La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts/Kant (immanuel)

KANT (Immanuel), philosophe allemand, né à Kœnigsberg le 22 avr. 1714, mort à Kœnigsberg le 12 févr. 1804. La philosophie de Kant est l’un des faits les plus considérables de l’histoire de l’esprit humain. Selon le célèbre historien de la philosophie moderne, Kuno Fischer, elle ne représente rien moins qu’une révolution analogue à celle qu’accomplit Socrate, quand il rappela l’homme de l’étude du monde à l’étude de soi : elle donne en effet pour tâche à l’esprit humain, non plus de trouver les principes de l’être et de se former une conception de l’univers, mais de rechercher les conditions de la connaissance, l’origine et la valeur des éléments de nos représentations. Tout récemment encore Windelband écrivait que le rationalisme de Kant est la concentration en une unité vivante de tous les principes moteurs de la pensée moderne. Et il est certain tout d’abord que la philosophie de Kant préside au développement de la philosophie allemande. De Fichte ou de Schelling à Wundt ou à Riehl, il n’est point de philosophe allemand qui ne continue ou n’élabore les idées kantiennes. En dehors de l’Allemagne, le kantisme exerce une influence de plus en plus forte, à mesure qu’il est mieux connu. Réfuté par les uns, accueilli par les autres, il est un des facteurs essentiels de la pensée philosophique. Chez nous, en particulier, au vif intérêt historique dont il est l’objet se joint plus que jamais un intérêt théorique : non seulement il existe un néo-criticisme français qui est très prospère, mais il ne parait guère de dissertation philosophique où ne soit discuté le point de vue de Kant ; et son influence se fait sentir jusque dans les domaines de la littérature et de la vie sociale. Exposer le véritable caractère d’une doctrine ainsi mêlée aux spéculations présentes est chose difficile ; le plus sûr sera de faire abstraction des divers développements qu’elle a pu recevoir, et de s’en tenir à une scrupuleuse analyse des propres écrits du philosophe.

I. Biographie. — (Sources : la correspondance de Kant ; la 2e partie du t. XI de l’édit. Rosenkranz et Schubert des œuvres de Kant, Kuno Fischer, Gesch. d. n. Phil., t. III.)

Kant est un contemporain de Frédéric II et de la Révolution française. Ses principaux ouvrages parurent de 1770 à 1797. Il goûta plus les triomphes du droit que ceux de la force, mais il ne consentit jamais à séparer la liberté de l’ordre et de la discipline. Le milieu moral où sa pensée s’est développée consista, d’une part dans le piétisme, de l’autre dans la philosophie du XVIIIe siècle. Le piétisme, opposé au protestantisme théologique et abstrait, mettait la pratique au-dessus du dogme, exaltait le sentiment, la dévotion, la piété intérieure, l’interprétation individuelle des Ecritures. La philosophie du XVIIIe siècle, la philosophie des lumières, selon le nom qu’elle porte en Allemagne, enseigne que tous les maux dont souffre l’humanité résultent de l’ignorance et de l’asservissement qui en résulte, et que le progrès des lumières procure nécessairement le bonheur avec l’affranchissement.

La vie de Kant se divise assez naturellement en trois périodes, qui correspondent aux phases de son développement philosophique : 1o  la jeunesse, de 1724 à 1755, époque des études et des premiers essais ; 2o  le stage comme privatdocent, de 1755 à 1770, époque des travaux antécritiques ; 3o  le professorat, de 1770 à 1797, époque des travaux critiques et du développement doctrinal.

1. Immanuel Kant naquit à Kœnigsberg le 22 avr. 1724. Cette ville, où devait presque sans interruption s’écouler toute sa vie, était le centre d’un commerce considérable ; Juifs, Polonais, Anglais, Hollandais y affluaient : le philosophe y trouva matière à observations psychologiques et morales. Kœnigsberg, ville d’université, était, en outre, le centre de la vie intellectuelle et politique du duché de Prusse. La famille de Kant était d’origine écossaise. Son nom s’écrivait Cant, et c’est lui-même qui en changea l’orthographe, parce qu’en allemand Cant se prononce tsant. Le père de Kant était sellier. C’était un homme de mœurs rigides, qui resta pauvre. Sa mère, Anna-Regina Reuter, était, nous dit-il, très intelligente, avait le cœur haut placé et, foncièrement piétiste, entendait la religion d’une manière sérieuse et intime, sans mélange de mysticisme ou de fanatisme, Kant fut le quatrième enfant de cette famille, qui en compta onze. La gravité, le respect des choses morales et religieuses présidèrent à son éducation. Il reçut docilement cette influence et en conserva le plus vif et le plus reconnaissant souvenir.

A l’âge de neuf ans il entra au collège Frédéric, dirigé par Schulz, professeur ordinaire de théologie à l’université de Kœnigsberg. Schulz fut le premier maître de Kant. Ardent piétiste, il imprégnait tout l’enseignement de son esprit. Kant apprit, auprès de lui, à mettre la piété intime de l’âme au-dessus du raisonnement, la pratique au-dessus du dogme. On remarque qu’il a toujours parlé avec respect et reconnaissance de ses maitres piétistes. Est-ce le philosophe, est-ce l’ancien piétiste qui écrit en 1782, dans l’épitaphe du pasteur Lilienthal qui avait marié ses parents : Was uns zu thun gebührt, des Sind wir nur gewiss (ce que nous devons taire, voilà la seule chose dont nous soyons certains) ?

Kant passa sept années au collège Frédéric. Il s’y passionna notamment pour le latin et pour le stoïcisme romain, en qui il trouvait la religion de la discipline. Jusqu’à la fin de sa vie il répéta, comme une devise, les vers de Juvénal :

Summum credo nefas animant prœferre pudori
Et propter vitam vivendi perdere causas.

En 1740, âgé de dix-sept ans, il entra à l’université de Kœnigsberg, dans le dessein d’y étudier la théologie. Il songeait alors à devenir pasteur, mais ne persista pas dans cette pensée. Il commença par suivre le cours de Martin Knutzen, professeur de mathématiques et de philosophie : Knutzen fut son deuxième maître. Lui aussi était piétiste. En philosophie, quoique disciple de Wolf, il combattait le dualisme, et revenait à la pure doctrine de Leibniz, suivant laquelle la force représentative et la force motrice participent l’une de l’autre et se supposent réciproquement. À Knutzen, Kant dut de connaître les œuvres de Newton, que l’on peut appeler son troisième et peut-être son principal maître. Le newtonisme fut pour Kant la preuve expérimentale de la possibilité d’une science à priori de la nature. Il se proposera d’expliquer cette possibilité, et, par là, d’être lui-même le Newton de la métaphysique. Knutzen contribue à tourner Kant de la théologie vers la philosophie. Et peu à peu du piétisme Kant écarte l’orthodoxie rigoureuse pour n’en retenir que la rigidité morale.

Ne pouvant vivre du produit de ses leçons, Kant se fit précepteur (1746). Il le demeura neuf ans. Cette fonction le mit en rapport avec les étrangers et la noblesse. Il prit un goût très vif pour la politique et les littératures étrangères. Il fréquenta le monde et tint à y faire figure d’honnête homme. Cette première période de son existence se termine par la publication anonyme de sa Physique universelle et théorie du ciel (1755), ouvrage qui prélude à la théorie de Laplace sur la formation des astres.

2. Ayant obtenu la « promotion » grâce à une dissertation sur le feu, et l’ « habilitation » par une dissertation sur les principes premiers de la connaissance métaphysique, il fut nommé privat-docent. Il professa les mathématiques, la physique, la théorie des fortifications, la pyrotechnie, la logique, la morale et l’encyclopédie philosophique. Son enseignement était très vivant. Sur chaque matière il parlait comme un homme spécial. Il eut un grand succès. Entre 1760 et 1769 il étendit encore le cercle de ses cours et y comprit la théologie naturelle, l’anthropologie, la critique des preuves de l’existence de Dieu, la doctrine du beau et du sublime. Ici se place l’influence de Rousseau, dont les principaux ouvrages paraissaient alors et faisaient grand bruit. Kant lut Rousseau avidement, et, dans son commerce, se passionna pour les questions morales, pour la lutte contre les préjugés, pour le retour à la nature et à la raison. Il apprit de Rousseau, nous dit-il, à ne pas mépriser les inclinations naturelles de l’homme. La science physique à priori comme fait, voilà ce qu’il avait trouvé chez Newton ; la moralité comme fait, voilà ce que Rousseau lui fit voir. Et il se proposa d’analyser ces faits.

Pour approfondir les questions morales il lut les moralistes anglais : Shaftesbury, Hutcheson, Hume. Bientôt, vers 1762, il connut, de ce dernier, non plus seulement les théories morales, mais les théories métaphysiques. Cette initiation fut un moment décisif dans le développement de sa pensée. « Ce fut Hume, dit-il, qui le premier interrompit mon assoupissement dogmatique et donna à mes recherches, dans le champ de la philosophie spéculative, une direction toute nouvelle. » Il est vrai qu’il ajoute aussitôt : « de n’avais garde, sans doute, d’accepter ses conclusions. » Le scepticisme de Hume était à ses yeux suffisamment réfuté par la réalité de la détermination morale. Il s’agissait pour lui de faire droit aux critiques de Hume sans aboutir à ses conclusions, de se frayer un passage entre le scepticisme et le dogmatisme, comme entre Charybde et Scylla. Une faible indication qu’il trouve dans Locke (liv. IV, ch. III, §§ 9 et suiv.) fut le point de départ de sa théorie. Ainsi l’influence de Hume, qui fut, certes, très importante, consista surtout pour Kant dans un avertissement, dans une excitation à réfléchir. Rien ne prouve que Kant ait eu sa phase de scepticisme ; en revanche, c’est pour pouvoir échapper au scepticisme qu’il chercha une position en dehors du dogmatisme traditionnel. Peut-être son idéalisme transcendantal s’inspira-t-il de


la doctrine de Leibniz, enfin révélée dans sa pureté par la publication des Nouveaux Essais (1765). Leibniz enseigne, en effet, comment on peut maintenir l’innéité, tout en considérant l’expérience comme indispensable à la formation de la connaissance. Mais les formes et les catégories de Kant sont tout autre chose que les virtualités leibnitiennes.

3. Pour devenir professeur ordinaire, Kant écrivit et soutint une dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible. Il fut nommé à l’université de Kœnigsberg par Frédéric II, avec un traitement de 400 thalers (1, 500 fr.). Il refusa dans la suite toutes les propositions qui lui furent faites. Il n’enseigna plus désormais que la logique et la métaphysique, dans son cours public, et le droit naturel, la morale, la théologie naturelle, l’anthropologie et la géographie physique dans ses cours privés. Il fut un remarquable professeur : il n’apprenait pas à ses élèves la philosophie, il leur apprenait à philosopher. Son enseignement était simple, lucide et attachant ; il réservait la terminologie spéciale et les déductions abstruses pour les livres, destinés aux savants. Sur les sujets moraux, il parlait avec chaleur et conviction, il avait une éloquence mâle, qui subjuguait les âmes.

Le problème de la critique ne tarde pas à l’absorber. Comment peut s’expliquer l’accord d’idées à priori avec des choses existant en dehors de nous ? Il crut d’abord que quelques mois lui suffiraient pour résoudre cette question : il y employa douze ans. Encore ne donna-t-il que quatre ou cinq mois à la rédaction, de peur d’être entraîné à de trop longs délais. Ce fut au commencement de 1781, à Riga, que parut la Critique de la raison pure, l’un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Kant avait cinquante-sept ans. L’originalité et la portée de son ouvrage ne furent pas comprises dès l’abord. On ne voulut voir en lui qu’un rêveur platonicien, ou un idéaliste cartésien ; Hamann l’appelle un Hume prussien. Kant s’explique avec insistance dans un opuscule intitulé Prolégomènes à toute métaphysique future visant à se présenter comme science (1783), ainsi que dans la préface à la seconde édition de la Critique (1787). Et sûr, quant à lui, de son principe, il s’applique de plus en plus exclusivement à en développer les conséquences ; à achever son œuvre critique et à établir sur cette base une doctrine complète de philosophie spéculative et morale. De 1785 à 1797 paraissent les ouvrages consacrés à cette tâche. L’opinion, cependant, lui devenait de plus en plus favorable. En 1790, le jeune Fichte lui adresse ses Aphorismes sur la religion et le déisme, avec une lettre enthousiaste. Schiller étudie l’esthétique de Kant et la fait étudier à Gœthe. J.-P. Richter écrit que Kant n’est pas une lumière du monde, mais tout un système de soleils éclatants. Kant est commenté aux Pays-Bas et en Angleterre. En France on traduit sa dissertation sur la paix éternelle, parue en 1795.

De la part du gouvernement, Kant rencontra estime et protection. Une seule fois il faillit être empêché dans l’exposition de ses doctrines. Ce fut lorsqu’il écrivit sur les matières religieuses. Il envoya à la Revue mensuelle de Berlin, en 1792, un article sur le mal radical dans la nature humaine. Le conseil de censure en autorisa l’impression. Mais un second article, sur la lutte du bon et du mauvais principe, ne fut pas admis. Or, Kant devait encore en publier deux. Condamné par le conseil, il s’adressa à la faculté de théologie, laquelle accorda l’imprimatur. Les quatre dissertations parurent sous le titre : la Religion dans les limites de la pure raison (1793). L’ouvrage eut un succès qui alarma le gouvernement ; et, le 1er  oct. 1794, le ministre adressa à Kant une lettre où il lui demandait des explications et lui enjoignait de s’abstenir désormais d’écrire sur la religion. Kant se soumit, extérieurement du moins. Il s’engagea par écrit à ne plus enseigner ou écrire sur la religion « en tant que fidèle sujet de Sa Majesté royale ». Le roi mort (1797), il se tint pour dégagé de sa parole. D’ailleurs, il ne fut plus inquiété par le gouvernement, malgré sa sympathie pour la Révolution française. Cette sympathie est un trait de sa physionomie morale. Il voyait dans la Révolution l’effort pour fonder sur la raison l’organisation des sociétés humaines. Même après 1794, il persévéra dans ses convictions politiques, tout en désespérant de voir les choses tourner à bien en France. Jusqu’à la fin il crut à la justice, à la valeur pratique de la théorie, au droit comme principe, à la paix éternelle comme fin de la politique. Derrière les disputes des personnes, il voyait le conflit de l’histoire et de la philosophie, du positif et du rationnel, et il comptait sur le triomphe de la raison.

Dès l’année 1790, sa puissance intellectuelle s’était affaiblie. En 1797, il quitta sa chaire. Il travaillait pourtant encore ; il travailla jusqu’à la fin à un ouvrage dont il espérait faire son chef-d’œuvre, et où il voulait exposer le passage de la métaphysique de la science de la nature à la physique. Cet ouvrage, resté inachevé, était perdu : il a été retrouvé récemment. La dernière année de Kant fut marquée par une décadence croissante. Il mourut le 12 févr. 1804. Son dernier mot fut : Es ist gut (c’est bien). Ses obsèques eurent lieu au milieu des hommages d’une admiration universelle. Son corps fut enterré sous les arcades de la cathédrale de Kœnigsberg. Plusieurs statues lui furent élevées, dont la plus célèbre est celle de Ranch, à Kœnigsberg. — C’était un homme de petite taille, haut de 5 pieds à peine, les os et les muscles peu développés, la poitrine plate et presque concave, l’articulation de l’épaule et du bras droit légèrement débottée ; le front haut, avec de beaux yeux bleus. Sa tête fut moulée par Rnorr ; ses restes ont été exhumés en 1880 (V. Besselhagen, Die Grabstaette Kants, Kœnigsberg, 1880).

