La Grève du milliard

La Grève du milliard
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 257-278).
LA
GRÈVE DU MILLIARD

Il y a quatre ans, lorsque nous défendions la Banque de France contre les attaques injustes dont elle était l’objet[1], l’escompte était à 7 et 8 pour 100, le niveau de l’encaisse était descendu au-dessous de 200 millions, et les billets au porteur atteignaient le chiffre de 800 millions. À ce moment, on se plaignait de la rareté du numéraire, on accusait la Banque de France de la produire ou tout au moins de ne pas l’empêcher par les moyens qu’on supposait être à sa disposition. On disait tout haut qu’elle abusait de son monopole, qu’elle avait intérêt à ce que l’argent fût cher, et que, tant que ce monopole subsisterait, on ne verrait plus jamais l’argent à bon marché. On faisait des tableaux charmans de ce que serait la prospérité publique, si l’argent revenait par exemple au taux normal de 4 pour 100, on ne demandait pas davantage. Nous n’avons plus besoin de démontrer aujourd’hui, après les faits qui se sont accomplis, que ces reproches étaient aussi peu fondés que peu désintéressés. Si, pour remédier à la cherté de l’argent, on avait adopté notamment le moyen que l’on proposait, la création d’une seconde banque d’émission aux mains du Crédit mobilier, nous aurions à déplorer d’autres désastres que ceux éprouvés par cette dernière société.

Il y a une chose certaine au moins, c’est que le monopole de la Banque de France n’était pas un obstacle absolu au bon marché de l’argent, puisque depuis plus d’un an l’escompte est à 2 1/2 pour 100 après avoir été longtemps à 3, et que la Banque ne trouve pas à placer à ce prix tous les capitaux dont elle pourrait disposer. Il est démontré en outre que le bon marché du capital, dont on se promettait tant de merveilles, n’a pas sur la prospérité publique et le développement de la richesse une influence aussi efficace qu’on se plaisait à le dire. En effet, depuis plus d’un an le taux de l’escompte est à 2 1/2 pour 100, et cependant nous sommes loin d’être dans une ère de prospérité. D’où cela vient-il? D’où vient surtout que nous ayons vu s’accomplir un changement aussi complet dans l’état du capital disponible? Au mois de novembre 1864, l’argent était à 7 et 8 pour 100 avec un encaisse de moins de 200 millions; au mois de mars suivant, il n’était plus qu’à 3 1/2 pour 100, et l’encaisse était déjà remonté à plus de 400 millions. Depuis lors, les deux tendances, l’une à la baisse du taux de l’intérêt, l’autre à l’augmentation de l’encaisse, n’ont fait que s’accuser davantage. En 1866, l’encaisse atteignait 700 millions, et l’escompte était à 3 pour 100; en 1867, le premier arrivait à 1 milliard, et l’autre descendait encore; aujourd’hui l’encaisse atteint 1,150 millions, l’escompte est à 2 1/2 pour 100. C’est le fait le plus extraordinaire qui se soit produit jusqu’à ce jour dans l’histoire de la Banque de France. Jamais on n’avait vu l’encaisse monter si haut, et jamais deux situations aussi opposées que celle du mois de novembre 1864 et celle du mois d’avril 1868 ne s’étaient produites à si peu d’intervalle l’une de l’autre.

Les cas de révolution politique mis à part, ce qui, dans le courant ordinaire des choses, modifie d’une manière sensible le chiffre du capital disponible, ce qui le rend tout à coup abondant, de rare qu’il était la veille, ce sont les crises commerciales ou financières et la liquidation qui en résulte. Les capitaux, éprouvés par des pertes plus ou moins considérables, se retirent momentanément des affaires, et ils attendent que les circonstances leur paraissent plus favorables pour s’y engager de nouveau; mais il est rare que cet effet persiste toute une année. Bientôt le souvenir du passé s’efface, la confiance revient et les affaires reprennent. C’est ce qui est arrivé après l’avant-dernière crise, celle de 1857. Dès 1859, malgré la guerre d’Italie et les alarmes qu’elle avait fait naître, tous les capitaux cherchaient et trouvaient à s’employer. Depuis la liquidation de la crise de 1863 et 1864, les choses ont complètement changé de face. Il y a bien eu encore une certaine activité de transactions en 1865 et surtout en 1866 malgré la guerre d’Allemagne; toutefois ce mouvement favorable n’a pas été de longue durée. Il n’a pas eu non plus l’importance qu’il aurait dû avoir, étant données l’abondance des ressources dont on disposait et la vigueur qu’on met d’ordinaire à ces reprises d’affaires, lorsqu’une crise est tout à fait liquidée. Les sociétés, au lendemain de ces fléaux qui les atteignent de temps à autre, presque périodiquement, sont comme des convalescens qui reviennent à la santé, elles ont besoin de réparer le temps perdu et de ranimer leurs forces épuisées; alors elles se mettent à produire et à consommer d’autant plus qu’il y a eu un temps d’arrêt plus long. Rien de semblable ne s’est produit depuis 1864; il y a même eu ceci de particulier, qu’après les premiers momens de reprise, en 1865 et en 1866, les affaires se sont ralenties tout à coup en 1867, comme si la nation était épuisée de l’effort qu’elle avait dû faire, et qu’elle eût besoin de s’en remettre.

Pour trouver un point de comparaison avec la situation présente, il faudrait remonter jusqu’à la période révolutionnaire de 1848 à 1851, non pas que tous les élémens soient les mêmes : il est évident que la richesse est aujourd’hui beaucoup plus grande qu’elle ne l’était alors, et que la production et la consommation se sont énormément développées. Ce qui a été acquis reste acquis et continue à produire ses effets. Nous avons maintenant plus de chemins de fer que nous n’en avions, les mines d’or nous ont versé des milliards qui augmentent d’autant l’actif national, enfin la science a fait des progrès de toute nature qui ont contribué aussi à élever le niveau de la richesse sociale à un degré qui ne permet aucune comparaison avec la période de 1848 à 1851; mais là où l’analogie existe, c’est dans la stagnation des affaires. De 1848 à 1851, le fait qui a dominé constamment, ç’a été l’abondance du capital disponible par rapport aux besoins. Il y avait à la Banque un encaisse à peu près égal à la circulation fiduciaire, il lui a même été un moment supérieur[2]. Les dépôts affluaient, et on ne savait que faire de son argent. En même temps les affaires chômaient : il y aurait eu mille moyens d’employer le capital, s’il avait voulu s’engager; mais il ne le voulait pas, il était dominé par un seul sentiment, celui de la crainte, et il préférait rester inactif plutôt que de circuler. C’est la même situation aujourd’hui; nous n’osons plus agir, et nous restons là, inertes, avec d’immenses capitaux, avec des élémens de production comme il ne s’en était jamais amassé dans aucun pays, et qui pourraient imprimer à la richesse publique un essor inusité.

