations précises, et tu n’as sans doute ni l’une ni l’autre, puisque tu n’y as pas songé. Enfin ce serait trop long, plus long que toute autre chose. Mais je ne vois rien en dehors qui me plaise au cœur et à la conscience, et me donne l’espoir de ta prompte indépendance, qui peut seule nous réunir.

» Tu ne sais pas ce que je pense bien souvent ? — Oui ; car, depuis que j’ai cette idée, j’y reviens sans cesse. Quand tu es parti, je disais, avec toi, avec d’autres, que je serais bien heureuse et fière quand tu reviendrais, honoré d’un poste éminent, riche de beaux appointements, et que, du haut’de cette autorité acquise par toi, tu prendrais par la main ton humble Régine en disant : Voilà ma femme, la seule que je puisse aimer ! Ce serait beau sans doute ; mais que cet orgueil est peu de chose en comparaison du bonheur d’être ensemble et de s’aimer ! Combien d’années ce plan doit-il nous séparer, et pour n’être jamais réalisé peut-être ? Ce que tu as vu déjà du monde et du peu d’honnêteté des gens qui ont pouvoir et succès me fait peur. Il me semble que tu devras trouver un peu partout la même chose, que partout on t’imposera des conditions que tu ne pourras accepter. Alors je regarde autour de nous : tant de gens se contentent à moins ! Quand je suis à la Bauderie avec Lucette, et que je vois la campagne si belle et si riche, donner à ceux qui la cultivent en la possédant toujours plus que le nécessaire, je ne puis m’empêcher de soupirer et de me dire : Oh ! sans l’ambition, comme on serait heureux !

» Alors je m’imagine te voir en fermier, propre et même élégant comme Joseph, qui devient de plus en plus un garçon remarquable d’intelligence et de bonté. Moi, je suis fermière et… Oh ! quand je reste un peu longtemps dans ce rêve, j’en sors les yeux pleins de larmes. C’est si doux, si beau !

» Lucette, elle aussi, adore la campagne, et, te le dirai-je ? il me semble que Joseph n’est pas étranger à ce goût-là. Je tremble d’y penser. Pour ma pauvre petite sœur, ce serait un tourment à l’inverse du nôtre, mais aboutissant aux mêmes chagrins. Dire que les sentiments vrais, ceux qui gouvernent la vie, sont ce qu’il y a de plus méprisé au monde, et qu’on leur accorde cent fois moins de droits qu’à la vanité !

» Je me permets de trouver notre bon ami le chevalier imprudent à cet égard, et pourtant je n’ai pas encore. osé lui en parler. Chaque fois que nous sommes à la Bauderie, et nous y allons très-souvent maintenant, car nous prenons de plus en plus goût à cultiver ce domaine, nos deux voisins viennent nous aider de leur expérience. Ce serait plaisir que de voir le bonheur qu’ont ces deux enfants à être ensemble, si… les parents étaient aussi raisonnables que les enfants. »

Plus loin, dans un autre paragraphe, Régine disait :

« Il n’est bruit ici que du mariage de ta sœur avec un prince ; monsieur Cardonnel nous l’a dit et en parle à tout le monde. J’en suis bien aise pour Émilie, si elle doit être heureuse ; mais je ne puis me défendre de l’égoïste pensée qu’un tel mariage, en exaltant l’orgueil de ton père et de ta mère, nous éloigne encore l’un de l’autre. Ils te voudront une princesse aussi. Ah ! pour la première fois, je regrette de ne pas l’être ! »

Ce fut le cœur serré, dans l’attente d’une surprise pénible de sa mère en le voyant, que Roger sonna rue de Turin. Mais l’accueil fut tout autre qu’il n’avait pensé. A peine madame Cardonnel eut-elle entrevue son fils qu’elle s’élança dans ses bras et, le serrant de toute sa force :

— Ah ! lui dit-elle en fondant en larmes, que tu as bien fait de venir !

Étonné, tout en rendant à sa mère ses caresses, il cherchait à comprendre, quand il aperçut, à l’autre bout du salon, Émilie couchée sur une chaise longue toute pâle.

— Ma sœur est malade ! s’écria-t-il.

