La Grande Illusion des petits bourgeois/11

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 257-260).

XI

LE PRINCE

Au moment où il arrivait devant l’hôtel des Jacot de La Rive, Roger aperçut Marie à l’une des fenêtres ; mais elle se retira aussitôt, et il n’eut pas le temps de la saluer, Il monta et demanda monsieur Jacot.

— Monsieur est parti pour la Haute-Marne, ce matin même.

— Ces dames ?

— Madame est sortie.

Roger allait se retirer, quand une porte s’ouvrant sur l’antichambre laissa voir Marie qui se dirigea vers le salon, et tout à coup revint sur ses pas en voyant Roger, avec une exclamation qui ressemblait assez à de la surprise. Après lui avoir demandé, d’un ton plein du plus vif intérêt, des nouvelles de sa mère et de sa sœur, elle dit qu’elle avait une commission pressée pour Émilie et le pria d’entrer au salon.

— Ma mère doit rentrer à l’instant, ajouta-t-elle.

Roger la à suivit. Ils se trouvèrent seuls.

La commission pour Émilie, ayant l’importance d’un écheveau de soie, ne les tint pas longtemps ; mais Marie affirma de nouveau que sa mère allait rentrer ; c’était permettre à Roger de rester, le lui imposer presque ; il resta donc, et n’eut rien de mieux à faire que d’apprendre à mademoiselle de La Rive ce qu’il venait dire à son père : la rupture survenue entre lui et maître A…. Marie fit un soubresaut.

— Est-il possible ? bon Dieu ! monsieur Roger. Et pour quelle raison ?

Le jeune homme expliqua d’un ton pénétré ses étonnements, ses dégoûts, ses longs ennuis, et l’indignation qui l’avait saisi. Marie en fut vraiment touchée.

— Oh ! monsieur Roger, dit-elle, vous êtes bien tel que je le pensais ! Vous êtes bon, généreux ; vous avez le cœur si grand…

Elle avait dit ces mots rapidement. Un long soupire, qui gonflait son sein, lui coupa la parole, et elle détourna la tête pour cacher la rougeur qui envahissait tout son visage. Roger rougissant à son tour, la remercia par quelques mots confus ; elle reprit vivement :

— Oui, mais qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je ne sais trop. J’ai envie de m’établir avocat, tout simplement, et de tenter la fortune moi-même.

Le front de Marie se couvrit d’un nuage et elle fixa les yeux à terre, comme en proie à de fâcheuses réflexions.

— Ce ne doit pas être facile de percer ainsi, dit-elle ; vous y mettriez… dix ans peut-être… Oh ! c’est vraiment bien fâcheux !

Et, relevant les yeux sur lui :

— Est-ce que vous n’avez pas d’ambition, monsieur Roger ?

— Si, mademoiselle ; j’en aurais beaucoup même, je l’avoue. Je voudrais être fort, je voudrais être puissant, je voudrais même être riche, mais pas aux dépens de l’honnêteté.

— Ah ! voilà peut-être le difficile. Pourtant… tout ceux qui réussissent ne sont pas de malhonnêtes gens, il me semble.

— Assurément non, dit Roger, pensant que le père de mademoiselle de la Rive devait au moins être excepté.

— Mais il ne faut pas trop de rigueur. Tenez, je crois que je connais le monde mieux que vous. Ah ! si je pouvais… Il me semble que, si j’étais homme, j’aurais su faire mon chemin malgré tout ; car j’ai aussi de l’ambition, moi…

— Vous n’en avez pas besoin.

— Si… L’ambition d’une femme, c’est au moins de ne pas déchoir ; et puisque son sort dépend de celui qu’elle épouse, elle veut qu’il soit placé dans un rang honorable, au premier rang, s’il est possible. Ce n’est d’avoir de grandes qualités, monsieur Roger : il faut pour être comprises, qu’elles puissent briller sur un plan élevé ; sans cela elles sont pour le monde comme si elles n’étaient pas.

— Qu’importe l’opinion du monde quand on est heureux d’aimer, dit Roger en pensant à Régine.

