La Grande Famille (J. Grave)/Ch. VI.

P.-V. Stock, éditeur (p. 145-173).


VI


Depuis une semaine, Caragut couchait à nouveau à la salle de police, c’était la cinquième ou sixième punition au moins, qui l’y conduisait depuis ses premiers quinze jours, le temps s’écoulait lentement à son gré, mais marchant quand même, l’hiver était passé, les beaux jours apportaient une note plus gaie.

Un soir, en entrant, avec une demi-douzaine de camarades, ils trouvèrent installés, quatre artilleurs qui faisaient, à eux seuls, plus de tapage que cinquante.

Une batterie d’artillerie avait été détachée à Pontanezen, et la caserne de l’infanterie de marine qui l’abritait lui fournissait aussi l’hospitalité de la salle de police et de la prison.

Les salles de discipline, comme on les nomme, se trouvaient à l’extrémité du champ de manœuvre qui enserre les casernements ; c’étaient de petites constructions, basses, couvertes de tuiles rouges, n’ayant, en guise de fenêtres, que de simples meurtrières grillées ; les portes massives étaient hérissées de clous à énorme tête, de lourds verrous les fermaient au dehors.

À l’intérieur c’étaient de petites salles dont le fond était occupé par les planches du lit de camp ; des poutres entrecroisées soutenaient le toit.

Le soleil ayant dardé toute la journée sur ces tuiles dont la teinte sombre absorbait les rayons, et l’air chargé d’émanations empestées, grâce à la présence, en un coin, du baquet à immondices, circulant difficilement à travers les étroites ouvertures, une chaleur malsaine vous saisissait à la gorge dès l’entrée.

Par contre, l’hiver, la température était glaciale, et nombre de ceux que l’on envoyait coucher le soir d’une marche y contractaient des pleurésies ou des fluxions de poitrine qui les couchaient dans la fosse, alors que la vie s’ouvrait à peine devant eux, large et souriante.

— Bon Dieu ! ce que ça trouillote, ici, fit en entrant un des camarades de Caragut.

— Fallait le dire, répondit un des artilleurs, on aurait parfumé les appartements de monsieur à l’opoponax. Marchadier, ajouta-t-il, en s’adressant à un de ses camarades, ôte tes bottes, tu les lui feras respirer en guise de sels.

— Tais donc ta gueule, eh ! empoté ! fit un des arrivants, c’est parce que t’as ôté les tiennes que ça foisonne ici.

— Faites donc pas tant de pet : vous allez nous attirer l’adjudant par ici, reprit un autre. Laisse-moi voir plutôt si j’ai toujours mon tabac, nous en grillerons une. Ote-toi, l’artilleur, que je grimpe à mon armoire.

Et ayant fait déranger un des artilleurs, il grimpa par une poutre jusqu’au toit, où, ayant enlevé une tuile, il tira un paquet de tabac, un cahier de papier et des allumettes.

— Tu comprends, fit-il, dans la journée j’ai vu les portes ouvertes et suis venu cacher ma petite provision. Qui en veut ?

Et le tabac ayant passé de main en main, chacun roulant sa cigarette, on fit connaissance avec les artilleurs.

Parmi eux se trouvait une grande frappe qui paraissait en être le boute en train et le chef accepté.

Il avait un bagout à démonter une portière ou un leader politique. C’était lui qui avait riposté à l’exclamation des arrivants.

La glace une fois rompue, le porte-parole des artilleurs raconta qu’on les avait fourrés à la salle de police parce qu’un de leurs brigadiers ayant perdu son « bancal », il ne pouvait remettre la main dessus.

— Le brigadier, continua-t-il, affirme que le bancal ayant disparu de la chambrée, il n’y a que nous qui puissions l’avoir caché.

On veut nous faire dire où nous l’avons mis, nous n’en savons rien. S’il l’a perdu, qu’il le cherche ! Bien sûr que je ne l’ai pas dans ma poche, son bancal.

Si nous l’avions caché, nous ne serions pas assez bêtes pour l’aller dire.

Le capitaine n’ayant pu rien tirer de personne, nous a fait mettre tous les quatre à la salle de police comme étant les plus soupçonnés, jurant qu’il nous y tiendrait tant que l’on n’aurait pas retrouvé le sabre du brigadier.

C’est égal, continua-t-il goguenard, c’est vraiment pas chouette, tout de même, c’est pas des coups à faire ! Dis donc, Coursol, si c’est toi qui l’as, le sabre au brigadier, tu devrais le dire, au moins.

— Il est dans le « siau », son sabre, il trempe.