Kant n’a vécu que pour la philosophie. Il ne remplit aucune fonction politique, il ne se maria point. Mais il ne croyait pas pouvoir être philosophe sans être en même temps homme. Il voulait être en contact avec les réalités avant de chercher à les comprendre et à les régler. Et dans ses plus hautes aspirations il se gardait de franchir les limites de notre monde. Son objet est d’y vivre par principes. Il se fait lui-même ses principes, mais il les fait absolus, et il y obéit. Le fonds où se concilient pour lui la loi et l’indépendance, c’est la raison. Il veut juger et se conduire par elle. En politique, il professe le libéralisme, mais il ne saurait séparer la liberté de l’ordre, et respecte en conscience le pouvoir établi. En religion, il est rationaliste, mais il maintient l’esprit du christianisme et apprécie les services des religions positives. En philosophie, il attaque le dogmatisme, mais il repousse le scepticisme. En morale, il écarte toute loi extérieure, mais pour se soumettre à un commandement interne plus sévère que ce qu’il rejette. Hardiesse en matière de spéculation, respect dans l’ordre des faits et de la pratique : telle est la marque de son esprit.

Kant fut un penseur plus qu’un écrivain. Quelques-uns de ses premiers ouvrages comme les Observations sur le beau et le sublime ou encore la méthodologie de la Critique de la raison pure, d’une manière générale les parties où il exprime ses convictions morales, ont de l’aisance, de l’agrément ou de la vigueur. Mais dans l’analyse métaphysique son style est compliqué, laborieux, redondant, et souvent d’autant plus obscur que l’auteur s’est plus travaillé pour être clair. L’œuvre de Kant est une pensée qui cherche sa forme. Plus achevée, eut-elle autant excité les intelligences ?

Voici la liste chronologique des principaux ouvrages de Kant, lesquels sont, pour la plupart, écrits en allemand :

Pensées sur la véritable estimation des forces vives, et examen, des démonstrations de Leibniz et autres mécaniciens relatives à cette question (1747). Kant y concilie les doctrines de Descartes et de Leibniz sur la mesure de la force d’un corps en mouvement. — La Terre a-t-elle subi quelques modifications dans son mouvement


de rotation depuis son origine ? (article de revue, 1754). Kant établit, en s’appuyant sur les principes de Newton, que la vitesse a du diminuer. — La Terre vieillit-elle ? Recherche faite au point de vue physique (article, 1754). — Histoire universelle de la nature et théorie du ciel, où il est traité du système et de l’origine mécanique de l’Univers d’après les principes de Newton (1755), célèbre ouvrage qui parut anonyme, avec une dédicace à Frédéric II, et qui prélude à l’Exposition du système du monde, publiée par Laplace en 1796. — Résumé des méditations sur le feu, 1755 (en latin). La chaleur, comme la lumière, est un mouvement vibratoire de l’éther. — Nouvelle Explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755), thèse en latin pour obtenir le droit d’être privat-docent. Il y est traité des principes de contradiction et de raison déterminante. — Trois dissertations Sur les Tremblements de terre survenus en 1755 à Quito et à Lisbonne. — Monadologie physique (1756), thèse latine ; Kant la soutint en vue d’une présentation pour un professorat extraordinaire, présentation qui n’eut pas lieu. La monade leibnitienne y est transformée en atome physique. — Sur la Théorie des vents (1756), explication exacte des vents périodiques. — Conception nouvelle du mouvement et du repos (1758). — Quelques Considérations sur l’optimisme (1759). Kant y professe que tout est bon, rapporté à l’ensemble des choses. Dans la fin de sa vie il renia cet ouvrage leibnitien. — La Fausse Subtilité des quatre figures syllogistiques (1762). Seule la première figure est pure et primitive. — Tentative d’introduire dans la philosophie le concept des quantités négatives (1763). L’opposition réelle, dans laquelle les deux termes sont en eux-mêmes également positifs, est irréductible à l’opposition logique, où l’un des deux termes est le contradictoire de l’autre. — L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu (1763). Le possible, considéré, non dans sa forme, mais dans sa matière ou ses data, suppose l’existence et, finalement, l’existence d’un être nécessaire. — Etude sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1764), ouvrage composé en vue d’un concours qu’avait ouvert l’Académie de Berlin. Kant n’obtint que l’accessit : le prix fut donné à Mendelssohn. Kant oppose, comme Mendelssohn d’ailleurs, la philosophie aux mathématiques, et conclut que la méthode de celles-ci ne convient pas à celle-là. — Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), œuvre de critique et de moraliste. — Programme des cours pour le semestre d’hiver 1765-66. L’éducation des facultés de l’esprit doit précéder l’acquisition de la science. Dans cet opuscule se manifestent des préoccupations critiques. — Les Rêves d’un visionnaire éclaircis par les rêves de la métaphysique (1766, anonyme). Cet ouvrage fut composé à propos des visions de Swedenborg. Kant y veut être léger et sceptique, à la manière de Voltaire. La seule différence entre l’illuminisme et la métaphysique, c’est que le premier est le rêve du sentiment, tandis que la seconde est le rêve de la raison : ceci ne vaut guère plus que cela. Ne prétendons pas à connaître l’inconnaissable. — Du Fondement de la différence des régions dans l’espace (1768). C’est la réfutation de la théorie leibnitienne de l’espace. Il est nécessaire, selon Kant, d’admettre un espace absolu universel. — De la Forme des principes du monde sensible et du monde intelligible (1770), dissertation en latin écrite par Kant pour acquérir le droit d’être nommé professeur ordinaire de logique et de métaphysique. Kant rompt avec le dogmatisme en ce qui concerne la connaissance sensible, non encore en ce qui concerne la connaissance intelligible. — Lettres à Marcus Bers, de 1770 à 1781. Kant cherche une situation intermédiaire entre l’idéalisme et le réalisme. — Des Différentes Races humaines. Les races sont des variétés devenues stables. Une véritable histoire des êtres naturels ramènerait sans doute beaucoup de prétendues espèces à de simples races issues d’une espèce commune. — Critique de la raison pure (1781). Une connaissance théorique suppose à la fois intuition et liaison nécessaire. La première condition n’étant réalisable pour nous qu’à propos des choses sensibles, celles-ci sont les seules que nous puissions connaître théoriquement. Seconde édition de la Critique (1787). C’est une question très controversée de savoir si les changements que présente cette seconde édition portent sur le fond ou seulement sur la forme. Rosenkranz, Schopenhauer, Kuno Fischer tiennent pour une modification profonde, tendant à rétablir la chose en soi, qu’avait abolie, selon eux, la première édition. Selon le témoignage de Kant, la seconde édition fait simplement ressortir le côté réaliste de la doctrine, méconnu par certains lecteurs. L’affirmation de Kant se soutient très bien. La première édition n’abolissait pas la chose en soi, mais la connaissance théorique de la chose en soi, ce qui est très différent. — Prolégomènes à toute métaphysique future visant à se présenter comme science (1783). Ce court ouvrage donne une exposition analytique de la doctrine, et dissipe les méprises qui s’étaient produites au sujet de la première édition de la Critique. — Conception d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (article de revue, 1784.). — Réponse à la question : Qu’est ce que les lumières ? (article de revue, 1784). Les lumières, dit Kant, c’est l’émancipation de l’intelligence, — Compte rendu de l’ouvrage de Herder intitulé : Idées concernant la philosophie de l’histoire de l’humanité (article de revue, 1785). Kant y repousse la doctrine de l’unité essentielle de la nature et de la liberté. — Etablissement de la métaphysique des mœurs (1785 ; 4e éd., 1797). Kant y détermine et y assure le principe fondamental de la moralité. — Principes métaphysiques de la science de la nature (1786 ; 3e éd., 1800). C’est l’établissement des axiomes de la physique pure. — Conjectures sur le commencement de l’histoire de l’humanité (1786). — De la Médecine corporelle en tant qu’elle ressortit a la philosophie, discours en latin (1786 ou 1788). – De l’Emploi des principes théologiques en philosophie (article, 1788). — Critique de la raison pratique (1788 ; 6e éd., 1827). C’est la détermination de la nature de la loi morale et du genre d’adhésion qui convient aux principes pratiques. — Critique de la faculté de juger (1790 ; 3e éd., 1799). Kant y traite da fondement et de la valeur des notions du beau et de la finalité. — Sur l’Illuminisme et les remèdes à y opposer (1790), dissertation écrite à propos de Cagliostro. — Sur l’Echec de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée (1791). — La Religion dans les limites de la pure raison (1793 ; 2e éd., 1794). C’est la déduction ou légitimation de la religion. Cela seul y est fondé, qui se rapporte à la morale, Il faut tendre à rendre la religion purement rationnelle. — Sur le Lieu commun : cela est bon en théorie, mais ne vaut rien dans la pratique (article de revue, 1793). Kant y rejette cet aphorisme, non seulement en ce qui concerne la moralité, mais encore en ce qui concerne le droit politique et le droit des gens. — De l’Influence de la lune sur le temps (article, 1794). — De la Paix éternelle, Essai philosophique (1795). Kant place dans la paix éternelle le but du développement historique de l’humanité, et cela, non en vertu du sentiment, mais en vertu de l’idée de justice. — Principes métaphysiques de la théorie du droit (1797 ; 2° éd., 1798). C’est la théorie du droit ou de la légalité, telle qu’elle se déduit de la critique de la raison pratique, Principes métaphysiques de la théorie de la vertu (1797 ; 2e éd., 1803). C’est la théorie de la moralité, telle également qu’elle suit de la critique. Ces deux écrits ensemble portent le titre de Métaphysique des mœurs. — La Dispute des facultés (ouvrage auquel est joint un article de 1797 : Sur la Puissance qu’a l’esprit de se rendre maître de ses sentiments maladifs par sa seule volonté (1798). C’est le conflit de la faculté de philosophie, représentant la vérité rationnelle, avec les trois autres, théologie, droit et médecine, qui représentent les disciplines positives. — Anthropologie traitée au point de vue pragmatique (1798 ; 2e éd., 1800). L’anthropologie pragmatique est l’art de tirer parti des hommes en vue de ses propres fins. — Logique, ouvrage de Kant publié par Jäsche (1800) ; — Géographie physique, ouvrage de Kant publié par Rink (1802-3). — Sur la Pédagogie, ouvrage publié par Rink (1803). Ce sont des observations tirées d’un cours fait plusieurs fois par Kant sur ce sujet. — Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, ouvrage resté inachevé, écrit entre 1783 et 1803, publié d’abord par Reich de 1882 à 1884, dans les Altpreussische Monatschriften, puis, plus complètement, par Albrecht Krause (1888). C’est le progrès de la déduction allant de la métaphysique de la nature matérielle à la physique expérimentale considérée comme science, c.-à-d. comme système. — Réflexions de Kant sur la philosophie critique, publiées par Benno Erdmann (1882-84). — Lettres. Elles ne sont guère qu’au nombre de 100, dont 19 adressées à Marcus Herz.

II. LA PÉRIODE ANTÉCRITIQUE. — (Sources : les ouvrages compris entre 1747 et 1770 inclusivement.) Kant écrit le 20 août 1777 que ses recherchés, jadis spéciales et fragmentaires, ont pris enfin une forme systématique et l’ont conduit à l’idée du tout. Le développement de la pensée kantienne présente donc en premier lieu une longue période de formation, pendant laquelle des travaux de nature diverse sont d’abord entrepris pour eux-mêmes sans préoccupation de vue d’ensemble, puis confrontés les uns avec les autres à un point de vue philosophique. Ainsi Kant, dans le progrès de sa réflexion, va des parties au tout. Son idée maîtresse se forme par synthèse. Cette première période s’étend jusqu’à l’époque de l’élaboration de la critique, c.-à-d. jusqu’à l’année 1770 inclusivement.

Le point de départ de la pensée kantienne, c’est, d’une part, un fonds de croyances chrétiennes et plus spécialement piétistes, la foi au devoir, le culte de l’intention morale, la conviction de la supériorité de la pratique sur la dogmatique ; de l’autre, un sens très vif et très pur de la science, la résolution de ne se régler, en ce qui concerne la connaissance de la nature, que sur l’évidence de l’expérience et des raisonnements mathématiques. Dès lors, c’est la question des rapports de la science et de la religion qui va s’agiter dans l’esprit de Kant, et cela, après que religion et science s’y seront développées indépendamment l’une de l’autre, chacune selon la méthode qui lui est propre.

Pendant la période antécritique, Kant inédite tour à tour sur les différents objets que lui présentent ses études ou les circonstances.

Il est d’abord leibnitio-wolfien (1747-55), mais avec une tendance à accentuer la différence du mathématique et du réel.

Bientôt, avec Newton, il spécule sur le mécanisme céleste (1751-63). Comme lui, il ne fera usage que de l’expérience alliée aux mathématiques. Mais Newton n’a pas posé le problème de l’origine. Kant croit que la méthode qui a pu établir le système peut de ce système même remonter à la genèse : les forces qui conservent doivent être aussi celles qui ont créé. Et il entreprend de tracer l’histoire, non seulement possible, mais effective, de la formation du monde. A l’origine était une matière élémentaire homogène, mue par des forces d’attraction et de répulsion, un chaos gazeux. Cette matière était maintenue à l’état de ténuité extrême par une température très élevée. Sous l’influence des forces qu’il renferme, ce chaos est animé, dans son ensemble, d’un mouvement rotatoire. Par le seul effet de ces conditions physiques, l’homogène va se différencier. La rotation détermine la formation de nébuleuses, animées elles-mêmes d’un mouvement de rotation. A leur tour, ces nébuleuses, par l’effet de la force centrifuge, donnent naissance à des anneaux, lesquels représentent les orbites des planètes à venir. Puis les anneaux se brisent et se rassemblent en planètes. De la même manière se forment les satellites. La valeur scientifique de cette théorie est reconnue aujourd’hui même par des hommes tels que Helmholtz (Mémoire sur ta conservation de la force, 1847) et Faye (Revue scientifique, 1884). Elle est née de considérations purement scientifiques. Mais tout de suite Kant la confronte avec la religion. La religion, dit-il, n’a rien à craindre d’une doctrine qui, si elle écarte la finalité extrinsèque et accidentelle, telle qu’on la rencontre dans les œuvres des hommes, implique une finalité essentielle et féconde, seule vraiment digne de Dieu. D’ailleurs, qui pourra jamais dire : « Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai une chenille » ? La vie, à tout le moins, surpasse invinciblement le mécanisme, et atteste Dieu.

A la suite de Wolff, Kant étudie les rapports du possible et de l’existence (1755). Le premier se détermine d’après le principe de contradiction, le second d’après le principe de raison déterminante, irréductible au précédent. La raison déterminante est, ou antérieurement déterminante et raison d’existence, ou conséquemment déterminante et raison de connaissance. Seule, la raison antérieurement déterminante fournit la science complète. De ces principes Kant déduit l’impossibilité d’expliquer, soit le changement, soit la connexion actuelle des substances, par la seule analyse de leur essence propre. Tout rapport entre les substances doit survenir du dehors. La succession a ainsi son fondement dans une action externe qui constitue la réalité du monde, et la cœxistence dans une connexion extrinsèque, qui implique l’existence de Dieu. C’est ainsi qu’en spéculant sur la métaphysique de Wolff, Kant aboutit à une déduction du newtonisme. Son système, en ce moment, est un mécanisme réaliste suspendu à une théologie naturelle.

Traitant avec ses contemporains des rapports de la philosophie et des mathématiques (1756-64), Kant n’admet, ni que les concepts des mathématiciens, divisibilité à l’infini, plein absolu, mécanisme exclusif de toute notion de force, soient intelligibles pour l’entendement, ni que ces concepts soient vides et sans valeur réelle. Sujet de scandale pour la logique, la mathématique n’en est pas moins la clef de la science de la nature. Newton en a fourni la preuve. Il faut concilier les mathématiques et la philosophie transcendantale, non les sacrifier l’une à l’autre. Or, si l’on analyse les conditions de la spéculation mathématique et de la spéculation philosophique, on trouve que des deux côtés l’objet est une synthèse, mais que là il est construit par l’esprit, tandis qu’ici il lui est donné. Dès lors la méthode qui convient à l’une ne peut réussir dans l’autre. On traitera mathématiquement de tout ce qui est grandeur ; mais, pour connaître les qualités et les existences, on emploiera, avec Newton, l’expérience et la systématisation métaphysique. Il y a deux certitudes, deux vues sur la nature : celle de la démonstration mathématique et celle de l’expérience. Parties de points opposés, ces deux connaissances ne peuvent se rejoindre.