Il n’en comprenait pas moins fort bien le sentiment exprimé par Marie et le partageait même puisqu’il voulait réussir, avoir, s’il se pouvait, une haute position avant d’épouser sa fiancée ; aussi avait-il dit cela plutôt par esprit romanesque, par résignation future, ou peut-être encore par cette habitude d’opposer dans la conversation une idée à une autre. Il ne s’aperçut de l’imprudence de sa phrase qu’en voyant la jeune fille rougir de nouveau, et l’envelopper d’un regard à la fois plein d’amour et d’impatience. Elle garda un instant le silence, et mit la tête dans sa main, en s’appuyant sur la table de laque près de laquelle elle s’était assise ; mais ce silence était plein d’agitation.

Roger ne put s’empêcher de la contempler et fut ému. Jamais elle n’avait été si charmante ; car, si l’esprit, la vivacité, l’intelligence, éclataient habituellement sur sa physionomie, on n’y voyait point cette douceur de sentiment dans laquelle en ce moment elle était plongée. Une teinte rose couvrait son visage ; ses cils étaient abaissés, et Roger crut les voir humides ; son sein agité aspirait l’air par ses lèvres entr’ouvertes ; elle était vêtue d’un peignoir de cachemire bleu à lisérés roses, garni de dentelles aux manches et au corsage, d’où ressortait la blancheur de son cou long et flexible, ombré de ses beaux cheveux dorés. En pensant : Elle m’aime ! Roger ne put réprimer un frémissement d’orgueil mêlé d’un élan de tendresse. Mais presque aussitôt il se reprocha ce mouvement et se dit : « Je ne dois pas la tromper. » L’angoisse d’un aveu loyal, nécessaire, le saisit ; seulement il ne trouvait pas de paroles. S’arrachant à l’impression qui l’avait dominée, Marie se redressa :

— Oui, dit-elle, le bonheur d’aimer suffirait, si l’on vivait seul ; mais c’est impossible, et les choses sont autrement compliquées. Il y a des orgueils légitimes qui doivent être satisfaits. Vous avez de l’ambition, nous nous sommes avoués cela tout à l’heure. Je serais désolée que vous n’en eussiez pas. Tenez, je parie que vous n’avez pas encore vu qu’il faut dans la société obéir ou commander ; souvent même les deux ensemble. Vous ne voulez pas, vous ; je le conçois, vous n’êtes pas fait pour cela. C’est pourquoi il vous faut quelque part la première place. Alors vous pourrez être fier, noble, grand, tout à votre aise ; mais jusque-là, monsieur Roger, quelles que soient vos révoltes, il faut attendre, supporter patiemment des ennuis nécessaires. Voyez, je vous parle raison, moi ; mais je veux aussi vous servir. Je parlerai à papa ; il faudra qu’il vous trouve une place, la plus indépendante possible. Je le lui dirai. Cependant il y aura toujours, sans doute, des difficultés, des froissements… Vous serez raisonnable, n’est-ce pas ?

Elle le regardait de l’air dont on exige un serment. Il se déroba, feignant de ne pas comprendre.

— J’y tâcherai certainement, mademoiselle ; mais je n’oserais m’y engager, car c’est selon qu’on l’entend ; pour moi, je ne crois pas que ce soit manquer de raison que de sauvegarder, à quelque prix que ce soit, sa conscience et sa dignité.

— Mais alors, dit-elle tout à coup d’un ton irrité, où cela vous mènera-t-il ? À attendre dix ans, quinze ans peut être, ou à n’atteindre jamais une position digne de vous. Ce serait un peu tard !

— En effet, reprit le jeune homme, froissé de ce ton impérieux, mais que voulez-vous ? si telle doit être ma destinée…

Le pied de la jeune fille, que chaussait une pantoufle rose et bleue, frappa le parquet ; des lueurs de colère s’allumèrent dans ses yeux tout à l’heure si doux.

— Ah ! c’est ainsi ! dit-elle… Si c’est ainsi !

De nouveau ses paupières s’abaissèrent et sa tête se pencha, mais cette fois sous une impression âpre et cruelle. Roger se reprocha cette douleur.

— Je reconnais bien mal votre bonté pour moi, dit-il, et, se penchant vers la jeune fille, il prit sa main et voulut la porter à ses lèvres. Marie la retira vivement.

— Laissez-moi, monsieur ; pas de ces libertés-là, je vous prie ! Parce que ma mère n’est pas ici… Au reste, je vois qu’elle ne rentrera pas bientôt, comme elle l’avait dit.

Très-confus, Roger se leva.

— Mille pardons, mademoiselle, de vous avoir tant occupée de moi ; mais, quelque maladresse que je puisse commettre, ne doutez jamais de ma respectueuse amitié.

