La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts/Sophocle

SOPHOCLE (Σοφοκλῆς). Biographie. — Ce fameux poète tragique grec naquit à Colone, dème très voisin d’Athènes, en 497 ou 495 avant notre ère (71e olymp.). Il mourut en 405 (93e olymp.), à la veille de la prise de la Cité par Lysandre (404). Fils d’un riche industriel, forgeron ou armurier, nommé Sophillos, il se distingua tôt par de rares qualités, beauté, séduction spontanée, intelligence, instinct musical, qu’accrurent les leçons de maîtres habiles tels que Lampros et l’excellence d’une culture libérale dans toute l’étendue du terme. En 480, voilà cet éphèbe aux seize ans d’azur baignés, élu pour célébrer, par le chant et sur la lyre, la victoire de Salamine, à la tête du chœur d’adolescents chargé d’entonner le péan. Sans doute, il eut le goût poétique et le talent d’écrivain précoces. À vingt-neuf ou vingt-sept ans (468), il l’emporte, en un concours de tragédie, sur le vieil Eschyle, presque sexagénaire : prélude des vingt prix qui couronnèrent la féconde carrière dramatique où jamais ce favori de la fortune et des Athéniens ne fut classé plus bas qu’au second rang. Depuis cette date, au cours d’une période de soixante-trois ans, sans quitter son pays natal, il travailla continûment avec succès pour le théâtre, jouant en personne dans sa jeunesse, — à ce qu’on prétend, — quelques-uns de ses rôles, selon l’antique usage. Nul dramaturge peut-être ne fut plus populaire, ni mieux fêté par l’applaudissement universel. Bon citoyen, quoique peu doué de capacités militaires, ne montrant à la guerre ni plus d’aptitude, ni plus d’activité que tout autre, mais dévoué à sa patrie comme à son art, deux fois il fut stratège (en 439, dans l’entreprise dirigée contre l’aristocratie de Samos, alliée des Perses, et plus tard). Il parait avoir exercé aussi les fonctions d’hellénotame, c.-à-d. de collecteur et administrateur des impositions levées, au nom d’Athènes, sur les villes grecques, pour la défense commune contre les Barbares. En 413, après la funeste expédition de Syracuse, et en 411, il figure encore aux affaires, dans le camp des modérés (établissement, puis renversement du pouvoir des Quatre-Cents) ; il fut collègue de Périclès, ami particulier d’Hérodote, auquel il dédia peut-être une cordiale élégie.

Il était, dit Aristophane (Grenouilles, v. 88), commode à vivre, εὔκολος. On louait son humeur aimable, sa fantaisie vive et facile, sa complexion sociable, exempte d’envie, avenante, enjouée, sa causerie d’une ironie charmante, platonicienne. Aussi n’avait-il point d’ennemis. Le désaccord qu’il eut, à quatre-vingt-dix ans, avec ses fils, le débat judiciaire soulevé par eux et clos par la lecture du beau chœur descriptif d’Œdipe à Colone, ainsi nue l’acquittement enthousiaste qui s’ensuivit, ne sont, sans doute, qu’une légende. Il fut l’Athénien par excellence, le chantre adulé, admiré, dont la mémoire demeura radieuse. Il obtint son portrait au Pœcile, sa statue d’airain au théâtre en vertu d’un décret de Lycurgue, et l’épitaphe suivante, attribuée à Simmias, disciple de Socrate : « Rampe péniblement, ô lierre, sur la tombe de Sophocle, ombrage-la, dans le silence, de tes rameaux verdoyants ! Que partout on voie éclore la tendre rose ! Que la vigne lourde de raisins courbe ses grappes ténues autour de son mausolée pour honorer la science et la sagesse du poète aimé des Charites et des Muses ! »

