Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 399-434).
LA GRÊLE


Les Orages à grêle et le tir des canons, par M. Houdaille, professeur à l’Ecole nationale d’Agriculture de Montpellier, 1900.


Le terme de grêle évoque à l’esprit l’idée d’un fléau, soudain dans son apparition, désastreux dans ses effets, inexpliqué dans sa cause, mystérieux quant à son origine, capricieux à l’excès dans ses dégâts, funeste même quant à ses conséquences indirectes ; d’un fléau enfin impossible à éviter, à détourner, à maîtriser. Toutefois, dans la suite de ce travail, nous pourrons laisser entrevoir aux cultivateurs ou propriétaires une lueur d’espérance, en leur signalant un mode de préservation encore discuté, mais du moins simple et peu coûteux. Avec la crise agricole qui sévit aujourd’hui, on avouera que la condition d’un modeste prix de revient mérite d’être mise en avant.

Tout incohérentes que soient les notions acquises à l’heure actuelle sur la grêle, quelque peu significatifs ou contradictoires que paraissent les faits observés, il importe, du moins, d’exposer brièvement phénomènes et théories, sans négliger les conséquences pratiques propres à intéresser l’agriculteur.


I

Dans les climats septentrionaux ou sur les hautes montagnes des régions tempérées, on observe souvent un météore, parfaitement inoffensif d’ailleurs, nommé « le grésil. » Ce n’est qu’une modification de la neige ; le flocon, en tombant, traverse une couche atmosphérique d’une température relativement élevée ; il subit donc, dans sa chute, un commencement de fusion ; mais, arrivé dans une région où l’air est plus froid, il se concrète de nouveau et se précipite finalement à terre sous forme d’un globule opaque, spongieux, de la grosseur d’un pois, dont le faible choc est impuissant à endommager un végétal le plus souvent abrité sous la neige. Le grésil, sans être inconnu dans les plaines de l’Europe moyenne, y tombe quelquefois en hiver, mais à intervalles assez rares. Rares aussi sont les observatoires et les observateurs, et on conçoit qu’un phénomène qui n’apporte avec lui ni avantages ni inconvéniens passe inaperçu la plupart du temps.

Supposons, au contraire, qu’une tempête de grêle bien caractérisée vienne désoler un canton, et qu’un savant curieux d’examiner à fond ces projectiles naturels se trouve présent sur les lieux. Il constatera d’abord que la grosseur varie beaucoup. Non seulement elle change d’un grêlon à un autre, mais, si notre physicien consulte les résultats enregistrés par ses devanciers, il pourra très bien ne pas se trouver d’accord avec ces derniers. A ceux qui leur attribuent la grosseur d’un pois, il aura le droit d’opposer, non pas des racontars exagérés, mais des observations sérieuses et récentes. Ainsi, le 2 octobre 1898, une grêle bombarde le navire français la Tempête, mouillé en rade de Bizerte : certains grêlons dépassent le poids d’une livre et atteignent presque le kilogramme[1]. Quinze mois auparavant, en Styrie, dans un pays qui jouit du triste privilège de recevoir des visites exceptionnelles de grêle, on ramasse des grêlons ayant déjà commencé leur travail de fusion, et néanmoins pesant 1 100 grammes. Ce sont là, il est vrai, des cas extraordinaires, mais, entre les dimensions extrêmes mentionnées, se rencontrent tous les degrés intermédiaires possibles. Alors interviennent divers modes de comparaison, empruntés à tous les corps arrondis qui s’offrent à nos yeux dans la vie pratique, à commencer par la noisette, à poursuivre par la noix et l’œuf de pigeon, à terminer par l’œuf de poule. Ne vaut-il pas mieux, comme font les météorologistes actuels, évaluer l’épaisseur en centimètres ? Toujours est-il que, quand la moyenne des grêlons atteint le volume d’une noix, la chute passe déjà à l’état de catastrophe historique dont le souvenir et surtout le souvenir local ne s’efface pas de longtemps.

Avant que la chaleur du soleil n’ait produit son effet liquéfiant, empressons-nous de manier un de ces globes de glace pour en examiner la structure. Brisons-le au préalable. Nous distinguerons alors un noyau central, et ce noyau ne sera autre que le pacifique grain de grésil. Phénomène innocent ou fléau redoutable, les deux manifestations atmosphériques ont même origine et dérivent de causes semblables.

La forme générale, au premier coup d’œil, se rapproche assez de celle d’une sphère ; mais un examen plus attentif révèle déjà de sensibles anomalies par rapport à la figure théorique. Souvent, moins un grêlon est petit, moins régulier est son aspect. La sphère s’aplatit souvent en disque ou lentille ; fréquemment aussi elle s’allonge et dégénère en poire, en larme. Encore arrive-t-il dans bien des cas que, la base de la larme ou de la poire demeurant arrondie, les flancs s’aplanissent en exhibant quatre arêtes plus ou moins vives. M. Élie de Beaumont, à la suite d’une chute de grêle tombée sous ses yeux à Clamart le 14 mai 1837, crut observer dans les grêlons une forme constante relativement simple, mais que nous ne saurions définir sans user, bon gré, mal gré, du langage de la science : il s’agissait d’un polyèdre ou « angle solide » à base sphérique, le centre de la sphère coïncidant avec la pointe de la pyramide. Il semblait qu’une boule se fût agglomérée pour éclater ensuite sous l’effort d’une dislocation interne. Signalée à l’Académie des sciences, cette curieuse hypothèse de l’inventeur du système pentagonal fut confirmée bientôt par une lettre du savant astronome anglais Airy, dont les recherches ont embrassé certains points curieux de l’optique et de la minéralogie. Suivant Airy, la figure assez régulière des grêlons observés à Clamart constituait la forme type normale. Par malheur, les observations ultérieures n’ont pas confirmé l’hypothèse d’Élie de Beaumont et d’Airy. Comme dans une véritable poire d’ailleurs, la base du grêlon est ordinairement trop plate ou trop peu ronde pour satisfaire à la théorie, et il faut renoncer à démêler dans ces blocs de glace une forme simple et régulière.

La structure intime d’un grêlon n’est pas non plus homogène. A une couche de glace transparente succède une couche adjacente de nature opaque. Rien de plus facile à expliquer que cette différence d’aspect : lorsque les petites masses de glace qui s’ « intègrent » pour former les gros cristaux s’entassent bien régulièrement les unes à la suite des autres suivant une même loi, la glace est transparente ; lorsque la combinaison d’assemblage se modifie d’un cristal élémentaire à un autre, l’amas confus qui se trouve réalisé devient opaque. Une comparaison élucidera ce fait : le spectateur, qui, faisant face à la troupe, considère un régiment défilant en colonne au milieu d’un boulevard, distingue néanmoins (à part quelques éclipses périodiques) les promeneurs du trottoir opposé. Il ne les apercevrait pas, si les soldats en files régulières faisaient place à des bandes de manifestans ou à des promeneurs même peu nombreux circulant au hasard. Un grêlon, en définitive, est un assemblage hétérogène jusque dans ses particules les plus minimes.

Les observateurs, qui, maniant des grêlons fraîchement tombés, ont eu la curiosité de les briser et d’en sonder l’intérieur avec le doigt, n’ont pas manqué d’éprouver une véritable sensation de brûlure. En d’autres termes, le noyau d’un grêlon, peu d’instans du moins après sa chute, se trouve à une température très basse, naturellement bien inférieure au point fixe de la glace fondante.

Quel est le degré exact de cette température ? Il faudrait pouvoir disposer d’énormes grêlons, les creuser convenablement et introduire dans la cavité la boule d’un petit thermomètre,... circonstances rares et opération peu pratique. Mais les savans tournent la difficulté ; ils pèsent simplement le grêlon et l’introduisent dans un « calorimètre. » Un équilibre se produit, dont toutes les conditions se trouvent établies d’avance ; on observe la température finale à l’aide d’un thermomètre très exact et on dégage l’inconnue par un calcul numérique fort simple ; la difficulté réside plutôt dans les conditions d’expérience. Cette détermination a été faite dans l’été de 1875 par un des premiers physiciens de notre époque, M. Cailletet ; il observa — 9 degrés en opérant sur de jolis grêlons pesant 9 grammes et tombés dans le nord de la Côte-d’Or, près de Châtillon. La même année, un chimiste agronome dont le nom reviendra bientôt sous notre plume, M. Boussingault, tenta la même expérience à Unieux, au sud de Saint-Etienne, lors d’une grêle qui commit d’atroces ravages ; il trouva un chiffre plus bas encore : — 10°,3. Pendant l’essai, le thermomètre accusait 26 degrés de chaleur pour l’air ambiant !

Nous venons de formuler, — ou plutôt nous avons tenté d’exprimer, — différentes règles, générales dans leur ensemble, mais qui se heurtent à des exceptions fréquentes. La distribution géographique de la grêle, — si l’on peut s’exprimer ainsi, — suivant la coordonnée de latitude ne comporte pas moins d’anomalies.

D’abord les auteurs ont proclamé bien haut que le météore se réservait pour les latitudes moyennes ou pour la zone tempérée, jouissant seule de ce privilège (peu enviable, à la vérité). Par conséquent, étaient exemptes de grêle les régions équatoriales et les terres arctiques. On est en droit d’objecter à cela que la grêle, tout en tombant rarement, peut se précipiter à l’occasion sur le blanc manteau des solitudes polaires ; — de faire remarquer que le phénomène, neuf fois peut-être sur dix, passe inaperçu faute d’observateurs ; qu’un Groenlandais, ou même un Européen peu instruit, ne comprendra rien à un accident météorologique non susceptible de laisser des traces, sur un sol déjà glacé, et impuissant par force majeure à endommager une végétation chétive et extraordinairement clairsemée. Toutefois, l’absence de grêle aux régions arctiques semble à peu près prouvée, — et c’est à dessein que nous employons l’expression « à peu près. »

Mais alors, dira-t-on, comme, dans la zone tempérée, l’altitude, quand elle est suffisante, peut compenser la médiocrité de la latitude et engendrer un climat analogue à celui de la zone glaciale, il ne tombera pas de grêle, en bonne logique, au sommet du Mont-Blanc, par exemple. Pourtant le témoignage de Saussure est formel ; il grêle parfaitement sur les neiges éternelles des Alpes ; et, quant à la cime en question, le docteur Paccard et Jacques Balmat affirment nettement l’avoir vue cinglée par les grêlons.

On n’ignore pas non plus que, sous les tropiques, lorsqu’on s’élève suffisamment dans les montagnes, on retrouve l’équivalent du climat de nos pays. La grêle alors se manifeste. Nous invoquons à notre appui les observations de Humboldt, le témoignage de Boussingault, qui tous deux ont subi d’épouvantables tourmentes de grêle dans les Cordillères des Andes. En août 1830, à Mexico, qui se dresse à 2 247 mètres au-dessus du niveau de la mer, une telle averse de grêle se déchaîna sur la ville que les chevaux, — s’il faut en croire la légende, — s’enfonçaient jusqu’à mi-jambe dans la couche de projectiles. Il tomberait enfin de la grêle plusieurs fois par an à la célèbre métairie d’Antisana, le lieu habité le plus haut du monde.

