La Grande Famille (J. Grave)/Ch. VIII.

P.-V. Stock, éditeur (p. 205-231).


VIII


Il était près de neuf heures quand le bataillon de Pontanezen arriva sur une prairie encadrée, d’un côté par la route de Landivisiau, et plantée, sur les autres, d’une rangée de ces chênes rabougris qui forment ordinairement la clôture des propriétés en Bretagne.

Le bataillon était en route depuis six heures du matin. Aussitôt le réveil, le café pris, on avait sonné le rappel, formé les compagnies en ordre de bataille, et le détachement était parti pour s’exercer à la petite guerre.

Comme il s’agissait d’imiter un véritable service en campagne, des vivres avaient été distribués ; on devait faire la soupe sur le terrain, à la halte.

Donc, aussitôt arrêté, le bataillon ayant été divisé en petits postes d’avant-garde, grand’-garde, soutien, etc., les faisceaux formés, les tentes dressées pour donner l’illusion d’un campement sérieux, les escouades s’organisèrent pour préparer les cuisines, faire la soupe, pendant que des corvées étaient commandées pour aller au bois et à l’eau.

La représentation devait être complète : on avait distribué des cartouches à blanc ; après la soupe on allait commencer le combat ; le bataillon de Pontanezen serait attaqué par le détachement de Brest, qui se replierait ensuite en tâchant de gagner la ville par une route désignée, à l’avance, aux officiers.

Pour éviter la confusion, les hommes de Brest qui devaient, en cette occasion, représenter « l’ennemi », portaient le képi entouré d’un mouchoir. Tout était combiné, pesé, discuté, tout était prévu et réglé, les officiers allaient avoir le champ libre pour développer leurs talents de stratégistes, faire valoir leurs qualités de tacticiens, montrer la sûreté de leur coup d’œil et de leur sang-froid ! en un mot, faire acte d’initiative… dans le cadre qui leur était assigné, l’imprévu étant, à l’avance, considéré comme non-advenu.

Pour que le simulacre de guerre que l’on fait exécuter aux soldats ait une valeur quelconque, on devrait, cela est évident, laisser aux officiers la liberté la plus complète de combiner leurs mouvements en se guidant d’après ceux de l’ennemi, et en subordonnant leur tactique à la sienne ; car s’il y a une chose qui échappe aux prévisions, ce sont les incidents d’une lutte où se trouvent engagés des centaines, des milliers d’hommes.

Vous pouvez, de votre cabinet, peser toutes les chances de réussite, calculer les mouvements probables de vos adversaires, envisager tous les cas qui se peuvent présenter, vous croyez avoir tout prévu, et il arrive qu’un détail insignifiant déjoue toutes vos combinaisons, et qu’une manœuvre que vous aviez prise pour une conception de génie, se trouve être une faute impardonnable.

Mais il est convenu que, dans l’armée, rien ne doit être laissé à l’imprévu. Pour laisser place au possible, il faudrait desserrer les courroies de la subordination. Toute manœuvre qui se respecte doit donc avoir ses plans arrêtés. Aussi, les officiers de Brest avaient-ils reçu chacun ses instructions. On savait le temps que durerait la petite guerre, les routes que l’on devrait suivre.

Il était convenu que Brest attaquerait et que Pontanezen se défendrait pour prendre, ensuite, l’offensive ; l’initiative des officiers se trouvait donc réduite à bien peu de chose et le simulacre de combat n’était plus qu’une comédie au dénouement arrêté d’avance, et dont les acteurs n’auraient pas à changer un iota.

Il devait être d’autant plus facile aux officiers de se distinguer dans le rôle qui leur était assigné, que, maintes fois, le terrain sur lequel on devait évoluer, avait été visité et parcouru par eux dans les marches répétées auxquelles le bataillon avait été astreint durant tout l’hiver ; souvent ils y avaient mené leurs hommes pour l’école de tirailleurs. Il n’y avait pas un chemin, pas une levée de terre qu’ils ne connaissent à fond.