L’œuvre. — De 468 à 406, il composa 115 ou 120 pièces, dont 20 à 22 drames satyriques (il fit jouer, en moyenne, une tétralogie tous les deux ans). On lui prêtait encore des élégies, des péans, un traité en prose sur le chœur. Comme chez Eschyle, la matière des tragédies est fournie presque exclusivement par les traditions et fictions héroïques, celles surtout que l’épopée avait vulgarisées (guerre de Troie, Retours, Orestie) : plusieurs, par leur sujet même, semblent des fragments du cycle épique ajustés à la scène. Aucune trace de philosophie spéculative ou raisonneuse, à la manière d’Euripide : un fonds de sapience courante et pratique. La chronologie des drames complets qui restent de Sophocle est fort incertaine. Les trois plus anciens sont vraisemblablement Antigone (440 ?), Électre et Ajax ; les quatre autres sont : les Trachiniennes, Œdipe roi, Philoctète (409), Œdipe à Colone. Nul lien entre eux, nul vestige de la trilogie d’antan, bien qu’Antigone, par l’intrigue générale, se rapproche des deux Œdipe. En voici l’analyse rapide. Antigone, une des tragédies les plus justement appréciées pour la noblesse des pensées et la magnanimité des sentiments, expose aux regards attendris du spectateur le martyre de la jeune fille d’Œdipe, victime de son zèle de sœur après avoir été le modèle de la piété filiale ; malgré l’interdiction de son oncle Créon, successeur d’Œdipe au trône de Thèbes, elle ne craint pas d’ensevelir son frère Polynice, qui a succombé dans sa lutte fratricide avec Étéocle, et elle paie de sa vie cette audace d’avoir préféré à l’observance des arrêts arbitraires d’un tyran le respect des lois « non écrites, ineffaçables et datant de toute éternité. » Avec l’héroïne, on vénère en elle la tendre créature née pour aimer, non pour haïr, chastement éprise du fils même du despote, Hémon, qui meurt sous les yeux de Créon désolé près du cachot souterrain où, courageusement, expire sa douce fiancée. — Dans Électre aussi, le principal rôle appartient à une vierge d’une insigne fermeté. Comme dans le drame (beaucoup moins varié) d’Eschyle, les Choéphores, on assiste au meurtre de Clytemnestre et d’Égisthe par Oreste, fils et vengeur d’Agamemnon ; c’est donc, en somme, le châtiment de l’assassinat et de l’adultère par le parricide. Mais il est à noter qu’ici l’implacable ressentiment d’Électre, source du crime expiateur, au lieu d’être inspiré par l’irrésistible sentence du destin, nait, se développe et tend vers son but affreux selon les lois coutumières des passions humaines : horreur pour une mère abjecte, affection exaltée pour un frère longtemps pleuré (la reconnaissance d’Électre et d’Oreste est reculée jusqu’à la dernière partie), sombre conscience de la tâche de représailles sanglantes départie par les dieux. — L’Ajax, pièce très simple quant à la suite des incidents, peint au vif le désespoir éprouvé par le guerrier grec quand il connaît qu’aveuglé par Athéna, au lieu de ses ennemis personnels les Atrides, qui lui ont refusé la panoplie d’Achille, il a massacré le bétail de l’armée. Revenu à lui, honteux de son délire, il se résout au suicide. Insensible à l’attachement et aux supplications de Tecmesse, sa captive, il embrasse le fils en bas âge qu’elle lui donna, lui souhaitant autant de vaillance qu’il en eut lui-même… avec plus de bonheur ; il salue la lumière du jour en une pathétique apostrophe ; puis il se frappe. Le poète a prétendu montrer l’orgueil d’un mortel puni par les immortels. À la fin, Ajax est excusé, défendu, glorifié même, devant les chefs hellènes, par son frère Teucer et par son propre rival Ulysse, qui réclament et obtiennent pour sa dépouille les honneurs de la sépulture. — Les Trachiniennes (le chœur se compose de jouvencelles de la ville de Trachine en Thessalie, au pied de l’Œta) est la moins belle des sept pièces subsistantes ; on en a contesté l’authenticité. Elle met en scène les tortures et la mort du demi-dieu Héraclès, involontairement causées par l’amour touchant et jaloux de sa femme Déjanire qui, pour s’assurer sa fidélité, lui fait revêtir la fatale tunique empoisonnée, imbibée du sang du centaure Nessos. Il manque à ce tableau pénible un personnage de premier plan, concentrant l’intérêt. — Œdipe roi, le chef-d’œuvre de Sophocle et peut-être de tout le drame ancien, prouve par un redoutable exemple la fragilité du bonheur terrestre. Devenu monarque de Thèbes, qu’il a sauvée au moyen de son génie vaillant et subtil, Œdipe, en voulant affranchir son peuple du fléau qui l’accable (la peste), tombe du pinacle où sa chance l’éleva dans la plus déplorable détresse : chute prompte, mais graduelle toutefois, devant laquelle croissent sans cesse la terreur et la pitié. Quel émouvant spectacle offre l’exposition ! Toute la cité, prosternée au pied des autels, exhale ses vœux déchirants. Déjà le prince, préoccupé du remède, a envoyé son beau-frère Créon consulter l’oracle delphique : celui-ci prononce que Thèbes, pour conquérir le salut, doit expulser le meurtrier de son dernier souverain, Laïos. Aussitôt, Œdipe lance l’anathème contre le coupable inconnu ; il dirige avec soin l’enquête ; il interroge d’abord le devin Tirésias, brutalement ; ensuite, avec angoisse, un serviteur de Laïos. Du contact des témoignages divers jaillit la sinistre clarté : Œdipe est le propre fils de Laïos ! Exposé sur le mont Cithéron, adopté, nourri par Polybe, qu’il croyait son père, il a, sans le savoir, tué le vieux Laïos, puis épousé sa mère Jocaste, dont il a des enfants. Ainsi, parricide, incestueux inconscient jusqu’à cette heure, il est, lui, Œdipe, l’abominable souillure dont la présence attire sur la ville innocente le courroux du ciel. Alors, après le suicide de Jocaste, qui s’étrangle, il s’arrache les yeux et part, en gémissant, pour l’exil : objet de compassion pour ses ennemis eux-mêmes, lui naguère si confiant en son étoile, si présomptueux au sein de la prospérité, si fier de son renom, de sa prudence. Quel effondrement ! Il fut le jouet de la Némésis, la proie du Destin acharné à sa perte. « Ne proclamons nul homme heureux avant sa mort. » — Le Philoctète, œuvre superbe du poète octogénaire, renouvelle un sujet également traité par Eschyle et par Euripide. Depuis deux lustres, ce héros vit abandonné dans l’ile déserte de Lemnos, où l’ont relégué les Grecs que dégoûtait sa plaie fétide. Mais il a hérité des flèches d’Héraclès, et ces armes sont nécessaires, déclara l’oracle, pour prendre Ilios. Ulysse, accompagné de Néoptolème, le jeune fils d’Achille, s’évertue à ramener au camp Philoctète, qui, légitimement irrité, commence par n’y point consentir, puis enfin cède, vaincu par l’intervention d’Héraclès. Peu d’action, pas de péripéties, comme on voit, mais uniquement conflit de caractères. Souffrances physiques et morales, hésitations extérieures et luttes intimes, fine opposition entre l’astuce patriotique d’Ulysse et la générosité juvénile de Néoptolème, voilà ce qui charme ou émeut au long de ce dialogue sophocléen, tantôt délicat, tantôt mordant à souhait. La partie chorale est, ici, d’importance relativement médiocre. — Œdipe à Colone, quoique distinct de Œdipe roi, en est la suite et le complément nécessaire. Le sujet, emprunté sans doute à quelque mythe local, c’est la réhabilitation, par le malheur énergiquement accepté et subi, du malfaiteur involontaire, qui trépasse au fond du bois sacré des Euménides à Colone, disparaissant sous le sol divin en une sorte d’apothéose mystérieuse et sereine, léguant à l’hospitalière contrée qui l’accueillit le bienfait de sa permanente protection. C’est la saisissante esquisse d’une âme — celle du royal proscrit — où se fondent, en un mélange sublime, des élans variés : humilité et dignité, sollicitude paternelle (il est guidé par ses filles), inflexible rancune contre Étéocle et Créon, gratitude envers Thésée. De plus, le cadre est pittoresque et délicieux (paysage de Colone en Attique, rives du Céphise) ; et les effusions du chœur sont d’une incomparable suavité.