— Crois-tu ? la pauvre enfant, un pareil coup ! Et madame Cardonnel, essuyant ses larmes, conduisit Roger près d’Émilie, qui, à la vue de son frère, avait caché son visage dans ses mains et sanglottait.

— Mais qu’y a-t-il, au nom de Dieu ? cria Roger. Vous me faites une peur ! Mon père !…

— Ton père est accablé comme nous…

Il respira.

— Mais comment ? n’as-tu pas reçu ma lettre ?

— En ! non, je ne sais rien ; dis vite.

— Mais alors, pourquoi es-tu venu ?

— Bon ! nous agiterons cela après. Dis-moi d’abord ce que tu m’as écrit.

Il s’assit près d’Émilie, l’embrassa, et se préparait à écouter sa mère quand elle lui fit un signe d’intelligence.

— Tu as besoin de te rafraîchir, mon enfant ; viens dans la salle à manger… Toi, reste tranquille, ma chérie ; nous allons rentrer tout à l’heure.

Ils passèrent dans la salle à manger, et, sans permettre à sa mère d’ouvrir le buffet, Roger la supplia de parler.

— Hélas ! mon fils, dit-elle, quand nous croyions être au comble des honneurs et de la fortune, nous n’étions que le jouet d’un misérable. Le prince était… ah ! c’est trop cruel à dire, un infâme escroc !

— Est-il possible ? balbutia Roger atterré.

— Ce n’est que trop vrai ; la chose est depuis hier dans les journaux, et peu s’en est fallu que le nom de ta sœur… On a mis ses initiales. Il devait épouser, dit-on, une jeune femme d’une grande beauté et d’un talent remarquable, d’une bonne famille de province. Tu connais la fierté d’Émilie ; juge si elle doit souffrir. Et elle aimait cet homme ! Ah ! malheureuse que je suis ! moi qui ai tout favorisé… Nous craignons, tu comprends, que sa réputation en souffre. On nous a vus partout ensemble. Nous avons reçu tant de compliments… que j’acceptais, et maintenant ma fille n’ose plus se montrer. Nous avons condamné notre porte ; on dit que nous sommes parties pour la campagne, et en effet, dès que ta sœur sera en état de supporter le voyage, nous partirons.

— Elle est si désolée, la pauvre enfant, poursuivit madame Cardonnel, ses nerfs sont dans un tel état, que le moindre mot renouvelle ses larmes. C’est pourquoi je n’ai pas voulu te raconter cela devant elle.

— Mais enfin, dit Roger, cela est inimaginable ! Un homme de ce rang a mille moyens de se procurer de l’argent, sans commettre des escroqueries. Il fait des dettes, cela revient au même, je l’avoue ; mais enfin les choses sont ainsi, qu’il n’en est pas déshonoré.

— Je ne l’ai donc pas dit, s’écria douloureusement madame Cardonnel, que ce n’était pas un vrai prince ?

— Quoi ?…

Il s’appelle Basiliscos tout simplement, comme qui dirait Basile. Oui, mon cher enfant, et c’est là précisé ment le plus humiliant, c’est le pire de tout, parce que si c’eût été un vrai prince, il n’aurait pas, comme tu dis, été déshonoré pour cela. On aurait dit : C’est une frasque de jeune homme, une légèreté de grand seigneur ; mais, je te le répète, c’est un vulgaire fils de marchand, un voleur pur et simple ! Oh ! vois-tu, je connais la sœur ; elle ne se relèvera jamais de ce coup. Elle aurait supporté un malheur, mais non pas une pareille humiliation.

— Enfin quelles escroqueries a-t-il faites ?

— Chez les principaux joailliers de Paris, des diamants de toute beauté qu’il engageait ensuite : c’est affreux !

— Mais comment ?