En même temps, il la salua, tandis que, sans faire un mouvement, Marie le regardait avec hésitation. Lorsqu’il fut au seuil, elle se pencha en avant comme pour le rappeler, mais ses lèvres restèrent muettes et la porte se referma. Alors elle se leva brusquement et marcha dans le salon à grands pas, avec des gestes pleins d’une irritation douloureuse. Elle essuya de son mouchoir de dentelle des larmes qui tremblaient à ses paupières ; puis elle se contempla dans la glace, y prit les attitudes qu’elle avait eues un instant auparavant en face de Roger, haussa les épaules, recommença de marcher d’un pas brusque et saccadé, versa encore quelques larmes, et, sur le bruit d’un coup de sonnette, quitta le salon.

Un peu étourdi par les émotions diverses que lui avait causées son entretien avec mademoiselle de La Rive, Roger fit quelques pas dans les Champs-Élysées, et bientôt, voyant approcher l’heure du dîner, reprit le chemin de son domicile. Il n’avait rien dit encore à sa mère de sa rupture avec maître A… et n’était pas peu tourmenté du chagrin qu’elle allait en ressentir, des reproches que peut-être elle allait lui faire. Cependant il ne pouvait plus reculer cette explication, car madame Cardonnel devait, le soir même, rencontrer mesdames Jacot, et l’eût reçue de leur bouche. Il entra plein de souci. À peine sa mère l’eut-elle vu :

— Arrive donc, lui dit-elle ; nous avons une grande nouvelle à l’apprendre !

— Oh ! maman !… dit Émilie.

Elles étaient toutes deux rayonnantes, et la réserve de la jeune fille n’était évidemment qu’affectée.

— Mon fils, reprit madame Cardonnel, j’ai toujours dit que ta sœur était digne d’un prince. Eh bien ! le prince est venu.

— Qui ? demanda Roger, le prince Ghilika ?

— Justement ; tu sais combien il avait admiré la voix d’Émilie au concert de mademoiselle de Courcelles ? Hier, aux Italiens, il l’a lorgnée toute la soirée, et enfin, comme il connaît Ernest de La Rive, il s’est fait présenter dans notre loge. Il est d’une galanterie ! d’une amabilité !… Émilie a été fort gentille avec lui, bien qu’elle n’ait pas quitté ses airs de princesse… Mais, avec un prince, quoi de mieux ? Bien que nous eussions avec nous monsieur Vallon, le prince a voulu absolument nous reconduire dans son équipage. Je ne sais pas si c’était bien convenable, qu’en dis-tu ? Mais enfin il m’en a priée avec tant d’instance, que je n’ai pas su comment le refuser. J’ai failli aller dans ta chambre cette nuit, quand nous sommes rentrées, pour le conter cela. Mais tu dormais et je pensais te voir matin. Attends, ce n’est pas tout. Je lui avais accordé la permission de venir ; il ne s’est pas fait attendre. À trois heures, il était ici avec ce bouquet ; vois-le, est-il magnifique ? Il nous a parlé de sa famille, de ses grands domaines en Moldavie ; c’est un étrange pays, à ce qu’il paraît ; des serviteurs comme en Orient, qui se prosternent pour vous parler. C’est là, a-t-il dit en regardant Émilie, qu’une femme est vraiment reine ! Hein, c’est assez significatif ? Mais il dit qu’il adore la France et ne pourrait passer une année sans venir à Paris. Enfin il nous a offert une loge à l’Opéra pour lundi prochain, et m’a demandé la permission de revenir aussi souvent qu’il ne serait pas importun.

— Tout cela me paraît un peu bien vif, dit Roger. Il est vrai que c’est un étranger…

— Sans doute et un Oriental ; puis enfin un prince, et il n’est pas habitué, je pense, à trouver les portes fermées. Si tu le voyais regarder Émilie ?… Je t’avoue que j’en suis toute saisie. J’avais bien pensé à quelque chose de pareil, mais je ne l’espérais pas trop.

— En vérité, maman, dit Émilie, je t’en prie, ne parle pas ainsi. Jusqu’ici le prince Ghilika est une connaissance nouvelle, et rien de plus.

— Bon ! bon ! ne te fâches pas. Mais, comme je le disais à Roger, il suffit de voir les regards qu’il attache sur toi. Et puis, tu es vraiment si princesse que la Providence te devait cela.