Si l’on ouvre les Annales de chimie et de physique pour l’année 1855 et qu’on parcoure un travail d’André Poey, la légende de l’absence de grêle sous les tropiques reçoit un brutal démenti. Il s’agit de Cuba. Malgré la notoire insuffisance des observations ou des observateurs dans la première moitié du XIXe siècle dans l’île de Cuba, on se trouve en présence d’une statistique de quarante chutes environ pour une période de trente-cinq ans, de huit ou même neuf chutes annuelles à certaines époques exceptionnelles. Ces chiffres, bien entendu, s’appliquent à toute l’île, dont l’altitude générale n’est pas énorme au point de modifier le climat tropical. D’autre part, Moreau de Saint-Méry, dans sa monographie de Saint-Domingue publiée en 1797, mentionne six cas de grêle relatifs à cette belle colonie, échelonnés de 1774 à 1789, sans parler d’une chute antérieure beaucoup plus ancienne. Même Port-au-Prince, sur le littoral, fut grêlé en 1820.

On est allé plus loin. « La grêle, a-t-on dit, si on pouvait en recenser bien exactement les chutes durant une longue série de siècles, serait assez rare, à la vérité, sur un point donné voisin de l’équateur ; mais ce défaut de fréquence se complique d’irrégularités si exagérées qu’on a pu soutenir avec apparence de raison que la grêle était chose absolument inconnue à certains peuples. » Nos arrière-neveux trancheront la question de savoir si la grêle respecte ou non divers pays de la zone torride, en règle absolue. Il est vrai que le privilège des cyclones tropicaux compense tristement l’immunité, si elle existe.

Voit-on de la grêle en hiver ? Le Languedocien de Ratte, collaborateur à l’Encyclopédie, se pose cette demande dans l’article du Dictionnaire relatif au météore, et après avoir observé que l’opinion universelle conclut a la négative, il rapporte qu’à Montpellier, où la grêle, selon lui, est plutôt rare (les propriétaires de cette ville ne partageraient pas tous cet avis), il l’a vue tomber plusieurs fois en hiver et notamment le 30 janvier 1741, vers neuf heures du soir, « ce qui fortifie ce qu’on a déjà dit contre ceux qui prétendent qu’il ne grêle que pendant le jour. »

Encore un préjugé que notre auteur nous dispense de réfuter Seulement il est juste d’ajouter que, d’après les statistiques, la grêle tombe en moyenne trois ou quatre fois plus souvent pendant le jour que pendant la nuit.

Il nous reste, en dernier lieu, à donner une idée de la répartition des chutes de grêle suivant les mois de l’année, en résumant une statistique trentenaire très exacte dressée en 1890 pour le département de la Somme. Il faut toutefois remarquer que météorologistes et économistes n’envisagent pas la question sous le même aspect, encore que tous deux aient raison à leurs points de vue respectifs. Tirées des registres mêmes de la Compagnie d’assurances l’Abeille, qui les a fournis à M. Duchaussay, les données suivantes ne peuvent concerner que les orages ayant causé des dégâts ; mais, pour le physicien, inoffensive ou dangereuse, toute précipitation de grêle compte. Donc, sur 222 orages, les mois d’avril, septembre et octobre en réclament chacun 2 ; mai (31 grêles) équivaut presque à août (35 grêles) ; juillet, avec 66 cas (juste autant que les deux précédens réunis), se montre menaçant ; et, pour finir, juin, avec 76, remporte la palme de la destruction.

Loin de rester immobile en écrasant toujours un territoire donné du commencement à la fin de l’orage, le météore ravageur, populabundus agros, comme dit Sisenna, circule avec une vitesse à peu près égale ou même supérieure à celle d’un train rapide, en parcourant une distance très variable, mais qu’on a vue atteindre plusieurs centaines de kilomètres. Un fléau pareil ruinerait la moitié d’un pays comme la France en quelques heures, si, par un bonheur relatif, la largeur de la zone grêlée ne s’étendait jamais à plus de 16 kilomètres et ne se réduisait souvent à un ou deux. Quand, pendant ce trajet sinistre, une vallée s’ouvre dans le sens de propagation, malheur à elle : car la grêle en épouse immédiatement les sinuosités. Quelquefois encore l’orage, d’abord unique, se sépare en deux branches distinctes qui cheminent parallèlement. On a remarqué aussi qu’à droite et à gauche de la bande grêlée, les chutes de foudre se produisaient fréquentes.

Il serait non pas difficile, mais absolument impossible, de dresser une statistique de la distribution des grêles en France, embrassant à la fois tout le territoire et une longue série d’années. Ce que l’on sait, c’est que les dégâts commis dans notre pays, lors de certaines années désastreuses, se sont chiffrés par plusieurs dizaines de millions de francs et que ces dégâts mêmes sont répartis suivant la plus choquante inégalité. Peut-on se fonder sur l’examen des listes d’indemnités payées par les compagnies d’assurances opérant dans la France entière ? Ces renseignemens sont curieux, mais exigent de formidables restrictions. Là où la grêle est rare ou peu dangereuse, on ne s’assure point ; dans les régions forestières, les dommages ne sont pas assez graves pour mériter l’assurance. Tel paysan, telle commune, harcelés par la grêle n’ont pas les moyens de recourir à une compagnie : et, à l’inverse, tel riche propriétaire dont les domaines se fractionnent en plusieurs exploitations un peu éloignées préférera rester son propre assureur. Ces restrictions posées, il nous a paru que la grêle, en 1899, s’est principalement attaquée aux départemens suivans : Ain, Allier, Aude, Cher, Côte-d’Or, Creuse, Eure-et-Loir, Haute-Garonne, Gers, Gironde, Hérault, Indre, Loiret, Lot, Lot-et-Garonne, Nièvre, Saône-et-Loire, Somme. Dans cette liste, nous allons en choisir trois, pour les examiner d’un peu plus près, en nous appuyant sur des essais de statistique condensés dans l’Atlas météorologique de l’Observatoire pour l’année 1868.

Parlons d’abord du Loiret. Pendant les trois années 1866, 1867, 1868, la moitié des orages environ qui ont été recensés fut accompagnée de chute de grêle, grave ou inoffensive. A signaler trois orages particulièrement désastreux, en juin et septembre 1866 et en avril 1868 (on voit que le peu de fréquence de la grêle en avril n’entrave pas sa violence pour cela). Il s’est présenté en outre quelques cas de grésil.

Pour des raisons insuffisamment expliquées, la grêle épargne un peu l’arrondissement de Pithiviers. Orléans subit le météore par les orages venus du nord, Gien par ceux dérivant du sud, Lorris et Beaune-la-Rolande jouissent de la peu enviable faculté de pouvoir être grêlés de deux manières différentes. Observons, à ce propos, que les statistiques de la grêle accusent forcément des moyennes irréprochables pour les banlieues des grandes villes où les observateurs zélés ne manquent pas, non plus que les observatoires, et aussi parce que les cultures y acquièrent assez de valeur pour provoquer de nombreuses assurances. Les vastes forêts qui couvrent l’arrondissement de Pithiviers détournent-elles la grêle ? ou éloignent-elles simplement météorologistes et polices d’assurances devenus inutiles ?

Mais, là où les grêles ne peuvent passer inaperçues, c’est dans un département comme la Somme ; les statistiques, nous ne l’ignorons plus, abondent à l’égard d’un terroir fertile, bien cultivé et homogène. La carte de l’Atlas que nous avons sous les yeux, dressée en 1868 par M. Lenoël, président de la Commission météorologique de la Somme, résume dix-sept années de statistiques et concorde suffisamment avec le graphique de M. Duchaussay, dont nous avons parlé plus haut et qui est plus récent, pour que nous réunissions les doux séries de résultats. Tirez d’abord une ligne de Moreuil à Bray ; prolongez-la dans les deux sens jusqu’aux frontières du département : tout ce qui se trouvera à droite ou à l’est de cette ligne n’a cessé et ne cesse encore d’être en butte aux attaques du fléau. De 1851 à 1868, Montdidier, Roye, Ham, Péronne ont horriblement souffert. Les taches noires symboliques indiquant les chutes dessinent sur la carte un réseau lugubre qui, fait assez curieux, s’entr’ouvre pour former une sorte d’enclave au sud de Rosières et de Chaulnes. Plus loin. Adieux et Doullens sont « détestables, » dirait un agent d’assurances. Les cantons d’Oisemont et de Moyenne valent un peu mieux... par comparaison, et Villers-Bocage, Gamaches, Ault semblent moins mauvais. Enfin, presque plus de points noirs aux environs d’Amiens, au nord d’Abbeville, pas plus que sur le littoral de la Manche jusqu’à Ault. Telle est l’inégalité de la distribution des orages à grêle, que tel canton est soixante fois plus atteint que tel autre. Au point de vue de la topographie physique, la grêle semble éviter le voisinage de la mer, fuir les quelques forêts qui demeurent dans la région, et affectionner surtout les plateaux de 100 à 170 mètres d’altitude dans lesquels les fleuves côtiers, et notamment l’Authie, prennent naissance.