— Moi, tu comprends, reprit le narrateur que ses camarades désignaient sous le nom de l’Araignée, je m’en fous. Dans onze jours, je me trotte ; mon copain, l’Arête est libérable dans quinze ; notre temps fini ils seront bien forcés de nous renvoyer. Les deux autres copains, s’ils sont ici, c’est plutôt à cause de nous, qu’il n’y a de charges contre eux : une fois que nous serons dehors, ils ne pourront pas les garder jusqu’à perpète. Ils ont beau faire, macach pour savoir qui a fait le coup, je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Mince de gueule qu’il fait le brigadier !

Les marsouins s’égayèrent du récit. La conversation s’étant engagée, chacun raconta quelque histoire de régiment. Histoires que chacun a entendu raconter, mais que personne n’a vues.

Un artilleur connaissait un adjudant qui avait frappé un soldat sur les rangs : l’homme ayant foncé sur l’adjudant, baïonnette en avant, celui-ci tremblant de peur avait pris sa course à travers le quartier. Le colonel — c’était un jour de revue — ayant vu l’agression, ordonnait de laisser le champ libre aux deux hommes, et aurait engueulé le soldat d’avoir été assez maladroit pour laisser échapper l’adjudant.

Un autre avait « entendu raconter » que le capitaine de la 16e avait traité un de ses hommes d’idiot parce que, ayant tiré sur un sergent qui l’avait frappé, il l’avait manqué.

Caragut émit quelques doutes sur l’authenticité de ces histoires de troupier faisant observer qu’il doutait fort que des officiers encourageassent la révolte d’un subalterne. Ce serait contraire à tout ce qui se passe journellement dans l’armée, où, loin d’inculquer le respect de la dignité humaine, on n’a qu’un but, la plier au servilisme.

Chacun des narrateurs soutint la véracité de ce qu’il avait avancé. Tous avaient la conviction qu’ils seraient acquittés en conseil de guerre si, frappés par un chef, ils ripostaient immédiatement par un coup de fusil.

— Ils savent alors, fit Caragut parlant des gradés, à qui ils s’adressent, car j’ai vu plus d’une fois, bousculer des hommes, mais personne n’a riposté.

L’Araignée qui, une fois qu’il le tenait, cédait difficilement et pour peu de temps le crachoir, sortit de son sac toutes les vieilles histoires rebattues dans les veillées de la chambrée, qui ont le don d’égayer le soldat à chaque nouvelle réédition.

Seulement tout a une fin, la soirée était déjà très avancée lorsque certains ronflements vinrent apprendre au narrateur qu’il serait bientôt seul à s’écouter. Il ferma les écluses de son éloquence et ne tarda pas à s’endormir à son tour.


On ronflait en chœur, lorsque, vers minuit, une clé grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit, livrant passage au caporal de consigne et à l’adjudant de semaine auquel il était venu l’idée d’embêter les hommes punis en les réveillant au milieu de la nuit.

Au cri de « Fixe ! » poussé par le caporal de consigne, les marsouins se mirent debout, au pied du lit de camp. Seuls, les quatre artilleurs, qui étaient à une des extrémités de la planche, continuèrent de ronfler, ou tout au moins, d’en faire semblant.

— Et ces hommes ? gronda l’adjudant, vexé du peu d’empressement qu’ils mettaient à lui rendre les honneurs, qui sont-ils ? Pourquoi ne se lèvent-ils pas ?

— Mon lieutenant, fit le caporal, ils ne sont pas de chez nous ; ce sont des artilleurs.

— Qu’est-ce que ça me fout, qu’ils ne soient pas de chez nous, gueula Verduret, — c’était le nom de l’adjudant — ils sont chez nous, n’est-ce pas ? Je veux qu’ils se lèvent. Et il alla les secouer.

Nos quatre lascars, après s’être bien fait tirer l’oreille, finirent par se mettre sur leur séant, regardant sans bouger, mais de l’air le plus innocent qu’ils purent prendre, l’adjudant qui les regardait d’un air courroucé.

— Allez-vous vous lever ? hurla celui-ci.

— Oui, mon lieutenant, répondirent en chœur les quatre rossards… sans faire le moindre mouvement qui laissât supposer qu’ils eussent l’intention de donner suite à cette promesse.

— Hé bien ?… quand vous voudrez… Je vous attends, tonna Verduret… C’est-il pour aujourd’hui ?… Voulez-vous vous lever, tonnerre de Dieu ! accentua-t-il, frappant du pied.

— Oui, mon lieutenant, reprirent-ils non moins en chœur que la première fois, mais sans bouger davantage.

— Je suis adjudant, sous-officier, beugla le galonné qui, voyant qu’on se moquait de lui, était vert de rage. Quand j’entre à la salle de police, vous devez vous mettre debout. Oui ou non, allez-vous m’obéir… Allez-vous vous lever ?