En présence de ce fait, qui a déjà plus d’un an de durée, il se produit dans les esprits une impression toute contraire à celle qui existait en 1863 et en 1864. À cette époque, on était frappé outre mesure de la cherté de l’argent; depuis plusieurs années, l’escompte était à 5 et 6 pour 100, et on ne voyait pas comment les choses pourraient jamais changer. Aujourd’hui nous avons pléthore de numéraire; le capital est à 2 1/2 pour 100, et on est disposé à croire qu’il en sera toujours ainsi désormais, que le capital disponible dépassera toujours la demande, qu’il n’y a plus qu’une chose à faire, se mettre à l’abri de l’invasion des métaux précieux, qui finiraient par troubler les rapports économiques... On prétend que nous sommes le pays le plus novateur qui existe, celui qui aime le plus à regarder en avant et à y chercher des changemens, des révolutions même. C’est une bien grosse erreur. Nous avons l’air mobiles en effet; mais personne ne s’habitue plus que nous aux faits accomplis, et n’est plus disposé à les prendre pour la règle de l’éternité. Sans sortir du domaine économique, que d’incidens nous avons déjà traversés, que nous avons pris volontiers pour une loi du progrès! En 1848, on parlait de l’organisation du travail, et, sans la rêver précisément telle que la demandait M. Louis Blanc et telle qu’elle était débattue dans les conférences du Luxembourg, beaucoup de gens inclinaient à croire qu’il y avait en effet quelque chose à tenter dans cet ordre d’idées, et que les anciens rapports du capital et du travail devaient être modifiés. On ne tarda pas à revenir à un jugement meilleur; aujourd’hui c’est le tour des sociétés dites coopératives. Sous l’influence de la vogue qu’ont obtenue tout à coup ces sociétés, après l’attention qu’on leur a prêtée dans les conseils du gouvernement et les encouragemens dont elles ont été l’objet, beaucoup de personnes s’imaginent qu’il y a là un fonds des plus sérieux, et que c’est le germe d’une grande révolution économique. Nous ajournons cet optimisme après l’expérience de quelques années. Il en est de même des changemens qui s’opèrent dans les lois qui régissent le capital et la circulation. Quand le capital est cher, nous ne concevons pas comment il pourra redevenir à bon marché, et comment il pourra redevenir cher quand il est à bon marché. Défions-nous de ces impressions du moment, et sachons envisager les choses avec plus de calme. Nous sommes assez vieux dans le monde, je ne dirai pas pour avoir l’expérience de toutes choses, mais au moins pour ne pas être surpris dans l’ordre économique et politique par des faits qui resteraient sans explication. Il y a une explication à ce qu’on a appelé la grève du milliard, c’est cette explication que nous allons chercher à donner.

I.

Le milliard de la Banque de France a, suivant nous, plusieurs causes : d’abord une singulière inquiétude politique qui paralyse toutes les affaires en France et en Europe, puis les tarifs élevés des États-Unis, qui nous ferment un débouché des plus importans, enfin le cours forcé des billets de banque qui existe dans plusieurs états en Amérique et en Europe, et fait refluer vers nous tous les métaux précieux. À ces causes, on peut ajouter encore le développement des moyens de crédit et notamment l’usage plus répandu des billets au porteur. Il ne viendra sans doute à personne la pensée que, si nous avons à la Banque de France plus de capitaux que nous n’en avons jamais eu à aucune époque, c’est au progrès de la richesse publique que nous le devons, et que nos épargnes ont été plus considérables. Ce serait une grave erreur, la richesse publique ne se mesure pas à l’encaisse des banques. À ce compte, la Banque d’Angleterre, qui n’a jamais en moyenne un niveau d’encaisse aussi élevé que celui de la Banque de France, accuserait un pays moins riche que le nôtre, et c’est le contraire qui est vrai. Quant aux épargnes, on les a vues se produire en plus grande quantité les années même où le capital a été le plus cher. La raison en est bien simple : l’épargne est fille du travail; or plus le travail est actif, plus les épargnes se produisent, et plus le travail est actif, plus le capital est demandé et par conséquent cher. Il n’y a donc pas de corrélation nécessaire entre l’accroissement des encaisses dans les banques et le développement de la richesse publique. Cette corrélation a pu exister autrefois, lorsqu’il n’y avait pas autant de moyens qu’aujourd’hui d’utiliser le capital. Au dernier siècle, la Hollande avait plus de capitaux qu’il ne lui en fallait pour ses besoins, elle n’avait pas régulièrement l’emploi de toutes ses épargnes, et l’argent était à bas prix. Il en était de même encore, il n’y a pas plus de quarante ans, en Angleterre, avant l’expansion qu’a prise son commerce depuis l’inauguration de la liberté des échanges. Cette situation ne se trouve plus nulle part maintenant. Les relations commerciales se sont tellement étendues, l’industrie a pris de tels développemens, qu’on a l’emploi de tous les capitaux, et quand par hasard on les voit s’accumuler dans les caisses des banques, c’est qu’il y a quelque part des raisons tout accidentelles qui amènent ce fait.

Pour être bien convaincu qu’il y a un temps d’arrêt dans l’activité sociale, on n’a qu’à interroger les divers symptômes par lesquels il se manifeste. L’année dernière, le commerce extérieur, importation et exportation réunies, a donné en apparence 154 millions de plus qu’en 1866; mais, si on tient compte de l’augmentation de l’importation des céréales par suite de la disette, — 235 millions contre 49, ce qui n’est pas un indice de prospérité, — on trouve que les chiffres significatifs de la balance du commerce extérieur en 1867 se traduisent par une différence en moins de plus de 50 millions sur 1866. Cette même année 1866 avait fourni une augmentation de 230 millions sur la précédente. En 1867, les revenus indirects sont également restés au-dessous de ceux de l’année précédente d’environ 2 millions[3]. Quant au portefeuille de la Banque de France, qui est bien le symptôme le plus caractéristique de l’activité du pays, ce portefeuille n’a fait que baisser de mois en mois, et la totalité des opérations d’escompte de l’année 1867 a été de 5 milliards 733 millions contre 6 milliards 574 millions en 1866. Les faits sont donc certains, il y a eu un temps d’arrêt bien réel dans le mouvement des affaires en 1867; mais, dira-t-on, comment ce temps d’arrêt, qui ne se manifeste après tout que par une diminution de 52 millions dans le chiffre du commerce extérieur, qui laisse encore les revenus indirects à peu près au chiffre de ceux de 1866, peut-il se traduire par une accumulation de capital disponible aussi considérable que celle qui existe aujourd’hui? Comment peut-il faire que l’intérêt soit descendu à 2 1/2 pour 100 et même au-dessous, et qu’il s’y maintienne depuis si longtemps?