Du Nord émigrons au Sud-Ouest. Contemplons la carte des grêles de la Gironde, embrassant les quatre années 1865 à 1868. Nous apercevons trois zones inégalement dangereuses : le triangle renfermé entre la mer, la Garonne et la frontière des Landes ne reçoit pas souvent la grêle. Ce fait concorde avec ce que nous avons déjà dit ; il est vrai que bien des chutes peuvent passer inaperçues dans les solitudes des pinèdes. Puis, en second lieu, l’arrondissement de Bazas et la rive droite de la Dordogne, au nord du département : régions déjà plus exposées. En troisième lieu, les alentours de Bordeaux et tout le territoire compris entre la Garonne et la Dordogne forment la zone la plus maltraitée, il résulte de la comparaison de ces observations avec celles résumées pour la Somme, que la grêle affectionne décidément les parties hautes des vallées et les plateaux intermédiaires, qu’elle s’écarte des forêts et s’éloigne de la mer. Mais, du défaut de fréquence à l’immunité absolue, il y a loin, et, en fait de grêle, « tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. »


II

On conçoit, à la rigueur, que les projectiles de glace, de la grosseur que nous avons indiquée, puissent, animés qu’ils sont d’une vitesse de chute considérable, tuer des hommes dans certaines circonstances. Le fait s’est vu, paraît-il, dans le cours de l’année 1727 à Labouheyre (Landes),,., en Gascogne, il est vrai[2]. Mais semblable catastrophe est heureusement très rare, puisque, en 1832, le pasteur de Preusdorf (Allemagne) rassemble trois vieillards de sa paroisse pour évoquer leurs souvenirs au sujet d’une grêle extraordinaire dont ils avaient été témoins dans leur enfance, le 2 juillet 1768 ; les victimes sont nombreuses, mais elles se réduisent à des lièvres et des oies. Après tout, dans le Midi de la France, une forte pluie d’orage, comme il en tombe souvent sur les bords de la Méditerranée, suffit, même sans grêle, à faire périr des centaines de moineaux dont les cadavres jonchent le sol[3]

Hommes et animaux peuvent encore réussir presque toujours à trouver un abri. Mais, avec des grêlons gros comme des noisettes dont la pluie ne modère pas l’impulsion, on s’imagine les ravages que subissent les récoltes non protégées. Par cela même qu’ils sont atroces, les dommages produits méritent examen. Commis aux dépens des plantes herbacées dont les feuilles non résistantes sont lacérées par les projectiles glacés, ces ravages se comprennent d’eux-mêmes sans explications. Mais, de fort longue date, les agriculteurs ont remarqué l’infertilité causée par la grêle sur les champs devant porter récolte après la catastrophe, soit que, la saison n’étant pas trop avancée, on veuille labourer et ressemer tout de suite, soit qu’on attende l’année suivante pour réaliser la même tentative. L’agronomie moderne interprète à merveille cette bizarre circonstance que nos pères observaient, sans en saisir la raison. La fertilité d’une terre est intimement liée à sa richesse en nitrates, dont l’acide nitrique est engendré par certains microbes. Ces derniers sont « aérobies, » circonstance expliquant très bien l’utilité des labours qui aèrent le sol et favorisent leur multiplication ; mais, de plus, leur activité s’engourdit pendant l’hiver pour reprendre aux premiers effluves du printemps, se développer à son maximum lors des chaleurs de l’été, s’affaiblir enfin de nouveau quand survient l’automne. Supposons une chute de grêle se produisant au mois d’août, par exemple, alors que les microbes nitrificateurs fonctionnent avec le plus d’ardeur ; la surface de la terre sera brusquement ramenée, et pour une période assez longue, à une température sinon très basse, du moins voisine de zéro. Transition désastreuse pour ces petits êtres, qui souffrent comme souffrirait tout animal supérieur, tout végétal auquel on infligerait un passage trop brusque de la chaleur au froid. Ce n’est qu’à la longue que la nitrification pourra évoluer de nouveau. Si donc on ressème immédiatement un champ ravagé par la grêle, on s’expose à des mécomptes, car les jeunes plants manqueront d’alimens. M. Vacher, ancien député de la Corrèze et membre de la Société nationale d’Agriculture, va même plus loin ; si la grêle tombe, dit-il, sur un champ de blé et hache par trop les épis, il faut se résigner à faucher la paille telle quelle, à l’entasser et à mettre le feu à l’amas. Les cendres chaudes revivifient le sol.

Il ne faut pas hésiter non plus à faucher aussi les récoltes encore vertes. Du moins les trèfles auront chance de repousser. On sera plus malheureux avec les vesces et les pois. Au contraire, les chicorées sont peu sensibles à la grêle, alors que maïs, pommes de terre, tabacs, chanvres, betteraves, houblons en fleur souffrent énormément de ce fléau.

Aura-t-on plus de chance, avec les mêmes circonstances de grêle, dans les exploitations à culture arbustive ? Les apparences le feraient présumer, mais la pratique agricole dénote le contraire. En ce qui concerne une récolte annuelle, on peut, avec des soins et des dépenses, si la saison n’est pas trop avancée, utiliser le sol après la catastrophe et l’on a toujours, — au prix de fumures suffisantes, — la ressource de l’année prochaine. Précoce, au surplus, la grêle ne commet pas encore beaucoup de dégâts sur des plants peu développés ; tardive, elle ne survient qu’après l’engrangement des récoltes. Au contraire, — sauf durant la période de repos de la végétation, — l’arbuste a tout à redouter du choc des grêlons, et le dommage produit, loin de se localiser sur l’organe meurtri, se répercute sur tout l’ensemble du végétal, qui souffre non seulement pour tout le reste de l’année courante, mais pendant l’année suivante, sans même parler de l’infertilité infligée au sol, qu’il est encore à la rigueur possible de corriger à force d’engrais nitriques.

Même s’il n’est pas haché par le projectile céleste et qu’il se trouve simplement meurtri, le grain de raisin ne peut parfaire l’évolution de sa maturité. Les lèvres de la plaie forment une fissure par laquelle peuvent s’insinuer, — sans métaphore, — avec la plus grande facilité, la pourriture, le black-rot et tutti quanti. Supposons le grain intact et le pédicelle atteint, il est clair que les sucs nourriciers de la tige parviendront aux fruits dans de détestables conditions et que la grappe mûrira mal. Et nous ne parlons pas des feuilles broyées, des sarmens tranchés ou même froissés ! Affaiblie par ses blessures, la vigne ne peut plus résister à l’assaut des fléaux cryptogamiques et autres qui la harcèlent sans cesse et s’attaqueront principalement aux organes atteints par la grêle. En admettant encore que le bloc de glace n’ait supprimé que quelques feuilles sans endommager le reste, il n’en résulte pas moins la nécessité absolue pour le vigneron de recommencer sur-le-champ ses traitemens anticryptogamiques, parce que les feuilles extérieures, celles qui ont reçu la poudre ou la bouillie, ont disparu les premières, laissant à découvert les feuilles intérieures non atteintes par le sel de cuivre.

Lorsque, au moment de la grêle, les raisins sont mûrs ou prêts à mûrir, il faut, soit les cueillir tout de suite, soit devancer l’époque normale de la vendange, selon les circonstances. De cette manière, on atténuera un peu les inconvéniens du fléau en coupant court au développement des maladies inévitables qui fondraient sur le raisin grêlé. Mais, de toutes façons, qu’on ne s’attende pas à obtenir un produit de choix. Un savant agronome toulousain, M. de Malafosse, n’estime pas à moins de 2 ou 3 degrés la perte en alcool sur les vins provenant de vignes grêlées par rapport à ceux récoltés sur des souches voisines indemnes, et l’acidité, ce facteur si nécessaire à une bonne vinification, perd absolument de sa régularité, si on la dose sur des raisins frappés par les grêlons.

Qui dit vigne grêlée dit être vivant malade qui non seulement devient incapable d’effort, mais encore réclame d’une façon urgente, par son état, des soins coûteux en vue d’un retour éventuel à la santé, En résumé, le propriétaire dont le vignoble a subi une grêle un pou sérieuse est assuré : 1° de ne compter sur aucun bénéfice de récolte pour l’année courante ; 2° de voir pour l’année suivante la vendange diminuée, parce que la vigne est encore convalescente et le sol empoisonné ; 3° d’être obligé encore à redoubler de soins, et cela en pure perte, à l’égard d’un vignoble improductif. Situation peu consolante, comme l’on voit[4] !

Comme remède relatif, très relatif, on a indiqué la pratique de la taille après la grêle. Mais, excepté les discussions de résistance phylloxérique et d’adaptation des cépages porte-greffe, aucune question viticole n’a engendré de controverses aussi âpres que celle-ci. C’est ce qui doit arriver, du reste, toutes les fois que le sujet traité échappe au domaine exclusif de la théorie et de l’absolu, pour ressortir uniquement à la pratique et à l’expérience. Or, tel est le cas.

Supposons donc une vigne abîmée par la grêle, mais par une grêle précoce, au mois d’avril ou de mai, par exemple. L’agriculteur prendra vite son parti ; il se mettra au travail le plus tôt possible et retaillera en vert la vigne, laquelle aura, il est vrai, prodigué ses forces en pure perte durant plusieurs semaines, mais n’aura pas encore épuisé ses réserves. Débarrassée de ses organes meurtris, redevenue saine, la souche pourra prendre le dessus, réagir, pousser du bois, l’aoûter à fond, si l’année est favorable, et produire même une demi-récolte d’assez bonne qualité, bien que tardive, qui récompensera en partie le propriétaire de ses débours. L’hiver suivant, la taille pourra se faire à peu près dans les conditions normales. Il est certain, d’ailleurs, que l’effort supplémentaire qu’on aura demandé au végétal blessé mérite salaire, sous forme de fumier, travaux et traitemens.

Imaginez, au contraire, une grêle survenant au mois d’août. À cette époque, la vigne a dépensé toutes ses réserves pour émettre son bois, produire ses feuilles, développer son fruit ; sa provision de sève commence à s’épuiser. Quiconque possède quelques notions agricoles n’aura jamais l’idée de retailler à fond : ce serait vouloir tuer le cep malade. Tout au plus cherchera-t-on à supprimer les organes les plus endommagés ; on se bornera à traiter de nouveau en vue du mildew et du black-rot et à continuer cultures et façons.

Mais, — on le comprend très bien, — en dehors de ces deux circonstances extrêmes, il peut s’offrir des cas intermédiaires. Taillera-t-on ou ne taillera-t-on pas ? Le procédé donnera des résultats très passables à tel agronome ; celui-ci le recommandera, lors de la prochaine grêle survenant à la même date, à ses voisins qui, s’en trouveront fort mal. Pourquoi ? C’est que la question dépend d’une foule de circonstances dont nul ne saurait estimer le coefficient exact. On peut savoir à quoi s’en tenir sur l’état actuel du vignoble après le fléau, sur la constitution du sol, la vigueur des souches, les soins qu’elles ont reçus, mais personne ne peut prévoir comment l’été finira, comment l’automne et l’hiver surviendront, quels seront les accidens à venir, etc. Alors on agit « au petit bonheur, » et tel, qui opérait avec confiance sur tout son vignoble, échoue, tandis que celui qui appliquait avec répugnance la taille à quelques ceps d’ores et déjà sacrifiés réussit parfaitement bien.

Ajoutons que les jeunes pousses, que, taillé ou non, l’infortuné végétal développe sous l’impulsion d’un effort suprême, sont une proie facile pour les maladies cryptogamiques, si on ne les « cuirasse » de vitriol bleu, suivant l’expression consacrée. On sait que le mildew épargne relativement une feuille d’un certain âge et déjà durcie, et ravage sans peine un organe encore tendre dont la résistance vitale est insuffisante.


III

Nous avons fourni quelques indications sur la nature de la grêle, signalé vaguement ses préférences, qui n’ont rien que de très relatif, montré ses effets ; en somme, nous avons résumé surtout des faits incontestables d’observations, dont beaucoup résultent de la tradition agricole sans qu’il soit besoin, pour les confirmer, du témoignage des hommes de science. Mais, si nous interrogeons ceux-ci sur l’origine de la grêle, sur les causes de ce météore, nous nous heurtons à un des problèmes les plus ardus de la physique du globe. Nos lecteurs auront pu le prévoir : un phénomène variable à l’extrême dans sa réalisation, dans ses circonstances, ne saurait a priori provoquer une explication simple.