— Oui, mon lieutenant, reprirent, d’une seule voix, les quatre types tout aussi imperturbables.

— Ha ! ha ! vous ne voulez pas vous lever, glapit la vieille brisque… vous ne voulez pas obéir, vous mettre debout quand je vous l’ordonne ! nous allons voir si ça se passera comme cela… si vous vous foutrez impunément de ma figure… Caporal, allez me chercher des hommes de garde…

— Ho ! et puis après tout, intervint l’Araignée, nous ne sommes pas de chez vous ; nous ne vous devons rien……

Seulement comme il eût été imprudent de pousser les choses trop loin, les artilleurs finirent par se lever et se tenir debout, devant le lit de camp.

— …. Vous n’êtes pas de chez nous ! bégaya Verduret….. vous n’êtes pas de chez nous ! eh bien alors — et il se tourna vers le caporal — vous allez leur enlever les paillasses et les couvertures, et emmener vos hommes dans la prison des sous-officiers, où il n’y a personne, et, — désignant les artilleurs — vous laisserez ceux-ci sur la planche. Puisqu’ils ne sont pas de chez nous, nous ne devons pas leur fournir de literie. Voilà ce qu’ils y gagneront.

Les marsouins qui rigolaient intérieurement, se mordant les lèvres pour ne pas éclater, opérèrent le déménagement commandé et s’installèrent dans la cellule voisine, non sans faire la grimace, car la pièce encore plus étroite, à l’aération tout à fait insuffisante était une véritable fournaise où ils étouffèrent toute la nuit.

Verduret, tout en continuant de grogner, avait veillé à l’exécution de ses ordres ; quand ce fut fini, il rentra furieux oubliant de terminer sa ronde.

Mais, avec ses taquineries continuelles, il s’était attiré l’animadversion de la plupart des artilleurs ; ayant appris que certains de ceux-ci s’étaient promis de lui casser les reins, tant que le détachement resta à Pontanezen il n’osa plus sortir, la nuit, dans la cour du quartier, qu’armé d’une trique et de son revolver.

On dut renvoyer l’Araignée et son copain à l’expiration de leur temps de service et, n’ayant pu tirer aucun aveu des autres ils furent réintégrés à la chambrée ainsi que l’avait prévu le blagueur.

La latte du brigadier fut retrouvée six semaines après, enfouie, dans un grenier, sous des bottes de foin, lorsque la batterie opéra son déménagement.


À quelque temps de là, un dimanche, Caragut avait pris la garde à la police du quartier, Bracquel était chef de poste, mais il ne songeait pas à embêter ses hommes, Bouzillon et Loiseau étant tombés la veille sur une bonne tête du nom de Gaspard qui avait touché un mandat de trente francs. La petite comédie habituelle ayant été jouée avait réussi pleinement.

Bouzillon était de semaine ; il avait averti Loiseau qui, à l’exercice, sous prétexte de mauvaise volonté de la part de Gaspard dans l’exécution des mouvements, l’avait menacé de quatre jours de salle de police, faisant semblant de l’inscrire sur son rang de taille[1].

Gaspard qui s’était promis une fameuse fête avec son argent, n’eut rien de plus pressé, l’exercice fini, que de courir à la chambre de Loiseau pour le supplier de ne pas lui porter la punition annoncée.

Bouzillon présent, plaida pour le malheureux Gaspard, mais Loiseau demeurait inflexible, faisant ressortir des considérations de discipline. Enfin Gaspard avait risqué d’abord une invitation à prendre un verre, puis à dîner pour le lendemain.

La petite fête allait son train chez un débitant dont le cabaret s’élevait de l’autre côté de la route, juste en face la caserne. Et mons Bracquel, ayant vu ses deux collègues sortir du quartier, avec leur pigeon, s’était arrangé de façon à se faire inviter aussi. Guignant si quelque officier ne se montrait pas à l’horizon, et ne voyant rien de suspect, il était allé rejoindre les autres, chargeant un des hommes de garde de lui faire signe, au moindre danger.

Mais comme il eût été dangereux de prolonger l’escapade, il avait dû renoncer à s’attabler, se contentant de boire l’absinthe avec eux, puis de pêcher dans les plats, pour aller manger au poste, revenant à la charge, lorsque les provisions étaient épuisées, en écourtant ses visites intéressées à ses copains, n’oubliant pas, surtout, la boisson.

Mais quoiqu’il laissât les hommes de garde relativement tranquilles, Bracquel ne pouvait s’empêcher de tourmenter quelqu’un : entre ses visites chez le marchand de vin, il se tenait à la porte du quartier, et, lorsqu’il voyait sortir le porteur d’une physionomie divertissante, son plus grand plaisir était de lui faire faire demi-tour en lui commandant d’aller se mettre en tenue.