Certes, après l’action, les journaux de la localité n’auraient que des éloges à faire de « notre valeureux corps d’officiers » ; ils auraient belle marge pour développer le vieux thème : « Notre brave armée régénérée par la défaite, les chefs se vouant, corps et âme, à l’éducation de leurs soldats — ceux-ci pleins de courage et d’abnégation — ceux-là passant leurs nuits à bûcher la théorie et les mathématiques, se préparant en silence au grand jour de la Revanche ! »

Les vieux clichés : « Ardeur patriotique de nos soldats, valeur indomptable de ce corps d’élite, l’Infanterie de Marine. » — Tous les corps dont on parle sont des corps d’élite. — « Nos braves soldats n’épargnant ni leurs peines, ni leurs fatigues pour être à la hauteur de la tâche que notre mère commune en attend ! » Tout ça se paie à la ligne, et fait bien dans la copie ; en développant habilement le thème dans de copieuses phrases à effet, on arrive à l’allonger au plus grand profit des journalistes chauvinards.

En attendant, éreintés déjà, le ventre creux, les soldats ne laissaient nullement éclater leur joie à la perspective de pivoter toute une journée sur les pierrailles de la lande, dans les boues des chemins creux, avec l’as de carreau et toute une batterie de cuisine sur le dos.

Pour le moment, s’ils étaient satisfaits, c’était de pouvoir déposer Azor — autre nom du sac — et de faire la soupe dont ils avaient le plus grand besoin.

Cette occupation rompant la monotonie de la vie de caserne, contribuait à les égayer sans doute ; mais le patriotisme, les phrases à effet ne les inquiétaient pas outre mesure : La Revanche ! L’Alsace perdue ! La France ! La Patrie ! et le Drapeau étaient en ce moment bien loin de leur pensée : ce ne sont pas choses tangibles comme la soupe dont ils surveillaient la cuisson.

Les cuisines avaient été installées autant que possible le long des talus de la route ou des chemins ; on avait creusé dans la terre des rainures plus longues que larges, de façon que la marmite puisse tenir dessus, tout en laissant devant et derrière assez d’ouverture pour le tirage. Ceux qui avaient pu se procurer quelques pierres plates en avaient formé des cheminées ; ces foyers des plus rudimentaires ne rendaient qu’imparfaitement les services qu’on en espérait ; les cuisiniers, également improvisés, maugréaient après leur feu qui ne s’allumait que difficilement ; la ration de bois étant insuffisante pour faire bouillir la soupe et le café, des bûcherons volontaires durent se détacher pour aller, sans être vus, en couper dans les haies, dans les taillis, partout où il y avait arbre ou branchages. Et ce bois vert augmentait considérablement la fumée, mais n’activait guère le feu.

Les gradés, comme d’habitude, brusquaient les hommes, les poussant à se hâter afin d’être prêts quand sonnerait l’ordre de se remettre en marche. — On dut se résigner à manger les pommes de terre à moitié cuites, la viande à moitié crue, pour avoir le temps de faire le café.

Et le « garde à vous ! » ayant sonné, prêts ou non, les soldats durent renverser les marmites, se précipiter pour replier les tentes, refaire les sacs, s’aligner, rompre les faisceaux et se remettre en route dans le temps théorique prescrit, toujours dépassé, du reste en pratique.

C’était le moment de faire face à « l’ennemi » qui n’allait pas tarder à paraître. Les officiers multiplièrent les recommandations de l’école de tirailleurs : « Savoir se « défiler » derrière les obstacles naturels ; ménager ses munitions, ne tirer qu’à bonne portée ; se tenir, autant que possible, à la distance réglementaire les uns des autres, l’homme du second rang à la gauche de son chef de file, mais ne pas craindre de s’écarter ou de se rapprocher quelque peu de la distance ordonnée au cas où un abri quelconque, plus rapproché ou plus éloigné, permettrait de se garantir efficacement contre les coups de l’ennemi ».

Tout cela débité mot à mot, sans accentuation et d’un ton qui n’indiquait que trop combien peu les moniteurs s’intéressaient à leur leçon.

On marcha silencieusement pendant près d’une demi-heure, puis les éclaireurs signalèrent l’avant-garde « ennemie » sur la droite, en avant de la colonne.