Pour se rendre compte de l’influence que peut exercer un temps d’arrêt dans les affaires sur l’accumulation du capital disponible, il faut considérer quel est l’élément sur lequel on opère. Il y a dans la société une masse de capitaux qui restent toujours à l’état flot- tant : c’est la partie disponible de la richesse publique, celle qui est destinée à nous faire vivre pendant que nous produisons les choses qui doivent la remplacer ; ce sont, par exemple, le blé et le vin que nous consommons avant que les récoltes de l’année soient mises en vente, les étoffes que nous portons jusqu’à ce qu’on en ait fabriqué d’autres. Dans les jours de grande activité, lorsque rien ne chôme, cette partie flottante de la richesse est toujours employée, elle est même quelquefois insuffisante, ce qui fait qu’elle augmente de prix. Que faut-il pour que d’insuffisante elle soit tout à coup abondante? Il suffit qu’il y ait un ralentissement dans l’emploi. Supposons que cette partie disponible de la richesse soit de 50 milliards, et ce chiffre n’a certainement rien d’exagéré, puisqu’il embrasse toutes les avances du pays, toutes les affaires qui sont engagées à la fois : s’il y a seulement un ralentissement d’un vingtième, proportion qui est inférieure à ce qui ressortirait de la comparaison des opérations de la Banque en 18-7 et en 1866, immédiatement nous avons la complète disponibilité de 2 milliards 1/2 de capitaux. Or on comprend que 2 milliards 1/2 de capitaux disponibles, venant peser tout à coup sûr le marché, lui impriment une tendance à la baisse très caractérisée. Le fait qui produit le plus généralement ce temps d’arrêt dans les affaires et cette affluence de capitaux, c’est, avons-nous dit plus haut, la liquidation d’une crise commerciale ou financière. Cette fois la cause est tout autre et agit avec plus d’énergie encore. Il est rare que toutes les industries soient atteintes par les effets d’une crise ordinaire, qui frappe surtout celles où la spéculation s’est portée avec exagération. Un jour ce seront les industries du fer ou celles dont le coton sert de matière première, une autre fois ce seront les prêts à l’étranger, les intérêts pris dans les compagnies industrielles ou financières qui se trouveront compromis. Il en résultera bien, par la loi de solidarité qui unit toutes les affaires, un certain contre-coup sur celles mêmes qui ne seront pas atteintes directement ; mais ce contre-coup sera très léger, et dans tous les cas il ira s’affaiblissant à mesure que les rapports s’éloigneront. Il n’en est pas de même lorsque la cause du ralentissement vient de l’inquiétude politique, qui paralyse tout à la fois, et on pourrait presque dire de la même manière. Personne n’ose plus s’engager de peur d’être surpris par des événemens d’une gravité extrême; le crédit, qui est l’âme de l’activité sociale, le principal élément du progrès, se trouve suspendu; on ne se hasarde pas dans les spéculations à long terme, l’avenir est fermé, on ne fait que des affaires courantes et des affaires au comptant, basées sur l’es besoins immédiats de la consommation. Les capitaux se retirent et se tiennent à l’abri, comme s’ils étaient à la veille d’une tempête. C’est notre situation depuis le grand changement qui s’est opéré en Europe en 1866 par suite de la bataille de Sadowa. A partir de ce moment, l’esprit n’a plus été aux affaires, il a été aux préparatifs militaires. C’est à peine si l’année dernière l’exposition universelle a fait une diversion. On est venu la visiter, on a admiré les prodiges de toute nature qu’elle renfermait ; mais les préoccupations sont restées les mêmes. C’est en vain que les gouvernemens parlent de paix : on n’y croit pas; on reste persuadé qu’il y a une force des choses qui tôt ou tard amènera fatalement la guerre, et qu’il faut s’y préparer.

On comprend que dans une situation semblable l’inquiétude règne en France et partout en Europe, que l’Angleterre même n’y échappe pas malgré sa position insulaire. Si sa politique n’en subit pas les influences, son commerce les subit. En Angleterre comme en France, l’année 1867 a été mauvaise; elle a donné pour le commerce extérieur une diminution assez forte sur l’année précédente, et les revenus des impôts sont restés sensiblement au-dessous de ce qu’on espérait. Du reste cette solidarité de tous les peuples en présence des fléaux qu’amène la guerre a cela d’heureux qu’elle appelle les efforts de tous pour les conjurer, et c’est la meilleure garantie de la paix. C’est lord Stanley qui l’année dernière est parvenu à écarter le conflit qui pouvait naître de l’incident du grand-duché de Luxembourg; peut-on croire qu’il aurait été aussi zélé dans sa négociation, s’il n’avait pas songé à la prospérité industrielle de son pays. L’Angleterre n’ambitionne plus de conquêtes, au moins en Europe, mais elle recherche de plus en plus des débouchés commerciaux, et, pour les trouver, il lui faut autour d’elle des peuples pacifiques qui emploient leurs ressources à autre chose qu’à faire des armemens. Le jour où l’Europe est troublée sur un point quelconque de son territoire, ce sont les marteaux de Sheffield qui s’arrêtent, ce sont des ateliers qui se ferment à Manchester, à Birmingham; seulement, et c’est là le malheur particulier de notre pays, nous nous ressentons plus qu’aucun autre de tout ce qui agite l’Europe; d’abord parce que notre politique n’y peut pas rester aussi étrangère que celle de l’Angleterre, ensuite parce que chez nous, à cause de nos antécédens révolutionnaires, les difficultés extérieures se compliquent immédiatement de difficultés intérieures. Nous sommes toujours portés à croire que les destinées du gouvernement peuvent être mises en jeu, si les différends tournent mal. C’est là ce qui a imprimé à la crise actuelle en France un caractère de gravité exceptionnelle.