Et d’abord, la grêle elle-même n’est-elle pas un paradoxe matérialisé ? Des fragmens solides se précipitent des hautes régions de l’atmosphère sur le sol ; mais quelle force mystérieuse les maintenait passagèrement suspendus ? Pendant les plus lourdes chaleurs de l’été, nos champs sont bombardés par des projectiles de glace dont la température est même bien inférieure au point de congélation.

Quant aux signes avant-coureurs du phénomène, ils ne sont pas de nature à forcer l’attention, ni à trahir immédiatement les causes de la grêle. Il est vrai que le baromètre baisse lentement, que le ciel se trouble, que parfois couronnes et parhélies se manifestent, que la chaleur devient étouffante au point de troubler la marche quotidienne du thermomètre, mais enfin, toutes les fois que surviennent ces circonstances, la grêle ne tombe pas pour cela. Quant à l’aspect des nuages grandinifères, quant au bruit caractéristique qui précède immédiatement la chute, les agriculteurs ne le connaissent que trop. L’abaissement brusque de température qui accompagne ou suit la précipitation des grêlons s’explique de lui-même, d’autant que les blocs de glace, dans leur descente, entraînent avec eux par adhésion une masse d’air froid non négligeable.

Suivant tous les auteurs anciens ou modernes, la grêle constitue un phénomène physique, favorisé ou modifié : 1° par des affinités chimiques, d’après les uns ; 2° par des influences électriques, selon les autres. D’autres savans, se ralliant à une troisième opinion, ne voient dans la grêle qu’un accident de congélation dans lequel chimie et électricité n’ont rien à voir.

Nous ne mentionnerions pas la première hypothèse, complètement abandonnée aujourd’hui, si elle n’avait joui d’un certain crédit au XVIIIe siècle. On la trouve soutenue dans un mémoire couronné en 1752 par l’Académie de Bordeaux, et De Ratte ne semble pas éloigné de l’adopter dans son travail de l’Encyclopédie. Pour expliquer un phénomène mystérieux, on trouvait commode de recourir à des affinités hypothétiques entre substances de nature mal connue, parce que substances et affinités se pliaient avec une parfaite bonne grâce aux rêveries des savans de l’époque.

Passons à la seconde théorie, dite électrique, conçue par un génie de premier ordre, Volta ; certains météorologistes contemporains et non des moindres, comme Marié Davy, la soutenaient encore il y a vingt ans. Supposez que des gouttes de pluie tombant dans l’atmosphère se transforment d’abord en grains de grésil : pour cela, il suffit que le hasard les fasse descendre d’une zone supérieure relativement chaude dans une couche inférieure beaucoup plus froide qui déterminera la congélation. La plupart du temps, le grain de grésil se liquéfiera de nouveau par la traversée ultérieure d’une couche basse attiédie, et la terre ne recevra que de l’eau. Mais concevons qu’au moment du passage dans la zone froide, le grain de grésil se trouve placé entre deux nuages électrisés en sens contraire, soit placés l’un en face de l’autre à la même hauteur, soit flottant sur la même verticale à des niveaux différens. Le futur grêlon sera attiré par le premier nuage, puis repoussé ; il reviendra choquer le second, sera repoussé sur le premier et ainsi de suite... Pendant ce va-et-vient, il se « nourrira » dans l’air froid en réunissant à sa surface les cristaux de glace microscopiques qui flottent dans l’air ou ceux qui constituent les nuages. A force de grossir, il deviendra trop lourd pour que les influences électriques puissent balancer la pesanteur et il se précipitera, désormais assez gros pour ne pas éprouver de fusion dans son passage très rapide à travers la couche tiède en contact avec le sol. D’ailleurs, la circulation ininterrompue des grêlons provoque la décharge mutuelle des deux nuages, à la façon d’un conduit réunissant deux réservoirs d’eau de niveaux différens : l’un baisse et l’autre monte jusqu’à équilibre. La plupart de nos lecteurs n’ignorent point que Volta imagina, à l’appui de son hypothèse, une assez jolie expérience, propre à amuser les jeunes débutans qui commencent l’étude de l’électricité. On fait communiquer les deux pôles d’une machine en activité, l’un avec une boule métallique, l’autre avec un plateau de cuivre sur lequel reposent plusieurs balles légères en moelle de sureau. La boule domine le plateau d’une certaine hauteur, et les deux pièces sont isolées rigoureusement. On voit aussitôt les balles s’élancer vers la sphère supérieure (qu’on peut d’ailleurs remplacer par un second plateau), la heurter, retomber pour rebondir de nouveau, et ainsi de suite indéfiniment tant que la machine fonctionne. Si l’on cesse de tourner, le phénomène s’interrompt de lui-même au bout d’un certain temps, et on constate que les deux pièces de l’appareil sont, ainsi que les balles, revenues à l’état neutre. Ces dernières figurent les grêlons et celles-là les deux nuages[5].

Du temps de Volta, les savans ne possédaient sur la constitution de notre atmosphère, sur les nuages, sur les températures des hautes couches de l’air, que des notions insuffisantes. Aujourd’hui, nous sommes plus instruits. Essayons de résumer les données utiles à notre troisième et dernière explication, qu’on aura droit de trouver bien insuffisante encore.

Les premières ascensions scientifiques en ballon fournirent des résultats approximatifs constatant l’extrême froid qui règne dans les régions élevées de l’atmosphère. Mais dès qu’on essayait de coordonner ces notions, on se heurtait à d’énormes divergences. Ce n’est que tout récemment que l’on a acquis des connaissances assez complètes au moyen de « ballons-sondes. » On sait que ces aérostats sont munis de deux appareils enregistreurs, l’un barométrique qui dénote l’altitude atteinte par le ballon au sein des airs, l’autre thermométrique qui inscrit les températures correspondantes. En coordonnant les résultats acquis au moyen de certains de ces instrumens lâchés dans le ciel, on n’obtient pas encore une loi simple, mais enfin le chaos primitif se débrouille un peu. Résumons, par exemple, quelques règles déduites des expériences toutes récentes (1898-1899) de M. L. Teisserenc de Bort, à Trappes près Paris.

Tout le monde sait qu’en hiver il arrive souvent que la température de 0° règne à la surface du sol et même un peu plus bas jusqu’à une certaine profondeur. En été, la surface fictive qui réunit les points de l’atmosphère qui jouissent de cette température, la surface « isotherme » de 0°, comme disent plus brièvement et aussi clairement les météorologistes, peut s’élever à des hauteurs très variables et atteindre 4 000 mètres d’altitude. L’isotherme de — 25° naturellement ne touche pas le sol dans nos climats tempérés, sauf occasionnellement lors de certains froids historiques, mais, de 1898 à 1899, elle ne s’est jamais abaissée au-dessous de 3 000 mètres, même en hiver, et elle s’est élevée à 8 000 (septembre 1898). L’isotherme de — 40° se balance entre 6 000 et 9 000 mètres : celle de — 50° oscille de 8 000 mètres à 12 000 mètres (hauteur anormale observée en juillet 1899). Les variations annuelles de température qui nous l’ont tantôt étouffer, tantôt grelotter, se répercutent jusqu’à 10 000 mètres de hauteur.

On sait que, depuis le début de ce siècle, les nuages ont été classés en quatre grandes séries auxquelles se rattachent divers types intermédiaires. Nous n’avons pas à nous préoccuper de l’une de ces catégories, celle des stratus dont le nom traduit l’apparence stratifiée. Mais considérons les nuages fibreux que les marins appellent des « queues de chat » et les savans des cirrus. Ils flottent dans les hautes régions de l’atmosphère à 4 000 mètres et plus, et, vu le froid extrême qui règne dans ces déserts aériens, sont composés d’innombrables aiguilles de glace, microscopiques, en suspension. Ces aiguilles se soutiennent dans l’air ambiant, grâce à un phénomène d’adhésion encore mal compris, mais qui ne saurait être contesté en présence des observations précises des ascensionnistes.

Qu’un courant descendant, provenant d’un tourbillon à axe horizontal, amène un cirrus au sein d’un cumulus, ou qu’un courant ascendant élève un cumulus jusqu’au contact d’un cirrus, — faits exceptionnels, à la vérité, — et la grêle pourra prendre naissance. Les cumulus, en effet, qui constituent la troisième classe de nuages, sont les « balles de coton » des marins, grosses nuées à profil arrondi, formées de vésicules d’eau en suspension dans l’air tiède à une hauteur relativement médiocre. Au contact de la glace extrêmement froide et du brouillard plus chaud, il se produit une rupture d’équilibre, une agglomération subite de gouttelettes d’eau qui, devenant plus lourdes par leur réunion, tombent, sous forme de pluie bienfaisante, de la nuée devenue sombre et transformée en nimbus ou nuage à pluie. Mais, si l’ « apport de froid, » pour ainsi parler, est plus brusque, plus puissant, il se formera non plus de l’eau, mais du grésil. Souvent, fouettés par le vent, les grains de grésil tourbillonneront dans l’air sans tomber, et, retenant à leur surface tous les cristaux de glace qu’ils auront choqués, grossiront jusqu’à ce que, leur poids l’emportant sur la force du courant d’air, ils descendent sous forme de grêle. Celle-ci provient, en somme, d’un nuage à pluie subitement glacé par une influence irrésistible.

Ces conditions se reproduiront surtout en été et pendant le jour, lorsque l’air, dans le voisinage du sol, est puissamment échauffé, les nuages abondans et chauds, et les surfaces isothermes assez rapprochées les unes des autres pour qu’un courant aérien ordinaire les confonde momentanément, d’où chute de pluie ou chute de grêle.

Les cristaux des cirrus primitifs serviraient de noyau d’agrégation, et la force du tourbillon expliquerait, sans avoir besoin de recourir aux mouvemens électriques, la suspension provisoire entre terre et ciel de ces masses fort lourdes. A la fin, le tourbillon perdant de sa violence et la grêle devenant trop pesante, celle-ci tombe, et l’on conçoit sans difficulté que, pendant et après leur chute, les grêlons se soudent et acquièrent quelquefois, par exception heureusement, les dimensions extraordinaires que nous avons signalées. Enfin, comme aux différentes natures de nuages correspondent des états électriques très différens, des décharges se produisent au moment du contact de ces masses hétérogènes et l’orage accompagne la pluie ou la grêle. Il est possible, après tout, que le rôle de ces décharges soit effacé, accessoire, mais enfin intervienne quelquefois, en favorisant la production du météore.