— Voici toute l’histoire : Ce… ce misérable était venu à Paris avec les économies de son père, une vingtaine de mille francs, probablement pour un commerce. Il a d’abord essayé quelque chose, je crois ; mais voyant qu’il ne gagnait guère, il s’est établi au Grand-Hotel, s’est fait appeler le prince Ghilika, a fait la connaissance de personnes bien posées, qui l’ont accepté sur son luxe et sur son nom, et s’est introduit par elles dans la société des Agronomes réunis et dans d’autres encore. Nulle part, comme il donnait de l’argent, on ne lui demandait d’autre titre. C’est alors qu’ayant tout dépensé, il alla dans son équipage, avec un ami décoré, prendre des diamants à crédit chez un joaillier, puis chez d’autres. Il engagea ces diamants pour des sommes énormes, soutint son luxe avec cela et donna même des à-comptes aux joailliers. Son effronterie, son aisance, étaient telles qu’on ne soupçonnait rien ; et puis comment soupçonner un filou dans l’ami de monsieur le duc de G…, dans le compagnon du, fils de monsieur le comte de D…, ancien pair de France, et tutti quanti, qui le fêtaient et acceptaient ses, diners ? Est-ce qu’on soupçonne un homme qui se promène au Bois dans un équipage de de vingt mille francs, qui a des habits de chez le premier tailleur et qui donne des fêtes ? Ah ! bien oui ! Lui demander ses papiers ? On n’ose seulement pas le regarder, on se courbe devant lui et on le laisse tromper les familles honnêtes ! Ah ! tiens, vois-tu, Roger, le monde est trop méprisable !

Elle oubliait, la bonne madame Cardonnel, que le monde n’avait fait ni plus ni moins qu’elle. Roger restait abattu, stupéfait encore. Il se rappelait tous les hommes marquants interrogés par lui sur le compte du prince Ghilika, et qui lui avaient à l’envi répondu, d’un air presque étonné de ses questions :

— Oh ! certainement, on ne peut mettre en doute la parfaite honorabilité d’un homme qui donne ici dix mille francs, là des hanaps de verre de Bohême, là un diamant, là de fins diners. Décidément le prince Ghilika est un galant homme !

— Enfin, reprit madame Cardonnel, c’est le principal créancier, le grand joaillier S…, qui a fait tout découvrir. Le prince, — je ne puis m’empêcher de l’appeler ainsi, — lui devait trois cent mille francs ; il a écrit en Moldavie, a fait faire des recherches, et a trouvé ses diamants chez un juif. On allait arrêter Basiliscos ; mais il a eu vent, je ne sais comment, de l’affaire, et il est parti, laissant un déficit de plus d’un million. Mais crois-tu qu’avant de fuir, quand nous ignorions tout encore, il a eu l’audace de venir renouveler ses supplications à Émilie pour qu’elle consentit à un enlèvement ? Et la sœur, ajouta-t-elle en baissant la voix, a eu plus d’un assaut à soutenir pour sa vertu, elle me l’a avoué depuis. Imprudente ! Moi qui les laissais seuls ensemble !… Penser que mon Émilie, cette reine de fierté, a pu si longtemps être associée à ce misérable comme sa fiancée !… Et rentrer à Bruneray avec cette honte, quand nous avions déjà triomphé partout de ce mariage ! Oh ! non, vois-tu, Roger, c’est à ne s’en relever jamais !

Elle sanglottait, et Roger lui-même accablé ne savait comment la consoler.

À ce moment, on sonna. C’était un lettre pour Émilie, Madame Cardonnel et Roger se rendirent près d’elle.

— Je ne reconnais pas cette écriture, disait madame Cardonnel en regardant l’enveloppe. Émilie l’ouvrit, son visage se couvrit de pâleur, et bientôt elle jeta la lettre loin d’elle en s’affaissant sur les coussins. Roger ramassa la feuille ouverte et, à la prière de sa mère, il lut tout haut :

« Chère et belle Émilie,

» Tout est découvert. Je n’ai plus rien à vous avouer ; mais je ne puis résister au besoin de justifier à vos yeux un malheureux qui ne mérite pas les souillures dont l’opinion publique, parce qu’il n’a pas réussi, l’accable. Vous m’aimiez, Émilie ; si votre cœur est aussi grand que votre fierté, ce n’est pas pour un changement de nom que vous aurez perdu toute estime et toute compassion pour moi. Basiliscos ou Ghilika, il s’agit du, même homme, de cet homme que vous aimiez, j’en suis certain, non pour un titre, mais pour lui-même, de celui qui tant de fois à vos pieds en reçut l’aveu si doux. Vous ne refuserez pas de m’entendre, et peut-être alors serai-je en partie justifié.