A l’instigation de l’esthéticien Baumgarten, des Anglais et de Rousseau, Kant s’essaye sur les questions de goût et de morale (1763-1766). Sa méthode consiste à prendre pour point de départ l’observation impartiale de la nature humaine. Nous devons, dit-il, aller de ce qui est à ce qui doit être. Mais son observation, malgré qu’il en ait, se mélange d’analyse métaphysique. Dans le donné il découvrira de l’absolu. Ce qu’il pense devoir observer, ce sont moins les idées et les choses que les mouvements internes de la sensibilité. À ce point de vue il est conduit à distinguer profondément le beau et le sublime. Cette distinction introduira la lumière et la précision dans les choses de la littérature et de l’art. Ainsi, il appartient à la tragédie d’être sublime, à la comédie d’être belle. La distinction s’applique aussi aux choses morales. La vraie vertu est sublime ; les bonnes qualités : bon cœur, sens de l’honneur, pudeur, ne sont que belles. La source de la vertu, c’est le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine, pris comme motif d’action. Ce principe doit être entendu en un sens formel il consiste essentiellement en une règle obligatoire. Ce principe, en outre, est


indémontrable, et il est bon qu’il en soit ainsi. La Providence n’a pas voulu que les connaissances indispensables à notre félicité dépendissent de raisonnements subtils ; elle les a confiés au bon sens naturel.

La prétention qu’affichait Swedenborg de communiquer directement avec les esprits est pour Kant l’occasion d’examiner ce que vaut la métaphysique, en tant qu’elle aussi affirme la possibilité d’existences suprasensibles (1763-1766). La métaphysique semble trouver dans les faits affirmés par l’illuminisme une confirmation inattendue. Elle se justifie, peut-on dire, par la théorie qu’elle en fournit, comme le newtonisme par sa systématisation des lois expérimentales du mouvement. Le malheur, c’est que l’illuminisme s’explique d’une manière bien plus simple et satisfaisante, comme une hallucination causée par certains troubles de l’organisme. Ne se pourrait-il pas, dès lors, que la métaphysique eût une origine analogue ? Ne serait-elle pas une simple hallucination de l’entendement, doublant d’une apparente existence logique les fantômes de l’hallucination sensible ? Gardons-nous, toutefois, de conclure à l’entière vanité de la métaphysique. Elle met dans la balance l’espoir d’une vie future, et nous ne saurions vouloir que ce poids restât sans action sur notre esprit. Ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons rien attendre de l’expérience qui soit de nature à confirmer nos croyances morales et religieuses. Mais ces croyances n’ont nul besoin de confirmation expérimentale : elles veulent et doivent être libres. Ce qui suit de notre examen, c’est la nécessité de donner de la métaphysique une définition nouvelle, laquelle, certes, favorise la pratique autant qu’elle s’impose à la théorie : la métaphysique est la science des limites de la raison humaine.

A la suite de Leibniz, Kant étudie la nature de l’espace et du temps (1768-70). Plusieurs faits d’expérience, parmi lesquels l’existence réelle de figures symétriques, prouvent que l’espace des géomètres n’est pas une simple conséquence des rapports de situation des choses, mais le fondement même de la possibilité de ces rapports. La réalité de l’espace absolu étant ainsi établie, Kant se demande comment l’espace est possible, c.-à-d. concevable sans contradiction. L’espace et le temps sont connus à priori, et en même temps sont des intuitions. Comment accorder ces deux caractères ? Le seul moyen, c’est de voir dans l’espace et dans le temps les conditions imposées à l’esprit humain par sa nature même, pour la perception des objets sensibles. L’espace et le temps ne concernent pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais telles seulement qu’elles apparaissent à notre sensibilité. L’idée critique est éclose ; Kant toutefois ne l’applique encore qu’à la connaissance sensible ou mathématique.

C’est sous l’influence de Hume que devait enfin se concentrer et se fixer une réflexion, jusqu’ici distribuée sur tant d’objets divers (1762-80). La dialectique de Hume fit sur l’esprit de Kant une telle impression, qu’il ne songea bientôt plus qu’à résoudre les difficultés soulevées par l’illustre empiriste ; et dans cet effort se dégagea sa véritable originalité, s’épanouit l’idée qui devait être l’âme de sa philosophie. Kant a de bonne heure spéculé sur la relation de causalité : il a promptement vu ce qu’il y avait d’étrange dans une liaison qui ne saurait être analytique, et qui pourtant est nécessaire. Mais il ne songeait pas à en critiquer la légitimité. Hume vint l’éveiller de sa quiétude dogmatique, en lui criant qu’étranger à la raison, formé par la seule imagination à l’occasion d’une simple habitude sous l’influence d’un instinct obscur, le concept de causalité ne saurait avoir d’objet en dehors de nous. Kant refuse de suivre Hume dans les déductions que celui-ci prétendait fonder sur son analyse. Que deviendrait, en effet, la liberté de la volonté, condition de la détermination morale, s’il n’existait pour nous que des phénomènes ; et que deviendrait la science elle-même, recherche de liaisons nécessaires, si la causalité n’était qu’une liaison contingente ? Pour Kant, la science et la morale nous sont données, avec les caractères qui leur sont propres : à la philosophie il appartient d’en expliquer la possibilité ou les conditions, non d’en discuter la légitimité. La thèse de Hume fut ainsi, pour Kant, non une doctrine, mais un problème et un point de départ. Comment se fait-il qu’un rapport dont les termes sont hétérogènes soit en même temps nécessaire, valable pour les choses ? Telle se posait la question à étudier. H s’agissait d’abord de s’assurer que le principe de causalité ne procédait pas de l’expérience, car alors la nécessité en eût été radicalement inintelligible. Mais ayant remarqué que beaucoup d’autres concepts, tels que ceux de substance, d’action réciproque, etc., sont dans le même cas que celui de Hume, et ayant réussi à déterminer exactement le nombre de ces concepts au moyen d’un seul principe, chose impossible pour des concepts d’expérience, Kant tint désormais pour établi que le concept de cause peut être formé à priori. Est-il concevable, cependant, qu’il existe des concepts à la fois à priori et synthétiques ? Ne sont-ce pas là deux caractères incompatibles ? Hume l’a cru, et il a quitté la partie là-dessus, renvoyant la causalité à l’expérience. Mais c’est qu’il partageait une erreur de son temps sur un point capital lié à la question, sur la nature des jugements mathématiques. Il tenait ces jugements pour analytiques et les mettait hors de cause. Le vrai, c’est qu’ils sont synthétiques ; et, comme leur caractère de nécessité et d’apriorisme est incontestable et incontesté, ils offrent un exemple de la réunion effective, dans notre connaissance, de l’apriorisme et de la liaison synthétique. Rien donc n’empêche que le jugement de causalité ne soit à la fois synthétique et nécessaire, Toutefois ce n’est pas assez qu’il soit nécessaire au sens où le sont les jugements mathématiques. Nécessaire, ici, veut dire : applicable à priori aux choses réelles. Comment cela est-il possible ? Si les objets étaient produits par l’entendement, ou les idées par les objets, l’accord des concepts et des choses ne présenterait pas de difficulté ; mais il n’en est pas ainsi : l’esprit et les choses sont deux mondes distincts. D’où pourra donc venir, pour l’esprit, le droit de dicter des lois aux choses ? Ce droit lui vient, répond Kant, des conditions mêmes de l’expérience, tant interne qu’externe : il n’est pas d’autre explication possible. Cette vue, d’où naîtra la déduction transcendantale, est le terme de la marche régressive qu’a provoquée la critique de Hume. Avec elle est donnée la formule de la critique de Kant et l’idée maîtresse du système qu’il va maintenant construire.

III. La CRITIQUE. — (Sources : Critique de la raison pure ; Prolégomènes ; Etablissement de la métaphysique des mœurs ; Critique de la raison pratique ; Critique de la faculté de juger.)

A. La critique kantienne de la raison pure est proprement une théorie de la science. Comme Newton a cherché le principe du système des corps célestes, ainsi Kant cherche le principe du système de nos connaissances. La science est donnée, comme l’univers est donné : la philosophie ne se demande pas si elle est possible, mais comment elle est possible, c.-à-d. concevable sans contradiction. La science consiste dans deux disciplines, les mathématiques et la physique, et dans l’union de ces deux disciplines : il s’agit de rendre compte de ces faits. Les mathématiques se composent de jugements synthétiques à priori, c.-à-d. de jugements où le sujet est lié à priori à un prédicat qui n’y est pas contenu. Il en est de même de la physique ; et, depuis Newton, la certitude de cette dernière, qui traite des choses elles-mêmes, ne le cède en rien à celle des mathématiques, qui ne traitent que des rapports de grandeur. Comment ces caractères sont-ils intelligibles, d’où procèdent-ils, et qu’est-ce que la science, considérée dans ses principes générateurs ? Résoudre ces questions, tel est le mobile des recherches de Kant. C’est à la philosophie qu’il appartient d’instituer ces recherches. Or le principe inviolable qu’elle fournit en cette matière est le suivant : toutes nos connaissances ont leur point de départ dans l’expérience. Il s’agit de savoir si de ce principe se peut déduire


la théorie de la science, telle qu’elle nous est donnée ? Le problème se ramène à la question suivante : Qu’est-ce que l’expérience ? Est-elle une unité irréductible, ou l’analyse y peut-elle discerner des éléments divers ? Parmi ces éléments, en est-il d’à priori ? Ces éléments a priori rendront-ils compte, et en quel sens, de la nécessité propre aux jugements de la science ?

Dans l’expérience, un objet nous est premièrement donné, secondement pensé. Comment cela est-il possible ? Pour qu’un objet nous soit donné, il faut qu’il se présente à nous dans l’espace et dans le temps. Les notions d’espace et de temps nous sont-elles fournies par l’expérience ? Non, car, avant toute expérience, nous savons que les objets qui nous seront donnés le seront dans l’espace et dans le temps. Ce sont donc des éléments à priori. De quelle nature ? Sont-ce des concepts ? Non, car l’espace et le temps sont des objets uns, homogènes et infinis, caractères opposés à ceux que présentent les objets des concepts. L’espace et le temps sont des substrats des choses et des objets d’intuition. Sont-ils donc des réalités suprasensibles situées en dehors de nous ? Non, car la conception de deux non-êtres infinis comme substances est impossible. La représentation de l’espace et du temps ne peut être, en définitive, qu’une intuition portant sur la forme de notre sensibilité même. L’espace et le temps sont notre manière de voir les choses. Mais, s’il en est ainsi, nos idées de lieu et de durée ne sont-elles pas purement subjectives ? Que va devenir, dans une telle doctrine, la vérité des mathématiques. L’objection est mal fondée, car, en réalité, c’est dans les théories dogmatiques, isolant le sensible du mathématique, que l’accord de l’un avec l’antre est indémontrable ? Entendue selon sa vraie nature, comme un système de jugements synthétiques à priori, la mathématique est justifiée, du moment où les objets ne peuvent nous affecter qu’en se soumettant aux lois de l’espace et du temps. Sans doute nous ne pouvons dire que les choses possèdent, en elles-mêmes, des manières d’être que nous ne nous expliquons que comme formes de notre facultés de sentir. Mais nous savons que tout objet de notre sensibilité sera conforme à la mathématique, ce qui suffit à assurer l’objectivité de cette science. Idéalité transcendentale, réalité empirique, tels sont les deux caractères de l’espace et du temps. Ils expliquent et déterminent la possibilité des mathématiques.

Mais il ne suffit pas qu’un objet soit donné, il faut en outre qu’il soit pensé. La pensée suppose-t-elle des éléments à priori ? Elle consiste à établir entre deux termes un rapport objectif de sujet à prédicat, c.-à-d. à affirmer l’un de l’autre comme lui appartenant réellement et nécessairement. C’est ce qui a lieu, par exemple, quand nous disons qu’une chose est la cause ou la substance d’une autre. Une telle liaison ne peut être fournie par l’expérience, qui ne donne rien de nécessaire. Quant à la logique telle qu’elle est conçue depuis Aristote, elle fournit bien des liaisons nécessaires, mais elle est impuissante à déterminer un terme vis-à-vis de l’autre comme sujet réel. Il y a dans toute déclaration relative à l’existence quelque chose qui dépasse la logique. Affirmer d’un objet qu’il est cause, c’est franchir les limites de son concept. D’autre part, nous n’avons pas cette intuition intellectuelle du tout, qui permettrait d’en découvrir les parties par analyse. Nous allons des parties au tout par voie discursive. De quel principe dépendent donc les différents rapports qui constituent la pensée ? En dehors de ceux que nous avons dû rejeter il ne reste que l’entendement lui-même ou faculté de juger. De même que les relations de grandeur ne sont, au fond, que les formes de notre sensibilité, de même les relations qualitatives des choses ne peuvent être que les catégories de notre entendement. S’il en est ainsi, la fonction logique de l’entendement nous permet de découvrir et de systématiser tous les concepts qui président aux jugements d’existence. Car des deux côtés il s’agit pour l’entendement d’unifier. Seule la portée de l’unification diffère. La table des modes de l’unification logique fournit ainsi le modèle de la table des catégories. Voici la première : 1o  Quantité : propositions universelles, particulières, individuelles ; 2o  Qualité : propositions affirmatives, négatives, indéterminées ; 3o  Relation : propositions catégoriques, hypothétiques, disjonctives ; 4o  Modalité : propositions problématiques, assertoriques, apodictiques. — Voici la seconde : 1o  Quantité : unité, multiplicité, universalité ; 2o  Qualité : réalité, négation, limitation ; 3o  Relation : inhérence et subsistance, causalité et dépendance, action réciproque ; 4o  Modalité : possibilité ou impossibilité, existence ou non-existence, nécessité ou contingence. Tel est le système des concepts à l’aide desquels nous unissons nos représentations des choses. Ces concepts n’étant que les modes d’action de notre entendement sont, en eux-mêmes, vides de tout contenu. Ils ne peuvent trouver leur emploi que si une matière leur est fournie ; et la seule matière dont nous disposions est l’intuition sensible. Les concepts n’ont-ils donc qu’une valeur subjective ; et, tandis que l’esthétique transcendentale ou analyse de la sensibilité a pu conclure à un réalisme mathématique, l’analyse de l’entendement ou logique trancendantale devra-t-elle s’en tenir à cet idéalisme logique qui résout les choses en modes de la pensée ? Ici se place la fameuse déduction transcendantale, dont l’objet est d’établir la valeur objective des catégories, c.-à-d. la possibilité d’obtenir, au moyen des catégories telles qu’elles ont été définies, la connaissance, non seulement de notre manière de penser, mais des choses elles-mêmes. Cette possibilité sera démontrée, si l’on peut prouver que les catégories sont elles-mêmes la condition de l’existence de réalités à notre point de vue. Les catégories s’appliquent aux choses, si les choses, pour nous, ne sont possibles que par elles. Or, selon notre condition, pour qu’il y ait connaissance d’une chose, il faut qu’il y ait distinction d’un sujet et d’un objet. Le « je pense » doit pouvoir accompagner toutes nos représentations. Mais, pour qu’une telle distinction soit possible, il faut qu’il existe entre les deux termes un rapport analogue à celui des quantités positives et négatives des mathématiciens, un rapport d’opposition sur un terrain commun. Le sujet étant une action unifiante, il faut que l’objet soit un multiple unifié. C’est donc par le fait d’être unifiées, et d’être unifiées pour le sujet, que des choses peuvent être données comme objet. Or, comment cette condition pourrait-elle être remplie, si le multiple n’était pas unifié par le sujet lui-même ? Sans doute la conscience empirique ne perçoit pas cette formation de l’objet. L’opération a lieu dans la région profonde de l’aperception transcendentale ; et quand se pose le moi particulier, il trouve devant lui l’objet tout formé et le prend pour une chose brute. Mais cette chose est l’œuvre de la pensée, et c’est pourquoi la pensée, en chacun de nous, y retrouve ses lois. Les catégories s’appliquent donc nécessairement aux choses elles-mêmes en tant qu’il en existe pour nous, et ainsi elles ont une valeur objective. D’autre part, comme les seules intuitions dont notre entendement dispose pour en former des objets sont nos intuitions sensibles, et comme celles-ci ne représentent pas les choses en soi, mais seulement les exigences de notre sensibilité, c’est une suite de notre condition que notre connaissance, même intellectuelle, ne puisse atteindre à l’absolu, mais reste enfermée dans le monde de l’expérience. Réalisme empirique, idéalisme transcendantal demeurent termes associés et corrélatifs. Par là même, en revanche, une place se trouve réservée pour le suprasensible lui-même. En effet, le concept de chose en soi, en même temps qu’il est limitatif des prétentions de notre science, nous permet de concevoir un monde autre que celui que nous connaissons, susceptible, par suite, d’être affranchi des conditions de notre connaissance, notamment de la liaison nécessaire qui s’oppose à la liberté. Au phénomène, il nous est permis de superposer le noumène.