En dehors de la politique, la seconde raison qui a contribué pour une grande part au ralentissement de nos affaires et de celles de l’Angleterre, ce sont les tarifs de douane des États-Unis. Depuis la fin de la guerre de sécession, les Américains n’ont plus eu qu’une pensée, ranimer leur industrie, qui avait fort souffert des ravages de la guerre, et se procurer les ressources nécessaires pour payer les intérêts de la dette énorme qu’ils ont contractée. Pour cela, ils ont imaginé, indépendamment des taxes intérieures qui atteignent presque tous les objets de consommation, des droits de douane excessifs qui touchent à la prohibition. Le Moniteur constatait dernièrement d’après un journal de New-York que, du 1er octobre 1866 au 30 novembre 1867, il était entré dans cette ville pour 268 millions 1/2 de dollars de marchandises étrangères ayant acquittée 117 millions de droits, c’est-à-dire environ 43 pour 100. L’expérience apprendra sans doute aux Américains comme aux autres peuples qu’on ne gagne jamais rien à se retrancher aussi absolument dans ses frontières et à s’isoler du reste du monde. Il y a des produits de l’Europe dont les Américains ne peuvent se passer. Que gagnent-ils à les faire payer beaucoup plus cher par leurs tarifs de douane si élevés ? L’argent qu’on met à se les procurer manque pour d’autres besoins, et en définitive c’est la fabrication intérieure qui fait les frais de ce qu’on paie en plus pour acheter les objets venant du dehors. En attendant que cette expérience se fasse, la politique commerciale des États-Unis nous est pour le moment très défavorable ; elle limite considérablement les débouchés que nous trouvons dans ce pays pour nos produits de toute nature, pour nos vins, nos tissus de soie, pour nos articles de modes, et, comme on ne remplace pas aisément un peuple de consommateurs aussi riche, tant que ce marché ne nous sera pas rendu, il faut s’attendre à un certain déficit dans notre commerce extérieur.

Nous arrivons à la troisième cause qui a eu de l’influence sur notre encaisse métallique ; celle-là est d’une nature toute particulière. Il s’agit du cours forcé des billets au porteur. Ce cours forcé existe aux États-Unis, au Brésil et dans d’autres parties de l’Amérique du Sud ; il existe aussi en Europe dans plusieurs pays très importans, en Russie, en Autriche, en Italie, en Turquie. Si nous en croyons un journal anglais fort accrédité sur ces matières, la masse du papier-monnaie qui circule tant au nouveau monde qu’en Europe s’élève à près de 15 milliards. Ce chiffre est sans doute exagéré ; diminuons-le d’un tiers, il reste encore à 10 milliards ; c’est énorme, et la part de l’Europe peut être de 4 milliards 1/2 : 2 milliards 1/2 pour la Russie, 6 ou 700 millions pour l’Autriche, autant pour l’Italie et pour la Turquie. On calcule que les États-Unis doivent en avoir à eux seuls pour près de à milliards. Avant la guerre de sécession, lorsque la circulation dans ce pays était métallique, tout l’or qui provenait des mines de Californie et d’ailleurs s’y répandait d’abord, et la plus grande partie y restait par suite de l’expansion du commerce et de l’industrie ; le trop-plein seulement se déversait sur l’Europe. Aujourd’hui que le papier-monnaie a remplacé les métaux précieux, l’or des mines fait à peine escale à New-York, et de là il nous arrive directement. Si les États-Unis en retenaient autrefois la moitié, soit environ 3 ou 400 millions sur les 6 ou 700 que produisent les mines, ils en gardent aujourd’hui à peine le cinquième. On comprend qu’une telle situation, qui dure déjà depuis plusieurs années, a dû exercer une influence considérable sur les marchés monétaires de l’Europe, d’autant plus que toute l’Europe n’est pas ouverte à l’invasion des métaux précieux. Le papier-monnaie, qui chasse le métal, l’empêche aussi de venir. L’Autriche, l’Italie, la Russie, la Turquie, ne reçoivent rien ou presque rien des métaux précieux de l’Amérique. Les autres pays, comme la Hollande, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, en reçoivent très peu aussi, leur étalon monétaire étant l’argent. Il n’y a donc que l’Angleterre et la France qui servent de débouché à la production des mines d’or. Cet or arrive d’abord à l’Angleterre, qui est le marché le plus important du monde pour toutes choses. Les Anglais eu gardent ce qu’ils peuvent en garder, ce qu’ils sont obligés d’en garder, et ils nous envoient le reste soit en échange de notre monnaie d’argent qu’ils prennent pour l’exporter aux Indes et dans l’extrême Orient, soit en échange d’autres marchandises. C’est pour nous et les Anglais que travaillent les mineurs de la Californie, de l’Australie et du centre de l’Amérique.

Nous disions tout à l’heure que les pays qui ont le cours forcé ne pouvaient rien recevoir des métaux précieux de l’Amérique : non-seulement ils n’en reçoivent rien, mais leur propre circulation métallique s’en va et nous arrive encore. L’or qui se produit dans l’Oural ne fait que passer à Saint-Pétersbourg, et il n’y reste pas. Il va chercher d’autres pays où il séjourne. De même pour l’Autriche; ce malheureux état, depuis tantôt vingt ans qu’il est livré au cours forcé, n’a plus de monnaie métallique. La circulation du papier y descend jusqu’au florin. Quant à l’Italie, nous pouvons nous apercevoir par la circulation en France des pièces d’argent et d’or à l’effigie de Victor-Emmanuel que nous servons aussi de débouché à sa monnaie. D’abord nous sommes le pays avec lequel elle a le plus de relations commerciales, et, comme la balance du commerce lui est rarement favorable, elle a des remises à nous faire en numéraire pour solder la différence entre ses importations et ses exportations. De plus elle est notre débitrice pour les gros emprunts qu’elle a contractés en France. C’est encore en numéraire que tous les six mois elle doit en payer les arrérages. Sa monnaie nous arrivé donc de deux façons : d’abord par la voie des échanges commerciaux, ensuite par celle du règlement de sa dette à l’extérieur, et comme depuis la convention de 1865 elle a le même type monétaire que nous, tant en or qu’en argent, cette monnaie nous vient directement sans transformation aucune, et elle entre dans notre circulation propre. La preuve que l’invasion de la monnaie italienne est bien le résultat de la situation qui lui est faite par le cours forcé, c’est que nous avons la même convention avec la Belgique, la Suisse, la Grèce, et que cependant la monnaie de ces états ne nous arrive pas. On ne la voit figurer qu’accidentellement dans notre circulation, comme la nôtre peut figurer chez eux. Nous ne pouvons pas constater aussi facilement l’influence da cours forcé en ce qui concerne l’immigration de la monnaie russe, de la monnaie autrichienne, du dollar américain, parce que ces monnaies, n’étant pas identiques à la nôtre, ne peuvent nous venir qu’après avoir subi une transformation et sous forme de lingots; mais cette influence n’en existe pas moins, et on en trouve la preuve dans la différence entre l’importation et l’exportation des métaux précieux en France. Depuis deux ans, cette différence se solde par 1,312 millions en faveur de l’importation. Pendant les trois premiers mois de l’année courante, la balance en faveur de l’importation est déjà de 195 millions, et cela malgré les acquisitions de céréales que nous avons dû faire au dehors, malgré les envois de métaux précieux que ces achats nécessitent. Autrefois une disette comme celle que nous subissons depuis l’année dernière entraînait une exportation de numéraire de 300 ou 400 millions, et faisait baisser sensiblement l’encaisse de la Banque de France. Cette année, nous avons acheté et payé toutes les céréales qui nous manquaient, et l’encaisse n’a point cessé d’augmenter. Les états de douanes indiquent qu’en 1867 nous en avons acheté pour 375 millions. Ce n’est pas le plus grand développement de notre commerce au dehors qui nous a fourni les moyens d’acheter et de payer nos céréales sans bourse délier, puisque au contraire il a été en diminution sur l’année dernière; non, c’est tout simplement l’influence du cours forcé. Dans les pays où il règne, la monnaie métallique s’en va. Elle s’en va d’abord parce qu’elle n’a plus dans la circulation sa valeur réelle, qu’elle est en concurrence avec un signe monétaire qui, en la remplaçant, la déprécie. Elle s’en va encore parce que dans ces pays on est toujours débiteur de l’étranger, et qu’à tout moment on a des remises à lui faire ; mais voyons comment on arrive au cours forcé.