La victime de la mystification se regardait piteusement des pieds à la tête, vérifiant si sa cravate avait les deux tours réglementaires, s’assurant que sa capote était boutonnée du côté que comportait la quinzaine, jetant un coup d’œil à ses guêtres et à ses godillots pour voir si aucune tache de boue n’altérait le brillant du cirage, retapant les plis que doit former la capote par derrière ; et, enfin, n’ayant rien trouvé qui clochât, revenait vers la porte, raide comme un piquet, faisant à Bracquel un grand salut mécanique, dans toutes les règles de l’art.

— Demi-tour ! ordonnait Bracquel, comme s’il allait les dévorer, leur ôtant ainsi l’envie de demander une explication, au cas fort peu probable où ils auraient eu cette idée.

Et les hommes du poste qui avaient hérité de deux litres de vin soutirés à Gaspard et tout disposés à trouver les plus spirituelles du monde, les farces de Bracquel, ricanaient bêtement en voyant le martyr s’en retourner déconfit, les larmes aux yeux parfois, s’informer auprès des camarades de ce qui pouvait manquer à sa tenue.

Pour varier ses plaisirs, Bracquel faisait sonner aux consignés, les forçant de se rendre au poste pour répondre à l’appel.

À l’heure du peloton de punition, en argot militaire : peloton de chasse, il torturait les malheureux que lui soumettait le règlement militaire.

Leur faisant faire face au mur réverbérant les rayons du soleil, déjà brûlant, il ordonnait le maniement d’armes, en décomposant et maintenant ses victimes sur un mouvement, de manière à leur briser les articulations, avant de les faire passer au mouvement suivant.

Impossible à celui qui n’a pas passé au régiment de se figurer jusqu’à quel degré de souffrance physique peut amener ses hommes le butor qui préside à ces séances de torture.

C’est un sergent spécialement connu pour ses aptitudes de tortionnaire qui est désigné pour commander le peloton de chasse. Le plus souvent, c’était un de ces vieux abrutis ayant quatorze ou quinze ans de grade, portant sur sa manche autant de brisques qu’il avait de rengagements, vrais certificats d’abrutissement qui ont disparu aujourd’hui des régiments, mais dont il restait encore des échantillons à cette époque. Quand ils s’étaient bien distingués dans cet emploi, on les nommait adjudants, ce qui était le bâton de maréchal pour ces brutes alcooliques, absolument inaptes à toute besogne utile et intelligente.

Usant et abusant de l’autorité qui leur était conférée par un méchant galon argenté, sachant pousser, jusqu’à l’extrême limite, la fatigue des hommes placés sous leur coulpe, quelques-uns de ces Torquemada étaient renommés dans les régiments pour leur férocité ; leur souvenir se transmettait de classe en classe, dans les légendes du régiment.

Le 2e régiment d’infanterie de marine possédait deux de ces vieux brisquards fonctionnant à Brest, mais le bataillon de Pontanezen, simple détachement, était privé de ce bonheur. C’étaient les sergents de garde à la police qui présidaient au peloton.

Bracquel aurait été digne de remplir ces fonctions spéciales ; il avait l’intuition de la science du tourmenteur, et connaissait le maximum de douleur physique et morale qu’il pouvait infliger à ses victimes.

Manier un fusil n’est rien ; mais le garder plusieurs minutes sans bouger, les bras fléchis et éloignés du corps, surtout quand, par excès d’amabilités, l’agréable tortionnaire a eu soin de vous faire mettre baïonnette au canon, cela devient une douleur atroce.

Petit à petit, les bras se détendent, le canon du fusil s’abaisse, inclinant à droite ou à gauche, la main crispée imprime à l’arme de plus en plus lourde, des oscillations qui la font vaciller pendant que le cerveau travaille : on se demande parfois si on ne ferait pas mieux d’envoyer l’arme au travers du corps du tourmenteur qui vous engueule et vous secoue brutalement parce que votre fusil n’est plus à la position réglementaire, fait rectifier le port de l’arme pour prolonger la durée du mouvement et ne se décide à commander le suivant que lorsque les armes vacillent sur toute la ligne.

Et comme cela dure deux heures le dimanche, le poids de l’arme et la fatigue ont vite raison de la symétrie et de l’alignement. C’est alors qu’engueulades et menaces de punitions pleuvent dru comme grêle et qu’il n’est pas rare de revenir du peloton de punition avec deux ou quatre[2] jours de supplément, le bourreau étant toujours satisfait d’avoir pu « rallonger la ficelle », pour parler son langage.