En cette doctrine consiste essentiellement la révolution philosophique opérée par Kant. Au lieu d’admettre, conformément aux apparences, que la pensée gravite autour des choses, Kant, nouveau Copernic, fait graviter les choses autour de la pensée. De ce point de vue, dit-il, le désordre et l’inexplicable font place à l’ordre et à l’intelligible. L’accord des lois de la nature avec les lois de notre esprit n’est plus un problème ou un objet de foi : c’est une vérité scientifiquement démontrée. Et cette révolution, qui garantit la valeur objective de la science, n’est pas moins propice à la morale, laquelle, dans le champ ouvert par la critique, peut se développer sans entraves, suivant les lois qui lui sont propres. « Ce n’était qu’en abolissant le savoir, dit Kant à propos de la prétendue science du suprasensible, que je pouvais faire une place à la croyance. »

Cependant il ne suffit pas d’établir que, pour être pensés et devenir objets, les éléments divers de l’intuition doivent être rangés sous les concepts de l’entendement. Comment le concept, qui est l’un et l’universel, s’unira-t-il au phénomène, qui est le divers et le particulier ? Comment serons-nous déterminés à appliquer à l’intuition telle catégorie plutôt que telle autre ? Un moyen terme est nécessaire. Ce moyen terme est fourni par une faculté intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité : l’imagination. Dans la forme du sens interne, c.-à-d. dans l’intuition temporelle, l’imagination trace à priori des cadres où peuvent entrer les phénomènes et qui indiquent la catégorie sous laquelle ils doivent être rangés. Kant appelle ces cadres schèmes des concepts de l’entendement pur. Chaque catégorie a son schème. Ainsi celui de la quantité est le nombre, celui de la substance est la permanence du réel dans le temps, celui de la causalité est la succession régulière des phénomènes. La vue d’une telle succession, par exemple, est pour nous le signal de l’emploi de la catégorie de cause.

Les schèmes, toutefois, ne suffisent pas encore à objectiver les phénomènes, parce qu’ils ne font que provoquer l’emploi d’une catégorie donnée, sans en donner la justification. Mais ils rendent possibles des jugements synthétiques à priori qui achèveront l’élimination du subjectif. Ces jugements sont les principes de l’entendement pur. L’entendement les forme à priori en déterminant les conditions d’un emploi objectif des schèmes. Tels sont : le principe de la quantité : « Toutes les intuitions sont des grandeurs extensives » ; le principe de la qualité : « Dans tous les phénomènes la sensation, ainsi que le réel qui y correspond dans l’objet, a une grandeur intensive, un degré. » Le principe de la relation est le suivant : « Tous les phénomènes ont une liaison nécessaire dans le temps » ; le principe de la modalité indique en quel sens une chose doit s’accorder avec les conditions de l’expérience pour être possible, réelle ou nécessaire. La démonstration de ces principes consiste à montrer que, sans eux, la signification des schèmes reste indéterminée, et que le sensible ne peut être fixé, objectivé que par l’intellectuel. C’est ainsi que la succession, par exemple, loin qu’elle fonde la causalité, ne peut elle-même être considérée comme objective que si elle repose sur la causalité.

Arrivé à ce point, Kant est en mesure d’accomplir la seconde des deux tâches qu’il s’était imposées et qui était de justifier la physique et son alliance avec les mathématiques. Les deux premiers principes, dits mathématiques, fondent l’application de la mathématique à la science de la nature. Les deux autres, appelés dynamiques, fondent les lois physiques proprement dites. Dans leur ensemble, les principes de l’entendement pur constituent les premiers linéaments de la philosophie naturelle. Cette théorie, en même temps qu’elle était la justification métaphysique de la science newtonienne, fut le point de départ de la spéculation qui, sous le nom de philosophie de la nature, brilla, avec Schelling, d’un éclat dangereux.

Kant a jusqu’ici analysé la sensibilité et l’entendement. Reste la raison proprement dite. L’objet de cette faculté est l’unification complète de la connaissance. Ses syllogismes supposent un inconditionné comme point de départ. La raison est ainsi la faculté des idées, ou concepts de la synthèse totale des conditions. Il est certain, d’après ce qui précède, que les idées de la raison n’ont pas d’objet. Dépassant l’expérience possible, elles ne peuvent être que des principes régulateurs, non constitutifs, de la connaissance. Mais l’illusion qui nous fait croire à leur objectivité est naturelle, comme celle de l’homme qui croit la lune plus grosse à son lever qu’à son passage au méridien. Il ne suffit pas, pour la faire cesser, de démontrer la fausseté de notre opinion, il faut en découvrir la source : il faut démontrer qu’en ce domaine, contrairement à ce qui a lieu quand il s’agit d’objets d’expérience possible, il est entièrement illégitime de passer du logique au réel ; il faut dénoncer la dialectique qui se cache au fond de la métaphysique. La raison croit pouvoir édifier : 1o  une psychologie rationnelle, sur l’idée de l’âme-substance ; 2o  une cosmologie rationnelle, sur l’idée du monde comme réalité absolue ; 3o  une théologie rationnelle, sur l’idée de Dieu comme fondement absolu de la possibilité de l’être en général. Mais dans chacun de ces domaines, elle s’abuse sur sa puissance. Quand elle conclut de la réalité de l’être pensant à l’existence d’un sujet absolu, elle passe illégitimement d’une unité de forme à une unité substantielle, et commet un paralogisme. Lorsqu’elle essaye de déterminer l’existence absolue qu’elle attribue au monde, elle s’engage dans des antinomies insurmontables. Elle prouve, en effet, avec une égale rigueur, par l’absurdité de la contradictoire, que le monde a des limites, et qu’il n’en a pas ; qu’il est composé de parties simples, et qu’il est divisé à l’infini ; que la liberté existe, et qu’il n’est rien de libre ; qu’il y a un être nécessaire, et qu’il n’existe que des êtres contingents. Le fait même de ces antinomies prouve l’illégitimité du point de vue qui leur donne naissance, c.-à-d. de la supposition d’un monde existant en soi. Dans les deux premières antinomies, thèse et antithèse sont également fausses. Dans les deux dernières, elles deviennent vraies l’une et l’autre, si l’on recourt à cette distinction du phénomène et du noumène, qu’a provoquée l’analyse de l’entendement. Le libre et l’absolu sont possibles dans le monde des noumènes, tandis que la causalité naturelle et la contingence se rapportent à l’ordre des phénomènes. Quand enfin la raison spécule sur l’être parfait, elle ne fait qu’ériger gratuitement en réalité, en substance, en personne, l’idéal en qui elle rassemble toutes les manières d’être des choses finies. Aussi les raisonnements qu’elle forme pour démontrer l’existence de cette personne suprême ne se soutiennent-ils pas. L’argument ontologique, sur lequel reposent tous les autres, suppose à tort que l’existence est un prédicat que l’analyse peut tirer d’un concept : l’existence est la position d’une chose hors de la pensée, et demeure invinciblement inaccessible à l’analyse. L’argument cosmologique ajoute à cette erreur l’affirmation d’une cause première au nom du principe de causalité, lequel précisément, dans la mesure où il est garanti, exclut la possibilité d’une première cause. Enfin l’argument physico-théologique ou des causes finales ajoute aux vices des deux premiers la fausse assimilation du monde à une œuvre humaine et le passage arbitraire d’un Dieu architecte à un Dieu créateur et parfait. La cause générale de cette dialectique de notre raison, c’est la disposition naturelle à croire que les conditions de notre pensée sont aussi les conditions de l’être, que les lois de notre connaissance sont les lois de la réalité. Seule, la critique peut dissiper cette illusion ; or la nécessité de la critique ne ressort que des conséquences de cette illusion même. Les idées ne correspondent à rien de réel : elles n’en sont pas moins utiles, comme principes excitateurs et régulateurs. Elles nous défendent de nous reposer dans la recherche des causes. Nous ne pouvons commencer par Dieu, nous devons y tendre.

Ainsi se trouve constituée la critique, où Kant voit le terme de l’éducation de la raison. L’esprit humain a débuté et a dû débuter par le dogmatisme, ou croyance aveugle à l’existence absolue des objets de nos pensées : le leibnitio-wolffianisme en est l’expression achevée. Puis est venu le scepticisme, excellemment représenté par Hume, qui, des vices du dogmatisme, conclut à l’impossi-


bilité de connaître la réalité, à la subjectivité pure de la connaissance, Mais le scepticisme n’est qu’un avertissement de se défier du dogmatisme. La critique, ou science de notre ignorance, nous interdit de spéculer sur la nature des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ; mais, par contre, elle soustrait l’expérience à l’imagination et au sens individuel, pour en faire un objet commun à toutes les intelligences humaines, réel par conséquent et substantiel pour nous. Et en même temps la critique affranchit l’être en soi du fatum que la présomption de l’entendement faisait peser sur lui : elle rend concevable un monde où régneraient sans partage la liberté et les lois morales : double utilité, tant pratique que spéculative, qui atteste l’accord providentiel de nos besoins avec nos moyens de connaître.

B. La critique de la raison pure a expliqué la possibilité de la science — il s’agit maintenant d’expliquer dans le même esprit la possibilité de la morale. Nous ne cherchons pas si la morale est possible, puisqu’elle est, mais sur quoi elle repose, et quelle en est la signification. Ici encore une saine philosophie ne peut admettre d’autre point de départ de la connaissance que l’expérience, mais il est nécessaire d’analyser l’expérience.

L’idée générale fournie à cet égard par la raison commune est le concept de bonne volonté. Ce concept est-il tout empirique ? Quand on l’examine, on y trouve impliquée l’idée d’une loi qui doit être observée pour elle-même, sans nul égard aux conséquences que pourront entraîner les actions qu’elle commande. Cette loi n’est pas un impératif hypothétique dépendant de telle ou telle fin à atteindre : c’est un impératif catégorique. Elle ne se peut formuler qu’en ces termes agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle. Or un tel principe ne procède pas de l’expérience, mais est connu à priori. Pouvons-nous en découvrir la source ? Si l’on cherche à quelles conditions un principe pratique peut être pour nous universellement obligatoire, on trouvera qu’il ne doit supposer aucun objet ou matière comme mobile de la volonté. En effet, étant donné nos facultés, il n’y a d’autres objets pour nous que les objets empiriques : la seule matière dont nous disposions dans l’ordre pratique est le plaisir ou satisfaction de l’amour de soi ; et le plaisir ne peut fournir un principe universel et obligatoire. Seule, l’intention de notre volonté dépend entièrement de nous et remplit les conditions requises. La loi est donc un principe purement formel, qui ne suppose autre chose qu’elle-même et une volonté libre pour l’accomplir. Elle a sa racine dans l’autonomie de la volonté. Mais par là même n’est-elle pas illusoire ? Détachée des choses et ramenée au sujet, n’est-elle pas purement subjective ? Pourrons-nous échapper à l’idéalisme dans l’ordre pratique, comme nous y avons échappé dans l’ordre théorique ? Déduire la loi morale des conditions de l’expérience est chose impossible, puisque tout objet de l’expérience doit être écarté de la détermination morale ; mais, par contre, la loi morale fonde elle-même une déduction de la liberté. Si je dois, c’est que je puis. Or la raison spéculative, si elle a dû s’interdire de connaître la liberté, ne l’en a pas moins admise comme possible, même théoriquement ; et ainsi la loi morale a un point d’attache dans la réalité des choses telle qu’elle est.théoriquement connue, à savoir dans cette région de l’existence qui ne peut être qu’universelle et absolue. Si la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté, celle-ci fournit à celle-là sa ratio essendi.

Mais jusqu’ici nous n’avons atteint qu’un principe, une loi formelle. Or la morale nous offre en outre des concepts, dont les deux principaux sont ceux du bien et du mal. Pourrons-nous arriver à nous rendre compte de ces concepts ? Il s’agit, après avoir éliminé toute matière empirique, de tirer une matière nouvelle d’un principe posé comme purement formel. La marche qu’il nous faut suivre est en apparence paradoxale. N’est-ce pas le devoir qui se déduit du bien, et non le bien qui se détermine par le devoir ? Les anciens, dans leur recherche du souverain bien, ont suivi la première méthode, la méthode dogmatique : mais, bon gré mal gré, ils en sont venus à fonder la morale sur des données empiriques. Du bien l’on ne peut tirer le devoir, si déjà ce bien n’est le bien moral, et il n’est tel que si déjà on y a mis le devoir qu’on en veut déduire. Au contraire, l’on peut, par le devoir, déterminer le bien ; on peut, pour la loi, trouver un objet dans le monde sensible lui-même, le seul dont nous disposions ; car le monde sensible, loin de répugner à l’universalité qui caractérise la loi morale, est lui-même soumis à des lois universelles. Le bien, c’est la réalisation, dans le monde sensible, d’une forme d’universalité qui puisse être le symbole de la raison pratique. Kant, par cette doctrine, repousse le mysticisme autant que l’empirisme. Si le principe de la détermination doit être puisé dans le monde des noumènes, c’est dans le monde des phénomènes que se réalisera et s’exercera la moralité. Et le principe même de la détermination ne restera pas sans rapport avec la nature. Il existe un sentiment qui est dans la nature et qui en même temps la dépasse, c’est le respect, affection que suscite l’idée de la loi dans une âme douée de penchants sensibles en même temps que de raison. Le respect est le mobile moral. L’inclination qu’il enveloppe, et qui vient de la volonté, ne fait nul tort à la pratique désintéressée du devoir.

Ainsi se trouve expliquée et définie la morale donnée, dans tous les éléments qu’elle renferme : mobiles, concepts, principes. Ici encore il a suffi de remonter de l’expérience à ses conditions, pour expliquer ce qu’il y a d’absolu dans nos connaissances sans déroger au principe de la philosophie moderne.

Et non seulement la critique assure ainsi les fondements de la morale ; mais, du point même où l’a menée cette recherche, elle découvre la source et la raison des croyances religieuses. La raison commande l’entier accomplissement du devoir, et exige l’union de la vertu et du bonheur. Comment la réalisation d’un tel objet est-elle possible ? La nécessité de répondre à cette question nous conduit à des propositions théoriques non démontrables comme telles, mais liées inséparablement à des vérités pratiques d’un caractère absolu. Kant appelle ces propositions des postulats. Il en établit trois : 1o  La liberté : elle est nécessaire pour que l’homme puisse se déterminer, en dehors de tout attrait sensible, d’après les lois d’un monde purement intelligible. Saros doute elle n’intervient pas dans le cours des phénomènes, lesquels cesseraient d’être objets d’expérience si la causalité y était violée. Mais elle est pleine et entière dans le monde des noumènes, où elle fonde la personnalité, où elle crée en chacun de nous un caractère intelligible, dont notre caractère empirique est le symbole. 2o  L’immortalité : elle est nécessaire pour que puisse se réaliser le progrès indéfini, sans lequel la parfaite adaptation de notre volonté à la loi morale demeure inconcevable. 3o  Dieu : il est nécessaire pour établir, entre la moralité et le bonheur, cet accord que la raison exige, et dont ni l’une ni l’autre ne contient le principe. La morale conduit de la sorte à la religion, non comme à une science théorique expliquant la nature des choses, mais comme à la connaissance de nos devoirs en tant que commandements divins.