Les états qui en viennent au cours forcé y sont presque tous amenés par les fautes de leurs gouvernemens. Les nations n’achètent généralement au dehors que ce qu’elles peuvent payer par l’échange ordinaire de leurs produits, autrement elles ne tarderaient pas à s’apercevoir qu’elles courent à leur ruine. Il leur faudrait solder la différence en métaux précieux, et, si elles n’en produisent pas elles-mêmes, elles seraient obligées d’entamer leur réserve métallique, ce qui est toujours préjudiciable. On a beau dire qu’après tout les métaux précieux sont une marchandise comme une autre, qu’on ne peut que gagner à l’échanger contre d’autres produits; c’est là de la théorie superficielle. Quand on va au fond des choses, on reconnaît bien vite que la monnaie est une marchandise d’une espèce particulière, qu’on a besoin d’en posséder une certaine quantité, la quantité nécessaire au jeu des transactions, et que, quand cette réserve indispensable est entamée, ce ne sont pas seulement quelques millions de numéraire qui manquent, c’est la base sur laquelle repose tout l’édifice commercial qui se trouve ébranlée. Il arrive bien quelquefois que les nations, entraînées par un mouvement commercial exagéré, ne se trouvent plus avoir le numéraire suffisant, qu’elles ont trop fait appel au crédit : ce sont les époques de crise ; mais elles ne tardent pas à se corriger elles-mêmes de leurs propres excès, et jamais elles n’établiraient le cours forcé pour étendre leur consommation au-delà de la mesure de leurs facultés. Si elles y arrivent, c’est parce que leurs gouvernemens, dépensant bien au-delà de leurs ressources, commencent par emprunter pour combler les déficits, empruntent au dedans, empruntent au dehors, et, quand le crédit devient difficile, et qu’il leur faut cependant, en vue de besoins urgens, se procurer des ressources extraordinaires, songent enfin au cours forcé ; alors ils prennent l’argent des banques, se rendent responsables de la circulation fiduciaire de ces établissemens, et finissent par émettre directement du papier eux-mêmes. C’est l’histoire des États-Unis pendant la guerre de sécession, c’est celle de la Russie depuis la guerre de Crimée et même auparavant, c’est celle de l’Autriche depuis les agitations de 1848 et 1849, c’est enfin celle de l’Italie depuis 1866. Quant à la Turquie, c’est une situation normale qui a pour cause permanente le gaspillage financier de ce pays.

Une fois le cours forcé établi, il n’est point très facile d’en sortir. C’est un mal qui en entraîne immédiatement un autre plus considérable. Par suite du cours forcé, toutes les relations commerciales se trouvent compromises. On produit moins, on échange moins par la raison toute simple qu’on n’a plus d’instrument d’échange d’une valeur à peu près fixe sur lequel on puisse compter. Rien n’est soumis à plus de variation que la monnaie de papier, même lorsqu’elle est limitée et qu’elle a des garanties, par la raison toute simple que, n’ayant pas de valeur propre, elle dépend de l’idée que chacun se fait de ces garanties. Je vends aujourd’hui avec une dépréciation de 10 pour 100 de cette monnaie, et j’établis mon prix en conséquence ; si j’accorde un délai pour payer, il se peut que, lorsqu’il expirera, la dépréciation soit de 15 ou 20 pour 100 ; alors je reçois 5 ou 10 pour 100 de moins que je n’entendais recevoir. De même, si je suis acheteur et que l’effet inverse se produise, c’est-à-dire que la monnaie de papier revienne au pair, je paie 10 pour 100 de plus que je ne voulais. On comprend que dans cette situation les relations commerciales soient très difficiles et très limitées. Le fabricant ou le marchand étranger pourrait bien à la rigueur échapper à l’influence des variations du papier-monnaie dans ses rapports avec les pays où le cours forcé existe : il n’aurait qu’à stipuler pour ses ventes comme pour ses achats que tout sera réglé en monnaie métallique avec un change fixe; mais cela ne se fait guère dans la pratique, et d’ailleurs cela ne trancherait pas la difficulté. L’acheteur ou le vendeur des pays où existerait le cours forcé, ne pouvant pas se soustraire aux variations du change, s’enquerra toujours, avant d’entamer une opération au dehors ou au dedans, des risques qu’il peut courir pendant la durée de son opération, et, si ces risques sont grands, il s’en abstiendra. C’est ainsi que, par le fait du cours forcé, le commerce extérieur se trouve paralysé comme le commerce intérieur, et cependant il n’y aurait que l’activité industrielle et commerciale qui pourrait fournir aux gouvernemens obérés les ressources nécessaires pour rembourser leur papier-monnaie et le retirer de la circulation. Ils tournent dans un cercle vicieux. A mesure que la situation se prolonge, l’abîme se creuse davantage, les difficultés sont plus grandes pour en sortir. Aussi voit-on ces gouvernemens dans un déficit permanent et sans cesse en quête de nouveaux emprunts pour solder les intérêts des anciens. On se demande ce qu’ils feront le jour où le crédit leur manquera tout à fait, et cela pourrait bien ne pas tarder, car déjà, on met moins d’empressement à leur prêter, et ils empruntent à des taux de plus en plus usuraires. Ce jour-là, il leur faudra faire résolument ce par quoi ils auraient dû commencer, s’ils avaient eu le sentiment des difficultés de l’avenir, c’est-à-dire recourir à l’impôt. Ce moyen sans doute est pénible, il est héroïque, il appelle plus qu’aucun autre l’attention du pays sur ses affaires; mais quel mal y a-t-il, si l’on ne veut faire que des choses utiles? Le procédé des emprunts et du cours forcé, c’est le procédé des mauvais gouvernemens, de ceux qui ont quelque chose à cacher, et dont la politique ne s’inspire pas toujours des véritables intérêts de la nation. Qu’on interroge le pays par excellence de la liberté, celui où toutes les affaires se font au grand jour, où rien ne s’engage sans que la nation n’ait été préalablement consultée sous toutes les formes, l’Angleterre. Dans ce pays, quand une mesure d’intérêt général est décrétée, quand il faut faire la guerre pour sauvegarder l’honneur ou l’influence nationale, on ne craint pas de s’imposer extraordinairement pour les sommes nécessaires. Aussi les finances sont-elles admirablement réglées, on n’y connaît pas le déficit; il y a chaque année des excédans de recette qu’on applique à réduire les impôts ou à diminuer la dette publique. Les états besoigneux croient avoir tout sauvé lorsqu’ils ont réussi à contracter un emprunt au dehors. Ils ne réfléchissent pas que c’est un moyen de s’obérer davantage, que c’est le pire de ceux auxquels ils devraient avoir recours. Il faudra payer les arrérages de ces emprunts, et le préjudice qui en résultera peut être comparé aux effets de l’absentéisme en Irlande. Les capitaux seront produits en Russie, en Italie, en Autriche, et ils iront se dépenser en France, en Angleterre, en Hollande, comme ceux de l’Irlande se dépensent en Angleterre.