— Te plaît-il ? demanda le jeune homme à sa sœur.

Elle prit un petit air désintéressé, au travers duquel éclataient l’orgueil et la joie.

— Mais… assez. Sa physionomie est pleine de distinction ; il a de grandes manières, il s’exprime fort bien.

— C’est un fort beau garçon, ajouta la mère, et d’une générosité ! Je l’ai vu donner cinq francs à l’ouvreuse. Il faut qu’il soit très-riche. Est-ce bien loin la Moldavie ? Tu me la feras voir sur la carte, Roger.

— Il y a autre chose à voir, dit-il. Je prendrai des renseignements.

— Sans doute, mais il est clair que c’est un grand seigneur. Pour son caractère, nous l’étudierons. Il faut savoir seulement si la famille est sans reproche. Après ça, pour des princes, cela importe peu.

— Comment cela ? maman.

— Sans doute, quand il s’agit d’une famille bourgeoise, on tient à un bon renom, par orgueil. Mais les familles princières sont toujours honorées quoi quelles fassent et ce qui déshonore les autres, pillages ou assassinats, ne leur fait rien. Du reste, on sait bien que les fils ne ressemblent pas toujours aux pères.

— Ah ! maman, dit Roger, il me semble que ton enthousiasme va très-loin.

Cet enthousiasme lui profita cependant, car madame Cardonnel voyait trop en beau l’avenir pour s’inquiéter outre mesure de la situation de son fils. Elle ne le sermonna que légèrement et dit :

— Nous nous adresserons au prince. Il a de si belles relations !

En effet, à peine eut-on parlé devant le prince Ghilika de l’embarras de Roger, qu’il s’écria :

— Mais permettez-moi de vous servir ! Que voulez-vous ? J’ai assez d’amis influents : les premiers noms de France, des hommes d’État, des écrivains, des savants ! Voulez-vous que je vous présenté à mon ami le comte de D…, ancien pair ? à M. V…, le diplomate ? au duc de G… ? à M. de R… ? Je suis du cercle de ces messieurs. Je fais aussi partie de la Société des agronomes réunis, qui est composée de l’élite des hommes d’État en retraite, et de beaucoup de jeunes légitimistes. J’ai un faible, je l’avoue, pour les milieux aristocratiques, bien que je ne méconnaisse pas la valeur des idées nouvelles. Affaire d’éducation. Mais tous ces chers collègues ne sont pas si désintéressés des affaires qu’ils n’aient de grandes influences partout. Voulez-vous une audience du ministre ? Je me fais fort de vous la procurer promptement, avec de chaudes recommandations. Je suis membre également de plusieurs sociétés savantes et industrielles, et tout mon crédit est à votre disposition.

Roger accepta une recommandation pour monsieur C…, vieil avocat de renom, qui, retiré depuis peu du barreau, charmait ses loisirs par des occupations agricoles dans le Maine, où il possédait de grandes propriétés. Le but du jeune homme était double ; interroger sur tes projets l’expérience de l’avocat et parler du prince. Au nom de celui-ci, la porte s’ouvrit aussitôt, et monsieur C… accueillit son serviteur de l’air le plus affable. Mais, quand Roger lui eut communiqué son projet de tenter la fortune au barreau de Paris avec ses propres forces, le vieil avocat branla la tête d’un air désespérant.

— Mauvaise affaire ! dit-il, mauvaise affaire ! Je ne vous conseille pas cela. Avez-vous un talent exceptionnel ?

— Mais, monsieur, dit Roger, je ne me permettrais pas de croire… je n’ai pas encore essayé mes forces.