C’est là que commence à se former la réputation de « mauvaise tête » qu’acquiert en peu de temps celui qui regimbe sous la torture. Malheur à lui, s’il devient la bête noire de la gent galonnée, une punition entraînant l’autre, et la règle étant, pour les haut gradés, d’augmenter toujours celui qui est « puni » trop souvent, les compagnies de discipline ne tardent pas à compter un hôte de plus.

Bracquel s’en donnait à cœur joie, heureux d’utiliser ses instincts de tortionnaire. Aussi voulant pimenter un peu son ragoût, il ordonna l’escrime à la baïonnette.

Dans cet exercice, en plus du poids de l’arme ; qui vous brise les bras, il faut écarter les jambes, fléchir sur les jarrets, les cuisses presque horizontales, et manœuvrer dans cette posture incommode. C’est le comble de l’art. Au bout de cinq minutes on a les reins, les bras et les jambes cassés ; après dix minutes c’est intolérable.

Bracquel se délectait en voyant les yeux injectés de ses victimes, guettant anxieusement sur sa physionomie, un geste faisant prévoir le commandement qui, en les changeant de mouvement, les délasserait momentanément.

Quelques physionomies reflétaient la colère, mais Bracquel se sentant protégé par la sacro-sainte discipline, n’en avait que plus de joie à sentir palpiter, sous sa rude étreinte, ces volontés annihilées par le pouvoir du préjugé. Il jubilait de sentir sourdre ces haines impuissantes à se faire jour, de faire peser son autorité — qu’il croyait être une supériorité — en prolongeant l’angoisse des récalcitrants.

Pourtant, quelles que fussent ses jouissances, l’heure de faire rompre étant sonnée, il dut se résoudre à rendre ses victimes à la liberté, liberté toute relative, puisqu’on allait rentrer « à la boîte », mais du moins on échappait à la torture.

Entre temps Bracquel avait trouvé le moyen de « rallonger la ficelle » à quelques-uns.


Caragut qui avait pris la faction devant la porte du quartier, faisait les cent pas, ayant pour toute distraction de regarder les passants qui sont rares sur cette partie de la route, de voir les soldats rentrant manger leur soupe, lorsque son attention fut attirée, au loin, par les silhouettes de deux troupiers revenant du côté de Brest. Ils se donnaient le bras et paraissaient sérieusement éméchés, car, tout au plus, si la route était assez large pour les zig-zag qu’ils décrivaient en se remorquant l’un l’autre, ne tenant sur leurs jambes que par un miracle d’équilibre.

Quand ils se rapprochèrent, Caragut n’eut pas de peine à les reconnaître. C’étaient deux Vendéens de sa compagnie et de sa classe.

L’un, nommé Quervan, était un petit brun, trapu et barbu, toujours sombre, comprenant à peine le français, il ne disait jamais rien, obéissant sans répliquer à tout ce qu’il plaisait aux galonnés de lui commander.

Depuis six mois qu’il était au régiment, il venait, pour la première fois, de recevoir de sa famille, un mandat de dix francs. Il l’avait touché la veille et s’était empressé de descendre à Brest avec un pays pour voir d’autres camarades de chez eux.

Les dix francs avaient dû passer en eau-de-vie. Le camarade de Quervan qui paraissait moins saoul ne l’avait évidemment pas ramené sans culbutes, car tous deux étaient couverts de boue.

La tenue était loin d’être à l’ordonnance : l’un avait dans la main les débris de son pompon, la visière de son schako lui pendant dans le dos ; l’autre avait le sien sous son bras avec une de ses épaulettes dedans.

— Hé bien ! mes cochons, se dit Caragut, vous en avez pris une sacrée pistache. Mince alors ! ça pourra compter pour une.

Mais, tout à coup, dans la maison, à quelques mètres plus bas que la caserne, où logeait l’adjudant-major Raillard, il vit ce dernier suivre des yeux, par la fenêtre, nos deux poivrots, puis, disparaître subitement.

— Pourvu que cette sale carne ne coure pas après eux, pensa Caragut, et, au moment où les deux ivrognes passèrent devant lui : dépêchez-vous de rentrer, Raillard vous a vus et ça ne m’étonnerait pas qu’il vous fît la chasse.

Mais Bracquel, à la porte du poste, n’eut rien de plus pressé que d’engueuler les deux malheureux, les faisant rester en place, menaçant de les mettre à la boîte.

— Sergent, faites-moi arrêter ces hommes et les conduire à la salle de police, cria Raillard, qui arrivait époumoné à force d’avoir couru.