C’est ainsi que la critique, en poursuivant sa marche, rétablit peu à peu toutes les existences suprasensibles qu’elle avait renversées. En cela se contredit-elle ? En aucune façon ; car elle ne les prend plus dans le même sens. La critique de la raison pure a montré que de tels objets ne sont pas connaissables théoriquement, c.-à-d. à l’aide d’intuitions qui les déterminent. Ce résultat subsiste. Mais la critique de la raison pure ne nous interdisait pas, elle nous permettait au contraire de concevoir des objets supérieurs à l’expérience. D’autre part, la critique de la raison pratique ne nous dévoile en aucune façon le monde que nous fermait la critique de la raison pure, mais elle nous présente comme liés au devoir les objets sur lesquels ne pouvait se prononcer la raison théorique. Elle nous amène à dire, non


pas : il est certain qu’il y a un Dieu et une immortalité, mais bien : je veux qu’il y ait un Dieu, je veux que mon être soit, par un côté, libre et immortel. C’est là, non une science, mais une croyance rationnelle, pure, pratique. Nous ne pouvons ni voir l’objet, ni le déduire de ce que nous voyons, nous ne pouvons que le concevoir. Heureuse impuissance ! Car si nous étions en possession de la faculté qui nous manque, au lieu du devoir qui trempe et ennoblit notre volonté, Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient constamment devant nos yeux, et, par la crainte dont ils nous frapperaient, nous réduiraient à l’état de marionnetes, gesticulant à propos, mais privées de vie et de valeur morale. La sagesse mystérieuse par laquelle nous existons n’est pas moins admirable dans les dons qu’elle nous a refusés que dans ceux qu’elle nous a faits.

C. La critique a pu rendre compte de l’existence de la science et de la morale. Pour épuiser les divers ordres de nos connaissances, il reste à examiner les notions de goût et de finalité. L’expérience pourra-t-elle en fournir le principe et la mesure ? La donnée expérimentale qui est ici en jeu est le jugement, non plus le jugement déterminant, qui va du général au particulier, mais le jugement réfléchissant, qui va du particulier au général. Ce jugement est celui qui affirme, dans la nature, l’existence, non plus seulement de lois en général, mais de telles lois en particulier. Il requiert un principe spécial, qui ne peut être que le suivant : de même que les lois universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement, qui les prescrit à la nature, de même, en ce qui concerne les lois empiriques et particulières, tout se passe comme si ces lois avaient été également dictées par un entendement, se proposant de rendre intelligible et objectif le détail même des phénomènes. Cette raison des lois particulières peut être cherchée, soit dans l’accord des choses avec notre faculté de connaître, c.-à-d. dans le beau, soit dans l’accord des choses avec elles-mêmes, c.-à-d. dans la finalité.

L’appréciation du beau ne saurait s’expliquer par la seule sensation, comme le veut l’Anglais Burke. Le beau n’est pas l’agréable : il est désintéressé, il est l’objet d’un véritable jugement. Mais elle ne s’explique pas non plus par la seule raison, comme le veut le wolffien Baumgarten. Le beau n’est pas le parfait : il ne réside que dans la forme de l’objet, non dans sa matière ; et, s’il plaît, c’est sans y viser, par une sorte de finalité sans fin : en un mot, il participe du sentiment. Formé à priori et en même temps subjectif, où le jugement de goût peut-il prendre sa source ? Il n’est explicable que comme opération d’un sens commun esthétique, ou faculté de percevoir un accord entre notre faculté sensible de connaître et notre faculté intellectuelle. Sont beaux les objets en présence desquels notre imagination se trouve d’elle-même satisfaire notre entendement. Le beau est le sentiment d’un jeu de nos facultés, analogue au jeu visible, où l’observation spontanée d’une règle librement posée n’entrave en rien le libre essor de l’activité. Le beau, par suite, ne réside qu’en nous ; il n’a d’autre source et d’autre règle que le sens spécial en qui se rencontrent la sensibilité et l’entendement. Du beau proprement dit, que nous venons d’analyser, il faut distinguer le sublime, comme une autre espèce du même genre. Tandis que l’objet beau est la réalisation sensible adéquate de l’idée, l’objet sublime est la défaite de l’imagination, s’épuisant en vains efforts pour représenter une idée qui la surpasse. De l’infini il n’y a point d’images, mais seulement des symboles. Le fonds du sublime comme du beau ne peut donc être que notre nature suprasensible, en même temps que le besoin d’un accord entre cette nature et notre nature sensible. Mais le résultat de cette analyse n’est-il pas de dénier au jugement de goût toute valeur objective ? Il en serait ainsi, si l’objectivité du beau devait consister pour nous en une propriété des choses en soi ; mais une telle objectivité est une chimère. Le sens du goût que nous avons dégagé a une portée objective, en tant que lui seul rend intelligible le caractère de beauté que nous attribuons aux objets, et en tant que ce sens même doit être considéré comme identique en tous les êtres formés d’une sensibilité et d’un entendement discursif. L’universalité de la faculté suffit à fonder l’objectivité de l’opération.

Que si maintenant nous considérons les choses de goût et spécialement l’art, dont l’existence nous est donnée, notre doctrine en fournira la théorie. L’art est un produit de l’intelligence, et doit paraitre un produit de la nature ; il a un but et doit sembler n’en pas avoir ; il observe les règles ponctuellement, et il les observe sans marquer d’effort. Tous ces caractères s’expliquent, du moment qu’il y a en l’homme une faculté où l’entendement, qui pense et qui règle, coïncide avec l’imagination, qui voit, sent et invente. La source du génie est découverte dans l’essence générale de l’homme. Et l’on voit en même temps comment les arts sont d’autant plus élevés que leur objet est plus humain.

L’idéalité du beau est d’ailleurs le seul point de vue qui permettre de résoudre l’antinomie à laquelle donne lieu le jugement de goût. On discute sur le beau, et pourtant l’on ne peut en rendre compte par démonstration. Cela serait incompréhensible, si le beau appartenait aux choses en soi. Mais d’autre part le beau ne saurait être, comme l’espace et le temps, enfermé dans le monde sensible. On discute, parce que dans le beau est impliqué un concept, à vrai dire indéterminé : le concept du fonds suprasensible des phénomènes. Le beau est le symbole du bien moral, et c’est vers ce bien qu’obscurément nous dirige le goût.

Le second principe des lois naturelles particulières se tire de la finalité. Existe-t-il véritablement des harmonies que ne puisse expliquer le mécanisme, ou système des causes et des effets ? Partout où la finalité n’est qu’extérieure et ne consiste que dans l’utilité d’un être à l’égard d’un autre, l’explication mécanique suffit, car il s’en faut de beaucoup que cette harmonie des différents êtres soit la règle dans la nature. Mais il existe un cas où la finalité, étant interne, ne peut plus être expliquée par les hasards du mécanisme : c’est celui des êtres organisés. Le vivant se produit lui-même, et comme espèce et comme individu ; et les parties y sont conditionnées par l’ensemble même qui doit en résulter. L’effet y est cause de sa cause, la cause y est effet de son effet. Une telle relation dépasse le mécanisme, un tel être est fin en même temps que produit de la nature. Mais comment cela est-il concevable ? En vain le dogmatisme essaye-t-il de répondre, soit par l’hylozoïsme qui fait la nature intelligente, soit par le théisme, qui insère l’action de l’intelligence dans le cours des phénomènes : le premier prête à la matière des qualités qui répugnent à son essence, le second prétend vainement pénétrer les desseins de Dieu. L’organisation, finalité interne, n’est pas connaissable dans sa cause. La finalité, pour nous, ne peut être qu’idéale : c’est notre manière de considérer une certaine classe de phénomènes. Une telle doctrine est-elle un résultat purement négatif ? En aucune façon. C’est déjà savoir quelque chose de la nature que de connaître qu’en certains de ses produits elle nous est inconnaissable. Soit dans sa portée restrictive, soit dans sa portée positive, ce principe nous instruit. Il n’est pas constitutif, mais il est régulateur. À ce titre il sert la science. S’il ne rend pas plus intelligible la production des choses, il fournit des anticipations qui aident à trouver les lois particulières de la nature. Il allume des phares dans l’infini. En ce qui concerne la métaphysique, une telle conception de la finalité permet seule d’échapper à l’antinomie traditionnelle du mécanisme et de la téléologie. Sur le terrain de l’être en soi où les deux systèmes sont placés, ni le premier ne peut expliquer ce qu’il appelle l’illusion de la finalité, ni le second ne peut prouver que son explication transcendante est nécessaire. Le principe des causes finales, au contraire, devient inattaquable, du moment où il n’est qu’un point de vue sur les choses. Et il ouvre à notre conception, sinon à notre connaissance, une perspective sur l’absolu lui-même. Comment en effet arrivons-nous à poser


l’idée d’une fin comme cause d’un phénomène ? L’impossibilité où nous sommes de déduire le particulier de l’universel vient de ce qu’en nous l’entendement et l’intuition sont séparés : nos concepts sont vides, et nos intuitions sont impuissantes à se lier en lois. Comment donc affirmer l’existence de lois particulières ? Le problème se résout de la manière suivante. Nous concevons que la difficulté qui nous arrête n’existerait pas pour un esprit en qui l’entendement ne ferait qu’un avec la sensibilité, pour un entendement intuitif. Un tel esprit, au lieu d’aller des parties au tout, comme notre entendement discursif, et de voir, par suite, dans le tout, un résultat contingent, irait du tout aux parties et, d’emblée ; verrait celles-ci dans leur connexion nécessaire. Pour lui mécanisme et finalité coïncideraient. Or, l’idée d’unetelle intelligence une fois conçue, notre entendement, pour s’en rapprocher à sa manière, substitue au tout l’idée du tout, et pose cette idée avant ses intuitions, comme cause des rapports spéciaux qui les unissent. A l’emploi de la notion de fin est ainsi liée la conception d’un entendement intuitif, comme fondement possible dans l’absolu de l’ensemble des harmonies de la nature.

Cette déduction du jugement téléologique détermine l’usage que nous en devons faire. I° En ce qui concerne l’explication des phénomènes de la nature, nous avons le droit de nous placer le plus possible au point de vue mécanique, mais nous ne pouvons le faire partout avec un égal succès. Le fait de la vie nous oppose un obstacle invincible. Nous ne saurions nous représenter que de la matière inorganique puissent sortir des corps vivants. Sans doute, il n’est pas inconcevable que d’une commune matière primitivement organisée tous les corps vivants soient issus par des changements purement mécaniques. Au mécanisme, en ce sens, appartiendrait l’explication des choses, à la téléologie l’origine. Et, de fait, la comparaison des formes organiques permet de conjecturer la parenté de tous les vivants et laisse espérer, si faiblement que ce soit, qu’il sera possible de les ramener à une origine commune. On pourrait alors se représenter la matrice de la terre comme engendrant d’abord des créatures mal appropriées à leurs conditions d’existence, puis ces créatures comme se perfectionnant de génération en génération, jusqu’à ce qu’enfin la créatrice, figée, ossifiée, bornât ses productions à un certain nombre d’espèces nettement définies, désormais immuables. C’est là une hardie et brillante hypothèse de la raison ; mais outre que, jusqu’ici, l’expérience ne semble guère l’autoriser, elle n’exclurait nullement, elle réclamerait la vie primordiale de la matrice universelle. 2° En ce qui concerne la conception générale du monde, nous avons le droit d’achever par la pensée l’unification à laquelle tendent les concepts téléologiques, pourvu que nous placions cette fin suprême en dehors des phénomènes sensibles. Et comme cette fin ne peut être qu’un être ayant en lui-même l’objet de son activité, par conséquent capable de poser des fins et de se servir de la nature comme d’un moyen, l’homme seul, non sans doute en tant que partie de la nature, mais en tant qu’intelligence et volonté, peut être la fin de l’univers. Il ne faut pas, avec Rousseau, demander à la nature la satisfaction de nos penchants, le bonheur : elle n’est point faite pour nous le procurer et nous trahira. Mais elle ne trompera pas l’attente de celui qui, par elle, s’efforce de réaliser le bien moral. 3° Enfin, pour ce qui est de la conception de Dieu comme principe de la finalité, ce n’est pas en vain que, de tout temps, les hommes ont été touchés de l’argument des causes finales. Cet argument exprime excellemment l’impression de l’homme à la vue de l’ordre de la nature : l’aspiration vers quelque chose qui la dépasse. Il n’en faut parler qu’avec respect, car il est l’argument le plus persuasif, le plus populaire, le plus efficace de tous. Mais, pour qu’il soit vraiment solide et salutaire, il faut qu’il soit entendu dans son véritable sens. Ce n’est pas comme architecte que Dieu nous est révélé par le monde, mais comme condition d’un accord de la nature avec la moralité. En cherchant quels attributs il doit posséder pour pouvoir remplir ce rôle, nous nous formons une théologie morale qui nous conduit à une religion morale elle-même.

IV. La Doctrine. — La critique n’est pas l’abolition de la métaphysique, c’est l’introduction à la métaphysique comme science. Dans la réalisation du plan qu’elle trace, la méthode à suivre est celle qu’a inaugurée l’illustre Wolff. On sait que la logique transcendantale ne brise pas les cadres de la logique générale : elle les remplit. La raison humaine est législatrice de deux manières : par son entendement dans le domaine de la nature, par sa volonté dans le domaine de la liberté. D’où l’idée d’une double métaphysique : celle de la nature et celle des mœurs. Il n’y en a pas d’autre.

A. Métaphysique de la science de la nature. (Sources : Principes métaphysiques de la science de la nature ; Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique.) Seule durable, la matière corporelle peut seule donner lieu à une métaphysique. Celle-ci cherche tout d’abord, parmi les données sensibles ou propriétés de la matière, un objet auquel soient applicables les Iois synthétiques de l’entendement. Elle le trouve dans le mouvement. Cet unique emprunt une fois fait à l’expérience, la métaphysique poursuit sa marche en procédant a priori. Déterminé selon la seule notion de quantité, le mouvement n’est qu’une grandeur dans le temps et l’espace : il n’implique pas encore de cause de production ou de modification. Il donne lieu en ce sens à la phoronomie, que nous appelons aujourd’hui cinématique. Déterminé, en outre, suivant la notion de qualité, il enveloppe une grandeur intensive ou force, comme cause de son existence et de nos affections sensibles. La théorie de la force est la dynamique : c’est la pièce essentielle de cette partie de la métaphysique kantienne. Il faut admettre autant de forces simples qu’il est nécessaire pour distinguer les mouvements sur une ligne droite, par conséquent une force de répulsion et une force d’attraction. De la première résulte la divisibilité à l’infini, de la seconde une limitation de la première. Ces deux forces sont solidaires : la solidité, que les newtoniens se sont vus obligés d’ajouter à l’attraction, à moins d’être une qualité occulte, suppose une force répulsive. La matière résulte de leur équilibre. Déterminée par la notion de relation, la matière se revêt des propriétés qu’étudie la mécanique proprement dite. À ce point de vue, Kant établit la loi de la persistance de la substance matérielle, la loi de l’inertie, la loi de l’action et de la réaction. Enfin, en ce qui concerne la modalité, il s’agit de savoir quelles sont les règles que suit notre esprit quand il distingue le mouvement possible, réel ou nécessaire : c’est la phénoménologie. Le mouvement rectiligne n’est que possible, et appartient à la phoronomie ; le mouvement curviligne est réel et appartient à la dynamique ; le mouvement conçu comme communiqué par un moteur à un mobile est déterminé nécessairement quant à l’existence et à la vitesse, et appartient à la mécanique.