Aussitôt Rousset donna l’ordre de faire halte, et les officiers de commander aussitôt les mouvements les plus contradictoires, sans s’arrêter à un seul. Raillard qui s’était porté avec le commandant en avant de la colonne, se redressait et faisait le beau. Rousset inspectait la ligne des tirailleurs ennemis, comme s’il eut cherché sérieusement une inspiration dans ses évolutions et n’eût pas su d’avance ce qu’elle allait faire.

La route s’étendait au loin droite, large et déserte. Le régiment de Brest s’était dissimulé derrière des haies bordant les champs qui s’étendaient des deux côtés de la route. Le soleil versait des torrents de lumière qu’absorbait le feuillage sombre des chênes et des genêts, mais que réverbérait la poussière blanche de la route.

Ordre fut enfin donné à une compagnie de Pontanezen, de se porter en avant et de déployer une ligne de tirailleurs abritée par les clôtures d’une large prairie faisant face aux tirailleurs « ennemis » et d’attendre leurs mouvements pour évoluer en conséquence.

Ainsi que le comportait le programme, la colonne de Brest « attaqua avec vigueur, » on répondit avec une « vigueur » égale ; puis, la colonne assaillante commença son mouvement de retraite, côtoyant la route, tout en prenant garde de se laisser déborder ou envelopper.

Pendant près d’une heure, selon l’idée du moment qui passait par la tête des directeurs des opérations, on commanda le feu ou on le fît cesser. On ordonna de reculer ou d’avancer ; d’ouvrir ou de resserrer les intervalles, de diminuer ou de renforcer la ligne des tirailleurs. Tout cela au petit bonheur, plutôt que selon des raisons plausibles. Les soldats marchaient au hasard du commandement, sans comprendre la cause déterminante des mouvements Les officiers faisaient joujou.

La colonne de Brest s’arrêta un moment dans le mouvement de retraite, pour simuler une attaque sur le front de bataille ; mais les officiers de Pontanezen prévenus de ce mouvement par le plan détaillé qu’ils avaient entre les mains, firent « ouvrir un feu terrible » sur les assaillants qui durent se replier devant cette « défense héroïque », et continuer leur retraite, poursuivis par la colonne de Pontanezen devenue assaillante à son tour.

Et la poursuite commença à travers les terres labourées : il fallut escalader les talus, sauter les ruisseaux, se frayer un passage à travers les haies, pataugeant dans la boue, défoncer dans les prairies humides, tout en tiraillant sans savoir sur quoi.

Les officiers s’agitaient, se démenaient, comme si « c’était arrivé » ; les coups de fusil, les cris et les engueulements, l’exercice violent, l’escalade des obstacles, tout cela commençait à entraîner les hommes, à les animer, à les enflammer, comme s’il se fût agi d’un combat réel. Ils se lançaient à travers les haies, sautant les fossés, franchissant les clôtures, excités par la poursuite, gueulant parce qu’ils entendaient gueuler ; tirant, parce que les coups de fusil éclataient à leurs oreilles.

Il y avait déjà pas mal de temps que l’on bataillait ainsi, quand Rousset voulant faire le stratège, résolut de faire un coup de maître en s’écartant quelque peu du programme.

Les deux colonnes toujours séparées par des champs clos, manœuvraient protégées par les levées de terre, à l’abri desquelles, tout un corps d’armée, prenant quelques précautions pourrait défiler sans être aperçu.

Voulant prendre l’ennemi à revers, Rousset fit mine de continuer l’attaque par la route, essayant d’attirer les forces de Brest sur ce point en simulant une démonstration de toutes ses forces, tout en envoyant deux compagnies dans un des chemins creux qui, il le supposait du moins, devaient les conduire sur les derrières du corps de Brest.

Les hommes reçurent l’ordre de se défiler derrière les haies, et partirent baissant les armes, observant le plus grand silence, prenant enfin, toutes les précautions pour n’être vus ni entendus.

Le coup n’était pas mal combiné, mais il sortait du programme ; de plus, une maladresse de « l’ennemi » allait le faire avorter.

Après dix minutes de marche, les compagnies ainsi détachées arrivèrent à une prairie qu’il fallait traverser à découvert, le chemin n’allant pas plus loin ; à droite et à gauche s’étendaient d’autres champs aussi à découvert, qu’il fallait également traverser, sans autre abri que les clôtures qui les séparaient.