» Je suis intelligent et hardi. Il m’a suffi de voir le monde peu de temps pour reconnaître que ses couronnes et ses biens n’étaient que pour ceux qui savaient s’en emparer, et non pour les naïfs qui les attendent. J’ai vu que par les voies ordinaires je ne pourrais que vivoter, et je voulais vivre. Il n’y avait pour cela que. deux moyens : éblouir ou trahir, s’imposer comme un égal à cette élite de puissants, nés ou parvenus, qui tient le monde dans ses mains ; ou se faire leur courtisan et valet, leur exécuteur de basses œuvres. La fierté de mon caractère m’a fait choisir le premier.

» Pour cela un capital énorme était nécessaire. Qui n’a rien ne peut prétendre à rien ; on ne prête qu’aux riches. Ce dicton est vrai de toute rigueur. Je me suis donc fait riche pour pouvoir emprunter. J’ai emprunté sur parole, comme font tant d’autres jeunes gens qu’une presse odieuse se garderait bien de salir du nom de voleurs, parce qu’ils sont, eux, de grands seigneurs authentiques. Je n’ai point volé les diamants, ils sont en gage.

» Je n’ai jamais nié ma dette ; je la reconnais et la payerai, je l’espère. Encore un peu de temps et, largement intéressé dans une affaire financière, moins honnête peut-être que celle qu’on me reproche, et dont messieurs Jacot de La Rive, Trentin du Vallon, le duc G…, le marquis de S…, et d’autres coryphées du grand monde, sont les organisateurs, je devenais millionnaire ; j’allégeais ma situation. Avec un premier million, j’en gagnais cinq ou dix ; c’est infaillible. Et alors, Émilie, j’achetais ce titre de prince qu’on m’a tant de fois reproché d’avoir pris d’avance, et qui n’est pour tout homme un peu philosophe qu’une poudre aux yeux à l’usage des sots.

» Alors, Émilie, j’étais votre époux, je vous faisais souveraine de ce monde bas et ladre, qui n’est grand que par l’oripeau, qui se prostitue devant toute force. Nous avions la royauté dans sa vérité, dans sa splendeur : celle de l’intelligence, de la beauté, de l’amour, et nous l’avions, grâce à la richesse, sans laquelle aucune supériorité ne compte. Ne vous flattez pas, Émilie, de régner sans elle ; hors de ses serres-chaudes, aucune fleur ne peut s’épanouir. Trop fière pour recourir à l’intrigue, vous resterez l’objet d’une admiration stérile. Il n’y a que moi peut-être qui, comprenant votre valeur, pouvais me faire un bonheur de vous enrichir. Ce rêve est-il à jamais perdu ?…

» Émilie, je vous adore, je me sens capable de tout pour vous posséder ; si votre cœur est constant, si votre esprit peut s’élever au-dessus des préjugés vulgaires, attendez-moi deux ans ; j’abandonne la vieille Europe, et vais agir sur un théâtre plus neuf et plus grand. Cette fois, avec plus de promptitude et d’audace, avec tout le mépris des hommes qu’il faut pour les dominer, dans deux ans je serai millionnaire et homme d’État, ou je me serai brûlé la cervelle.

» À vous toujours,

» Stephan Basiliscos. »

— Quelle effronterie ! cria madame Cardonnel.

Sans dire un mot, Émilie étendit la main vers le feu de la cheminée et du regard ordonna à son frère de brûler la lettre. Roger restait rêveur ; sa mère, lui tirant la lettre des mains, la jeta au feu.

— L’infâme ! cria-t-elle encore.

— Certes, dit Roger, il ne peut être l’époux d’Émilie ; mais c’est un homme étrange et il a raison sur plus d’un point.

— Madame, dit la bonne en ouvrant la porte, c’est des dames qui disent qu’elles veulent absolument vous voir.

Elle remit une carte à sa maîtresse.

— Mesdames Jacot de La Rive, lut madame Cardonnel.