M. Millot, dans son cours de météorologie devenu classique[6], observe que, si l’on guette un nuage orageux, un nimbus sombre se résolvant en pluie à l’horizon, on distingue, au-dessus de ce nimbus, une masse arrondie et blanchâtre de cumulus, analogue, si l’on veut, à un champignon, une enclume, un pavillon évasé, soudé par sa base au nimbus. « C’est, dit M. Mil- lot, la trombe descendante des cirrus à laquelle Rozet a donné le nom de trombe interlunaire. »

Malgré tout, l’explication rigoureuse et bien élucidée du phénomène de la grêle n’a pas encore été trouvée. Il faut nous contenter des vagues notions que nous venons de résumer.

Toutefois, certains savans italiens, désireux surtout d’expliquer l’utilité de l’intervention des décharges d’artillerie sur les chutes de grêle, ont récemment compliqué la genèse du phénomène, Nous reparlerons de leurs théories à propos des tirs agricoles.


IV

Trois palliatifs ont été successivement proposés comme moyen de protection contre la grêle. Nous exclurons d’abord à dessein la méthode très efficace, mais un peu naïve, consistant à abriter les végétaux sous des vitres, sous un réseau de fil de fer. Le dernier procédé, celui de l’artillerie, est trop important pour ne pas faire objet d’une étude spéciale qui terminera notre travail. Quoique les deux autres n’aient aucun rapport entre eux, ni dans leur objet, ni dans leurs principes, nous les associerons, parlant d’abord fort brièvement des poteaux défenseurs, plus longuement du mécanisme des assurances.

Jusqu’à ces derniers temps, on croyait à n’en pouvoir douter que la grêle était surtout un météore d’origine électrique. Alors, pourquoi ne pas employer contre cette ennemie la même arme qu’à l’égard des coups de foudre ? On pensa donc à installer en plein champ des paratonnerres économiques, des poteaux qui, soutirant l’électricité des nuages, devaient par cela même préserver de la grêle ou du moins l’envoyer chez le voisin. Nous nous rappelons avoir contemplé, il y a plus de vingt ans, la vaste plaine de Muret, au sud de Toulouse, dans une région assez sujette à la grêle, absolument hérissée de « bigues » en bois supportant chacune un fil de fer, destinées à préserver les cultures. Le remède fut reconnu inefficace, sinon nuisible, car, peu d’années après, il ne restait plus un poteau debout.

Alors, dira-t-on aux agriculteurs, résignez-vous, laissez tomber la grêle sur vos terres, puisque vous ne pouvez l’empêcher, et assurez-vous. Choisissez au mieux de vos intérêts entre les « assurances à prime fixe »[7] et les « mutuelles, » qui elles-mêmes se divisent en deux catégories.

Fournissons, à ce propos, quelques détails empruntés aux règlemens d’une de nos principales Compagnies d’assurances à primes fixes. Nous constatons d’abord que les récoltes qu’il s’agit d’assurer se divisent en cinq classes. La première comprend notamment les blés, les maïs, les pommes de terre, sainfoins, trèfles, luzernes. La seconde embrasse les seigles, avoines, orges. La troisième se compose de sarrasins, colzas, chanvres, et, en général, des plantes légumineuses cultivées pour graines, La quatrième classe englobe la vigne et le houblon, auxquels s’adjoignent chardon et safran. Le tabac figure tout seul dans la cinquième classe.

La prime annuelle que l’assuré aura à payer pour 100 francs de capital garanti dépendra d’abord de la classe des produits agricoles à protéger, — ce qui se comprend, — mais aussi de la commune à laquelle se rattache l’exploitation, et enfin de l’année au cours de laquelle il contractera sa police. De là trois questions assez curieuses pour mériter examen.

Il est clair que la grêle, par sa chute et à égalité de violence, nuit moins à une prairie ou à une avoine qu’à un vignoble ou à une plante de tabac. D’ailleurs, la moisson, par exemple, précède la vendange de beaucoup ; un blé, fauché le 15 juillet, par exemple, ne risquera plus rien désormais, alors que la vigne voisine sera encore exposée au fléau pendant trois mois de plus, et pendant trois mois féconds en orages. Par conséquent, si la prime des récoltes de la première série est fixée à 1 fr. 20 et celle spéciale à la seconde série à 1 fr. 60, le taux afférent à la troisième classe sera de 3 fr. 20 et celui de la quatrième de 6 francs ; de la seconde à la troisième classe, la prime double ; de celle-ci à la quatrième, elle double presque. De plus, la Compagnie fixe un maximum d’évaluation variable chaque année, avec le prix des denrées agricoles. Ainsi, dans le tarif de 1885 de la Société choisie comme exemple, l’avoine ne peut être assurée au delà de 15 francs l’hectolitre, dont 12 francs de grains et 3 de paille. Pour d’autres denrées, comme pour les vins, le maximum est fixé d’après la valeur des produits du département : ainsi, au tarif de 1898, la valeur extrême de l’hectolitre de vin est limitée à 30 francs pour Vaucluse, le Gard, l’Hérault ; elle s’élève à 35 francs pour l’Aude, à cause des crus des Corbières ; à 40 francs pour les Pyrénées-Orientales. Naturellement, pour la Gironde, la limite serait encore plus reculée. Le capital couvert dépend, cela va sans dire, non seulement de la valeur de l’unité de poids ou de mesure de la denrée garantie, mais de son quantum par hectare, que fixe lui-même le propriétaire.

Ce dernier a tout intérêt à le diminuer, au surplus, car, en cas de sinistre, l’expert de la Compagnie peut très bien obtenir une réduction, s’il juge exagéré le taux de récolte par hectare, tandis que le prix de l’unité, une fois fixé par convention, ne saurait être rogné. Cela peut amener des conséquences assez bizarres. X... et Y... possèdent respectivement deux vignes contiguës parfaitement identiques ; X... escompte sa récolte sur la base de 50 hectolitres et déclare une valeur de 20 francs l’hectolitre : il paie donc sa prime sur une base de 20x50 francs ou 1 000 francs. La grêle tombe et emporte la moitié de la récolte ; mais l’expert de la Compagnie parvient à démontrer que la récolte, si elle fût venue à bien, n’eût pas dépassé 30 hectolitres ; l’indemnité n’atteint plus que les trois cinquièmes de la moitié de 1 000, c’est-à-dire 300 francs, tous calculs faits, à rembourser à X...

Son voisin Y... a été mieux avisé. Il n’a déclaré sa récolte que sur le pied de 30 hectolitres, mais en prenant pour base le prix de 30 francs. Produit 900 francs, d’où résulte même une petite économie sur la prime. Mais, après le sinistre détruisant la moitié de la récolte, l’expert sera obligé d’accepter le chiffre de 30 hectolitres de production, conforme à la réalité, et comme il ne peut chicaner sur le prix de 30 francs l’hectolitre, quelle que soit la baisse survenue depuis la signature de la police. Y... recevra la moitié de ses 900 francs assurés et encaissera 450 francs, c’est-à-dire 150 francs de plus que X..., malgré le paiement d’une prime moindre.

Il est fort rare que la grêle emporte la totalité de la récolte assurée. Le représentant d’une agence très importante du Midi, occupant le même poste depuis de longues années, nous a déclaré que cet accident n’était survenu qu’une fois ou deux en vingt ans parmi sa clientèle. On sait qu’en pareil cas la Compagnie ne paie pas la totalité du prix de la récolte détruite, ce prix fût-il inférieur au capital assuré. Pour le blé, par exemple, on retranche deux vingtièmes ou un dixième ; pour la vigne on soustrait trois vingtièmes, sous le prétexte que, dans le premier cas, le propriétaire économise les frais de moisson et de battage et, dans le second, les dépenses de vendange et de manipulation des vins au cellier. Nous ne discuterons pas cette règle, mais elle entraîne des conséquences paradoxales. Notre sieur X... de tout à l’heure, s’étant ravisé, a imité l’exemple de Y... Survient une épouvantable trombe de grêle. Chez X..., tout est haché, fauché : l’expert est obligé, malgré qu’il en ait, de conclure à une destruction totale ; l’infortuné X... recevra les dix-sept vingtièmes de son capital de 900, soit 765 francs. Chez Y..., les dégâts sont affreux, mais enfin les experts reconnaissent qu’une faible fraction de la récolte a été épargnée ; ils discutent et s’arrêtent finalement au coefficient de dix-sept vingtièmes de disparus. Y... touche donc la même indemnité que son voisin ; mais il lui restera la ressource de cueillir et d’utiliser ce qui demeure. La production totale primitive étant supposée de 30 hectolitres, il recueillera les trois vingtièmes de 30 hectolitres, soit un peu plus de 4 hectolitres. Adoptons ce dernier chiffre, à cause des frais de récolte et de vinification ; mettons le vin, qui ne sera jamais bien fameux, à 15 francs seulement, et la part de Y... s’accroîtra d’une soixantaine de francs. L’inégalité est manifeste, mais alors la Compagnie objecte que les frais de cueillette des rares raisins épargnés s’élèvent à un taux inusité et que le vin qui en résulte est déprécié. Peut-être n’a-t-elle pas tort.

Il arrive souvent que, dans un même domaine, la grêle dévaste de préférence telle ou telle parcelle en épargnant le reste. Il serait certes bien tentant de s’assurer pour les champs ou les vignobles les plus menacés en excluant les autres. Mais les règlemens interdisent cette combinaison à la Société dont nous résumons les statuts. Il faut que l’assurance embrasse toutes les cultures semblables de l’exploitation, avec l’énumération des parcelles cadastrales consacrées à cette culture. La contenance respective de chaque parcelle, multipliée d’abord par le rendement à l’hectare, puis par la valeur de l’unité de récolte, donne un produit en francs ; ces produits partiels sont totalisés et fournissent le capital total assuré pour la culture en question, et par suite le taux de la prime.

Si le fléau, au lieu d’endommager gravement les récoltes, ne les éprouve que très faiblement, l’indemnité est supprimée jusqu’à concurrence de deux vingtièmes. Cette règle paraîtrait absolument injuste, si une disposition corrective ne contribuait à l’adoucir : il s’agit d’une perte de deux vingtièmes, disons-nous ; mais, si le domaine s’étend sur une certaine surface comprenant plusieurs parcelles cadastrales, et que pour une parcelle quelconque le dégât commis sur la culture assurée dépasse les deux vingtièmes, le propriétaire reçoit son indemnité, non seulement pour les parcelles éprouvées au delà du taux limité, mais pour l’ensemble des ravages. Avec un météore aussi capricieux que la grêle, il faudrait un hasard bien ingénieux à favoriser la Compagnie pour que le coefficient de dévastation ne dépassât pas quelque part le minimum strict. Il est certain, d’ailleurs, que, si le ravage est très faible sur tel quartier et nul sur d’autres, l’ensemble des récoltes de l’exploitation n’aura subi qu’un infime déchet.