Rousset dans sa précipitation à surprendre l’adversaire, avait négligé de faire éclairer sa route ; l’espoir d’être le héros de la journée, en tombant sur l’ennemi au moment où il s’y attendait le moins, l’empêcha d’hésiter un seul instant. Il donna à ses hommes l’ordre de traverser la prairie au pas de course.

Ils n’étaient pas à moitié de leur marche que, de derrière les haies entourant cette pièce de terre, il partit une fusillade nourrie qui n’aurait pas laissé debout un seul homme du détachement, si les fusils avaient été chargés à balle.

Un simple fait produit par le hasard : une maladresse d’un chef de compagnie du détachement de Brest, venait de réduire à néant la combinaison projetée. Ordre avait été donné à cet officier de se porter sur les flancs pour occuper une éminence surplombant la route, et d’y déployer une nouvelle ligne de tirailleurs dont le feu devait renforcer celui de la première et empêcher « l’ennemi » d’arriver par la route.

L’officier suivi de sa compagnie s’était empêtré dans un lacis de chemins tortueux, et ne savait où il se trouvait quand ses éclaireurs que, fidèle à la théorie, il avait envoyés en avant, lui signalèrent la marche du détachement de Rousset. Il avait alors commandé à ses hommes de se tenir, immobiles et silencieux, derrière les talus de clôture, prêts à faire feu, à son ordre, sur les arrivants.

Et comme les hommes s’étaient un peu débandés à droite et à gauche à la recherche d’un passage, et qu’il n’avait pas eu le temps de les rallier, ils se trouvèrent ainsi envelopper la prairie où s’était engagé Rousset ; prise de face et sur les flancs, la colonne ne savait de quel côté riposter. Rousset en fut tellement démonté qu’au lieu de donner l’ordre de battre en retraite et de chercher un refuge derrière les talus qu’on venait d’abandonner, il leur donna l’ordre de mettre baïonnette au canon et de charger sur les levées de terre d’où ne cessait de partir la fusillade.

Les hommes, toujours courant, mirent baïonnette au canon, mais pas un n’en aurait eu le temps s’il se fût agi d’un combat réel.

Pendant plusieurs minutes ce fut une pétarade épouvantable ; les hommes s’excitaient au bruit, tentaient de franchir les haies, d’escalader les talus, envoyant des coups de fusil à tort et à travers, véritablement affolés de bruit et de mouvement.


Caragut, comme les autres, avait dû s’avancer à l’assaut, s’escrimer à escalader des talus qu’il « fallait enlever. » À deux ou trois reprises, il avait eu à vivement s’effacer pour esquiver des coups de feu tirés à bout portant, lorsque, tout près de lui, à quelques centimètres, il vit luire le canon d’un fusil : il n’eut que le temps de baisser brusquement la tête, pendant que l’air, violemment chassé par la détonation, lui enlevait son képi.

— Bougre d’andouille ! s’écria-t-il, furieux, un peu plus tu me brûlais la gueule ! tu ne peux donc pas faire attention ? Et, sans le talus le séparant du maladroit qui, prudemment, avait reculé de quelques pas, il lui aurait certainement laissé tomber la crosse de son fusil sur la tête.

De part et d’autre, les combattants avaient fini par franchir les obstacles, se chargeant, poussant des hourras, des cris de bêtes féroces.

Heureusement, le colonel pour se rendre compte d’un mouvement qui n’était pas dans le programme, s’était porté en avant guidé par la fusillade et les cris. Voyant l’acharnement qu’y mettaient les combattants, il fit sonner l’ordre de cesser le feu, pendant que deux ou trois officiers s’efforçaient de les séparer.

On sonna le ralliement, on reforma les compagnies. Du côté de Pontanezen deux hommes avaient été blessés : l’un avait la lèvre, l’autre la joue traversées de quelque grain de sable, sans doute, ou de tout autre corps étranger, introduit accidentellement dans le fusil ; un troisième avait les paupières brûlées. Du côté de Brest il y avait aussi quelques éraflures produites par des coups de baïonnette.


— Hein ! fit Caragut, en se retrouvant à côté de Mahuret, pendant qu’on reprenait position sur la route, as-tu vu ces idiots qui, un peu plus, allaient s’éventrer sans savoir pourquoi !