Et, s’approchant des deux pauvres diables médusés par son apparition : Vous n’avez pas honte, sales troupiers que vous êtes, de vous mettre dans un état pareil ! c’est indigne ! vous déshonorez l’uniforme ! vous ne méritez pas d’être soldats !

— Capitaine, hoqueta Quervan, capitaine, nous…. nous n’avons…. vous rien rien fait…. Nous avons été nous promener…. Nous rentrons maintenant.

— Je le vois bien que vous rentrez ; mais dans quelle tenue ? Vous ! qu’avez-vous fait de votre pompon ? Et vous ! est-ce la place de votre épaulette dans votre schako ? Vous êtes saouls comme deux cochons. Vous allez coucher à la salle de police. Demain vous aurez de mes nouvelles, saligauds que vous êtes !

— Mon…. mon… cap… capitaine, continua Quervan dans son jargon mi-français, mi-breton, nous…. nous n’avons pas bu ; nous n’avons pas… pas mérité de coucher à la boîte.

— Voulez-vous vous taire, nom de Dieu !

— Ça, capitaine, j’ suis pas saoul, j’… j’irai pas à la salle de police, j’… j’suis pas saoul.

— Sergent, vociféra Raillard, saisissant brutalement Quervan et le secouant, quatre hommes de garde pour conduire ces hommes à la boîte !

— Vous allez me lâcher, hein ! fit Quervan qui, surexcité par l’eau-de-vie, ne se rendant plus compte de ce qu’il disait, ni de ce qu’il faisait, se mit à donner des secousses pour se faire lâcher.

— Sergent ! réitéra Raillard, voulez-vous me faire empoigner ces hommes et vivement, tonnerre de Dieu !

— Ah ! mais, dis donc, espèce de chien de quartier, hurla à son tour Quervan, ayant tout à fait perdu la tête, tu ne veux pas me lâcher ? Tiens ! v’là pour toi.

Et, avant que Bracquel qui, faisant du zèle, gueulait après les hommes de garde, leur ordonnant de mettre baïonnette au canon, fût intervenu, d’une brusque secousse il fit lâcher prise à Raillard, et lui allongea un coup de poing qui n’atteignit que le képi, l’envoyant rouler à terre.

Bracquel, les hommes de garde, se précipitèrent sur Quervan, l’empoignèrent à bras le corps, mais celui-ci se débattait, hurlant, envoyant à droite, à gauche, des coups de pied et des coups de poing qui, la plupart, n’atteignaient que le vide, mais caractérisaient sa rébellion. Il finit par tomber, entraînant avec lui les hommes qui le tenaient.

Il ne fallut pas moins de six hommes pour empoigner Quervan et l’emmener à la prison où, sur les ordres de Raillard, il fut complètement déshabillé et étendu sur les dalles, préalablement arrosées de deux seaux d’eau.

Son camarade, atterré, anéanti, avait assisté à toute cette scène sans oser faire un mouvement, ni dire un mot. Il fut conduit à la salle de police, sur les ordres de Raillard.

— Vous ferez votre rapport, disait l’adjudant-major, en revenant des salles de discipline, où il était allé assister à la mise en cage de ses deux victimes, vous m’entendez, et vous n’oublierez rien. Et vous aussi, Loiry, ajouta-t-il, en se tournant vers ce dernier qui étant de garde et caporal de consigne, avait quelque peu étrenné dans la bagarre. Vous avez, je l’ai vu, reçu un coup de poing, lorsqu’il s’est relevé, vous le noterez.

— Je vous demande pardon, mon capitaine, je n’ai rien reçu ; je me suis tenu tout le temps à l’écart.

— Vous n’avez rien reçu ! bégaya Raillard furieux, vous n’avez rien reçu ! osez donc le répéter ! je l’ai vu et entendu, ce coup de poing ! vous ferez votre rapport, ou c’est moi qui vous porterai un motif de prison.

Loiry avait un peu pâli ; à la menace de Raillard il sembla hésiter, mais reprenant son aplomb, il articula nettement :

— Mon capitaine, je ne puis pourtant pas accuser un homme de ce qui n’est pas. Je vous jure que je n’ai pas senti de coup de poing. Il s’est débattu, c’est vrai, je me suis borné à le maintenir, en restant hors de portée. Je n’ai rien senti.

Raillard, suffoqué par l’indignation les lèvres tremblantes de colère, allait éclater ; mais, réfléchissant sans doute que les charges contre sa victime étaient suffisantes, il tourna les talons, se contentant de grommeler :

— C’est bon, c’est bon, vous réfléchirez d’ici demain. Tâchez d’être en règle !

Caragut, à l’écart, assistait à ce drame qui venait de se dérouler en un clin d’œil et allait peut-être coûter une vie d’homme.

