La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts/Benoît (saint), de nursie


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Saints.

BENOÎT (saint), de Nursie, instituteur d’ordre, fondateur et premier abbé de Mont-Cassin, surnommé le patriarche des moines d’Occident, né vers 480 à Nursie (Norcia), ville épiscopale de l’Ombrie. L’année de sa mort est diversement indiquée entre 539 et 543 ; quelques auteurs la reportent même à une date plus tardive. L’Eglise célèbre sa fête le 21 mars. Les principaux renseignements sur la vie de ce saint se trouvent dans des Dialogues attribués à Grégoire le Grand (540-604), mais qui sont rédigés en un latin beaucoup plus incorrect que celui des autres écrits de ce pape. C’est d’après les paroles de quatre disciples de Benoît, dont l’un aurait été son successeur à Mont-Cassin, que l’auteur prétend avoir transcrit ces récits, où les miracles abondent. — Les parents de Benoît étaient de haute condition ; mais les Dialogues n’indiquent point leurs noms : d’après une légende postérieure, son père se serait appelé Emporius et sa mère Abundantia, vocables qui semblent être des symboles d’opulence. On montre encore aujourd’hui à Norcia les ruines de leur palais et dans ces ruines un endroit dont on a fait un sanctuaire, parce que le saint y serait né. Il fut envoyé à Rome, pour recevoir une éducation libérale ; mais les désordres de ses compagnons d’étude le scandalisèrent et l’effrayèrent ; il s’enfuit à quarante milles de Rome et se confina en une solitude sauvage, dans le voisinage de Subiaco (Sublaqueum), vivant dans une caverne et visité seulement de temps en temps par un pieux ermite, Romanos, qui l’assistait en ses besoins les plus pressants. La caverne sanctifiée par Benoît fut appelée plus tard il sagro speco. La vertu du jeune anachorète y subit de rudes assauts. Comme tant d’autres, il avait retrouvé dans l’isolement, avec une intensité hallucinante, les tentations auxquelles il avait espéré échapper en fuyant le monde : non seulement les attaques grossières de Satan en personne, mais l’image plus dangereuse d’une. séduisante Romaine, dont la vision le poursuivait et sans cesse le rappelait à Rome. Plus d’une fois il fut près de défaillir ; mais quand il se sentait succomber, il se déchirait le corps sur les ronces et les cailloux. Enfin, il sortit complètement victorieux de cette épreuve, et il fut dès lors affranchi pour toujours des tentations de la chair.

La renommée de la sainteté de Benoît s’étant répandue dans les alentours, les moines d’un couvent voisin, Vicovan, le pressèrent, malgré sa jeunesse, de se charger de leur direction. Il résista d’abord, puis finit par céder à leurs instances. Ces moines se repentirent vite de s’être donné un conducteur trop austère, qui leur refusait, comme l’écrit un pieux auteur, les petits relâchements qui leur étaient familiers ; pour s’en défaire discrètement, ils résolurent de l’empoisonner ; mais quand le vase qui contenait le poison lui fut présenté, le saint fit le signe de la croix et le vase se brisa. — Benoît regagna sa caverne de Sabiaco ; il y fut bientôt recherché par des jeunes gens épris de perfection monastique. Parmi eux se trouvaient deux jeunes patriciens qui tiennent une grande place en l’histoire des bénédictins : Maurus et Placidus, saint Maur, saint Placide (V. ces noms). Un jour que Placidus se noyait dans un lac, Benoît ordonna à Maurus d’aller à son secours ; et Maurus, marchant sur les eaux, sauva son compagnon. Benoît d’ailleurs exerçait sur les eaux un empire toujours obéi : un autre jour, il leur commanda de porter à leur surface la hache d’un Goth, et la hache flotta. Ses disciples se multipliant fort, on assure qu’il fonda en ces lieux douze monastères, chacun composé de douze religieux et dirigé par un père ou abbé. Quelle que soit l’époque de leur fondation, il est certain que douze monastères ont été construits en la solitude voisine de Subiaco : leurs ruines subsistent. Deux seulement sont restés complets : Il sagro speco, qui fut autrefois célèbre par sa bibliothèque et qui posséda la première presse à imprimer employée en Italie ; Santa Scolastica (du nom de la soeur de saint Benoît, jumelle, dit-on). L’antiquité de ce dernier monastère ne saurait être contestée, puisque de tout temps on lui a reconnu préséance sur les autres fondations bénédictines, même sur l’abbaye du Mont-Cassin.