— Le Bobec et Duroc, ont, paraît-il, reçu des coups de fusil dans la figure ?

— Oui, et un peu plus j’avais la mienne brûlée aussi ; si je n’avais baissé la tête à temps, je recevais une décharge en pleine gueule. Faut-il être pocheté tout de même pour s’emballer comme ça ! Je ne m’étonne pas qu’il soit si facile aux gouvernants d’amener leurs sergots à se précipiter sur la foule, leurs soldats à tirer sur les manifestants. Il n’y a même pas besoin de les saouler pour cela. Ils se montent bien seuls !

À voir les individus s’emballer, je m’explique comment sont possibles les atrocités que commet la soldatesque en pays conquis. Les beaux faits d’armes que nous racontaient, l’autre jour, ceux qui ont passé aux colonies, ne sont peut-être pas tous des vantardises ; peut-être, même, ne nous en disaient-ils pas le plus édifiant !

L’ivresse des combats, la vue des cadavres et du sang qui coule, la volupté de « descendre », à coups de fusil, des êtres vivants, la jouissance de sentir s’enfoncer la baïonnette dans des chairs palpitantes, doivent complètement dépraver les brutes que recouvre l’uniforme, et je commence à me rendre compte du sort réservé aux malheureuses populations que l’on nous envoie « civiliser ! »

On nous a peint la guerre sous ses dehors séduisants : exaltant l’héroïsme des individus qui font le sacrifice de leur existence, glorifiant l’amour de la Patrie ! le dévouement au drapeau ! la gloriole du commandement, la fascination des galons, des panaches et de la ferblanterie des décorations.

Pour nous en dégoûter, il suffirait de la peindre sous ses véritables couleurs ; des chefs ne saisissant pas la portée des commandements qu’ils transmettent ; des brutes se battant sans savoir pourquoi, marchant sans se demander où on les mène, de nous raconter sous leur jour véritable, les exploits des vainqueurs dans les pays vaincus, avec leur cortège de meurtres, de viols, de spoliations de toute sorte qui suivent la conquête.

— Qu’est-ce que tu veux y faire ? Puisqu’il en a toujours été ainsi et qu’il en sera toujours de même, tu n’y changeras rien, à quoi bon se casser la tête. Certainement, j’aimerais mieux être à l’atelier rabotant des planches et assemblant des joints, mais puisque les autres pays ont des soldats, il faut bien, pour nous défendre, en avoir aussi ! Sans cela, les Prussiens viendraient nous commander, se partager la France !… Seulement, ce qu’il faudrait, ce serait d’abréger le temps de service…, trois ans suffiraient grandement.

— Hé ! bougre de Jean-Foutre, il faut des soldats, dis-tu ; mais à qui les faut-il ces soldats ? Est-ce toi ou moi qui en avons besoin pour défendre des propriétés que nous n’avons pas ? Est-ce nous qui tirons profit des colonies où on nous envoie crever ?

Ceux qui ont besoin de soldats, ce sont ceux qui nous gouvernent, ce sont ceux qui nous exploitent. Et comme ils ne sont pas si bêtes d’aller se faire casser la gueule lorsqu’ils ont toutes les jouissances de la vie, ce sont les pauvres mistoufiers comme nous qu’ils chargent de défendre ce qu’ils ont volé !

En y réfléchissant bien, je vois qu’ouvriers comme paysans, nous sommes de rudes Jean-Foutre.

Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi d’être gouverné par des Français ou des Prussiens ; si je dois être continuellement exploité, crois-tu que les Allemands me feront payer l’impôt deux fois, et travailler le double ? À l’heure actuelle, c’est la France qui paie le plus d’impôts, voilà tout l’avantage que nous avons.

— Tu diras ce que tu voudras, mais moi je sais bien que ça ne me ferait pas plaisir d’être commandé par des étrangers ; maintenant que nous avons la République on a beaucoup de libertés que nous n’aurions pas sous le régime allemand. Tu te plains d’être soldat, mais qu’est-ce que tu dirais si on te menait à coups de bottes dans le cul ? Crois-moi, on n’est jamais content de ce que l’on a, mais en regardant autour de soi, on découvre toujours de beaucoup plus malheureux que soi.