On peut rattacher ces considérations topographiques, — la seconde question des trois que nous avons énumérées en commençant, — aux règles qui concernent la variation des primes. Celles-ci se modifient canton par canton, et, lorsque les communes d’un même canton sont trop dissemblables, on crée des subdivisions. Ainsi, « en Avignon, « où rarement il grêle, il en coûte 1 franc par 100 pour assurer du blé et 5 francs par 100 pour assurer de la vigne ; dans certaines communes de l’arrondissement de Limoux, communes que nous ne nommerons pas, les chiffres correspondans sont 2 fr. 40 et 2 fr. 50, 10 et 12 francs, parce qu’elles sont souvent visitées par le fléau. Enfin, diverses communes sont tellement éprouvées par la malechance, qu’elles sont « interdites ; » les Compagnies refusent tout traité. On comprend que nous ne les citions point.

Autrefois les tarifs dérivaient de statistiques administratives, mais les Compagnies préfèrent actuellement se fonder sur les indemnités payées à la suite des sinistres. Si elles dépassent un certain taux, la commune changé de classe ; si elles s’exagèrent par trop, on met l’interdit sur le quartier. Les chiffres communiqués plus haut pour Avignon et Limoux sont ceux de l’année 1898 ; ils n’ont rien d’absolu. D’autant plus que la situation d’un territoire administratif peut aussi s’améliorer. Prenons pour exemple un certain canton de l’Hérault, exclusivement vinicole. Avant 1885, ses vignobles s’assuraient à 5 pour 100 ; après 1885, à la suite d’orages exceptionnels, le taux de la prime monte subitement à 12 pour cent. Une accalmie de quelques années a permis de le ramener à 8, et il n’est pas dit que de nouvelles fluctuations n’interviennent.

Il nous reste à dire deux mots des Compagnies d’assurances mutuelles. En principe, dans la vraie « mutuelle, » on fixe chaque année la cotisation des sociétaires ; mais, après la fin de la campagne, si le montant total des sinistres à couvrir dépasse la somme prévue, on provoque un appel de fonds supplémentaire[8], suffisant pour parfaire le règlement complet. En pratique, la première mise ne représente que les frais généraux d’administration ; elle est donc fixée très bas, et il arrive rarement qu’elle soit suffisante, à plus forte raison qu’elle fournisse un excédent à reporter sur les réserves. Ce système est assez répandu dans le Nord de la France, de Nantes à Lille, mais il ne s’est guère propage dans le Midi. Très nombreuses, les « mutuelles » n’embrassent chacune qu’une circonscription assez limitée, opérant dans un, deux, trois départemens au plus. Fort avantageuses pour les associés dans les circonstances ordinaires, elles se tirent difficilement d’affaire lorsqu’une grêle ou une série de grêles ravage à fond une zone limitée.

Quant aux « mutuelles » de la seconde catégorie, elles opèrent sur toute la France en exigeant une cotisation invariable, tout comme les Sociétés à primes fixes et souvent avec les mêmes taux. A la fin de l’année, on retranche des recettes totalisées les frais généraux et l’on paie les sociétaires sinistrés avec le reliquat. Seulement il peut arriver que la quotité disponible reste inférieure au total exigible, auquel cas on ne règle qu’au marc le franc. Bien entendu, dans le cas contraire, la Société se crée des réserves.


V

Cicéron, Virgile, Horace, Sénèque, les deux Pline font allusion à la grêle et à ses ravages. Le météore n’épargnait donc point l’Italie ancienne ; il épargne si peu l’Italie moderne et l’Ouest de l’Autriche, qu’aiguillonnés par le désespoir, les habitans des cantons particulièrement dévastés se sont mis en frais d’imagination pour tenter de se préserver, las de vérifier à leurs dépens le fameux proverbe prononcé par un général en une tout autre occasion : « A la guerre, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. »

Sans aller aussi loin que ceux qui, dans la sonnerie des cloches pendant les orages, veulent discerner autre chose qu’un appel à la prière, nous pouvons proclamer fort antique l’idée de défense contre la grêle au moyen des ondes sonores. Le témoignage le plus ancien qu’on puisse invoquer, paraît-il, n’est rien moins que celui d’un artiste illustre de la Renaissance, hâbleur fieffé au surplus, Benvenuto Cellini, qui joignait au génie du sculpteur, au talent de l’orfèvre, la capacité professionnelle du canonnier-arquebusier. Non content de prétendre avoir tué le duc de Bourbon à l’assaut de Rome, d’un coup de fusil de rempart tiré de sa propre main, il se vante, dans son autobiographie, d’avoir aussi préservé Rome de la grêle au moyen de détonations d’artillerie intelligemment provoquées (1527). L’emploi du canon pour éloigner les orages se trouve aussi mentionné dans les Mémoires de Forbin (1730)[9].

Après avoir mentionné ces détails pour montrer encore une fois qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, nous descendrons brusquement le cours des âges jusqu’en 1896. C’est en Styrie, à cette date, qu’un certain nombre de propriétaires de la commune de Windisch-Feistritz près Marburg, sur la ligne de Vienne à Trieste, songèrent à établir contre la grêle une défense rationnelle par l’application scientifique d’une ancienne tradition du pays, d’après laquelle les orages pourraient être dissipés à coups de fusil tirés à blanc. L’année suivante (1897), ils observèrent l’absence complète de toute chute de grêle dans le rayon protégé par les trente-trois stations qu’ils avaient établies. Chacune de ces stations comportait une pièce d’artillerie primitive, braquée vers le ciel, et constituée par un billot de chêne supportant lui-même une cheminée conique de locomotive hors d’usage. On introduisait dans ce détonateur une bombe chargée de 80 grammes de poudre et assez analogue aux pétards qu’on fait éclater pour annoncer bruyamment l’ouverture des fêtes de village. Un fracas énorme se produisait ; à un sourd grondement succédait un sifflement prolongé, et à la grêle imminente se substituait une pluie inoffensive. Le succès fut tel que, dès lors, on ne songea plus à discuter le principe de l’utilité des expériences, mais à en améliorer les conditions : en construisant des pièces d’artillerie moins rudimentaires, plus grandes et capables de supporter une charge double ou triple (200 ou 250 grammes), en s’ingéniant à obtenir, soit des caisses d’épargne locales, soit des autorités, des facilités de paiement pour l’installation et des réductions sur le tarif de la poudre, que le gouvernement finit par leur laisser à 0 fr. 30 le kilogramme.

Quant aux stations, reliées mutuellement par un réseau télégraphique, elles ne devaient pas être éloignées de plus d’un demi-kilomètre. Dès que les appareils télégraphiques signalaient une perturbation dans l’atmosphère, le tir devait commencer et se continuer ensuite sans interruption jusqu’à la fin de l’orage. Pour expliquer son effet bienfaisant, on prétendait que l’ébranlement aérien produit par l’explosion atteignait les couches relativement élevées de l’atmosphère et se répercutait encore à 2 500 mètres au-dessus du niveau du sol.

M. Albert Stiger présidait à cette lutte contre les élémens ; elle fit tant de bruit, — à tous les points de vue, — qu’un professeur de Gratz, M. Karl Prohaska, lut chargé officiellement de rédiger un rapport sur les expériences de l’année 1898, et, sans partager l’enthousiasme de M. Stiger, il dut proclamer les premiers résultats assez encourageans pour décider les agriculteurs à continuer, généraliser, perfectionner leurs essais. Il ressort déjà de son rapport un point essentiel qu’il ne faut pas perdre de vue désormais : l’efficacité de la défense n’a rien d’absolu ; la lutte doit se proportionner à la violence de l’orage. Cette règle est du ressort du simple bon sens : de ce qu’une faible digue arrête une inondation moyenne, il n’en résulte pas moins que, pour maîtriser une crue extraordinaire, il suffit à peine d’une digue plus puissante. Or, en fait d’orage, tout caprice est possible.

De la Styrie à la Haute-Italie, il n’y a pas loin. Aussi, dès 1898, en Lombardie, en Piémont, en Vénétie, l’enthousiasme « grandinifuge, » — il a bien fallu créer ce mot, — prit de vastes proportions. Agriculteurs, propriétaires, professeurs, députés, tout le monde s’en mêle. Le haut clergé prend la tête du mouvement. Les ingénieurs italiens, comme jaloux des lauriers fictifs des membres de ce Gun-Club que l’imagination de Jules Verne a créé à Baltimore, inventent canons sur canons. De pacifiques batteries menacent les nuées de leurs gueules sonores braquées vers le ciel, dans une foule de villages des provinces de Brescia, Bergame, Vérone, Vicence, Trévise, et le nombre des pièces se chiffre par milliers dans chaque circonscription. Procédés, résultats, dépenses sont exposés, discutés tour à tour au Congrès international de Lausanne en 1898, au Congrès de viticulture de 1900 à Paris, aux congrès enfin plus spécialement « grandinifuges » qu’on a tenus en 1899 à Casal, Montferrat, en 1900 à Padoue[10].

Cette dernière année, l’artillerie agricole, progressant toujours vers l’Ouest, et poursuivant ses conquêtes, franchit les Alpes. Les premiers canons de défense se disposent à Denicé, petit village du Beaujolais, campé aux environs de Villefranche-sur-Saône, peu illustre jusqu’à la fin du siècle, mais que son syndicat de canonniers et son matériel de protection contre la grêle rendent désormais célèbre dans le monde viticole. C’est surtout aux renseignemens provenant de cette région que nous nous attacherons. On estimera, suivant notre avis, que l’esprit froid et juste du viticulteur lyonnais inspire plus de confiance a priori que l’emphase un peu bruyante des agronomes italiens. Néanmoins, comme ces derniers ont devancé nos compatriotes dans la voie qu’il s’agit de suivre, nous ne négligerons tout à fait ni leurs expériences ni leurs théories.

Tout le monde n’est pas d’accord sur l’intervalle minimum qui doit séparer deux postes consécutifs pour assurer une protection convenable, non plus que sur l’étendue de la zone immunisée. Les uns admettent pour cette dernière superficie élémentaire 100 hectares ; d’autres, comme les météorologistes italiens, adoptent 80 hectares ; d’autres, enfin, 25 hectares seulement. Traduisez les hectares en mètres superficiels, extrayez la racine carrée, et vous aurez, en unités linéaires, l’intervalle en question, dont la longueur oscille, suivant les opinions préconçues, de 1 kilomètre au plus à 500 mètres seulement. Les Italiens, généralement, admettent 800 mètres comme dimension moyenne de la maille du réseau ; il paraît que, dans l’Italie subalpine, les orages à grêle se présentent avec une marche très régulière. Peu importe l’intervalle, du reste, s’il est assez faible pour que, dans aucun cas, l’orage ne puisse se reformer entre la verticale d’un poste et celle du poste voisin.