De ces principes métaphysiques Kant a tenté de passer à la physique elle-même. La physique serait constituée comme science, si l’on parvenait à déterminer a priori les forces qui produisent la sensation. Or, il résulte de la critique que ces forces, étant liées à la vie de l’esprit, doivent être, en définitive, de la nature de l’esprit. Elles ne peuvent être que l’action exercée sur notre moi empirique par notre spontanéité, c.-à-d. par notre entendement. Et c’est parce que cette action est transcendantale que, cherchant à nous représenter la cause de nos sensations, nous imaginons des choses situées dans l’espace. Dès lors, le principe de la déduction des espèces matérielles est entre nos mains : il n’est autre que le principe des fonctions du sujet. C’est en ce sens que Kant entreprend, à la lumière des catégories, la déduction des différentes espèces de forces, de la matière première ou éther, des bases ou matières spécifiques. Et vraisemblablement, il en serait venu à une déduction rationnelle du système du monde lui-même, tel que l’avait constitué Newton.


B. Métaphysique des mœurs. (Sources : Principes métaphysiques de la théorie du droit ; De la paix perpétuelle ; Principes métaphysiques de la théorie de la vertu.) Dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, la méthode a pour tache de ranger les conditions empiriques données sous les lois de la raison, et de déduire par là le système complet des lois fondamentales. La législation morale a un double objet : l’action et son mobile. L’accord de l’action avec la loi est la légalité, l’accord du mobile la moralité. De cette distinction résulte la division de la métaphysique des mœurs en théorie du droit et théorie de la vertu.

Le droit est l’ensemble des conditions universellement requises pour que le libre arbitre de chacun se concilie avec celui des autres. Le libre arbitre extérieur est respectable, parce qu’il est la forme de la liberté morale, celle-ci ne se réalisant que par l’action et l’action impliquant un rapport à quelque chose d’extérieur. Ainsi, le droit est distinct, mais dépendant de la morale. Au développement de la théorie du droit président deux principes essentiels : 1° le droit repose exclusivement sur la nature suprasensible de l’homme en tant qu’elle est manifestée dans le temps, c. —à-d. sur la dignité personnelle ; 2° la contrainte légale est légitime, en tant qu’elle est nécessaire pour supprimer les obstacles qu’une volonté peut opposer arbitrairement au développement des autres. Les conséquences de ces principes sont les suivantes.

En ce qui concerne le droit privé, il appartient nécessairement à tout homme de disposer de la part de liberté compatible avec la liberté des autres hommes. Mais il ne peut s’agir ici que de la liberté considérée dans son existence extérieure. Cette existence est ce qu’on appelle la possession. Il y a donc autant d’espèces de droits qu’il y a d’espèces de possessions. La première porte sur les choses, et donne lieu au droit réel. Ce droit n’est pas un rapport entre le propriétaire et la chose, mais un rapport entre des personnes. Comment la réalisation en peut-elle être légitime ? D’une part, la possession en commun est le droit primitif ; d’autre part, le fait donné est la propriété individuelle. Il y aurait là une antinomie insoluble, si l’on tenait la possession en commun pour un fait qui a existé historiquement. Mais ce n’est pas un fait, c’est le commandement de la raison. Le fait actuel ne va done pas contre une réalisation préalable de la justice. Il est, jusqu’à nouvel ordre, la seule réalisation effective du principe qui attribue les choses aux personnes. Il n’en doit pas moins être sanctionné par un contrat entre les volontés, pour devenir juridique : toute appropriation, dans l’état de nature, n’est que provisoire. La seconde espèce de possession porte sur les actions des personnes, et donne lieu au droit personnel. Ce droit se réalise par le contrat, dont la valeur réside dans la stabilité et la simultanéité des volontés suprasensibles. La troisième espèce de possession porte sur les personnes elles-mêmes, et donne lieu au droit personnel réel. Le domaine en est la famille. Comment une personne peut-elle devenir une chose ? Il y aurait là une contradiction intolérable, si le possesseur de la personne ne restituait à celle-ci sa dignité en se donnant de son côté, en rétablissant par un acte de liberté l’ordre moral menacé par la nature. C’est ainsi que le mariage est le seul rapport légitime des sexes, parce que, seul, il sauve la dignité de la femme.

En ce qui concerne le droit public ou civil, Kant pose en principe que l’état de nature des hommes étant la guerre, il est nécessaire de constituer une société civile pour rendre possible un régime de droit. Les lois qui créent un tel régime se divisent en droit politique, droit des gens et droit cosmopolitique. Le droit politique repose exclusivement sur l’idée de justice. La souveraineté appartient primitivement au peuple, et l’Etat ne peut résulter que d’un contrat par lequel Ies hommes abandonnent leur liberté naturelle pour la retrouver intacte dans un régime légal. Mais ce contrat n’est pas un fait historique, c’est une idée de la raison : c’est le point de vue auquel doivent se placer, pour l’accomplissement de leurs tâches respectives, le législateur et les citoyens. Par suite, on doit obéir au pouvoir sans en scruter l’origine. Si vicieuse que soit une forme sociale, elle n’est pas une déchéance d’un primordial état de justice : elle est le degré de réalité qu’a pu atteindre dans le temps l’idée du droit. Il est légitime de l’améliorer par voie de réforme, non de la bouleverser par voie de révolution. Si tel est son principe, l’Etat a pour mission de garantir les droits naturels de l’homme. Il ne s’occupera des mœurs qu’en tant qu’elles intéressent l’ordre public. Il respectera les croyances religieuses, mais s’opposera à une influence politique des églises. Il a le droit d’abolir les privilèges qui ne sont que des faits sans fondement rationnel. La réalisation de l’idée de l’Etat exige la division du pouvoir en législatif, exécutif et judiciaire. Le législatif est le principal. Il doit être la pleine et entière expression de la volonté collective. Le gouvernement est plus ou moins despotique, selon la mesure où il s’écarte du système représentatif. La république, forme rationnelle idéale, est un gouvernement représentatif dans ses trois pouvoirs. Dans la pratique, Kant, en dévoué sujet de Frédéric II, admet une autocratie se conformant, grâce à la générosité du prince, aux principes philosophiques du droit. Toujours appuyé sur l’idée de justice, Kant fonde le droit pénal, non l’utilité, mais sur la rémunération ; et il défend la peine de mort contre la sensiblerie de Beccaria. Le droit des gens étend aux Etats, sauf certaines modifications, les relations que le droit public établit entre les individus. Leur condition primitive n’est pas un régime de droit, c’est la guerre. Pour qu’il se crée entre eux des rapports juridiques, il faut qu’ils forment et entretiennent, d’après l’idée d’un contrat originaire, une alliance ou fédération, par laquelle ils s’engagent à ne pas s’immiscer dans les discordes intérieures les uns des autres, et à se protéger mutuellement contre les attaques extérieures. — Enfin, le droit cosmopolitique assure à chaque homme la faculté d’entrer en communication avec tous. Les nations doivent laisser accès aux étrangers. La colonisation est un droit ; toutefois, elle ne doit violer aucun droit acquis : il n’est pas permis d’être injuste, fût-ce pour étendre le domaine de la justice.

Le droit s’approche indéfiniment de la morale, il n’y peut atteindre. Il exige que la règle de nos actions extérieures puisse être érigée en loi universelle : la morale professe la même exigence en ce qui concerne la maxime même, le principe interne de nos actions. Les devoirs de vertu diffèrent ainsi des devoirs de droit, et par l’objet, en ce qu’ils déterminent l’intention et non l’acte, tandis que les devoirs de droit déterminent l’acte et non l’intention, ce qu’on exprime en disant que ceux-ci sont stricts et les autres larges ; et par le motif, en ce que le sujet se les impose lui-même, tandis que les devoirs de droit sont imposés par une contrainte extérieure. Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs ? Il n’en peut exister que deux : la perfection propre et le bonheur des autres. Vis-à-vis de moi, je dois avoir en vue la perfection, non le bonheur ; vis-à-vis d’autrui, je dois me proposer le bonheur, non la perfection. En effet, ni je ne puis me rendre heureux, ni je ne puis faire l’œuvre de la volonté des autres. En revanche, la détermination de ma volonté me concerne, et, de même, la condition des autres hommes. Le détail des devoirs ne comprendra rien qui se rapporte à la famille ou à l’Etat. Kant ne voit dans ces communautés que des relations juridiques : il a donc épuisé ce qui les concerne, dans la théorie du droit. La morale sera essentiellement individuelle et sociale. Nous n’avons de devoirs qu’envers nous-mêmes et envers les autres hommes. Car nous ne pouvons être obligés qu’envers des personnes qui soient pour nous objets d’expérience ; et l’une ou l’autre de ces deux conditions fait défaut chez les êtres supérieurs ou inférieurs à nous. Le respect de la dignité humaine, en soi et dans les autres ; tel est le devoir par excellence. Ce devoir n’admet ni conditions ni tempérament : il est absolu et immuable. Quant à l’amour du prochain et aux sen-


timents bienveillants en général, ils ne peuvent être l’objet d’un devoir qu’en tant qu’il s’agit de la bienveillance active et non de la sympathie de complaisance ou amour pathologique. De ces principes découlent des maximes telles que les suivantes : Ne laissez personne fouler aux pieds votre droit impunément. Ne faites point de dette sans fournir caution. Le mensonge, soit extérieur, soit surtout intérieur, est un suicide moral. La bassesse est indigne de l’homme ; celui qui rampe comme un ver ne peut se plaindre si on l’écrase. La violation du devoir d’amour n’est qu’un péché, celle des devoirs de respect est un vice, car ici l’homme est offensé, là il ne l’est pas. La gymnastique morale n’est pas une mortification, c’est la volonté s’exerçant à maitriser les penchants, de manière à n’en ètre pas gênée, et goûtant, joyeuse, sa liberté reconquise.

C. Religion. (Sources : La religion dans les limites de la pure raison.) A la suite de la métaphysique des mœurs vient naturellement la religion, non comme supposée, mais comme appelée par la morale. La religion consiste à envisager les lois morales comme si elles étaient des commandements divins. Elle ne peut augmenter notre connaissance, soit de Dieu, soit de la nature ; elle n’y doit pas viser : son seul objet est d’accroitre l’ascendant de la loi morale sur la volonté.

Ainsi entendue, elle est sanctionnée par la raison. Mais les religions positives ajoutent à la loi et aux postulats moraux des éléments traditionnels et statutaires : il nous importe de savoir dans quelle mesure cette partie additionnelle peut être légitimée par la raison. Si nous considérons la religion chrétienne, forme excellente de la religion, nous y rencontrons quatre idées essentielles : celle du péché originel, celle du Christ, celle de l’Eglise et celle du culte. Quelle est la valeur de ces idées ? 1° Le dogme du péché originel recèle une vérité philosophique. Il y a en nous deux caractères : le caractère empirique et le caractère intelligible. Les vices de l’un, en attestant une pente innée vers le mal, dénotent une faute radicale de l’autre. Cette faute consiste à renverser l’ordre qui doit régler les rapports de la sensibilité et de la raison, et a mettre celle-ci au service de celle-là. La moralité, pour la personne qui a commis cette faute, ne peut plus être qu’une conversion, une nouvelle naissance, ainsi que l’indique la théologie chrétienne. En ce sens, le dogme est justifié. 2° L’idée du Christ, elle aussi, est reçue par la critique, si par le Christ nous entendons l’idéal de la personne humaine. Cet idéal descend du ciel sur la terre, non sans doute historiquement, mais en ce sens qu’appartenant au monde intelligible, il se manifeste dans le monde sensible. Cet idéal nous rachète, car, tandis que le châtiment concernait l’homme coupable, c’est l’homme converti par la conception de l’idéal, le nouvel homme, qui lutte et souffre pour détacher l’ancien du mal. Le bon se charge des péchés du méchant et le représente devant le juge. 3° L’Eglise, elle aussi, est reconnue par la raison, eu tant qu’elle est une association dont les membres se fortifient mutuellement dans la pratique du devoir, et par l’exemple, et par la déclaration d’une commune conviction morale. En elle-même, elle est une, comme la foi rationnelle ; mais la faiblesse humaine veut qu’à la foi rationnelle s’ajoutent, pour la rendre sensible, des dogmes historiques, prétendant à une origine divine. De là une multiplicité d’églises et l’antagonisme des orthodoxes et des hérétiques. L’histoire de l’Eglise n’a d’autre matière que la lutte de la foi rationnelle et de la foi positive ; et le terme où elle marche est l’effacement de celle-ci devant celle-là. 4° Enfin, le culte lui-même est chose rationnelle, pourvu qu’on le place dans l’intention morale et dans la réalisation de cette intention. Tout ce que l’homme croit pouvoir ajouter à la vertu pour honorer Dieu n’est que faux culte et pratique vaine. La valeur illusoire attribuée à ce faux culte a pour conséquence la dépendance du laïque à l’égard de l’Eglise et tous les maux qui naissent de cette dépendance, tels que l’hypocrisie et le fanatisme. La foi que commande l’Eglise a pour objet véritable de se rendre elle-même superflue. Cette foi a été nécessaire comme véhicule et demeure utile tant que l’humanité est mineure. Mais, quand sonne pour les hommes l’heure de la majorité, la lisière des traditions n’est plus qu’une chaîne. L’ecclésiastique lui-même qui, comme ministre de la religion, est lié aux symboles, a, comme savant, le droit d’examiner les dogmes : décréter l’immutabilité de la foi statutaire serait un attentat contre la nature humaine.

D. Applications. (Sources : 1° Ouvrages relatifs aux races humaines, à la géographie physique, etc., de 1775, 1885, 1788, 1802-03 ; ouvrages relatifs au progrès moral, de 1784, 1785, 1786, 1793, 1795, 1798. 2° Sur la Pédagogie ; la Dispute des facultés.) Le souci constant de Kant est d’arriver à rejoindre la réalité concrète et la pratique. Puisés par l’analyse métaphysique dans le donné lui-même, ses principes doivent, rationnellement, reconstituer et gouverner le donné. Dans l’ordre matériel, il a cherché le passage de la métaphysique à la physique ; de même, dans l’ordre moral, il redescend de l’idée à l’action.

1. L’histoire de l’humanité est à cet égard son principal thème. Il se propose, non d’en décrire, mais d’en déduire les principales phases. Il distingue l’histoire naturelle et l’histoire morale de l’homme. Celle-ci a son commencement dans celle-là.

En ce qui concerne l’histoire naturelle, Kant traite de la question des races. Y a-t-il entre les races humaines une séparation telle que l’une d’entre elles ait le droit de revendiquer pour elle seule la dignité d’homme et de réduire les autres en esclavage ? La question se résout par la considération de l’origine. Entre les hommes de toutes les races la fécondation est possible, donc ils ont une même origine et ne forment qu’une espèce. Les races sont des variétés stables, inaltérables au mélange et à la transplantation. Elles se sont différenciées par voie d’adaptation aux conditions climatériques ; comme il y a quatre climats, ainsi il y a quatre races : la blanche, la jaune, la noire et la rouge. Les causes extérieures ont joué dans la formation de ces races un rôle indispensable, mais elles n’eussent pu, à elles seules, produire des changements stables ; elles n’ont fait que développer les dispositions internes de l’espèce. La vraie cause des races, c’est l’aptitude de l’homme à s’adapter aux conditions extérieures. Contre les attaques de G. Forster, qui veut expliquer la vie par les seules causes géologiques, Kant soutient, dès 1788, la nécessité d’un principe spécial immatériel, comme seul conforme aux exigences de la critique. C’est abandonner le fil conducteur de l’expérience que d’attribuer à la matière une faculté d’organisation que l’observation n’y saurait découvrir. Sans doute, l’explication de Forster n’est ni absurde ni impossible, mais elle dépasse nos moyens de connaître. Nous ne saisissons de finalité qu’en nous, dans notre production consciente : rien ne nous autorise à admettre dans une chose inconsciente la faculté d’agir en vue d’une fin. Nous ne savons ce qui cause la vie, mais nous l’expliquons, nous, par la finalité : tel est le point de vue de la critique.