C’est à Subiaco que la légende place la plupart des miracles attribués à saint Benoît. Cependant la puissance de sa sainteté y fut ébranlée par les artifices d’un prêtre jaloux, nommé Florentius, dont le rôle en ces récits personnifie l’antique antagonisme des séculiers et des réguliers. Florentius commença par attenter à la vie du saint par un pain empoisonné, duquel Dieu préserva son serviteur ; il imagina ensuite de faire danser des filles avec des gestes et des postures impudiques, en un lieu où elles pouvaient étre vues des religieux. Pour ne point laisser ces hommes, qui étaient faibles, exposés aux tentations suscitées par un pareil spectacle, Benoît les emmena bien loin dans les solitudes presque inaccessibles du mont Cassin ; mais à la mort de Florentius, il infligea une sévère punition à saint Maur, qui se réjouissait ; il voulut même que ses religieux pleurassent leur persécuteur. — On suppose généralement que ce fut vers 530 que Benoît se retira sur le mont Cassin et qu’il y vécut douze ou treize ans. Sur le sommet de ce mont se trouvait un temple d’Apollon fréquenté encore par les paysans. Benoît le fit démolir par ses religieux et avec les matériaux ils construisirent, de leurs propres mains, le couvent qui devait acquérir une célébrité si grande. Ils défrichèrent et fertilisèrent autour d’eux des terres depuis longtemps incultes et pendant une famine ils nourrirent les populations voisines. Ce fut là, vers 542, que Totila, roi des Ostrogoths, se fit conduire au commencement de son régne et qu’il eut avec Benoît une


entrevue qui ressemble en plusieurs points à la rencontre d’Attila avec sainte Geneviève. Benoît lui prédit ses victoires, puis ses défaites. Peu de temps après le saint mourut, entouré de ses disciples, debout en prière, devant sa fosse qu’il faisait creuser. Au viie siècle (653 ?) ou plus tard, on transporta son corps (ou au moins quelques-uns de ses restes) en l’abbaye de Fleury sur la Loire (Floriacum). — Outre la célèbre Regula monachorum, dont il va être parlé, on a attribué à Benoît les écrits suivants : Sermo de decessu S. Mauri et sociorum ; Epistola ad S. Remigium ; Sermo de passione S. Placidi et sociorum, et un autre ouvrage, d’une authenticité plus douteuse encore : De ordine monachorum. Quelques-unes de ses pensées sont rapportées dans les Sententiæ patrum.