— Oui, et c’est avec de pareils discours que l’on endort les imbéciles. Si on ne nous conduit pas à coups de bottes dans le cul, comme tu dis, c’est qu’on se doute, probablement, que nous ne l’endurerions pas ; mais en définitive nous sommes soldats malgré nous, et si on ne nous frappe pas, on ne se gêne pas pour nous engueuler salement. Quant aux libertés que nous avons, c’est qu’il s’est trouvé autrefois des individus mécontents d’en avoir trop peu qui se sont rebiffés pour en avoir davantage.

Je ne tiens pas plus que toi à être gouverné par les Prussiens, mais je dis que les guerres de nation à nation sont de la blague, et que si le populo avait à intervenir dans cette querelle de filous se disputant la possibilité de l’exploiter, ce serait pour leur faire comprendre qu’il ne veut pas être exploité du tout, et les envoyer promener.

Regarde si pendant les grèves les patrons hésitent à embaucher des étrangers consentant à travailler à meilleur compte que leurs ouvriers ! La Patrie… c’est encore une amusette pour les imbéciles qui coupent dedans…


La colonne était de retour sur la route d’où elle avait entrepris sa malencontreuse expédition. On donna l’ordre aux soldats de se tenir en rangs, immobiles, l’arme au pied. Le colonel s’éloigna avec ses officiers, Rousset et Raillard suivant piteusement, tête basse ; on voyait qu’ils s’attendaient à recevoir un savon.

Et, franchement, pour des officiers qui se donnaient des airs de matamore, qui avaient crevé, pendant l’hiver, leurs hommes de marches et d’exercices, par pur esprit de militarisme, qui posaient pour des officiers studieux, épris de leur métier, préparant la Revanche future, ils s’étaient conduits comme des écoliers.

Caragut ne ratait jamais une occasion d’exprimer sa haine du métier, et une fois sur ce thème, il était intarissable, faisant ses confidences à l’oreille de Mahuret, son voisin habituel, qui l’écoutait par complaisance.

— Comment disait le premier, ils sont sur un terrain qu’ils connaissent, sur lequel nous avons manœuvré plus de cinquante fois depuis cet hiver, et ils trouvent encore le moyen de s’y perdre ; juge un peu de ce qui arriverait si, réellement, nous avions été en campagne, dans un pays qu’ils n’auraient jamais vu. Pas un de nous n’en serait sorti. De sorte qu’en guerre, nous nous faisons tuer, non seulement pour défendre la propriété des autres, mais aussi, je le crains bien, par la stupidité de ceux qui nous commandent.

Les revanchards parlent de la réorganisation de l’armée, des études sérieuses de nos officiers ! Mince alors ! S’ils les voyaient à l’œuvre, ils en rabattraient de leurs dithyrambes. L’armée ne peut produire que des abrutis : les officiers comme le simple soldat. Il ne faut pas lui demander autre chose.

— Tiens ! vois-tu, le talent des généraux c’est de la blague. Le gain des batailles dépend de leur manque de qualités humaines et non des qualités intellectuelles qu’ils pourraient avoir : s’ils n’ont pas crainte de faire tuer autant d’hommes qu’il est nécessaire, que quelques circonstances imprévues se produisent leur apportant un concours fortuit, en voilà assez pour faire un grand général et gagner des batailles. Tandis que les plus belles combinaisons peuvent avorter devant telle autre circonstance tout aussi imprévue. Dans le sort des batailles l’habileté est donc une chose tout accessoire.

C’est ce qui explique aussi pourquoi les armées permanentes ne tiennent pas devant une révolution sérieuse, devant une population soulevée par une idée d’indépendance. Toute la science militaire est impuissante vis-à-vis d’individus se battant pour leur bien-être et leur liberté, ou croyant les défendre.

— Tiens ! regarde donc, ricana Mahuret, je crois que Rousset reçoit son engueulade.

On voyait, en effet, au loin, sur la route, le colonel faire de grands gestes ; les commandants qui l’entouraient hochant la tête d’un air d’approbation à ses paroles ; Rousset baissant les yeux et se rongeant les moustaches, involontairement courbé, comme quelqu’un qui reçoit une averse. Les autres officiers se tenaient modestement en arrière et ne s’approchèrent tout à fait que sur l’ordre du colonel.