Nous ne sommes pas de ceux qui croient que l’emprunt d’un état n’appauvrit pas le pays où il se contracte du moment qu’il y est dépensé; nous laissons cette théorie aux inventeurs de l’économie politique moderne. Nous faisons une très grande différence entre le rentier qui reçoit les arrérages et le contribuable qui les paie; mais, emprunt pour emprunt, nous aimerions mieux le voir réalisé dans notre propre pays avec un intérêt plus élevé qu’au dehors avec un intérêt moindre. Les arrérages au moins ne sortent pas de chez nous. Il est vrai que, si ce n’est dans le cas d’interdiction absolue, les étrangers ont toujours la faculté d’acheter le fonds de cet emprunt; néanmoins il y a une grande différence entre les facilités qui sont accordées dans l’une ou dans l’autre circonstance. Lorsque l’emprunt est contracté au dehors, il est stipulé payable sur tous les principaux marchés en monnaie métallique et au change fixe, tandis que, s’il est fait à l’intérieur, on ne donne pas les mêmes avantages; l’étranger reste exposé aux difficultés de la négociation et aux variations du change, et il n’est guère disposé alors à y risquer ses économies.

Tels sont les causes et les inconvéniens du cours forcé, qui a contribué plus que toute autre chose à accroître démesurément notre encaisse métallique. Passons à une dernière considération. Il semble bizarre de déclarer que notre réserve métallique s’est accrue en raison même du développement de la circulation fiduciaire. Ordinairement c’est le contraire qui a lieu; cependant le fait est exact. A mesure qu’on voyait les espèces affluer à la Banque, comme elles avaient pour effet d’augmenter la garantie sur laquelle repose la circulation fiduciaire, on était d’autant plus empressé de prendre des billets, monnaie plus commode et d’un transport plus facile que le numéraire, et on en arrivait ainsi à faire de la Banque de France une véritable banque de dépôt, comme celles d’Amsterdam et de Hambourg, se bornant à échanger des billets contre des espèces. Il y a des gens qui, en présence de cet encaisse de 1,150 millions, voient là les plus magnifiques perspectives pour développer un jour la circulation fiduciaire. Ils rêvent déjà qu’en gardant les proportions ordinaires on pourra arriver à 2 milliards 1/2 de billets au porteur. C’est encore une erreur. La circulation fiduciaire n’est à 1,250 millions que parce que la circulation métallique est trop abondante pour les besoins actuels, que le pays en est saturé, que le trop-plein s’en déverse à la Banque de France ; mais c’est là un état tout à fait transitoire. L’encaisse ne peut rester à 1,150 millions, il est appelé à baisser sensiblement un jour ou l’autre, et, le jour où il baissera, il faudra que la circulation baisse avec lui ou au moins qu’elle n’augmente pas. Au chiffre où elle est, elle satisfait largement tous les besoins, et, si elle se développait davantage, ce serait pour nous exposer, à un moment donné, à une contraction d’autant plus forte et qui ne serait pas sans danger. Ainsi l’inquiétude politique répandue en Europe, les tarifs élevés des États-Unis, qui nous ferment un grand débouché commercial, le cours forcé des billets de banque dans différens pays, enfin le développement de la circulation fiduciaire elle-même par la substitution des billets aux espèces, telles sont les causes, et il n’y en a pas d’autres, qui ont amené cet encaisse métallique prodigieux. Il nous reste à rechercher maintenant jusqu’à quel point ce milliard dont on parle est disponible et ce qu’on peut en attendre pour l’avenir.


II.