Règle de saint-Benoît. — Il est difficile de dégager de la légende la biographie de Benoît de Nursie ; mais son œuvre appartient à l’histoire ; et la règle dont il est l’auteur suffit pour donner une juste et très haute idée de son caractère et de son intelligence, ainsi que de la puissance d’organisation et de la faculté de gouvernement dont il était doué. Cependant nous avons cru remarquer en beaucoup de livres certaines méprises et certaines confusions sur la part et la place qui doivent lui être assignées en l’histoire du monachisme. Ces erreurs, que les bénédictins n’avaient point intérêt à réfuter, ont été exprimées autrefois et elles ont été propagées jusqu’en notre siècle par le titre de patriarche des moines d’Occident, qui est communément donné à saint Benoît. Avant lui le monachisme, sous sa double forme : ascétisme et étude, florissait en Occident depuis plusieurs générations. S’il avait quelque peu souffert de l’invasion des barbares, il avait, en revanche, grandement opéré en la conversion de ces barbares. Pour notre seul pays, il suffit de citer l’œuvre de Martin de Tours dans les lieux qui furent appelés Marmoutiers, celle de Cassien près de Marseille, celle d’Honorat à Lérins et l’œuvre plus importante encore de Césaire d’Arles, contemporain de Benoît, mais historiquement son aîné. Césaire est l’auteur d’une règle sommaire pour les hommes, laquelle n’a rien de commun avec la l’institution de Benoît, et l’auteur d’une règle fort détaillée pour les femmes, auxquelles Benoît ne paraît pas avoir jamais songé. L’Angleterre possédait aussi d’importants monastères, parmi lesquels Bangor, déjà célèbre par le nombre, la science, le zèle missionnaire et la sainteté de ses religieux. En ces temps-là, c’était la règle de Cassien ou plutôt de Macaire qui était généralement suivie en Espagne et dans le sud de la Gaule. La plupart des religieux italiens avaient adopté celle de Basile, que Ruffin avait traduite en latin. Columban était sorti de Bangor ; quoiqu’il soit postérieur à Benoît, les nombreux monastères qu’il fonda et ceux dont ils déterminèrent la fondadation, Annegray, Luxeuil, Remiremont, Lure, Jouarre, Rebais, Lagny, Montier-en-Der, Laon, Hautvillers, Saint-Omer, Fontenelle, Jumièges, Saint-Gall, Bobbio • étaient régis par une règle reçue de lui et beaucoup plus rigide que celle de Benoît. Ce ne fut point sans rencontrer de résistance que celle-ci s’établit plus tard dans les contrées du N. O. de l’Europe, où dominait la discipline de Columban. Les plus rapides progrès de la règle bénédictine eurent lieu en Italie ; elle y avait été propagée dès le commencement par la faveur des papes ; soixante ans après la mort de Benoît, elle s’y trouva généralement acceptée. En 788, un concile d’Aix-la-Chapelle l’imposa à l’empire, à l’exclusion de toute autre. La date de son introduction en Angleterre est discutée : les uns attribuent cette introduction à Wilfrid, d’autres à Benoît Biscop, Mabillon à Augustin. Au xe siècle, elle fut adoptée en Espagne. On peut affirmer qu’à cette époque elle régissait réellement l’Occident. Non seulement les monastères nouvellement fondis furent construits sur les exigences de cette règle, mais la plupart des anciens furent démolis et rebâtis pour s’y conformer.

D’après Mabillon, Benoît aurait rédigé sa règle en 528 au Mont-Cassin. On dit que le texte original a été brûlé à Teano, près du Mont-Cassin, vers la fin du ixe siècle. Suivant un écrivain du xiie siècle, elle aurait été publiée pour la première fois par Simplicius, troisième abbé de Mont-Cassin. On a prétendu, sans fournir de preuves, qu’elle a été composée ou au moins rédigée, non par Benoît, mais par le pape Grégoire le Grand. Quel qu’en soit l’auteur, le style, l’esprit, la concordance des dispositions attestent, non seulement que cette règle est bien l’œuvre d’un seul homme, mais que, si elle a reçu d’incontestables additions, elle n’a point subi d’altérations essentielles dans le cours des siècles qu’elle a traversés. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle a remplacé par une constitution d’ensemble ce qui n’était auparavant qu’une réglementation de détail, et qu’elle a fait un corps systématiquement organisé, de ce qui n’était guère qu’une agrégation de personnes gardant une certaine part de leur individualité et de leur liberté. — Dans ce but, elle commence par attacher le religieux à son monastère par un lien indissoluble ; elle transforme ce qui n’était que l’expression d’une résolution en un vœu perpétuel, contracté avec une grande solennité et dont on ne peut se démettre sans apostasie : le religieux qui abandonne la vie monastique devient un apostat devant subir toutes les conséquences de l’apostasie : pénalité qui fut sanctionnée, non seulement par la loi ecclésiastique, mais plus tard par la loi laïque. Comme la porte par laquelle on pent rentrer dans le monde est inexorablement fermée derrière quiconque a prononcé le vœu, la règle soumet la prononciation de ce vœu à des conditions qui permettent au postulant de s’éprouver lui-même : pétition écrite pour l’admission ; âge : dix-huit ans au moins ; consentement des parents ou des tuteurs ; une année et dès le siècle qui suivit Benoît deux années de noviciat ; pendant ce temps, obligation de copier la règle trois fois, à certains intervalles. — Il vint un temps où tout bénédictin prit le titre de dom, domnus ; mais l’abbé seul peut s’appeler dominus ; en effet, il est le seul maître du monastère. Tous les religieux ont le droit de concourir à son élection ; ils peuvent le choisir sans tenir compte de l’ancienneté ; mais dès que l’abbé est élu, il devient un mettre absolu et irresponsable. Quoique dans toutes les occasions sérieuses il doive prendre conseil des frères ; de tous, pour les affaires les plus importantes ; des anciens, pour les moindres, c’est à lui qu’appartient la décision définitive, irrévocable et sans appel. Il choisit le prieur et les doyens et il peut les déposer, le prieur après quatre avertissements, les doyens après trois. Cependant le prieur est nommé à vie, comme l’abbé ; c’est pourquoi Benoît, qui redoutait les conflits d’autorité et les divergences de direction, préfère au prieur les doyens, decani, chargés de la direction de dix religieux, parce qu’ils ne sont, comme les autres officiers du monastère, tels que le cellerier, le pitancier et le secrétaire, nommés qu’à temps : le doyen pour dix ans, les autres pour quatre ans ou même un an. L’autorité de l’abbé est armée d’un droit de correction qui s’exerce par les admonitions : deux en particulier, une en public ; par les excommunications : la petite emportant exclusion de la table commune et des offices à la chapelle, la grande privant de la participation aux rites de l’Eglise ; par le fouet ou la bastonnade, par l’emprisonnement au d’autres châtiments corporels ; enfin, par l’expulsion. La légende montre Benoît usant paternellement sur les membres de certains religieux d’une verte baguette qui avait la vertu de chasser du corps de ceux qu’il tentait le démon, qui n’aime pas les coups.