Et lorsque relevé de faction, il entra au corps de garde, on causait encore de l’incident. On se rappelait la taciturnité de ce pauvre diable, son obéissance passive jusque-là : dire qu’un verre d’eau-de-vie de trop allait l’envoyer aux compagnies de discipline ou au peloton d’exécution : il y avait voies de fait envers un supérieur.

— Ce que ça va porter un coup à ses parents, fit un de ses pays, quand ils l’apprendront ! je suis sûr que, dans l’espoir de lui procurer quelque douceur, ils ont dû beaucoup se priver pour lui envoyer les quelques sous qu’il a touchés hier ; ils ne sont pas riches, et lorsqu’ils sauront ce qu’il lui en coûte, sa pauvre mère est capable de devenir folle.

— Dire que la semaine passée ajouta un autre, j’ai écrit pour lui à ses parents. Il ne savait pas lire et avait chargé, il y a quelque temps, cette rosse de Lorget de faire une lettre pour ses parents, l’imbécile l’avait remplie de cochonneries. Les parents ne sachant pas lire non plus étaient allés chez le curé faire lire la lettre, ce dernier scandalisé, a écrit au colonel et Lorget a attrapé huit jours de clou.

Quervan me faisait répondre pour expliquer qu’il ignorait ce que contenait la lettre précédente, et envoyait un tas de recommandations à sa promise, lui demandant de l’attendre, qu’il l’aimait bien et pensait toujours à elle ; qu’il se marierait sitôt qu’il serait retourné au pays.

Je crois même que ce qui le rendait si triste, c’était de se sentir ainsi éloigné d’elle. Pauvre diable, il n’est pas près de la revoir.

— Et tout ça, dit Caragut, c’est dû à cette vieille vache de Raillard, c’est lui qui l’a surexcité, c’est son intervention qui a amené l’explosion. Je crois que Bracquel, malgré sa rosserie, les aurait laissés aller tout de même. Il est bien tourné ce soir. Mais Raillard, je l’ai vu les guetter de sa fenêtre, il est descendu exprès pour les faire emballer.

— Il est de fait, que ce Raillard est un sale coco ; je me rappelle encore que lors de cette marche au bord de la mer, je boitais en marchant et qu’il me dit que je ne valais pas son chien ! Si jamais on venait à faire campagne ensemble !

Et alors ce fut le déballage de toutes les vieilles rancœurs dont on se soulageait en les redisant.

On se rappelait le travail excessif dont le commandant et Raillard, son bras droit, avaient surchargé le bataillon, les exercices en plein hiver, l’escrime à la baïonnette sous la neige, le maniement d’armes sous la pluie, les marches rendues meurtrières par leur prolongation insolite, les mille et un ennuis qu’un officier peut susciter à ses hommes dans l’interprétation des ordres et des règlements.

Loin de la férule des chefs, les esclaves se consolaient de leur pusillanimité en se remémorant leurs fatigues, leurs douleurs, les actes d’injustice dont ils avaient été victimes ou qu’ils avaient vu commettre. Ils se vengeaient en récriminant contre leurs tyrans, sauf à trembler en leur présence.

Bracquel s’était retiré dans sa chambre de chef de poste avec ses deux caporaux de garde ; il finissait de se cuiter en vidant un litre d’eau-de-vie qu’il avait rapporté de sa dernière excursion chez le marchand de vins d’en face.

Dans le poste, on avait soif aussi ; un des hommes qui avait reçu de l’argent dans la semaine proposa de se cotiser pour acheter un litre d’eau-de-vie, si quelqu’un se risquait à l’aller chercher pendant que Bracquel était enfermé.

Chacun mit ce dont il pouvait disposer, l’auteur de la proposition compléta la somme, et un de ceux qui n’avaient rien donné s’offrit à faire la commission : cinq minutes après on sifflait l’eau-de-vie d’un trait, sur le pouce.

On ne pensait déjà plus au malheureux qui cuvait son vin à la salle de police, mais qu’attendait un réveil douloureux.


À une heure du matin, lorsque Caragut rentra de sa deuxième faction, qu’il avait montée dans la cour, près des salles de discipline, non loin du logement de l’adjudant Verduret, il trouva Bracquel sur le pas de la porte qui lui demanda si Verduret était bien entré chez lui, s’il était couché, ou s’il ne l’avait pas vu se promener dans le quartier ?

Pour en être plus sûr, il appela un homme de garde qui alla s’assurer qu’il n’y avait plus de lumière chez l’adjudant.

Caragut entra au poste. Tous les hommes étaient debout en train de rigoler. On était retourné chercher à boire, une bouteille encore pleine d’eau-de-vie, une autre complètement vide, attestaient que l’on ne s’ennuyait pas.