Elle consulta sa fille du regard.

— Qu’elles entrent, répondit Émilie.

— Ne dites pas que je suis ici, dit Roger en s’esquivant.

Il ne voulait pas avoir à expliquer devant elles son retour à Paris, dont madame Cardonnel, trop absorbée d’autre part, n’avait pas encore songé à lui demander compte. De la salle à manger, il put entendre à peu près ce qui se passait : d’abord de grandes condoléances, pleurs et baisers, entre Émilie et Marie ; des explications entrecoupées des plus vives exclamations, enfin les conseils qui nécessairement devaient clore.

— C’est un grand coup, dit madame Jacot, assurément ; mais mademoiselle Émilie est pleine de courage et d’énergie. Eh bien ! à sa place, je forcerais une telle aventure à me servir, au lieu de me nuire. Bien que son nom n’ait pas été mis sur les journaux, il est dans toutes les bouches ; on ne parle que du faux prince, de ses diamants, et de la sotte mine que font en ce moment tous ceux qui l’ont patronné : M. V…, le duc de G…, l’ancien pair D…, sans compter la société toute entière des agronomes réunis et la société impériale des sciences géographiques. Si mademoiselle Émilie donnait un concert dans la quinzaine au moins, — car tout s’oublie si vite à Paris ! — elle aurait assurément beaucoup de monde ; on voudrait la voir, on parlerait d’elle ; ce serait une célébrité obtenue d’emblée, et si vous saviez combien il est difficile de percer par le seul talent !

Roger n’entendit pas la réponse d’Émilie et peut-être n’en fit-elle pas ; mais il vit en idée de quel air de dignité offensée elle dut, à une telle proposition, détourner la tête. Madame Jacot n’eut d’ailleurs aucun succès.

— Oh ! madame, vous n’y pensez pas ! s’écria madame Cardonnel.

— Oh ! maman ! dit à son tour Marie.

— Pourquoi pas ? Il n’y a que le savoir-faire en ce monde. Vous ne voulez pas croire cela ! Les délicatesses ne mènent à rien, il faut forcer l’attention. Du reste, l’idée ne vient pas de moi ; elle est de monsieur Fabien Grousselle, qui me le disait hier soir. Il considérait cela, en outre, comme un acte de vaillance, car il ne faut jamais paraître écrasé. Mademoiselle Émilie n’a pas à porter le deuil d’un escroc.

— J’ai à porter celui de ma confiance trompée, madame, dit la jeune fille d’une voix éclatante. Dès que j’en aurai la force, nous partirons pour Bruneray.

— Vous avez tort, mon enfant, c’est en province qu’on est le plus exposé à la curiosité des gens, et si vous la craignez…

— Vous viendrez bien nous dire adieu ? demanda Marie.

— Oh ! certainement.

— Et monsieur Roger, reprit-elle, il sait la nouvelle ? Il doit en avoir bien du chagrin.

— Sans doute, répondit évasivement madame Cardonnel.

Et bientôt après les deux visiteuses se retirèrent.

Émilie eut une crise terrible après leur départ.

— C’est un désert qu’il me faudrait, répétait-elle avec l’accent du désespoir et l’œil plein d’une sombre flamme.

Il fallut enfin que Roger avouât que pour lui aussi tout château non princier, mais préfectoral, avait croulé. C’était le dernier coup, et madame Cardonnel gisait anéantie.

Elle se releva pour conduire dès le lendemain, en suppliante, son fils chez les Jacot. Le grand industriel seul pouvait caser cet incorrigible, qui, bouleversé par les pleurs et les reproches de sa mère promettait de ne plus l’être.

Quand ils entrèrent au salon, où se trouvaient seules Marie et sa mère, la jeune fille eut, en apercevant Roger, un vif mouvement de joie et de confusion. Elle lui donna la main et le fit asseoir près d’elle.

— Vous êtes revenu pour adoucir le désespoir d’Émilie ? dit-elle ; c’est bien à vous.

Et, d’un regard à inquiéter sa mère, elle caressait pour ainsi dire la noble et belle figure de Roger.

— C’est ce que j’aurais fait assurément, dit-il, si j’avais dû rester là-bas ; mais me voici, hélas ! revenu pour tout à fait et tel que devant.