Sous la direction souveraine de l’abbé, le couvent présente l’image d’une démocratie ne tolérant d’autres supériorités que celles qui résultent de la hiérarchie monastique. Toutes les distinctions établies dans le monde en sont exclues : en dehors de la chapelle, le prêtre lui-même ne jouit d’aucune préséance sur les simples frères et le serf


est l’égal des plus nobles. Tous doivent participer aux mêmes labeurs et aux mêmes exercices. Cependant il est juste de constater qu’en fait peu de serfs ou d’hommes du bas peuple furent admis parmi les bénédictins, qui se recrutaient ordinairement dans les hautes classes. D’autre part, la règle établit une hiérarchie fort graduée entre les divers membres du monastère et elle détermine, avec la minutie d’un cérémonial diplomatique, les relations et le maintien de ces membres entre eux. — La journée d’un bénédictin suivant exactement la règle doit se composer alternativement de travail, manuel ou intellectuel, et de prières : opus Dei vel divinum officium, labor et lectio, avec de courts intervalles pour les repas et le repos. En hiver le milieu du jour, en été le matin et le soir sont réservés au travail manuel ; les heures de chaleur en été, l’obscurité des matinées et des soirées d’hiver sont affectées à l’étude. À ce propos, nous croyons devoir constater ici que les principaux historiographes de l’ordre de Saint-Benoît, lesquels étaient des bénédictins écrivant à une époque où leur ordre avait accompli sa dernière évolution, et les auteurs qui ont reproduit leurs assertions ont grandement exagéré la part que la règle primitive faisait à l’étude. Cette part nous parait avoir été plus large et plus effective en bon nombre de monastères qui florissaient avant que la règle bénédictine dominât en Occident. En réalité, Benoît, attribuant presque toutes les heures au travail manuel et aux offices de la chapelle, en laisse fort peu à l’étude et à la lecture ; et comme objet il ne mentionne que l’Ecriture sainte et les ouvrages des pères. Au xviie siècle, Mabillon dut soutenir contre l’abbé de Rancé, fondateur de l’ordre des trappistes, une vive controverse au sujet des études séculières, les trappistes prétendant qu’en omettant ces études, la règle les prohibe. — Sept heures canoniques, séparées par des intervalles, sont réservées pour les offices du culte : matines ou laudes, au lever du soleil en été, prime, tierce, sexte, nones, vêpres, complies. Il faut y ajouter le service de minuit, nocturnæ vigiliæ, qui doit avoir lieu un peu avant les matines. — Pour la culture et les travaux extérieurs, Benoît prescrit le scapulare, collet couvrant les épaules ; pour la prière et l’étude, le cucullus, sorte de capuchon ; le reste est laissé au pouvoir discrétionnaire de l’abbé. Cette latitude a permis d’adapter le vêtement des bénédictins au climat des divers pays où ils se sont établis : jusqu’au viiie siècle il était généralement de couleur blanche. — Les dispositions relatives aux aliments prescrivent la tempérance dans le sens le plus strict, mais délaissent la mortification proprement dite et les macérations systématiques : elles font la part du nécessaire. En outre, l’abbé peut relâcher la rigueur des règles ordinaires sur la quantité et la qualité. Il lui est recommandé de proportionner la nourriture au travail. — Les meilleurs textes de cette règle se trouvent dans le Codex regularum monasticarum et canonicarum de Holstenius (Rome, 4664, 3 vol. in-4 ; Augsbourg, éd. Brockie, 6 vol. in-fol.) ; dans l’édition de Martène (Paris, 1690, in-4) et dans celle de Calmet (Paris, 1734). Ces deux derniers auteurs y ont joint un commentaire. Deux autres commentaires ont été écrits avec des tendances fort inverses, l’un par J. Mège, de la congrégation de Saint-Maur, que les bénédictins stricte jugent trop large : Commentaire sur la règle de saint Benoît (Paris, 4687) ; l’autre par M. de Rancé, abbé de la Trappe : la Règle de saint Benoît expliquée (Paris, 1690).