Dernièrement, dans un document officiel,. M. le ministre des finances disait qu’il ne fallait « point considérer le numéraire qui compose l’encaisse de la Banque de France comme résultant de 1 milliard sans emploi. » Il avait sans doute raison : l’encaisse doit répondre d’abord de la circulation fiduciaire, et, comme cette circulation atteint aujourd’hui 1,250 millions, il est bien évident qu’il lui faut une réserve beaucoup plus forte que lorsqu’elle n’était que de 7 ou 800 millions ; mais il aurait pu ajouter que, si ce milliard entier n’est pas disponible, une partie au moins l’est, et que sur 1,150 millions d’espèces garantissant 1,250 millions de billets on pourrait largement en retrancher 600 et peut-être 700 sans aucune espèce de péril et sans faire monter l’escompte à un taux très élevé. Et puis ce qui se passe à la Banque de France n’est qu’un symptôme de la situation. S’imagine-t-on qu’il n’y a de capitaux disponibles que ceux qui sommeillent à la Banque ? Partout ailleurs ils abondent. Le Crédit foncier et d’autres établissemens de crédit en regorgent à 1 pour 100 d’intérêt[4]. Le trésor place à courte échéance des bons à 2 pour 100, et la stagnation des capitaux se fait sentir dans d’autres grandes villes aussi bien que dans la capitale. En temps de pénurie du capital comme en temps d’abondance, la Banque de France n’est qu’un thermomètre : si son encaisse vient à diminuer de 2 ou 300 millions, cela n’indique pas qu’il ne manque que cette somme à la nation pour être en équilibre avec ses besoins, cela indique seulement qu’il y a des besoins dont on n’a pas la notion exacte, et qui dépassent dans une mesure plus ou moins forte les ressources disponibles. De même ces 6 ou 700 millions que la Banque possède aujourd’hui en trop ne sont qu’un symptôme de l’état du pays; ils prouvent que les ressources disponibles dépassent les besoins actuels dans une proportion dont l’excédant d’encaisse de la Banque n’est qu’un appoint. Voilà ce qu’il faut considérer quand on veut juger sainement la situation et se rendre un compte exact de la signification du milliard de la Banque de France. Le fait est plus grave encore qu’il n’en a l’air, précisément parce qu’il n’est qu’un symptôme.

Que faut-il entendre maintenant par la disponibilité de ces ressources et par le taux de l’escompte à 2 1/2 pour 100? Cela veut-il dire qu’on est prêt à les engager à ce prix, et qu’il n’y a pas de preneur? Non assurément; les 6 ou 700 millions qui sont en trop dans les caisses de la Banque, le milliard et plus qui existe ailleurs, ne sont pas disponibles à 2 1/2 pour 100. S’il ne s’agissait que de trouver des preneurs pour cette masse de capitaux qu’on dit disponibles parce qu’ils sont inactifs, on n’en manquerait pas. Il y a toujours des gens en quête de capitaux pour les aventurer dans des affaires plus ou moins douteuses. Ce sont précisément ces aventures que les capitaux fuient aujourd’hui. Ils les ont, hélas! trop caressées, et ce qu’ils veulent, c’est moins le profit que la sécurité. On ne se figurera jamais le mal qu’ont fait à l’esprit d’entreprise toutes les affaires déplorables, tant étrangères que françaises, qui ont absorbé des sommes énormes. On a quelquefois rendu hommage à l’initiative des hommes qui s’étaient mis à la tête de ces affaires, on les a félicités de l’impulsion qu’ils avaient donnée à l’activité industrielle et commerciale, du progrès qui en était la conséquence. Cela était juste, si l’on ne considère qu’un côté de la question. Il n’y a jamais, sauf des cas très rares, de capital employé d’une façon complètement inutile. M. Haussmann dépense aujourd’hui centaines de millions sur centaines de millions pour rebâtir Paris à sa fantaisie. Il est évident qu’il arrivera à nous faire ainsi une capitale superbe avec de magnifiques artères et des squares très agréables; mais il y a le revers de la médaille, et ce revers, c’est que, pour opérer cette transformation, il aura détruit des valeurs considérables, poussé à l’excès les taxes d’octroi, créé une main-d’œuvre artificielle et engagé les revenus de la ville pour plusieurs années. La balance entre le côté utile et le côté fâcheux est-elle en faveur de l’utile? Nous nous permettons d’en douter. Déjà on sent les embarras extrêmes de cette situation, et il est à craindre que l’avenir ne les révèle encore davantage; mais ce qu’a fait le préfet de la Seine avec une imprudence inouie n’est rien à côté de l’argent dépensé dans les folles entreprises du dedans et du dehors. Qui pourrait dire ce qu’ont rapporté à la France les spéculations du Crédit mobilier et de ses annexes à l’étranger, organisées presque toutes avec des capitaux français? ce qu’ont rapporté les chemins de fer espagnols, portugais, les entreprises immobilières et autres? Le gouverneur de la Banque de France, dans sa déposition à l’enquête sur la circulation fiduciaire, établissait d’après des données statistiques que 1 milliard et plus avait été perdu dans toutes ces spéculations, et il ne connaissait pas alors toute l’étendue des ruines.

Ce n’est certainement pas trop de dire que 1 milliard 1/2 de capital a été ainsi complètement anéanti. Ce chiffre est gros assurément, il est de nature à faire impression sur l’esprit; cependant il n’est rien à côté du préjudice moral qui en est résulté. Aujourd’hui les affaires sont mauvaises et difficiles. La politique y a une très grande part, comme nous l’avons démontré, et cette part s’aggrave sans cesse par toutes les rumeurs qui circulent; mais elle n’est pourtant pas seule responsable, et la déconfiture des grandes entreprises qui avaient excité si follement l’engouement du public y est bien pour quelque chose. Chat échaudé craint l’eau froide, dit le proverbe. Les capitaux, effrayés des pertes qu’ils ont subies, n’osent plus s’aventurer nulle part. Ils préfèrent rester inactifs, et cette immobilité prolongée est plus préjudiciable que la perte elle-même. En définitive, dans un pays qui, comme le nôtre en temps normal, peut faire 1 milliard 1/2 d’épargnes par an, la perte d’une année d’économies n’est pas irréparable, s’il n’y a rien de compromis en dehors de cela; mais, si à ce milliard et demi perdu il faut encore ajouter la confiance publique ébranlée pour un temps plus ou moins long, alors le mal prend des proportions incalculables. Nous ne savons pas quelle sera vis-à-vis de leurs actionnaires la responsabilité des hommes qui ont dirigé les entreprises qui ont abouti à une fin si déplorable; celle qu’ils ont encourue devant le pays est grande, et on peut dire, en dehors de toute considération morale, et au seul point de vue des intérêts matériels, qu’ils ont fait plus de mal aux affaires par la défiance qu’ils ont excitée qu’ils ne leur ont jamais fait de bien par l’impulsion momentanée qu’ils ont pu leur donner. Un recueil anglais constatait dernièrement que de l’autre côté du détroit l’abondance des capitaux disponibles et l’escompte à 2 pour 100 coïncidaient avec la baisse d’un grand nombre de valeurs publiques. Il en est de même chez nous; si l’on parcourt la cote des valeurs de la Bourse, on constate que beaucoup sont en baisse sur les cours qu’elles ont eus, lorsque l’argent était plus rare et plus cher. Prenons la rente pour exemple. Peut-on dire qu’il n’y a pas une contradiction manifeste à trouver d’un côté 1 milliard d’encaisse à la Banque de France et à voir de l’autre la rente, cotée à 69, rapporter près de 4 1/2 pour 100, alors qu’elle a été à 84, et que sous l’empire même, à la veille de la guerre d’Italie, elle était encore à 75. Les obligations de chemins de fer garanties par l’état et par les revenus des compagnies, ayant une prime de remboursement considérable, se placent encore à près de 5 pour 100; d’autres valeurs parfaitement assurées rapportent 5 1/2 et 6 pour 100, et, quant à celles qui sont douteuses, on n’en veut, pour ainsi dire, à aucun prix. Ce sont là des symptômes significatifs de la défiance des capitaux. On a dit que le capital était en grève; cela est vrai, mais c’est une grève d’une espèce particulière. Elle n’a pas pour but, comme dans les autres cas, de rechercher une rémunération plus large. Au contraire, ce que le capital fuit en ce moment, ce sont les gros profits. Il ne recherche qu’une chose, la sécurité, et jusqu’à ce qu’il l’ait, ou qu’il croie l’avoir, il préfère rester inactif absolument et se contenter d’un intérêt minime de 2 pour 100 pour un engagement très court. En attendant, les épargnes ne se produisent plus, et nous sommes comme un propriétaire qui vit sur son capital.