Une foule de questions, que nous pouvons à peine effleurer ici (conception propre du drame, système de dé....pement[illisible], rôle des choreutes, attitudes, propos et relations réciproques des personnages, etc.) sont soulevées par l’étude de Sophocle. Il faudrait déterminer les innovations heureuses dont l’honneur lui revient : progrès matériels et techniques, perfectionnement du décor ; prééminence accordée à l’élément moral, humain, à l’étude psychologique, variée autant que profonde, sur l’influence surnaturelle et divine ; religion calme, joyeuse, où s’allient avec mesure la foi et la raison ; abandon de la trilogie liée, supplantée par la tragédie une et indépendante, où se déploie la volonté individuelle aux prises, comme chez notre Corneille, avec la passion enracinée ou l’obstacle extérieur ; et, par suite, déplacement de l’intérêt dramatique ; introduction du troisième interlocuteur, offrant de nouvelles ressources à l’action devenue plus régulière, vive et entraînante, mieux inventée, disposée et conduite ; mode de composition à la fois savant, souple et sobre, capable de contrastes tranchés, quoique adroitement ménagés, et de nuances exquises, fournies par l’âme même des protagonistes ; vérité idéale et diversité typique des caractères, opposés souvent deux à deux (Antigone et Créon, Électre et Clytemnestre, Teucer et Ménélas, Œdipe et Créon). Insistons, en outre, sur la haute moralité de ce théâtre, et signalons, en passant, la part ingénieuse, encore que restreinte, donnée aux morceaux lyriques débités par le chœur, dont les strophes, moins amples, moins pompeuses que chez Eschyle, expriment toujours avec modération, force, grâce ou naïveté ce que la situation comporte et suggère. Dion Chrysostome a donc raison de louer (Disc., LVI), après Aristophane (Paix, v. 531), cet « agrément merveilleux qui s’unit à la grandeur, ἡδονήν θαυμαστὴν καὶ μεγαλοπρέπειαν ». Quant au style, il est tout ensemble naturel, aisé, vigoureux, enchanteur ; c’est un langage hardi, nerveux, concis, où s’associent à miracle, comme dans l’idiome racinien, lyrisme sonore, harmonie et correction irréprochables, noblesse splendide, éloquente familiarité. La phrase, tour à tour âpre, incisive, véhémente, altière, indignée, ou plaintive, caressante, tendre, mélodieuse, présente le plus pur, le plus parfait modèle du ton qui convenait à la tragédie descendue du ciel sur la terre à l’apogée de cette période, adorable entre toutes, de l’hellénisme triomphant, que la postérité nomma le siècle de Phidias et de Platon.