— Vous auriez un talent exceptionnel, qu’il vous faudrait toujours une belle occasion de vous produire, et cette occasion-là peut n’arriver jamais, — ou bien plusieurs causes ordinaires, assez rapprochées les unes des autres, puis qu’on vous remarque et qu’on n’ait pas le temps de vous oublier. Rien n’est difficile à acquérir comme une notoriété publique : vous ne pouvez pas, comme un marchand, afficher votre nom ; vous ne pouvez pas même le faire recommander, comme font les littérateurs, La clientèle se fait par connaissances et par position, au palais, chez les avoués, et non dans le monde. Des amis et des protecteurs, c’est fort bien ; mais ils peuvent n’avoir aucun procès de leur vie, ou hésiter à vous le confier ; car c’est un dévouement véritable que de confier sa cause à un inconnu. Or, vous savez, le dévouement ne court pas les salons. D’un autre côté, s’il s’agit de vous recommander à d’autres, générosité plus facile… on ne parle pas dans le monde, généralement de ses affaires litigieuses. Vous étiez au cœur de la place, il fallait y rester ; notez que je ne juge pas vos motifs, je les crois fort honorables ; mais cela même me prouve que vous n’êtes pas de caractère à vous faire place dans une société où il faut savoir tirer parti de tout, pour creuser sa mine sans dévier. Avec un caractère généreux et susceptible, on n’arrive à rien. On dit qu’il faut saisir l’occasion : ce n’est pas assez, il faut la faire, Il y a en France moins de causes que d’avocats, et naturellement ce sont les plus rusés qui l’emportent. Non, jeune homme, faire son chemin sans protections, et même sans protections spéciales, c’est une chimère. Tâchez de vous faire bien venir de quelque autre maître du Palais ; en un mot, de, retrouver ailleurs la place que vous avez perdue, et rendez-vous utile et agréable à votre patron, ou bien épousez la fille ou nièce d’un avoué. Tout ira bien alors, si vous savez pousser à la roue. Mais seul, vous avez la chance d’être aussi méconnu dans dix ans qu’aujourd’hui.

Tristement, Roger le remercia, et, au moment de prendre congé, ramena l’entretien sur le prince Ghilika.

— C’est un charmant jeune homme, dit monsieur C….

— La société des agronomes réunis a dû certainement prendre des renseignements sur lui avant de l’admettre ?

— Je le suppose. Il nous a été présenté par messieurs D… et G…, des noms suffisants…

— Quant à sa famille…

— Il a donné dix mille francs d’un coup à la société, en vrai prince !

— Quant à ses mœurs ?

— Il nous a offert l’autre jour un dîner superbe et délicieux ; nous avions des hanaps en verre de Bohême, et il nous a priés de les garder, et les a fait porter chez chacun de nous, disant que c’était la coutume de son pays. Oh ! son honorabilité est hors de doute !

Roger sortit, plein d’espérance pour l’avenir de sa sœur, mais fort inquiet et perplexe à propos du sien. Le prince ne partageait pas cette inquiétude.

— Sachez seulement ce que vous voulez, dit-il à Roger, et je me fais fort de vous l’obtenir ; car il n’est rien qu’avec de belles relations, on ne puisse avoir. Si je n’étais pas étranger, moi, et que j’eusse le goût d’un emploi, je serais déjà à la tête d’un service quelconque. Et je ne dis pas, ajouta-t-il en regardant Émilie, que je ne me fasse pas naturaliser. Il suffirait qu’une volonté chère, en m’accordant le bonheur, m’imposât une nouvelle patrie. Mais parlons de vous. Si vous ne teniez pas absolument au barreau, où il ne dépend pas de moi de vous faire une place, dans l’administration, par exemple, c’est là qu’on peut arriver d’emblée en peu de temps, à moins que vous ne préfériez la diplomatie ?… Dans la haute industrie, il ne serait pas impossible non plus de vous avoir une place de confiance, d’où vous arriveriez à être associé, directeur, patron. Enfin voyez, tâtez-vous.

Roger hésitait ; ses instincts démocratiques l’éloignaient de pareils emplois. Et pourtant ce n’était faute que tout le clan de la bourgeoisie haut-marnaise qu’ils voyaient à Paris ne lui répétât :

— Vous voyez, monsieur Roger, il faut être fonctionnaire ; il n’y a que cela de sûr.

Madame Cardonnel, convertie à cette idée, joignait ses exhortations à celles de leurs amis ; monsieur Cardonnel. fort affecté de l’insuccès de Roger, appuyait ce parti, Du côté des Jacot, rien ne s’offrait, bien que Marie, selon sa promesse, eût stimulé la bonne volonté de son père. La résistance du jeune homme était à moitié vaincue, lorsqu’un jour le prince monta d’un air affairé :

— Je viens, dit-il à Roger, qui se trouvait au salon, de rencontrer mon ami intime, monsieur le préfet Juin de la Prée, qui est venu passer quelques jours à Paris, Je lui ai tout de suite parlé de vous. C’est un homme charmant ; vous devez en avoir entendu parler ? Adoré de son département, il n’y a personne de plus aimable ; des manières !… Un homme de l’ancienne cour, avec tout l’esprit qu’on peut avoir aujourd’hui. Eh bien ! justement, il a besoin d’un secrétaire particulier. Je lui ai dit :

— Mon cher, j’ai votre affaire, j’ai même mieux que ce qu’il vous faut : un jeune homme de talent et du plus bel avenir, docteur en droit, plein d’instruction, caractère noble et doux, tournure des plus distinguées…

— Prince, veuillez ménager ma modestie, s’écria Roger en riant.