Tandis que l’histoire naturelle de l’homme remonte à son origine, l’histoire morale considère sa fin. Dans l’idée de cette fin la philosophie de l’histoire trouve son principe, comme la philosophie naturelle dans l’idée d’attraction. Or le développement de la raison, qui est l’essence de l’homme, ne peut tendre qu’à l’établissement d’un régime de liberté, c.-à-d. à la réalisation de la justice. Ce sont donc les phases de la réalisation de la justice que l’historien doit retrouver dans les faits.

L’histoire commence à l’heure où l’homme devient un être moral, c.-à-d. à l’heure où, au lieu d’agir par instinct, il agit par volonté. Son état primitif était l’innocence, son séjour le paradis. Il ne faisait qu’un avec la nature, où sa volonté était ensevelie. L’éveil de cette volonté se manifeste par un désir de domination, par un acte d’orgueil, par une rébellion contre la nature qui l’enserre. Le péché originel est la première démarche de la liberté. Dès lors commence pour l’Homme une vie nouvelle. Pour dominer


la nature, il lui faut travailler. Du travail naissent la discorde, la société, la propriété, l’inégalité civile. A l’état de nature a succédé la civilisation. Que vaut cette condition nouvelle ? Si l’activité humaine n’avait d’autre fin que le bonheur individuel, Rousseau aurait raison de rêver le retour au paradis de l’innocence. Mais ce que veut l’homme, c’est être libre, et la liberté ne se trouve que dans l’accord désintéressé des volontés sur le terrain de la raison. Or la civilisation, conflit des volontés, est l’antécédent nécessaire de leur réunion. Le règne de la justice, où se crée l’harmonie morale, est la troisième phase de l’histoire universelle.

Pour réaliser cc progrès de la liberté, la volonté n’est pas abandonnée à elle-même. Elle est aidée par la nature ; et, pour cette raison, le progrès est constant et a le caractère d’une loi naturelle. Loi bienfaisante, loi nécessaire : car si l’homme devait croire que ses œuvres périssent tout entières avec lui, comment pourrait-il nourrir un sérieux désir de travailler au bien de l’humanité ? La nature excite l’homme à sortir de la nature, et aiguillonne sa liberté. C’est une artiste, c’est une providence, qui, du mal, sait tirer le bien. Elle fait les hommes égoïstes et violents, et la violence engendre la guerre : mais la guerre provoque la création d’un régime juridique. Elle sépare les hommes par des différences de constitution, de langue, de religion : mais ces différences rendent impossible une domination universelle. Pendant que le mal succombe, tôt ou tard, à la contradiction qu’il recèle, le bien qu’y substitue la raison, une fois posé, se maintient et s’accroit, grâce à son accord avec lui-même. Car la logique est la suprême force. L’homme veut l’union d’abord, et il se croit sage ; mais la nature sait mieux que lui ce qui lui convient : elle veut la guerre.

Le premier objet de cette collaboration de la nature et de la volonté, c’est l’établissement de l’Etat rationnel, combinaison de la liberté et de la légalité. Le second objet, c’est l’établissement d’un conseil amphictyonique des peuples, assurant le maintien de la paix. Sans une telle institution, l’humanité ne peut marcher à sa fin. La guerre est un retour à l’état de nature. Dans l’idéal de la raison est enveloppée l’idée de la paix éternelle. Si cet objet n’est pas réalisable, Rousseau n’a pas tort de prêcher le retour à l’état sauvage. Mieux vaut la barbarie que la culture sans la moralité.

Mais n’est-ce pas là une conception purement théorique ? L’homme réel entrera-t-il dans ces vues ? Hobbes n’a-t-il pas démontré que l’homme réel n’est mû que par des intérêts, non par des idées ? Il faut repousser bien loin une telle doctrine, il ne faut pas laisser croire que ce qui est bon en théorie puisse jamais être impossible ou mauvais dans la pratique. Ce qui, effectivement, n’est pas pratique, c’est le despotisme que Hobbes confère aux souverains, et la rébellion qu’il admet chez les sujets. Certes, les intérêts, dans l’Etat, doivent avoir leur place, mais s’ensuit-il que les principes doivent être exclus ? Ne peut-on être à la fois prudent comme le serpent et simple comme la colombe ? Pour qui se garde de l’idéalisme aussi bien que de l’empirisme, le réel et l’idéal, loin de s’exclure, s’appellent, et la politique cesse d’être incompatible avec la morale. Il existe un moyen pratique de mettre la première en accord avec la seconde, c’est la publicité. Quiconque croit être utile à son pays doit la chercher : or cela seul la supporte, qui est conforme à la justice. L’universalité, ici comme partout, est le point de contact du réel et du rationnel, la forme de la vérité.

Quelle est, d’après cette théorie, la phase de son histoire où se trouve actuellement l’espèce humaine ? Cette phase est celle des lumières. Ce qui la caractérise c’est l’émancipation de l’intelligence. L’homme, réfléchissant sur lui-même, a constaté une contradiction entre sa nature raisonnable et sa situation de mineur : il fait effort pour affranchir sa raison. Sapere aude, telle est la devise. Quant au moyen de réaliser le progrès des lumières, ce ne saurait être le bouleversement des institutions politiques, la révolution, laquelle ne fait guère que substituer de nouveaux préjugés aux anciens. Il n’appartient qu’à la réflexion personnelle de faire un homme vraiment éclairé. La condition du progrès des lumières est ainsi la liberté de penser et de publier sa pensée. Comment cette liberté se conciliera-t-elle avec les droits de l’État ? Il faut à cet égard distinguer en chaque homme le citoyen d’une communauté restreinte et le citoyen du monde. Dans ses rapports avec les membres de sa communauté, l’homme est tenu de se soumettre aux statuts qui la régissent ; mais, comme citoyen du monde, il reste libre. À ce titre, en effet, il parle du haut de la raison, pour l’universalité des êtres raisonnables, tandis que, comme citoyen d’un État, il borne son action à un espace et à un temps particuliers. Ce n’est qu’en s’identifiant avec l’universel que la volonté conquiert la liberté. Chaque citoyen donc sans résister payera l’impôt, mais conservera le droit de le discuter. Le professeur respectera, comme fonctionnaire, les symboles reçus dans son pays ; mais, comme savant, il aura droit de critique sur toute doctrine. Par ces principes sont nettement définis les droits des législateurs comme des citoyens.

C’est ainsi que, tout en maintenant d’un bout à l’autre l’accord de la nature et de la liberté dans l’histoire morale de l’homme, Kant n’a garde de faire résulter le progrès d’un simple développement des puissances naturelles. La théorie leibnitienne de Herder est, selon lui, radicalement fausse. Dans la nature réside le moyen ; mais la fin, source du progrès, ne peut venir que de la raison morale supérieure à la nature. C’est pourquoi l’idéal moral ne pourra jamais être exprimé par l’individu comme tel. Il ne saurait trouver sa représentation que dans le tout de l’humanité. L’histoire vraie est nécessairement universelle. Certes l’individu est une réalité, mais il y a dans le tout quelque chose qui le dépasse, et ce n’est que dans son union avec le tout qu’il peut atteindre à la liberté.

2. Non content d’exposer ses vues générales sur les fins de l’activité humaine, Kant arrive, sur certains points, à rejoindre la pratique proprement dite. Telles sont ses idées sur l’éducation et sur l’enseignement universitaire.

L’éducation, telle qu’elle existe, ne saurait le satisfaire. Elle néglige la volonté, et elle dresse et surcharge l’intelligence, au lieu de la former à la réflexion. Une réforme radicale est ici nécessaire. Les théories pédagogiques de Rousseau, les tentatives pratiques de Basedow viennent à point pour nourrir sa critique. Il se passionne pour les idées de ces novateurs, et réclame, comme condition indispensable de la réforme, l’organisation d’écoles normales. Mais, sur ce terrain encore, il reste lui-même, subordonnant toute prescription aux fins morales. 1° Le corps, enseigne-t-il, doit être exercé et endurci, soumis à une discipline qui en fasse l’auxiliaire puissant et docile de l’esprit. Que l’enfant se développe en liberté, mais qu’il apprenne à mesurer ses mouvements : on ne saurait de trop bonne heure s’habituer à vivre selon des règles. 2° En ce qui concerne l’intelligence, une saine éducation éveille et dirige les facultés, plus qu’elle ne meuble la mémoire. Il y a deux exercices des facultés : l’un qui est libre, c’est le jeu ; l’autre qui est imposé, c’est le travail. Ce dernier est obligatoire en lui-même et ne saurait, dans l’enseignement, être remplacé par le premier. La faculté d’intuition doit être formée avant l’entendement. Tout enseignement sera donc d’abord intuitif, représentatif, technique. On commencera par la géographie. En tant qu’il visera à cultiver l’entendement, l’enseignement sera socratique et catéchétique. Il ira au fond des choses et rendra l’élève vraiment maître de ses connaissances. Une intelligence ferme est la condition d’une volonté libre. 3° La formation de la personnalité morale est la fin de la pédagogie. L’éducation y est nécessaire, car la vertu n’est pas innée. Cette éducation comprend l’enseignement et la pratique morale. L’enseignement moral est catéchétique. Démonstration de lois obligatoires, il procède par principes, non par exemples : si


ceux-ci interviennent, ce n’est que pour faire voir que les principes sont applicables. Kant a écrit un fragment de catéchisme moral : l’élève, sollicité par des questions, y trouve par lui-même les concepts moraux. La pratique ou ascétique morale ne peut créer la moralité, laquelle doit venir de nous, mais elle produit dans l’homme les dispositions qui la favorisent. Elle tend à l’endurcissement, car la mollesse est contraire à la vertu. Loin d’abolir la volonté, elle la fortifie. Elle nous rend maîtres de nous-même, contents et joyeux. L’éducation morale tend à développer l’aversion intérieure pour le mal, l’estime de soi et la dignité, l’empire de la raison sur les sens. Elle ne récompense pas, mais elle punit. Elle n’humilie point, de peur de donner à l’enfant le mépris de soi-même, sauf toutefois lorsque l’enfant a commis la faute qui effectivement dégrade l’homme, à savoir le mensonge. Elle met en avant, en toutes choses, le mobile moral, la loi même du devoir, sûre que ce mobile, présenté dans sa pureté, sera plus fort que toutes les excitations matérielles, toutes les assurances de profit ou de détriment.

De la pédagogie on peut rapprocher la question de l’enseignement universitaire. Sur ce point encore la critique apporte des lumières nouvelles. Une Université se compose de quatre Facultés : Théologie, Droit, Médecine, dites Facultés supérieures, et Philosophie, dite Faculté inférieure. Entre les trois premières et la quatrième un conflit s’élève naturellement. L’objet de celle-ci, en effet, ne diffère pas des objets de celles-là, mais l’une étudie à un point de vue universel et théorique ce que les autres étudient à un point de vue spécial et immédiatement pratique. De là une jalousie et une rivalité. Chacune des deux parties, ayant droit sur l’ensemble des choses, repousse l’autre comme usurpatrice. Le titre de supérieures que portent les trois premières Facultés n’est rien moins que la supériorité attribuée par la tradition au positif sur le rationnel. Cette hiérarchie est-elle justifiée ? 1° Entre theologiens et philosophes, le conflit porte sur l’usage à faire de l’Ecriture sainte. La critique ne nie pas la légitimité et l’utilité du véhicule sensible de la vérité religieuse, mais elle revendique pour la raison le droit de distinguer, dans l’Ecriture, le fonds moral et éternel, et l’enveloppe sensible faite de récits et de circonstances contingentes. Comprendre les Ecritures, c’est les interpréter en un sens moral. La théologie ne saurait condamner ce mode d’interprétation, car elle le suppose. Comment distingue-t-elle, en effet, la vraie révélation de la fausse, sinon par l’idée de Dieu ? Comment peut-elle, dans le détail, maintenir le caractère divin des textes consacrés, sinon en faisant fréquemment usage de l’interprétation morale allégorique ? 2°Entre philosophes et jurisconsultes, le conflit porte sur le respect des lois : la critique démontre que la légalité est bien fondée, et par suite elle condamne l’esprit révolutionnaire. Mais elle revendique aussi le droit d’examiner les lois existantes. Ce droit, qui peut le lui refuser ? Les jurisconsultes, pour atteindre à leurs fins pratiques, ont besoin de savoir si l’humanité rétrograde, avance, ou demeure stationnaire. Or cette question ne peut être résolue empiriquement : elle concerne la raison. Et la raison y répond, en postulant le progrès indéfini au nom de la loi morale. Mais peut-être le commandement n’est-il qu’une idée irréalisable ? Guidée par la raison, l’expérience lève le doute. Il existe, sous nos yeux mêmes, un point de coïncidence de la raison et de l’histoire. Il y a un fait qui est une idée. Ce fait, c’est la Révolution française. Quoi qu’il advienne de cette entreprise, écrit Kant en 1798, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, elle excite chez tous les sectateurs, par l’objet qu’elle poursuit, une sympathie voisine de l’enthousiasme : or le pur idéal moral est seul capable d’affecter ainsi l’âme de l’homme. La Révolution est l’effort pour créer l’État rationnel, c’est l’éternel descendu dans le temps. Un tel phénomène, quand une fois il s’est produit, ne s’oublie plus. 3° Entre philosophes et médecins, la question est de savoir si l’art de guérir ne repose que sur l’expérience, et si la raison n’y a aucune part. Or la critique démontre que la raison peut être volonté et que la volonté a un rapport avec les phénomènes. La raison doit donc, elle aussi, posséder une vertu curative. Et en effet l’homme peut beaucoup, par la seule énergie de sa volonté, pour modifier son état physique. Kant allègue ici son expérience personnelle. Il sait, au moyen de la force morale, se garder de l’hypochondrie, maîtriser même des états spasmodiques. Si, le mal venu, la volonté est insuffisante, elle peut beaucoup pour le prévenir et pour entretenir la santé. Elle en est la condition première. Loin donc que la raison soit jamais la servante de l’expérience, c’est celle-ci qui partout emprunte à la raison sa vérité et sa possibilité.

V. INFLUENCE DE KANT. — Dans le champ occupé par les philosophies leibnitio-wolffiennes, anglaise, française, populaire, ainsi que par les sciences positives de jour en jour plus florissantes, la philosophie kantienne eut peine à se frayer une place : Kant ne s’était pas exagéré l’étrange nouveauté de son œuvre. Elle fut accueillie d’abord à Iéna, pour de là se répandre en Allemagne et dans le monde entier. Or ce n’est pas seulement la spéculation métaphysique qui en fut comme renouvelée : la plupart des branches de l’activité intellectuelle en ressentirent l’influence.

En Allemagne, l’histoire du kantisme est une pièce capitale de l’histoire générale des idées et des sciences. Parmi les adversaires qu’il rencontre tout d’abord, il y a lieu de citer : Selle et Weishaupt, disciples de Locke ; Feder, Garve, Tiedemann, éclectiques ; Platner, Mendelssohn, Nicolai, Meiners, représentants de la philosophie populaire ; Ernst Schulze, sceptique ; Jacobi, philosophe de la croyance, et, près de lui, Hamann ; Herder, conciliateur de la nature et de l’histoire. Le principal reproche adressé à Kant, c’est que l’affection ou action des choses sur la sensibilité, supposée par son système, y est rendue impossible par l’abolition de tout lien causal entre les choses en soi et le sujet sentant. Entre les disciples immédiats de Kant, on remarque Schultz, K.-L. Reinhold, W.-T. Krug, Frics, qui essaye de fonder la critique psychologiquement, Salomon Maimon, qui déduit de la conscience la matière ainsi que la forme de nos représentations et supprime ainsi la chose en soi, J.-S. Beck, Bardili.