Marie sauta sur sa chaise.

— Ce n’est pas possible ! dit-elle.

Mais, en ce moment même, d’un ton lamentable, madame Cardonnel racontait l’affaire à madame Jacot. Un nuage chargea le front de Marie, ses traits se contractèrent, et, les dents serrées, elle écouta.

— En vérité ? dit madame Jacot ; mais, pardonnez-moi, monsieur Roger, il me semble que vous n’êtes pas raisonnable. Quoi ? pour la seconde fois, une position excellente ! Tout cela ne se trouve pas facilement.

— Il est bien vrai qu’il y avait beaucoup à dire, allégua madame Cardonnel, qui sentit alors le besoin d’excuser son fils ; un arbitraire incroyable !…

— Mon Dieu ! mais c’est pourtant comme cela, chère madame, reprit madame Jacot d’un ton aigre-doux ; il ne faut pas rêver l’âge d’or sur cette pauvre terre, Enfin, je ferai tout certainement pour vous obliger, et je reparlerai à monsieur de La Rive et à quelques-uns de nos amis.

— Si l’on pouvait donner à Roger une place d’avocat consultant à la société des mines, par exemple, comme vous avez fait pour monsieur Grousselle.

— Oh ! madame !… sans doute je veux bien, moi… Mais il y a longtemps que monsieur Grousselle attendait cette place, et il n’y en a pas tous les jours comme cela !

— Vous aussi, mademoiselle Marie, vous parlerez à votre père, n’est-ce pas ?

— Je veux bien, madame, dit-elle en desserrant les lèvres tout à coup avec un petit rire strident… Mais je ne sais pas, moi, si cela peut vraiment faire plaisir à monsieur Roger. Je suis sûre qu’il n’aime pas le monde, et que sa vocation serait plutôt de vivre au village avec des pipeaux, en faisant des vers, près d’une bergère de son choix…

— Ah ! vous êtes méchante, dit madame Cardonnel.

— Oh ! madame, c’est une plaisanterie !

Elle riait encore, et Roger, dans ce rire, entendait rouler des notes de colère froide. Il sourit sans protester et sortit, irrité, humilié, blessé au vif dans ses sentiments d’indépendance.

— Est-il possible, se disait-il avec rage, qu’on ne puisse, avec du courage et du travail, se suffire à soi-même ? N’est-il pas odieux qu’ayant une force et une valeur, il faille aller, pour obtenir le droit d’employer cette force, mendier la faveur de tel et tel ?

Il passa la journée et la nuit suivante à chercher dans quelle voie il pourrait entrer par lui-même : il ne vit rien. Partout des portes fermées, où, pour être admis, il fallait au préalable gagner l’agrément du concierge et implorer les bonnes grâces du maître de la maison. Point de domaine commun, de concours national autre. que ce que dirigeait le gouvernement, qui s’en était fait, — Roger venait d’apprendre jusqu’à quel point, — une autre propriété particulière. Le monde entier du travail, des activités de toutes sortes, parqué en grands et petits fiefs, gouvernés chacun par un monarque. Aucune carrière où l’on pût entrer la tête haute, sans autre passeport que celui de la capacité voulue. Dans son indignation, Roger songea au doux rêve de Régine : être fermiers ! Mais, pour cela même, il fallait une avance que son père, indigné d’un tel choix, ne lui eût pas concédée… Et puis, toute son éducation l’éloignait de ce travail : c’était enfin un parti extrême, et rien n’était après tout désespéré. Il refoula les révoltes de sa fierté, courba la tête, et se reprit à espérer en monsieur Jacot.