Après avoir pris part, en 1899, aux séances du Congrès de Padoue, l’organisateur du syndicat de Denicé, M. Guinand, conseille à ses compatriotes du Beaujolais de se défendre avec plus de soin. Dans le plan de défense dressé au dix millième et que nous avons sous les yeux en écrivant ces lignes, on voit que 44 canons sont disposés à 500 mètres l’un de l’autre, de façon à garantir chacun 25 hectares environ (la commune en compte 953 et se trouve ainsi protégée parfaitement). Si, en effet, de l’emplacement fixé pour chaque station, on décrit sur la carte un cercle de 250 mètres de rayon à l’échelle du dessin, ces cercles se touchent en général, se coupent quelquefois et ne laissent de côté qu’une fraction de territoire répartie en plusieurs parcelles, dont la principale coïncide avec la limite de la commune vers l’est. On compte, en outre, 8 postes, extérieurs aux frontières de Denicé, quoique rattachés à son réseau de défense.

Comme nous le verrons plus loin, chaque poste comporte une pièce desservie par deux artilleurs et une cabane-abri. A toute troupe qui va combattre il faut un chef, une consigne, des ordres précis. C’est pour cela que, non pas au centre de l’ovale que figure le territoire de Denicé, ni à côté du village principal, mais au nord-ouest de celui-ci, au lieu dit le Mont-Roman, occupé par le canon numéro 35, se dresse le poste central, qui commande la manœuvre au moyen d’un mât porteur de drapeaux-signaux.

Ceux-ci sont au nombre de deux : le pavillon blanc et rouge est destiné à attirer l’attention du canonnier, qui doit se rendre à son poste, vérifier le bon état de sa pièce et de ses cartouches, se munir de la clef de la cabane et de la corne d’appel qu’il conserve soigneusement sur lui, sans s’écarter de la station tant que le signal n’aura pas disparu.

Si le péril augmente, le poste central arbore un drapeau jaune et force l’attention des syndiqués distraits, myopes, ou trop occupés, par un premier coup de canon. Toutefois les artilleurs n’imitent pas encore son exemple ; ils font retentir leurs cornes de toutes leurs forces, courent à leurs postes respectifs au plus vite, chargent leurs pièces et attendent. Les choses se gâtant de plus en plus, le poste central tire une seconde fois ; alors, de toutes les stations du réseau, on l’imite. Quoique, bien entendu, le tir soit pratiqué « à volonté, » il faut prévoir le fiévreux empressement qu’ont tous les tireurs, — militaires ou agricoles, — à précipiter leurs coups au hasard. Aussi est-il recommandé de laisser tout d’abord un intervalle d’une bonne demi-minute d’une explosion à l’autre et d’espacer ensuite les feux plus encore. Cesser enfin de tirer quand le danger a disparu, c’est-à-dire que la pluie tombe franchement, mais se bien garder d’interrompre, au contraire, si l’on voit arriver la grêle.

Nous n’insistons pas sur les soins de nettoyage et de mise en ordre à prendre dès que le tir est fini, mais nous ferons observer que chaque artilleur est tenu de porter au chef de section une feuille de comptabilité sur laquelle se trouvent mentionnés tous détails relatifs à la quantité de munitions sacrifiée et sur les circonstances accessoires du tir. En général, on choisit pour artilleurs agricoles d’anciens canonniers de larmée, ce qui n’est pas difficile à trouver par ce temps de service obligatoire. Mais il paraît que, dans certaines circonstances, des femmes ont pris part au combat, et, affirme-t-on, ne se sont pas mal acquittées de leur bruyante tâche. L’organisation comporte des appels, des alarmes, ou prises d’armes fictives, des revues avec défilé et, ce qui vaut encore mieux, une messe votive solennelle, fixée au 4 novembre, à laquelle assiste tout le personnel de défense. On est encore clérical à Denicé !

Jetons à présent un coup d’œil sommaire sur l’organisation de l’un des 44 postes parfaitement semblables entre eux que compte notre commune. Le canon agricole, ou plutôt le pavillon qui en constitue la partie la plus apparente, affecte à peu près la forme d’un verre à Champagne, ou d’un entonnoir de trois mètres de haut ; il repose sur un trépied. A la base de l’entonnoir est la culasse en acier forgé dont la chambre reçoit la cartouche qu’enflamme un percuteur. La douille, grosseur à part, rappelle par son aspect celle des fusils de chasse à percussion centrale. La charge de poudre s’élève à 80 grammes par coup. Le gouvernement a lui-même livré aux syndiqués, pour leurs essais de 1900, 600 kilogrammes de poudre de guerre dite « de démolition. » A côté de chaque pièce se dresse une cabane en bois fermant à clef et servant de dépôt pour les munitions et les ustensiles de propreté, destinée aussi à garantir l’artilleur contre la violence de la pluie. Toutefois, et pour une raison facile à comprendre, au moment même de provoquer la détonation, il est indispensable que le canonnier sorte de sa cabane, en ferme la porte et se contente comme abri du petit auvent disposé en face de la pièce.

A signaler quelques variantes intéressantes déjà proposées ou employées dans l’installation protectrice de certaines localités italiennes. Partant d’une conception stratégique assez juste et persuadés d’ailleurs que les phénomènes atmosphériques sont rarement simples, des agriculteurs ultramontains ne disposent pas sur toute l’étendue de leur réseau de canons de même calibre. En Vénétie notamment, lorsque l’orage débouche sur le terroir à garantir, il se heurte d’abord à une ligne simple ou double de canons puissans, puis il est définitivement achevé par une série de pièces à faible calibre. Nous avons déjà insisté du reste sur cette multiplicité de types de canons italiens, et les charges de poudre employées ne sont pas moins dissemblables. Beaucoup de modèles dans lesquels on a cherché à concilier le bon marché avec la capacité de charge laissent à désirer sous le rapport de la sécurité. Aussi les accidens, il ne faut pas le dissimuler, ont-ils été fréquens et graves dans la Haute-Italie pendant la campagne de 1900, et il faut aussi incriminer le peu de discipline des artilleurs.

En face d’un matériel rudimentaire ou imparfait, se placent d’autres appareils plus savans. Comme système admirablement disposé, mais n’ayant pas encore fait ses preuves, nous mentionnerons un canon qui a figuré en 1899 à l’exposition de Padoue. Un générateur à acétylène, alimenté par du carbure de calcium, dégage le gaz qui, par un conduit métallique, débouche dans la chambre à explosion, sorte de cylindre en fer très épais. Un allumoir électrique permet au canonnier de provoquer la détonation de l’acétylène, tout en restant à distance, abrité dans sa cabane. Enfin le cône classique, savamment transformé, se métamorphose en hyperboloïde.

Il en est de même de la solution qu’un Français, M. Vidal, a préconisée, consistant à se servir de fusées et de bombes du modèle spécial aux feux d’artifice. L’efficacité en paraît douteuse, et, si l’on fait de fortes économies sur l’installation, on dépense beaucoup plus en munitions. Les postes, en effet, doivent être relativement beaucoup plus rapprochés les uns des autres, — une centaine de mètres, — et enfin la grosse objection est que le tireur doit installer sa pièce d’artifice et l’allumer dans une fosse creusée en terre, ce qui constitue une grave cause de danger[11].

On a reproché avec assez de raison à presque tous les moyens de défense culturaux recommandés dans ces dernières années de grever lourdement le budget du viticulteur. Pour appliquer du sulfure de carbone contre le phylloxéra, des bouillies cupriques contre le mildew et le black-rot, pour échauder la pyrale et autres insectes, etc., il faut beaucoup dépenser. Fait bizarre, la lutte contre les agens météorologiques revient à un prix moins élevé. Sans grands débours, on peut allumer les feux qui protègent contre la gelée et, suivant M. Guinand auquel nous empruntons les détails qui suivent, comme la plupart de ceux qui précèdent, avec 7, 8, 10 francs au maximum, par hectare protégé et par an, l’installation est amortie. Ajoutons éventuellement les frais de 20 coups par orage : ces 20 coups, à la poudre de guerre, supposée livrée au rabais, reviendront à 1 franc, y compris la dépense de bourres et des capsules. Que sont les débours de cet ordre à côté des dégâts causés par la grêle et des frais d’assurance ?

Naturellement, le prix du canon constitue l’article le plus important ; le type adopté à Denicé et livré par M. Vermorel, de Villefranche, coûte 120 francs ; puis viennent : la cabane, qui entraîne 60 francs de dépense (50 francs de matériaux et 10 francs de pose), 20 douilles de métal, 40 francs, et 10 francs d’accessoires de tir : total 230 francs, qui devront être amortis, avec un climat tel que celui de Denicé, en huit années ; soit par an 30 francs environ. Quant aux frais d’exercice, il faut compter 48 francs de poudre (en admettant que, par suite du refus du ministère de livrer de la poudre de guerre à prix réduit, l’agriculteur soit forcé d’acheter de la poudre de mine au taux ordinaire), 12 francs de capsules, bourres et frais d’entretien. Il n’est que juste d’ajouter encore 12 francs par an pour la prime d’assurance de l’artilleur contre les accidens pouvant survenir. En réunissant les deux catégories de frais, on arrive à une centaine de francs par an pour 25 hectares, soit 4 francs par hectare au plus.

Venons-en aux essais d’explication. On se demande quel effet une détonation à blanc, si forte qu’elle soit, peut produire sur des nuages grandinigènes. Observons qu’il importe bien peu de savoir ce qui se passe avec un canon ordinaire, pour un tir horizontal ou peu incliné ; dans ce cas, en effet, il y a une dissymétrie notoire. D’un côté, l’ébranlement produit peut se propager librement ; de l’autre, il est arrêté par le sol ou entravé par les mille obstacles divers qui en hérissent la surface. Si, au contraire, la pièce est braquée au zénith, la poussée verticale rencontre partout une résistance identique.

D’après un spécialiste, M. Houdaille, qui résume dans son ouvrage en cours de publication tous les travaux antérieurs ainsi que le résultat de ses propres études, lorsqu’on tire un coup de canon agricole, on aperçoit un jet de flammes ou de fumée en même temps que retentit le fracas de l’explosion, puis on perçoit le bruit d’un sifflement caractéristique, analogue, dit M. Houdaille, au bruit de la glace qui se rompt sous les pieds d’un patineur. Ce bruit se prolonge durant 15 ou 20 secondes en décroissant insensiblement ; il résulte du déplacement vertical d’un projectile gazeux, « le tore, » qui prend naissance dans le pavillon. Pour se représenter ce tore ou tourbillon annulaire, pas n’est besoin de feuilleter un traité de géométrie descriptive, il suffit de regarder certains pains ronds, évidés au centre, en forme de couronne. Le tore est d’abord très visible, car il contient beaucoup de fumée ; puis, peu à peu, la fumée étant expulsée par la rotation qui accompagne la translation, il ne se distingue plus. À la simple vue, on constate déjà que le tore n’est pas une abstraction mécanique ; pendant que MM. Gastine et Vermorel l’étudiaient à Villefranche, leur collaborateur, M. Grandvoinnet, réussissait à le photographier. Plusieurs expérimentateurs ont vérifié sa matérialité (s’il est permis de s’exprimer ainsi) comme projectile. À Casal, c’est une cible en papier fort que l’anneau gazeux crève à 70 mètres de la bouche du canon. À Breganze, en Italie, Mgr Scotton, un prélat qui s’occupe avec autant de zèle que de science à éclairer le problème et à organiser l’artillerie, dispose verticalement, à 40 mètres au-dessus de la pièce, une cible du poids de 100 kilogrammes équilibrée à l’extrémité d’un levier de suspension. Lorsque le coup part, la cible reçoit un choc suffisant pour l’élever brusquement de 40 centimètres.