Ordre de saint-Benoît. — La prédominance, acquise par la règle de saint Benoît, imposa l’uniformité aux monastères de l’Occident. Dès le ixe siècle, on peut dire que, sauf des exceptions infiniment rares, ils sont tous bénédictins car ils sont tous soumis à la règle et à l’architecture bénédictines. Or, cette soumission et une similitude de ce genre ne suffisent pas, comme nous l’avons déjà dit en parlant de l’œuvre de Basile le Grand, pour constituer un ordre religieux, dans la réelle acception du mot. Benoît avait composé une règle très propre à établir l’ordre, ordre excellent, dans le régime intérieur des monastères ; mais il n’avait pas fondé un ordre monastique : il n’avait songé ni à associer les couvents entre eux, ni à leur fournir les moyens de se concerter sur leurs intérêts communs, ni à centraliser leur action, ni à établir sur leur ensemble une autorité supérieure, gardienne de la discipline et de la tradition. Le Mont-Cassin jouissait, il est vrai, d’une considération particulière, et on décorait son abbé du titre d' abbé des abbés. C’était tout, et c’était trop peu. Cette abbaye, accablée de richesses, avait donné l’une des premières et donna souvent plus tard l’exemple du relâchement. D’ailleurs, pillée et ruinée tour à tour par les Lombards et par les Sarrasins, abandonnée et reprise par ses moines, elle n’eut pendant plusieurs siècles qu’une existence menacée et précaire, incompatible avec une action permanente sur les autres monastères. À part le lien fort lâche qui unissait quelques maisons secondaires à une maison-mère, toutes les abbayes étaient indépendantes les unes des autres ; l’observance de la règle n’y avait d’autre sauvegarde que les dispositions des abbés. Ceux-ci s’étaient affranchis de l’ingérence du clergé inférieur, et leur monastère formait une paroisse monastique. Cette paroisse restait, comme les paroisses séculières, soumise à la juridiction de l’évêque, en théorie ; car en fait l’abbé était ordinairement assez puissant pour n’avoir point à s’inquiéter de l’évêque. D’un autre côté, les richesses des abbayes plaçaient devant les moines une incessante tentation de s’accorder les jouissances qu’elles peuvent procurer et devant les puissants du dehors une invitation non moins séduisante à venir s’y faire leur part (V. Abbaye, I. I, p. 35). De là, des relâchements et des abus de tout genre, des intrusions et des usurpations irrémédiables, des tentatives de réforme et de réorganisation.