Roger eût voulu accompagner à Bruneray sa mère et sa sœur, au moins pour quelques jours ; il eût eu le bonheur de revoir Régine, et de lui dire et d’entendre. d’elle tant de choses que le papier était toujours insuffisant à porter. Mais madame Cardonnel s’opposa vivement à ce désir ; au lieu de faire la dépense de ce voyage, Roger devait rester à Paris pour ne pas perdre un moment dans la recherche d’une place nouvelle, et stimuler le zèle de ses protecteurs. Elle lui traça toute une liste de personnes à voir, de démarches à faire, et l’accabla de recommandations sévères et solennelles. Plus tard, quand la santé d’Émilie et son courage seraient rétablis, elles reviendraient… On gardait l’appartement. Quant à la petite bonne, enfant de Bruneray, devenue Parisienne et déjà perdue de vices, selon l’expression de madame Cardonnel, elle restait à Paris et allait exercer dans une autre maison ses dispositions précoces à faire danser l’anse du panier.

Resté seul, Roger eut des jours de tristesse mortelle. Il commençait à douter de l’avenir, de celui du moins que son imagination étouffée par l’ambition de ses parents, lui avait peint comme un phare allumé quelque part au sommet des choses ; il se trouvait profondément diminué dans sa foi, dans sa confiance. Entre lui et le monde sur lequel il devait agir il sentait un dissentiment qui devait amener fatalement des malentendus.

— Et cependant, se disait-il, pourquoi ? Le monde est l’œuvre, l’action incessante des hommes, et je ne puis. être si différent des autres ! D’où vient que je me sens si profondément étranger, hostile parfois jusqu’à l’indignation, jusqu’au dégoût, à ses mœurs, à ses façons d’agir ?

Il ne démêlait pas ce problème que tant d’autres se sont posé.

Un jour qu’il s’était rendu tristement chez les Jacot, où il ne sollicitait guère que par sa présence :

— Monsieur, lui dit le grand industriel, j’ai une place à vous offrir dans les bureaux de la société des mines de l’Est, c’est au contentieux, où nous avons besoin de légistes. Les appointements ne sont pas élevés, deux mille quatre cents francs ; mais vous pourriez obtenir plus tard un poste plus important. Je ne demanderai pas mieux que de vous y aider.

Roger remercia et accepta : c’était au moins une pierre d’attente,

— Je vous ai particulièrement recommandé, ajouta monsieur Jacot, à monsieur Trentin du Valon, directeur de la société, que vous avez pu rencontrer ici, et qui va prochainement appartenir à ma famille. Son mariage avec ma fille est décidé.

Roger répondit par une phrase de félicitation banale ; au fond, il était surpris de cette nouvelle, et dans cette surprise il y avait un peu de mortification.

— Elle s’est décidée vite, pensait-il. Et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner, plus bas encore, quelque rapport entre cette brusque décision et le récent insuccès qu’il venait de subir.

Comme il marchait pensif sur le boulevard :

— Vous savez la nouvelle ? lui demanda Fabien Grousselle en l’arrêtant ; mademoiselle Marie épouse Trentin du Vallon, un de nos seigneurs financiers, parvenu de la plus belle volée, millionnaire en trois ans et qui a de l’avenir. Des deux parts, c’est un beau mariage.

Et il regarda curieusement Roger, qui n’eut pas de peine à faire bonne contenance.

— Vous n’êtes pas furieux ? ajouta Fabien.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il me semblait que, si vous aviez été seulement demi-millionnaire ou en passe d’une belle fortune, vous auriez été préféré par mademoiselle Marie. Vous étiez le rêve, Trentin n’est que la réalité.

— Vous vous trompez.

— Après ça, mon cher, si la dot vous échappe, les droits du cœur vous restent. En pareil cas, l’on gagne d’un côté ce qu’on perd de l’autre. Vous êtes désintéressé… Madame Trentin du Vallon sera sous peu une des plus charmantes femmes à la mode, libre de faire le bonheur et d’ailleurs aussi, la fortune d’un galant homme.

— Dites au moins d’un homme galant, dit Roger. Mais vous vous trompez sur mes sentiments pour mademoiselle Marie ; elle m’inspire assez de respect et d’amitié pour que je sois blessé de vous entendre parler ainsi.

— Je n’y ai pas mis de méchanceté, dit Fabien ; vous savez que je suis l’ami de la maison.

Cette réponse faite en souriant par un homme qui était l’amant avoué de la mère, excita les rires de ceux qui les entouraient, et Roger, plus triste que jamais, rentra chez lui, se sentant menacé d’un nouveau danger le ridicule de croire à quelque chose,