On s’empressa d’offrir à boire à Caragut et de lui apprendre que Bracquel avait raccroché, la voyant passer sur la route, une de ces pierreuses que la misère et l’avachissement conduisent à la dernière des prostitutions, et en arrivent, aux environs des casernes, à se donner pour quelques sous, parfois pour un bon de tabac, ou la moitié d’une boule de son !

Quelques-uns prétendaient la connaître, affirmant l’avoir vue avec un sous-lieutenant de la 23e tout jeune mais n’ayant plus de cheveux sur la tête, par suite de l’abus de « sirop de baromètre », notoirement rongé par la syphilis.

Mais cela n’intimidait personne. Mince ! ce que l’on allait rigoler ! et avec une femme d’officier encore ! Pourvu que Bracquel réussît à la faire entrer ! et l’on se moqua de Caragut leur faisant observer que cette bonne fortune pourrait bien leur amener en surplus un billet d’hôpital.

— Qu’est-ce que ça fout, lui fut-il répliqué, on tire sa flemme pendant ce temps, et ça compte sur le congé.

L’homme envoyé par Bracquel n’ayant rien vu de suspect chez Verduret, Bracquel ouvrit la porte qui donnait sur la route et siffla doucement. Il rentra bientôt avec une guenon, sale, aux joues violettes, aux yeux chassieux, la figure couturée de marques de petite vérole, mal peignée, les jupes pleines de boue.

Le poste l’entoura aussitôt et les propos orduriers commencèrent à pleuvoir.

La femme déjà ivre, ne se sentait, malgré cela, pas très à l’aise au milieu de cette bande en délire ; elle se serrait auprès de Bracquel qui, plus saoul que les autres, fourrageait déjà son corsage, arrachant les boutons.

Quelques-uns proposèrent qu’elle se déshabillât complètement et dansât le cancan dans le poste.

— Oui, c’est cela, en « tenue d’asticot », appuyèrent les autres.

Bracquel cherchait à l’entraîner vers le lit de camp.

Mais la femme prenant de plus en plus peur au milieu de tous ces mâles en rut, refusait de se laisser approcher, demandant à s’en aller.

Bracquel imposa silence, et, tout en continuant de fourrager ses jupes, cherchait à la rassurer, la faisant taire, l’empêchant de crier.

Quelques-uns lui firent voir de l’argent, promettant d’être généreux, mais à condition qu’elle fût gentille pour tous, et se prêtât à leurs fantaisies.

Bracquel prit la bouteille d’eau-de-vie, lui en versa la moitié d’un quart, et lui donna à boire ; les hommes de garde finirent de sécher le reste.

De plus en plus surexcités, ils se pressaient autour d’elle, voulant la tripoter à leur tour.

Elle commençait à s’apprivoiser, faisant ses conditions, demandant à être payée d’avance, voulant savoir ce qu’on lui donnerait.

Avisant du pain sur un sac, elle fit signe qu’on lui donnât et se mit à le manger, voyant cela on lui offrit des restes de saucisson et de fromage, qu’elle eut vite fait d’engloutir.

Mais Bracquel, malgré son ivresse, craignant d’être surpris par une ronde inopinée de Verduret, s’avisa d’emmener la femme sous un hangar où, pensait-il, ils seraient plus tranquilles. Il ordonna aux autres de rester au poste et de faire le guet, promettant qu’ils auraient leur tour, et partit avec la femme, suivi de ses deux caporaux.

Lorsqu’ils furent satisfaits, ils y envoyèrent ceux qui avaient fait le guet, chacun eut son tour ; on poussa la fraternité jusqu’à remplacer les factionnaires pour qu’ils eussent leur part de jouissances.

Pendant deux heures, il y eut un incessant mouvement de navette du poste au hangar.

Au matin, quand le jour parut, la femme ne pouvait plus se tenir, Bracquel la fit jeter dehors, la dévalisant de l’argent qu’on lui avait donné, et de tout ce qu’elle avait dans ses poches.

Les troupiers jubilaient de béatitude. Ils n’auraient pas donné leur nuit pour un empire. Jamais on n’avait tant rigolé.


La semaine d’après, huit hommes sur quatorze qui composaient le poste durent se rendre à la visite et furent reconnus assez sérieusement atteints pour être envoyés à l’hôpital.


  1. Sorte de carnet contenant les noms des hommes de la section du gradé, et, intérieurement, garni de parchemin, servant indéfiniment à prendre des notes, le crayon s’effaçant à la main, comme la craie sur l’ardoise.
  2. À part les chiffres sept et quinze, on a, au régiment, pour la distribution des punitions, une prédilection pour les chiffres pairs.