Ce serait ce fameux « tore » qui monterait dans l’air avec une vitesse initiale de 50 à 100 mètres et parviendrait à une altitude de 800 mètres, si l’on adopte l’évaluation des gens timides, de 2 000 mètres, si l’on en croit certains théoriciens plus hardis. Son choc encore sensible, survenant dans l’air calme des nuages grandinigènes, troublerait-il, ainsi que nous le verrons plus loin, le calme factice nécessaire à la production du phénomène de surfusion ou de vaporisation instables ? Produirait-il simplement une poussée verticale d’air chaud susceptible d’entraver la naissance des glaçons constituant la grêle ? Peut-être, mais l’explication laisse à désirer. Ou bien, suivant l’opinion de M. Roberto, météorologiste italien, le tore, en choquant les spires inférieures du tourbillon, dérangerait-il l’équilibre de l’ensemble, fort peu sans doute, mais dans des conditions telles que le tourbillon serait modifié, s’il était atteint simultanément sur plusieurs points par divers tores ? Notons que M. Roberto est partisan à la fois de la pénétration de l’anneau gazeux aux grandes altitudes et de la formation de la grêle au sein de couches relativement basses. Ainsi rapprochés l’un de l’autre, les deux phénomènes auraient forcément une influence réciproque.

D’autre part, il est connu qu’à partir d’une certaine hauteur dans l’atmosphère, les poussières microscopiques, qui abondent dans les couches tièdes en contact avec le sol, disparaissent presque complètement. De là dérive la possibilité, pour la vapeur d’eau, de conserver l’état gazeux à des températures bien inférieures à celle de sa condensation, et, pour les gouttelettes liquides, de ne pas se concréter par un froid plus vif que 0°. Lorsque cet équilibre factice se trouve détruit, comme un ressort de pendule trop forcé qui se brise tout à coup, les molécules se resserrent, se condensent, et finalement s’agglomèrent en glaçons, et ceux-ci en grêlons. Ainsi le proclame une nouvelle théorie de la grêle, d’origine italienne. Mais, pour continuer la comparaison, au moment où notre ressort de pendule commence à se tendre, dégageons-le ; il reviendra doucement et sans fracture à son état normal, grâce à cette intervention étrangère. De même, — et le fait résulte de l’expérience, — la sursaturation de la vapeur d’eau ne peut se produire en présence de particules solides diffusées dans l’atmosphère ambiante. Or, précisément, l’effet du même tir est de faire pénétrer, au moment voulu, dans ces régions trop calmes et trop pures, un apport de débris minuscules, de fumées, d’air sale enfin qui transforme la congélation imminente en simple condensation neigeuse ou pluviale. On remarque, d’ailleurs, que, depuis le fonctionnement de l’artillerie agricole, les chutes de neige en plein été, jadis très rares, se sont généralisées dans la Haute-Italie.

Enfin, M. Marangoni a cherché à rajeunir, en la complétant, la théorie de Volta. S’il faut l’en croire, les tirs agissent en uniformisant l’état électrique des zones dans lesquelles la grêle prend naissance, et les fumées joueraient principalement le rôle de matières conductrices.

Il est infiniment probable, après tout, que la formation de la grêle se rattache à des causes multiples. Peut-être que, dans certaines vallées d’Italie, la configuration du sol introduit dans le phénomène un peu plus de simplicité, ou bien elle engendre un mode de formation grandinifère tel que les tirs puissent l’enrayer. Le succès incontestable remporté dans le bassin du Pô serait donc dû au hasard. En tout cas, jamais succès n’a été si rapide et jamais enthousiasme ne s’est élevé à un pareil diapason. Mais aussi, il faut en convenir, les résultats pratiques obtenus encouragent Nos voisins d’au delà des Alpes. Comme, dans le monde physique, il n’est rien d’absolu, cette série de victoires, trop longue à rapporter en détail, se mêle de quelques insuccès partiels et même de quelques défaites bien caractérisées. Mais, outre que certaines vallées ou cultures (le tabac, par exemple) paraissent singulièrement difficiles à défendre, souvent le type des canons est trop faible ou bien, par une économie mal entendue, l’artilleur ménage sa poudre. Enfin, certains orages, par leur soudaineté, déconcertent les syndiqués.

Divers exemples, cités par Mgr Scotton dans ses conférences populaires sur l’opportunité de fonder des stations de tir, montrent qu’il s’agit non d’hypothèses, mais de faits. Il doit se produire forcément, lors de la survenance d’un nuage grandinifère au-dessus d’une zone protégée, des imperfections dans la défense ; ici, c’est une pièce sans artilleur titulaire ; là, un canonnier qui, comme un simple carabinier, arrive trop tard à son poste ; là encore, un canon privé d’abri est renversé par le vent. Eh bien ! tous ces « trous » correspondent à des modifications dans la nature de l’eau précipitée : ils reçoivent la grêle, mais peu grave, et, sur les confins de la zone protégée dans toutes les règles, elle devient fine et tout à fait inoffensive.

Dès que tonnerre et éclairs artificiels se déchaînent, éclairs et tonnerre cessent de briller et de gronder dans le ciel. Ce fait curieux a été plus d’une fois observé en Italie.

En France, à Denicé, les résultats de l’année 1900, quoique contestés par une minorité assez ardente d’agronomes, peuvent passer pour satisfaisans, et aussi les quelques échecs partiels résultent, comme ceux d’Italie, des imperfections inévitables de la pratique. Assurément ce n’est pas faute d’avoir brûlé beaucoup de poudre : 1 200 coups ont retenti dans la nuit du 17 au 18 juin, 1 400 dans l’après-midi du 21 juillet, près de 1 100 le 28 du même mois, autant le lendemain 29, 1 300 le matin du 20 août. Mais la bataille la plus chaude date du surlendemain 22 : ce jour-là plus de 3 200 détonations ébranlèrent l’atmosphère. Tandis que les environs non protégés de Denicé souffrirent beaucoup et perdirent le quart, le tiers ou plus de la moitié de leur récolte, Denicé, dans son ensemble, ne vit détruire qu’une fraction insignifiante de la sienne. Toutefois, l’ennemi pénétra à l’intérieur du réseau par deux brèches et occasionna de lourds dégâts. Les sceptiques s’emparèrent de cette objection très probante puisqu’elle était fondée sur l’expérience ; mais les enthousiastes rétorquèrent l’argument comme les Italiens l’avaient déjà fait, en signalant deux coïncidences irréfutables. D’abord, au plus fort du combat, les munitions avaient fait défaut à plusieurs postes correspondant à la zone ravagée ; puis l’inondation avait renversé la cabane-abri d’un canon voisin.

Jamais, au grand jamais, l’artillerie agricole ne préservera de la grêle en tous temps, en tous lieux, par tous les orages, et il faudra compter avec l’imprévu, les imperfections, les accidens, les retards. Même en améliorant le matériel de tir, en installant un réseau protecteur avec toute l’intelligence possible, en obtenant des canonniers un concours aussi dévoué qu’habile et unanime, dans aucun cas on ne sera certain de la victoire et il restera un terrible alea. Mais, en somme, se préserver partiellement est déjà un beau résultat ; et quelle séduisante économie par rapport aux énormes frais d’assurances ! On a donc eu bien raison d’essayer ce bruyant remède à Denicé, et dans d’autres localités comme Saint-Gengoux (Saône-et-Loire), mais ce n’est qu’au bout de plusieurs années d’expériences réalisées dans les conditions les plus favorables qu’on pourra connaître enfin le « coefficient de protection, » c’est-à-dire le rapport de la quotité préservée aux dégâts éventuels. Quand même il ne serait que de 50 pour 100, il aurait toujours l’avantage de permettre une association très fructueuse entre les syndiqués et les Compagnies d’assurances contre la grêle. Cela se pratique déjà en Italie. Des tentatives très sérieuses doivent pour cela être entreprises sur les divers points de notre territoire français les plus sujets à la septième plaie d’Egypte, aussi lamentable au XXe siècle que du temps des Pharaons.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Cette curieuse chute eut même l’avantage de ne pas nuire aux cultures tunisiennes. A terre, ce jour-là, il ne tomba que de la pluie.
  2. Petit-Laffitte, la Vigne dans le Bordelais. L’auteur cite un nommé Sarlac de Boyssé.
  3. Sur une hauteur de plusieurs décimètres en certains points, ajoutaient, — un peu hyperboliquement selon nous, — les journaux locaux, décrivant les effets d’un violent orage survenu l’été dernier.
  4. La gelée amène assez souvent des désastres généraux, qui peuvent, par leur universalité relative, faire monter le prix des vins. De là un petit renchérissement susceptible d’adoucir un peu le déchet de récolte. Mais la grêle, catastrophe locale, ne fait pas vendre plus cher le peu de vendange respectée. De plus, le vin d’une vigne gelée conserve sa qualité ; celui d’une vigne grêlée est de nature suspecte.
  5. L’expérience se modifie à l’infini. Certains expérimentateurs lui ont donné une forme plus scientifique : celle du carillon électrique dont les premiers observateurs se sont servis pour étudier l’état électrique de l’atmosphère. D’autres constructeurs remplacent, à la grande joie des écoliers, la collection de balles par un pantin grotesque découpé dans de la moelle de sureau et qui exécute entre les deux pôles métalliques une danse échevelée.
  6. Ce cours a été professé vers 1885, à Nancy.
  7. On n’ignore pas que le capital de ces Compagnies est fourni par des actionnaires auxquels on sert un dividende.
  8. Dans certains cas, ou a vu cet appel de fonds dépasser et de beaucoup la première mise, laquelle est minime, ;à la vérité.
  9. Leschevin, de Dijon, raconte (1806) que le marquis de Chevriers avait longtemps employé ce moyen dans ses terres du Maçonnais, et que son exemple avait été imité.
  10. La prochaine assemblée de ce genre se réunira à Lyon dans l’automne de 1901.
  11. Avant M. Vidal, l’emploi des bombes contre la grêle avait été proposé par un météorologiste bolonais, M. Bombicci.