— Mon cher, vous en avez de trop. Au temps où nous vivons, il faut savoir ce qu’on vaut. Bref, puisque vous ne voulez pas que j’achève de vous rapporter tout ce que j’ai dit de vous, j’en viens à la proposition nette : Voulez-vous être le secrétaire particulier de monsieur Juin de la Prée, aux appointements de deux mille quatre cents francs et avec la promesse, que j’ai exigée de lui, que vous seriez sous-préfet dans un an ? Quant à la préfecture, plus tard je m’en charge, pour peu que Dieu et une autre divinité, dit-il, en jetant un coup-d’œil langoureux vers Émilie, — me prêtent vie seulement trois ou quatre ans. Voyez, j’ai promis à mon ami Juin de lui rendre réponse ce soir ; si vous le voulez, cette réponse sera votre présentation.

— Ah ! prince, que vous êtes bon ! s’écria madame Cardonnel en venant lui prendre les mains. Tu ne peux pas hésiter, cria-t-elle à Roger : c’est ta fortune. Préfet ! te voir préfet ! quel bonheur !

Émilie était fort émue, et les regards qu’elle adressait au prince n’étaient pas moins éloquents que des paroles. Roger ne pouvait échapper à la pression de ces influences et de sa propre impatience d’agir qui le dévorait ; cependant il eût voulu prendre conseil de Régine, réfléchir encore. Mais il fallait se hâter : monsieur Juin de la Prée n’était plus que pour deux jours à Paris, et on lui avait déjà proposé une autre personne. Sur les instances de sa mère, du prince et d’Émilie, Roger consentit.

Le soir même, le prince, qui paraissait enchanté de cet arrangement, présenta Roger au préfet. Monsieur Juin de la Prée était vraiment, comme on l’avait annoncé, un homme fort aimable, beau de figure, plein d’affabilité, de bonne humeur et d’esprit, ayant à quarante-cinq ans, sauf un peu de calvitie, toutes les manières d’un jeune homme. Il accueillit Roger en ami, presque en camarade, emmena les deux jeunes gens au café Anglais, et les tint pendant une heure sous le charme d’une conversation spirituelle, mais sceptique et souvent fort leste.

— Vous le voyez, il n’est pas gourmé, dit le prince à Roger au sortir de cette entrevue ; il a trouvé le secret de rendre aimable l’autorité, que tant d’autres rendent détestable.

— Il est certain, observa Roger, qu’il n’affecte pas d’austérité.

— Mon cher, c’est franchise. Qui est-ce qui n’use pas du pouvoir pour contenter ses goûts, dites-le moi ?

Tout avait été convenu dans cette entrevue et Roger devait partir dans trois jours. Il les employa à faire des visites d’adieux interroger encore quelques personnes au sujet du prince Ghilika. Il alla trouver à cet effet le président de la société des sciences géographiques, dont le prince était membre.

Vous devez avoir eu, lui demanda-t-il, des renseignements circonstanciés lors de l’admission. Ce n’est pas que je doute de la grande honorabilité d’une personne à qui je dois déjà des services ; mais il s’agit de ses assiduités près d’une jeune fille, et l’on ne saurait être trop prudent.

— Certainement, répondit l’honorable président, d’un air un peu surpris. Mais nous n’avons au sujet du prince Ghilika que des certitudes morales. C’est un jeune homme riche et généreux, il nous a fourni un prix cette année ; il est connu des gens du meilleur monde, il porte un beau titre, aucun doute n’est possible sur son honorabilité, et nous l’avons reçu par acclamation.