Les tentatives de réforme, comme celle de Benoît d'Aniane et de Gérard de Broglie (V. ces noms), tendant à renforcer la règle, sans ajouter à l’organisation les éléments qui lui manquaient, ne pouvaient produire aucun résultat durable. Tout autre fut l’effet de la fondation de l’abbaye de Cluny (910). Cette fondation correspond à ce que nous appelons la quatrième évolution du régime monastique. La Congregatio cluniacensis, en vertu des dispositions de Guillaume d’Aquitaine, qui en avait établi la première maison dans ses domaines, et soutenue en cette revendication par la protection des papes, réussit à s’affranchir de la juridiction des évêques. En même temps qu’elle acquérait ainsi l' exemption, qui est la première condition de la formation d’un ordre monastique autonome, c.-à-d. d’un ordre monastique véritable, elle organisait la centralisation, qui en est la seconde condition. Elle était dirigée souverainement par l’abbé de Cluny, archi-abbé de l'archi-monastère. Tous les ans, les supérieurs des maisons affiliées (on prétend qu’il y en eut deux mille) devaient se réunir dans la maison-mère pour délibérer sur les applications de la règle ; mais l’autorité de l’archi-abbé sur toute la congrégation était press que aussi absolue que celle qui avait été attribuée par Benoît à l’abbé sur chaque monastère. Les coutumes de Cluny furent rédigées, au xie siècle, sous forme de règlement : elles servirent de base à la constitution de la congregatio Hirsaugiensis (1071), fondée en Württemberg par Guillaume, abbé de Hirschau. — Vers la fin du xie siècle, le relâchement de la congrégation de Cluny suscita parmi les hommes épris de perfection monastique, diverses tentatives de réforme ou d’organisation nouvelle. L’une d’elles aboutit en 1119 à la création d’une association rivale, la Congrégation de Cîteaux, de dénomination bénédictine, mais dont la discipline était régie par la Charta charitatis, qui différait sensiblement de la règle de Benoît et des coutumes de Cluny. L’abbé de Ctteaux était le supérieur de toute la congrégation ; mais son pouvoir était limité par un Collège de définiteurs. Ceux-ci visitaient ou


plutôt devaient visiter annuellement tous les couvents, sans en excepter la maison principale ; chaque année aussi un chapitre général, composé de tous les abbés, devait se réunir pour délibérer sur les questions importantes. Dés 1151, cette congrégation comptait cinq cents abbayes. Les cisterciens s’étaient interdit toute immixtion dans le ministère du clergé séculier ; ce ne fut qu’en 1311, au concile de Vienne, qu’ils réclamèrent l’exemption de la juridiction épiscopale. Ils remplacèrent le costume noir des bénédictins de leur temps par un costume blanc, qu’on prétend avoir été primitivement celui des moines du Mont-Cassin. De là, les désignations de bénédictins blancs et de bénédictins noirs usitées parmi le peuple.