Victor Glachant.

Bibl. : Manuscrits et scolies. L’archétype est le manuscrit de la Bibliothèque Laurentienne de Florence (Bibl. Laur., plut., 32. 9 ; xe ou xie siècle, Laurentianus L de Dindorf, assez incorrect, mais base indispensable de tout travail critique) : il contient aussi de beaucoup les meilleures scolies, qui furent complétées et corrigées à l’aide du Florentinus G. Il existe, de plus, un nombre considérable de scolies byzantines. Celles du manuscrit L parurent pour la première fois dans l’édition de 1518 (Scolies romaines) ; principales recensions par Brunck (1786), Elmsley et Gaisford (1825). À citer encore : Dindorf, Scholia in Sophoclem ; Oxford, 1852, 2 vol.

Éditions et lexiques. L’édition princeps fut donnée à Venise par les Aldes en 1502, in-8. Parmi les très nombreuses éditions qui suivirent, signalons celle de Turnèbe (Paris, 1553 ; texte altéré, mais qui fit loi pendant plus de deux siècles), celle de H. Estienne (avec traduction latine ; Paris, 1568, gr. in-4 ; scolies), fréquemment reproduite durant deux siècles, celles de Fr.-Ph. Brunck (1788-89, 3 vol. in-8), de E. Wunder (Leipzig, 1831-78, 2 vol. in-8 ; commentaire estimé), de G. Dindorf (Oxford, 1860, 2 vol. in-8), de F.-W. Schneidewin (Berlin, 1880-88, 7 vol. in-8), d’Aug. Nauck (Berlin, 1868, gr. in-8), d’Ed. Tournier (Paris, 1876, gr. in-8), qui conserve, avec quelques corrections, le texte établi par Dindorf et adopté dans la bibliothèque Didot. Indiquons deux lexiques spéciaux, celui d’Ellendt (publié en 1826, revu et rajeuni par H. Genthe (Berlin, 1872, in-8), et celui de G. Dindorf (Leipzig, 1871, in-8).

Critique, lectures recommandées, traductions. Citons pour mémoire la thèse latine de Michelet (Berlin, 1830, in-4), les travaux déjà anciens, mais solides et agréables de F. Schultz (Berlin, 1836), Fr.-G. Welcker (Bonn, 1839, 3 vol.), Schœll (Francfort, 1842). Consulter aussi Otfried Müller, Alex. Pierron, A. et M. Croiset, Em. Burnouf (Hist. de la littérature grecque), Patin (Études sur les tragiques grecs), Saint-Marc-Girardin (Cours de littérature dramatique), Paul de Saint-Victor (les Deux Masques), H. Weil (Études sur le drame antique, chap. i et viii ; Paris, 1897, in-12), Paul Masqueray, Théorie des formes lyriques de la tragédie grecque (Paris, 1895, in-8). Trad. franç. entières par Artaud (1827), Em. Pessonneaux (1869), Talbot, Bellaguet (1879), Faguet (en vers). Traductions en vers d’Œdipe roi par P. Lacroix, d’Œdipe roi et d’Œdipe à Colone par Ph. Martinon (récentes). Pour plus ample information, feuilleter le répertoire de Preuss et Engelmann, et surtout celui de H. Genthe, Index commentationum Sophoclearum ; Berlin, 1874, in-8. — À l’heure actuelle, Sophocle a fourni matière d’étude à près d’un millier de volumes, et nous ne possédons pas la dixième partie de son œuvre !