En achevant ces mots, il regarda Roger d’un air qui disait : Vous êtes fameusement difficile, vous ? Et Roger n’était pas éloigné d’être de son avis, il se trouvait ingrat. Cependant, comme il s’était dit qu’en l’absence de son père il devait le représenter près de sa sœur, il questionna encore le lendemain son jeune ami Fabien Grousselle, qu’il rencontra chez les Jacot. Grousselle connaissait le prince et en fit l’éloge. D’un air souriant, observant du coin de l’œil les assiduités du prince auprès d’Émilie :

— Je comprends le but de votre enquête, dit-il ; mais, mon cher, il me semble que vous devez fort vous applaudir. Le prince est plus que généreux, il est magnifique. Je sais, il ne faudra pas parler de cela à votre sœur, qu’il a payé les faveurs d’une petite débutante par le don d’un fort beau diamant ; il a donné des dîners qui étaient bien effectivement des dîners de prince. Assurément c’est un riche et galant homme, et l’on ne peut douter de sa parfaite honorabilité.

Ce soir-là, quand Roger apprit son départ à madame Jacot, Marie, comme si elle n’eût pas entendu, se pencha vers sa voisine et se mit à lui parler en riant d’un rire forcé. Derrière l’éventail qu’elle agitait, le regard de Roger vit une rougeur colorer ses traits ; il ne pouvait manquer de l’inviter à danser. Ils parlèrent du prince et d’Émilie. Marie avait dans la parole un accent strident et dans les mouvements quelque chose de nerveux.

— Pourquoi, dit-elle, est-on prince ? Et pourquoi ne l’est-on pas ?

Elle s’élança dans la contredanse au milieu du nuage de tulle rose qui l’enveloppait, laissant Roger sur cette question. Pour lui, se rappelant de quelle manière presque insultante elle avait relevé et interprété, dans leur précédente entrevue, une familiarité qui, dans sa pensée à lui, avait été fort innocente, il se tenait dans une grande réserve. Elle revint aux sujets brûlants, avançant et reculant tour à tour, comme un enfant qui joue avec le danger, non sans crainte. Roger répondait à peine ou détournait la conversation. À la fin, elle lui dit brusquement :

— Vous allez partir ?

— Oui, mademoiselle.

— Quand cela ?

— Demain. Je vous ferai bientôt mes adieux.

— Est-ce vrai, monsieur Roger, ce que disait votre mère, qu’il est convenu que vous serez sous-préfet dans un an ?

— On me l’a promis, mademoiselle.

— Oh ! alors il ne faudra que des protections et quelques années d’attente pour obtenir que vous soyez préfet ; mon père fera sa part de démarches pour cela, surtout s’il est député. Préfet ? oui, c’est la place qu’il vous faut, monsieur Roger, et plus tard mieux, beaucoup plus peut-être ; je suis heureuse que ce soit ainsi !

Elle se tut, Roger la remercia ; tout à coup, de son ton de parti pris étourdi :

— Mais ce qui me fait de la peine, beaucoup de peine, c’est votre départ.

On jouait les premières mesures du galop. Ils partirent emportés dans les bras l’un de l’autre. La rapidité de leur mouvement autorisait Roger à ne pas répondre, et Marie s’abandonnait, tendre, émue, aux dernières mesures, à voix basse :

— Roger, vous ne m’oublierez pas !

Et Roger sentit la petite main gantée qu’il tenait dans la sienne la serrer d’un mouvement quasi-convulsif. Il tressaillit. Tout ensemble, un élan de reconnaissance et un sentiment de loyauté le pénétrèrent.

— Je dois pourtant lui parler, se dit-il.

Mais l’orchestre avait cessé de jouer. Il n’avait plus qu’à reconduire sa danseuse, et ils se trouvaient près de la place de Marie. Le temps, l’expression lui manquèrent ; étourdi par tout cet imprévu, ne sachant que répondre, il rendit à la main qu’il tenait encore son étreinte. Marie venait de s’asseoir, toute rose d’émotion, dans son nuage de tulle rose. Il la salua profondément et sortit pour prendre l’air.

Les adieux furent cérémonieux, comme tous les adieux en public, non pourtant sans un regard et un nouveau serrement de main, qui ajoutèrent au trouble et au tourment de Roger.

— Il ne s’est pas encore déclaré, disait le lendemain madame Cardonnel à son fils en l’embrassant ; mais je vais m’arranger de manière à ce que ce ne soit pas long. Il l’aime, je n’en puis pas douter : c’est timidité, manque d’occasion. Je l’écrirai tout. Sois raisonnable et songe à ne pas décourager tes protecteurs. Mais désormais, je le crois, l’avenir est à nous. Je suis bien heureuse !