Au xiiie siècle, tous les bénédictins, blancs ou noirs, sont mis à l’arrière-plan par la création des ordres mendiants, milice monastique plus populaire, plus apte par conséquent à servir l’église, et qui servit surtout la papauté. Cependant le prestige du vieux nom et les dispositions du concile de Latran (1215) interdisant les formations nouvelles firent qu’en l’espace de quatre siècles, plus de vingt ordres réformés se produisirent, affirmant tous conserver la règle de Benoît dans sa pureté et son intégrité primitives ; mais tous y ajoutant des interprétations et des applications absolument étrangères et parfois même tout à fait contraires aux conceptions de Benoît. Quand l’ordre alphabétique en amènera le nom, nous esquisserons l’histoire et nous indiquerons les caractères de ces communautés, qui se prétendaient issues de la souche bénédictine. Suivant nous, les vrais bénédictins doivent être cherchés ailleurs. Au mot Monastère, nous donnerons la liste de leurs principales maisons. Il suffit de constater ici qu’en général ces monastères étaient des maisons opulentes, profitant de leur opulence et formant dans le monde monastique les cadres d’une véritable aristocratie. Le titre de dom devint une espèce de titre de noblesse. À part certains accès de fièvre réformatrice, fort passagers, ceux qui portaient ce titre pratiquaient un ascétisme plus que modéré, n’empruntant guère à la règle bénédictine, que certaines apparences fort extérieures ; professant pour le latin une prédilection, qui n’avait qu’un rapport fort lointain avec la conservation de la littérature classique, mais qui les isolait du peuple, dont les ordres mendiants savaient bien parler la langue ; quelques-uns se livraient sérieusement à l’étude ; mais ces derniers infiniment plus rares qu’il n’est convenu de le dire : au xive siècle, Boccace, visitant la bibliothèque de Mont-Cassin, trouvait les livres couverts de poussière ou déchirés par les moines, qui les vendaient aux paysans pour servir aux sortilèges. — Le concile de Trente (session XXV ; De reform., c. 8) décréta que tous les monastères qui n’étaient pas soumis à des chapitres généraux ou aux évêques et qui n’avaient point leurs visiteurs réguliers ordinaires, seraient tenus de se réduire en congrégation, et de tenir assemblée de trois ans en trois ans. — En 1601, fut établie en Lorraine la Congrégation de Saint-Vannes de Verdun ; en 1606, l’abbaye de Saint-Denis fut érigée en congrégation bénédictine ; en 16'27, la Congrégation de Saint-Maur, fondée à l’instar de Saint-Vannes, suivant la réforme de dom Didier, et pourvue de lettres patentes de Louis XIII, fut approuvée par le pape : elle avait pour centre l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; le cardinal de Richelieu ordonna à tous les couvents bénédictins du royaume de s’y rattacher. C’est elle qui a fourni la meilleure part des travaux qui ont illustré le nom des bénédictins (V. Bénédictines).

Dans la querelle des jésuites et des jansénistes, les bénédictins français prirent parti pour les derniers : ce qui leur attira des vexations et des persécutions de tout genre. Ils cédèrent sous cette pression ; mais quand les jésuites furent bannis (1663), leurs établissements d’instruction furent remis aux bénédictins. Sur douze écoles reconnues par le gouvernement, ils en dirigeaient six : Sorrèze, Rebain, Beaumont, Pont-le-Roy, Dôle et Auxerre. — En 1833, dom Prosper Guéranger entreprit de reconstituer à Solesme (Sarthe) la congrégation de Saint-Maur. En 1837 dent avec celle de saint Benoît ou, plus exactement, que cette maison fut érigée en abbaye régulière et la dignité abbatiale conférée à P. Guéranger. L’abbaye de Solesme et une succursale établie à Angers ont été, après une résistance tapageuse, fermées en exécution des décrets concernant les communautés non autorisées. — Trithemius, abbé de Spanheim, comptait au commencement du xvie siècle, 48 papes ayant appartenu à l’ordre de saint Benoît, 200 cardinaux, 1,600 archevêques, 4,000 évêques, 15,700 abbés fameux et autant de saints canonisés (IV. Libri de viris illustribus ordinis S. B). Dom Guéranger, dans son Euchiridion Benedictinum (Angers, 1862), porte le nombre des papes à trente. — Les articles Abbaye, Anachorètes, Augustins, Basile le Grand, Benoît de Nursie, Biens ecclésiastiques, Chefs d’ordre, Congrégations, Couvent, Monastère, Ordres religieux, Règle forment un ensemble exposant l’histoire et l’organisation du régime monastique. E.-H. Vollet.

Bibl. : Outre les ouvrages cités dans cette notice, J. Mège, Vie de saint Benoît avec une histoire de sen ordre ; Paris, 1690. — Bulteau, Histoire de l’ordre de saint Benoît ; Paris, 1691. — Martens, De antiquis monachorum ritibus ; Lyon, 1690. — Mabillon, Annales ordinis S. B. ; Paris, 1703-1739 : — Mabillon et d'Achery, Acta sanctorum ordinis S. B. ; Paris, 1668-1701. — Ziegellauer, Martyrologium des Benedikt. Ordens ; Augsbourg, 1855. — Anonyme, Saint Benoît et ses ordres religieux ; Lille, 1855. — Montalembert, Les Moines d’Occident, t. II. — Grég. Smith, Benedictine rule and order, dans le Dictionnary of Christian antiquities de Smith et Cheetham ; Londres, 1875.