Là, le grand chef leur expliqua, sans doute, à nouveau ce qu’ils avaient à faire ; car il leur parla longuement, accentuant, de la main ses recommandations ; tous l’écoutaient sans broncher. Quand il eut terminé, il les congédia d’un geste ; les officiers reprirent leurs places dans leurs colonnes respectives.


L’ennemi, toujours représenté par les bataillons de Brest, déploya, à nouveau, ses tirailleurs chargés de couvrir la retraite ; ils abandonnèrent définitivement la grand’route pour s’engager dans un petit chemin latéral conduisant à un vaste plateau où ils pourraient se défendre et dominer leurs adversaires.

Rousset, refroidi, avait donné l’ordre à son avant-garde de déployer une ligne de tirailleurs et de marcher en avant, en suivant le chemin pris par « l’ennemi » que l’on continuait à poursuivre en tiraillant de temps à autre.

Après une demi-heure de cette marche et une ascension des plus pénibles sur un chemin rocailleux et très étroit, la colonne finit par escalader le plateau où ceux de Brest s’étaient réfugiés, et d’où ils tiraient avec conviction force cartouches.

Il est probable que là encore, s’il se fût agi d’une véritable bataille, très peu d’assaillants fussent arrivés seulement à moitié chemin de l’escalade ; mais le programme comportait que ledit plateau serait « défendu et emporté, » ce qui fut fait consciencieusement.

Le plateau consistait en une vaste lande tapissée de bruyères naines, à petites fleurs carminées dont le feuillage formait un tapis d’un vert-sombre que trouait, par places, la roche nue, que rehaussaient de taches d’or les bouquets de genêts rabougris et d’ajoncs marins.

Les tirailleurs couchés à plat ventre, derrière les plis du terrain, à l’abri de quelque amas de rocailles ou derrière les genêts, canardaient les arrivants qui durent se coucher à leur tour.

La plus grande partie des effectifs était en ligne ; plus loin, à la droite, sur une éminence, on voyait les officiers supérieurs se communiquant leurs impressions.

— Nom de Dieu ! fit Caragut, examinant le groupe et désignant Rousset et Raillard, si j’avais une balle dans mon fusil, ce que je vengerais les pauvres bougres qu’ils ont fait crever ; et, malgré qu’il sût son coup de fusil inoffensif, il ne put s’empêcher de le tirer dans leur direction.

— Il est de fait, que, en avant de la ligne, écartés comme nous le sommes, rien ne serait plus facile ; personne n’entendrait siffler la balle.

C’est dans une manœuvre comme celle-ci que Courtot, un type que tu n’as pas connu, — c’était dans les commencements que je suis arrivé au régiment, — a tiré sur un commandant qui lui avait fait avoir quinze jours de prison. La balle lui avait enlevé son képi !

— Et comment a-t-on su que c’était lui qui avait fait le coup ?

— Quand on a inspecté les fusils on a reconnu qu’il avait dû tirer à balle, la tranche des rayures étant luisante.

— L’imbécile ! pourquoi n’a-t-il pas tiré une ou deux cartouches à blanc !

— Ah ! tu penses, on avait fait sonner de suite la cessation de feu ; puis il ne s’était peut-être pas imaginé que la balle laissait des traces dans le canon. Et, de plus dans ses étuis vides, on a reconnu aux marques qu’il y en avait un à balle.

— Il ne pouvait donc pas le foutre en l’air. Moi je l’aurais enterré. C’est pas bien malin, le planter en terre, avec un coup de talon dessus ! Et ça y est.

— Dame ! il n’avait sans doute pas pensé à tout cela. Dans des occasions comme cela on ne réfléchit pas toujours à tout.

— Mais, comment avait-il pu se procurer des cartouches à balle ? c’est que l’on a bien soin de les compter soigneusement quand on nous en confie ?

— On le lui a demandé au conseil de guerre, ça n’est pas bien malin ; à une manœuvre où l’on avait distribué des cartouches à blanc, il en avait gardé deux. À la cible suivante, il les a brûlées en gardant les cartouches à balle. Il a même fait rigoler l’assistance à ce sujet, c’est en tirant une de ces cartouches à blanc, qu’on lui a marqué le seul rigodon qui, dans tous ses tirs, ait été marqué à son actif !