Soit par développement, soit par combinaison avec des éléments étrangers, le kantisme a donné naissance à tout un ensemble de grands systèmes. Les philosophies de Fichte, Schelling et Hegel sont comme les étapes d’une réflexion suivie sur les problèmes qu’il suscite. L’idéalisme subjectif de Fichte déduit le moi théorique du moi pratique considéré comme primitivement inconscient, et rend ainsi inutile le concept de chose en soi. Schelling se refuse à appeler moi ce principe premier de Fichte, qui en réalité n’est ni sujet ni objet : le principe est pour lui l’absolue identité, non moins supérieure au moi qu’au non-moi, identité qui se réalise d’abord comme nature, ensuite comme esprit : son système est l’idéalisme objectif. Hegel fonde, définit et développe méthodiquement le principe de ce nouvel idéalisme. L’absolu ne peut être absolue identité ; autrement il serait immobile. Il faut qu’il soit esprit. Son mouvement est son effort méthodique pour lever les contradictions sans cesse renaissantes que la réflexion découvre au sein de sa nature. La dialectique du philosophe s’abandonne au mouvement objectif du concept, et engendre ainsi successivement la logique, la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit. L’idéalisme est devenu absolu.

En dehors de ce développement en quelque sorte organique, plusieurs systèmes allemands sont nés d’une fusion du kantisme avec d’autres doctrines. Schleiermacher, alliant à Kant Spinoza, Platon et le christianisme, rapproche l’être de la pensée, et fait de l’espace, du temps et de la causalité les formes des choses comme de la connaissance. Dieu devient l’unité de l’univers. Le bien suprême, unité du réel et de l’idéal, est substitué, en morale, au principe purement formel de Kant. Herbart dépend, et de Kant, et des Eléates, de Platon et de Leibniz. Avec Kant il voit


dans la philosophie la critique de l’expérience. Mais la chose en soi, selon lui, n’est pas inaccessible. Elle se dégage, si des données de l’expérience on élimine tous les éléments contradictoires, par conséquent subjectifs, qui s’y rencontrent. Elle consiste en une pluralité d’êtres simples sans relation entre eux : c’est de nous que viennent les rapports et le devenir. Avec Kant, Schopenhauer restreint aux phénomènes l’espace, le temps et la causalité. Mais au lieu de tenir pour inconnaissable la réalité indépendante de notre représentation, il la place dans la volonté, comme donnée par la perception interne.

Cependant les difficultés inhérentes à ces différents systèmes, en particulier la prétention folle, affichée par l’idéalisme absolu, de construire dans le détail les lois de la nature, discréditaient bientôt tous ces développements et transformations du kantisme. On estima que la pensée de Kant avait été faussée par ses continuateurs et qu’il y avait lieu de reprendre les choses au point où le maître lui-même les avait laissées. Revenir à Kant : tel est, notamment depuis une célèbre leçon d’Ed. Zeller sur la théorie de la connaissance, publiée en 1862, le mot d’ordre d’une école importante de philosophes dits néokantiens. Ils se proposent, soit de défendre les propres principes de Kant, soit de les développer, sans égard aux grands systèmes métaphysiques qui en sont issus, d’une manière rigoureusement conforme à l’esprit de notre temps. Les principaux sont : A Lange, H. Cohen, O. Liebmann, Bonna Meyer, Fr. Paulsen, Albr. Krause, Aug. Stadler, Aloys Riehl, Windelband, Fritz Schultze. La plupart d’entre eux, avec Lange, s’attachent surtout à la distinction de la connaissance et de la croyance, corespondant à celle des phénomènes et des choses en soi, en tant que cette distinction garantit, en la limitant, la possibilité de la science. La philosophie doit être une théorie de la connaissance, non une conception du monde. Les choses morales peuvent être objet de foi, non de science. Sauf de rares exceptions, parmi lesquelles on peut citer Paulsen, ces philosophes relèguent au second plan ou même laissent de côté la partie morale et religieuse de l’œuvre de Kant, pour en faire ressortir la partie critique et antimétaphysique.

En dehors de la philosophie, le kantisme a longtemps en Allemagne marqué de son empreinte la plupart des disciplines intellectuelles. C’est à la suite de Kant que Schiller spécule philosophiquement sur l’esthétique, cherchant à définir les rapports de la beauté avecla nature et la moralité. En théologie, Kant est l’initiateur d’un rationalisme moral qui fut longtemps prédominant. De nos jours même le théologien Ritschl revient à Kant en s’élevant contre la fantaisie métaphysique qui prétend connaître le suprasensible. En jurisprudence, les théories kantiennes de droit naturel se retrouvent, comme idées directrices chez Hufeland, Schmalz, K. H. Gros, Anselme Feuerbach, Rehberg, Zachariae. Dans les sciences, le kantisme a exercé des influences diverses, selon la manière dont il a été compris. D’une interprétation radicalement idéaliste, à vrai dire répudiée par Kant, est issue la célèbre philosophie de la nature, laquelle, ramenant entièrement la matière à la pensée inconsciente, ose déduire les phases de son développement des lois de formation de la conscience elle-même. En revanche, la théorie kantienne de l’expérience, comme source unique de la connaissance, est accueillie par nombre de savants modernes, en quête d’une justification rationnelle de leur méthode. Dans les mathématiques, le point de vue kantien est caractérisé par l’admission de principes synthétiques à priori, ou principes rationnels extralogiques, et en particulier par la négation de l’espace méta-géométrique des leibnitiens comme objet d’intuition possible. Dans la psycho-physiologie des sens, le nativisme de Job. Müller, qui maintient, contre l’empirisme, le caractère primitif de la représentation d’espace, se réclame de l’esthétique transcendantale. Enfin, jusque dans la vie politique de l’Allemagne, le kantisme occupe une place importante. Il représente cette idée, que la raison, sur ce terrain même, demeure la norme véritable, et qu’elle commande à l’homme d’agir sous l’idée universelle de devoir et d’humanité doctrine hautement philosophique, qui devait bientôt, sous l’influence des circonstances, reculer devant celle du droit historique et de l’idéal exclusivement national..

Dans les pays autres que l’Allemagne, l’influence de la philosophie de Kant, plus tardive et moins profonde, est encore considérable. Dès 1773, Kant est apprécié à Strasbourg. En 1796 on commence à traduire ses ouvrages en français ; en 1799 Degérando expose son système. Mme de Staël parle avec enthousiasme de celui qu’elle considère comme un apôtre du spiritualisme de sentiment. En 1818, V. Cousin professe sur la morale de Kant ; en 1820, il expose la critique de la raison pure. Sa propre théorie de la raison doit plus d’un trait.à l’influence de Kant. Après avoir été ainsi utilisée en vue de doctrines fondées sur d’autres principes, telles que l’éclectisme, le positivisme, la morale indépendante, le kantisme a été étudié et développé pour lui-même, notamment par MM. Renouvier, P. Janet, Lachelier, Pillon. MM. Renouvier et Pillon, auxquels s’est joint M. Dauriac, soutiennent, sous le nom de criticisme (V. ce mot), une doctrine qui, à l’inverse du néo-kantisme allemand, fait ressortir l’excellence de la morale kantienne. Ils subordonnent directement la raison théorique à la raison pratique en considérant la volonté comme le principe premier de toute certitude ; de plus, abolissant le noumène, ils érigent les lois naturelles en réalité dernière et ménagent, dans la suite même des phénomènes, une place à l’initiative de la liberté. C’est encore en s’inspirant de Kant que M. Secrétan, de Lausanne, limite les droits de la science et élève au-dessus d’elle la croyance à la liberté. Sous des formes et à des degrés divers, le kantisme se retrouve, aujourd’hui même, dans la plupart des doctrines qui s’efforcent à concilier, sans compromission, la science et la morale.

En Angleterre, l’influence de Kant s’est fait sentir notamment sur Hamilton et les agnostiques. C’est en combinant la doctrine de Kant avec celle de Reid que Hamilton établit l’impossibilité d’une représentation de l’absolu pour un esprit borné à la connaissance expérimentale, et, par suite, la relativité de toute connaissance humaine. De même l’agnosticisme de Spencer, s’il dépend du positivisme, doit beaucoup aux antinomies kantiennes. Dans le domaine de la psychologie, l’école évolutioniste se donne pour la conciliatrice de l’apriorisme kantien avec l’empirisme de Locke. De nos jours, Kant est scrupuleusement étudié pour lui-même. Max Müller, dans la traduction de la Critique de la raison pure qu’il a publiée en 1881, déclare que cette œuvre est un monument arien aussi précieux que les Védas, et qu’en tout temps il pourra être permis de la critiquer, non de l’ignorer.

En Italie, la Critique de la raison pure a été traduite en 1821-22 ; aujourd’hui même la critique kantienne y est savamment représentée ou étudiée par Carlo Cantoni et Felice Jocco ; en Espagne, Jose del Perojo a récemment (1883) traduit la Critique de la raison pure.

Quel fut, à regarder les choses d’un point de vue général, le rôle historique de Kant, et quel est le rapport de sa philosophie avec les spéculations actuelles ? Le dessein de Kant fut analogue à celui de Socrate et à celui de Descartes. Socrate s’est proposé de montrer que la pratique, même prise pour fin de l’activité humaine, ne saurait exclure la science, parce qu’en réalité elle la suppose. Descartes consent que l’on débute par le doute universel : ce doute n’abolit pas la certitude, il la fonde. Kant, à son tour, proclame que l’expérience est le point de départ de toutes nos connaissances. S’ensuit-il que la raison ne soit qu’un mot ? Nullement, car l’expérience repose sur la raison. Et dans le développement même de la doctrine, l’analogie se poursuit. Déduite de la pratique, la science de Socrate est bornée à la morale et aux objets qui y sont liés. La certitude cartésienne ne va tout d’abord qu’à la pensée, condition du doute ; et, si elle rétablit les objets qu’avait renversés le doute, c’est en tant seulement qu’ils peuvent se relier à la pensée. De même, la critique kantienne ne laisse subsister, des notions à priori, que ce qui est requis pour l’expérience, et fait, de la possibilité de cette dernière, la norme de l’usage entier de la raison pure. Et, comme ses prédécesseurs, Kant estime que, par sa méthode, il fonde, loin de détruire. La science, bornée du côté des choses en soi, possède la certitude dans son domaine. Devant le réalisme empirique l’idéalisme s’évanouit. Ce n’est pas tout, et un résultat plus précieux encore va jaillir de la critique. La même déduction qui fonde la science permet à la morale de se constituer à côté d’elle, sans risquer de lui porter ombrage. Il est vrai que la morale devra, elle aussi, accepter une limitation. Elle devra reposer sur un principe exclusivement formel, sur la pure notion du devoir. Mais, ici encore, la critique ne restreint que pour garantir. La morale peut être absolue et demeurer pratique, si elle n’a d’autre objet que les déterminations de la volonté libre. L’antinomie insoluble du mysticisme et de l’eudémonisme disparaît dans le système de l’autonomie rationnelle. Et ainsi c’est la raison, qui, d’un bout à l’autre de la philosophie de Kant, crée comme elle détruit, fournit des principes pour remplacer ceux qu’elle a dissous. Déjà chez Descartes elle a fourni l’évidence intellectuelle comme substitut interne des marques extérieures de vérité. Avec Kant elle fait l’inventaire de son contenu, et trouve, dans sa constitution même, tous les principes nécessaires à la science et à la morale. Sans doute elle ne se suffit pas, et l’absolu la dépasse. Sa science, par suite, est relative, et sa morale bornée à un progrès sans fin. Elle n’en offre pas moins à l’homme toutes les ressources dont il a besoin pour réaliser l’idéal de l’homme. Elle est l’indépendance, et elle est la loi. Si telles sont les parties essentielles du kantisme, cette philosophie se place au terme du développement rationaliste qui a commencé avec Descartes. La raison, chez Kant, pousse aussi loin que possible, et son renoncement à saisir l’être absolu, et son effort pour suppléer, par les principes qu’elle trouve en soi, à l’intuition qui lui manque. Un pas de plus, soit dans un sens, soit dans l’autre, et le rationalisme va se perdre, soit dans le scepticisme, soit dans l’idéalisme. Kant a prétendu, tout en s’enfermant dans le monde du temps, trouver au sein de la raison, qui en fait partie, le moyen d’ériger ce monde en symbole de l’éternité.

Telle est la signification historique de son œuvre ; envisagée au point de vue théorique, elle présente, actuellement encore, un intérêt capital. 1o Sous l’influence des sciences positives autant que de la philosophie, l’esprit humain se demande plus que jamais dans quel rapport nous nous trouvons avec la réalité des choses, et s’il nous est possible de la connaître. Or, c’est à cette question que répond l’idéalisme transcendental. Au delà des phénomènes, selon le kantisme, nous pouvons encore saisir les lois de la pensée qui les conditionnent, et constituer la philosophie comme théorie de la connaissance ; mais, quant à nous former une théorie ontologique de l’univers, ainsi que faisaient les anciens, c’est une ambition à laquelle il nous faut renoncer : solution nette et de grave conséquence, qui trouve plus d’un point d’appui dans la science actuelle. 2o D’autre part, le progrès des sciences positives, en étendue comme en certitude, nous amène à nous demander si du moins tout ce qui intéresse l’homme ne peut pas être traité suivant la méthode de ces sciences, et si la morale elle-même n’y peut pas être assimilée. À cette question Kant répond par son rigoureux dualisme, limitant la science pour la fonder, et établissant la morale dans le domaine ouvert par cette limitation même. Or ni la souveraineté de la science dans l’ordre pratique, ni l’impossibilité théorique de la liberté ne sont, aujourd’hui même, assez clairement démontrées pour qu’on puisse rejeter dans le passé la solution kantienne. 3o En ce qui concerne la philosophie de la science, le kantisme s’attache précisément aux problèmes qui de plus en plus obsèdent l’esprit moderne. Comment l’expérience, à elle seule, peut-elle fournir la certitude, comment la connaissance d’une loi peut-elle être expérimentale ? Aristote enseignait que le général, en tant qu’il est connu par la seule expérience, comporte nécessairement des exceptions, et qu’une connaissance purement intellectuelle peut seule posséder une valeur universelle. Et cette doctrine est demeurée jusqu’à nos jours la doctrine classique. Déjà pourtant Descartes avait déclaré qu’il existe une science des phénomènes, que ce qui passe peut être réduit en essence immuable ; et la science, dans son progrès, a de plus en plus ignoré l’objection d’Aristote. De quel droit, pourtant, repoussons-nous une doctrine qui semblait l’évidence même ? Comment, en quel sens, un fait peut-il être une loi ? Cette question, Kant l’a acceptée telle que la pose la science moderne ; et sa doctrine des formes et des catégories a pour objet de la résoudre. Solution profonde, que ne saurait éluder quiconque persiste à vouloir unir, sans contradiction, l’expérience avec la certitude. 4° Enfin la morale kantienne est loin de nous être devenue étrangère. Nous sommes aujourd’hui, vis-à-vis de l’action, dans une situation analogue à celle où nous place la science vis-à-vis de l’être. Nous n’admettons que les faits, et nous ne pouvons renoncer à la certitude, à la loi, à la croyance au devoir. Nous voulons écarter tout motif d’agir qui serait tiré de l’idée d’un monde suprasensible, et néanmoins nous voulons maintenir une morale absolue, une doctrine d’obligation. Ne sommes-nous pas, dès lors, comme préparés à apprécier une philosophie qui précisément fait sortir le devoir des entrailles de l’expérience, et se garde du mysticisme aussi bien que de l’utilitarisme ? Et si, dans les questions sociales, religieuses et politiques, nous sommes troublés par le conflit de l’histoire et de la raison, de ce qui est et de ce qui doit être, de la forme et de l’idée, du fait et du droit, de l’idéal national et de l’idéal humain, ne nous retrouvons-nous point en cela sur le terrain même où était situé Kant, lorsqu’il étudiait les rapports de la théorie et de la pratique et conciliait la nécessité de la nature avec la souveraineté de la raison dans sa doctrine du progrès moral ? Ce n’est donc pas en vain que Kant a fait effort pour se placer, tant dans l’ordre de l’action que dans l’ordre de la connaissance, à ce point de vue de l’universel à la fois réel et idéal, qui est le point de vue de la raison : sa doctrine en a reçu un caractère à la fois élevé et positif, qui ne saurait se rencontrer, ni dans les simples généralisations de l’expérience, ni dans les rêves de l’imagination. Elle n’est pas le reflet d’une époque, ni même l’expression de la pensée d’un peuple : elle appartient à l’humanité.

Emile Boutroux.

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