Caragut était resté rêveur.

— Quand je pense, fit-il au bout d’un instant, à tout ce que l’on nous fait endurer et aux facilités que l’on aurait de payer pendant les manœuvres, avec un petit morceau de plomb, toutes les insultes et les vexations que l’on endure le reste de l’année, je ne suis plus étonné que d’une chose : que ça ne se produise pas plus souvent, je crois, qu’au fond, nous n’avons que le traitement que nous méritons.

— Merci, tu n’y vas pas de main morte, toi ! Diable !… tuer un homme… comme cela… de sang-froid…, il faut vraiment lui en vouloir. On a beau dire que c’est facile, lorsqu’il s’agit de passer à l’exécution, ça doit être une autre paire de manches ; on doit se dire que l’on joue sa peau si on est pris, et puis, en fin de compte ou ne tue pas un homme, si rosse soit-il, avec la même indifférence que l’on écrase une punaise. Pour en arriver là, il faut avoir beaucoup souffert.

Des insultes ; des rebuffades, pffft ! on en reçoit tant, que l’une fait oublier l’autre ; et, ma foi, on finit par s’y faire si bien, qu’elles ne vous chatouillent plus l’épiderme.

Ah ! je ne dis pas, quand c’est par trop fort, sur le moment, si on avait la facilité !… mais après quelques jours, on oublie… autant en emporte le vent !

Caragut ne répliqua rien, mais, malgré lui, il caressait cette idée de se procurer des cartouches à balle. Il essaya de s’intéresser aux mouvements qu’on leur faisait exécuter pour essayer de chasser cette idée, mais, tout en tirant, il s’assurait du nombre de cartouches qui restaient dans sa cartouchière.

Malgré ses efforts, l’idée s’incrustait dans son cerveau, obsédante, et, finalement, sans bien se rendre compte de son action, il prit deux cartouches non brûlées qu’il fourra dans sa poche.

Cependant le corps assaillant avait fini par prendre l’avantage ; les bataillons de Brest délogés du plateau, durent battre en retraite. La poursuite à travers champs, le long des routes et des chemins, recommença de plus belle, jusqu’à ce que les manœuvres ayant ramené les combattants à proximité de la route de Brest à Pontanezen, l’ordre de cesser le feu fut donné. Après une halte de quelques minutes, les bataillons de Brest continuèrent leur chemin pour rentrer en ville, pendant que celui de Pontanezen regagnait son campement dont il n’était pas éloigné.

Caragut était devenu soucieux, malgré les plaisanteries de Mahuret ; à deux ou trois reprises, pendant le pseudo-combat, il avait vu se profiler, au bout de son fusil, les silhouettes de quelques-unes de ses bêtes noires ; et, palpant dans sa poche, les cartouches qu’il avait cachées, l’idée d’avoir des cartouches à balle hantait son cerveau… Ce serait si facile !


Le soir, à la distribution du courrier, le sergent de semaine appela Caragut et lui remit une lettre qu’il se dépêcha d’ouvrir.

— Des nouvelles de chez toi ? fit Mahuret.

— Oui, mon père est malade ; les fièvres l’ont repris, il est retourné au pays. C’est le cousin de mon père qui m’avertit que la maladie se complique de phtisie et qu’on n’espère pas le sauver.

— Mais alors, puisque tu as une jeune sœur, à ce que tu m’as dit, tu pourrais être renvoyé comme aîné d’orphelin, si ton père vient à mourir ?

— Oui, seulement tout en ne professant pas, pour mon père, un amour des plus ardents, je ne souhaite pas sa mort. Pourtant, je sens bien que s’il me faut finir mes cinq ans, je claquerai de consomption, à moins que je ne me fasse fusiller !… Bah ! après tout, on ne meurt qu’une fois !… Peut-être le médecin se trompe-t-il… Peut-être, aussi, mon temps se passera-t-il mieux que je ne le pense… L’espérance fait vivre et, malgré tout, on ne la perd jamais complètement, même dans les situations les plus sombres… Sans cela !… Qui sait ! Il peut se produire d’ici-là des événements qui changent la face des choses !