M. le ministre des finances, dans le document dont nous parlions tout à l’heure, disait qu’on pouvait reconnaître à d’autres indices (que ceux de l’encaisse de la Banque) que l’épargne disponible était considérable. Nous ne savons pas où il prenait ces indices, car le commerce extérieur reste inactif, et les revenus indirects du premier semestre de 1868 ne produisent même pas ce qu’ils ont produit l’année dernière, qui était déjà une mauvaise année; nous ajouterons quelque chose de plus : nous savons de bonne source que les versemens aux caisses d’épargne, qui pendant le cours de 1867 étaient encore en progrès, sont depuis le commencement de cette année en diminution, les retraits dominent les dépôts. C’est là un symptôme grave et qui doit appeler l’attention sérieuse du gouvernement. On peut bien rester indifférent dans une certaine mesure aux pertes qu’ont subies à la Bourse les spéculateurs, au milliard et demi qui est allé s’engloutir dans des affaires désastreuses : ces désastres, quelque grands qu’ils soient, ne pénètrent pas toutes les couches de la société, et la masse de la nation, grâce à Dieu, y est encore étrangère; mais l’inactivité des bras, le chômage prolongé en présence de la cherté des denrées alimentaires, c’est une calamité qui atteint la vie des peuples à sa source. Le gouvernement est assurément plein de sollicitude pour les classes ouvrières, il s’occupe d’améliorer leur situation, il comprend qu’un pays où les classes ouvrières souffrent, où elles n’ont pas le bien-être qui doit résulter pour tous de la richesse publique, est un pays qui manque d’équilibre dans son existence sociale, et cependant, par une contradiction singulière, il se laisse aller à tout ce qui peut entraver le développement de ce bien-être. Il fait des armemens qui sèment l’inquiétude, arrêtent le travail et épuisent les finances; il oublie que la plus grande force d’un pays est celle qui réside dans la satisfaction de toutes les classes, dans le sentiment qui les attache aux institutions qui les régissent. Si, sous prétexte de les protéger contre des dangers plus ou moins imaginaires, on commence par les ruiner, on s’expose aux plus graves mécomptes. Avec des hallebardes, disait-on au docteur Quesnay dans les antichambres de la cour de Louis XV, on a raison de toutes les oppositions. « Oui, répondait-il, mais qui porte la hallebarde?» Il faut que celui qui porte la hallebarde soit content de sa position, qu’il n’ait aucun grief légitime; alors il la tient résolument et avec une vigueur qui défie toutes les attaques. On dira peut-être que notre gouvernement n’est pas maître de calmer les inquiétudes, que ce n’est pas lui qui a posé les questions plus ou moins irritantes qui tiennent l’Europe en suspens, et qu’il n’est pas en son pouvoir de les écarter, qu’il ne peut répondre que de sa bonne volonté en faveur de la paix, mais qu’il doit être prêt à toutes les éventualités.

Cela est malheureusement vrai, et c’est la triste conséquence de ce qu’on a laissé faire dans le passé. Cependant, il faut en convenir, l’agitation de l’Europe aujourd’hui repose sur l’idée que la France n’est pas contente, qu’elle n’adhère pas aux changemens de 18(56, aux agrandissemens de la Prusse, et qu’elle se prépare une revanche. Alors toutes les convoitises sont excitées : la Russie se dit qu’elle pourrait bien profiter du nouvel ébranlement de l’Europe pour mettre à exécution sa politique séculaire en Orient, la Prusse que ce sera une occasion pour elle de surexciter le patriotisme allemand et de fonder l’unité germanique; les Polonais rêvent à leur nationalité perdue, et l’Autriche au retour de son influence en Allemagne. Tout cela s’agite autour de la pensée qu’on prête à la France de défaire ce qui a été fait en 1866. Le mot de paix, pour trouver de l’écho aujourd’hui, doit donc partir de la France, mais de la France donnant à sa parole les garanties de la liberté politique.

Il y a une chose certaine, c’est que la nation consultée, tout en regrettant les événemens de 1865, ne voudrait pas les changer au prix d’une guerre. Elle attache trop de prix au maintien de la paix, et d’ailleurs elle ne se sent pas atteinte au fond dans sa dignité ni dans sa force. Si cette voix de la nation pouvait se manifester librement et intervenir plus qu’elle ne le fait dans les actes du gouvernement, alors la question changerait de face, et l’attitude de l’Europe serait tout autre. — Pourquoi l’Europe reste-t-elle défiante malgré tout? pourquoi la circulaire de M. de Lavalette en 1866, après Sadowa, ne l’a-t-elle pas rassurée? pourquoi les déclarations pacifiques du chef de l’état, maintes fois répétées, pourquoi celles des ministres ne la rassurent-elles pas davantage? Parce que l’on sent qu’il n’y a pas un contre-poids suffisant aux inspirations qui peuvent tout à coup entraîner le gouvernement. L’avenir des affaires est aujourd’hui lié à l’avenir de la liberté. Il y a eu une époque après 1852 où ces deux choses suivaient une voie entièrement divergente. Les affaires se faisaient avec d’autant plus de confiance que la liberté était écartée. Cette situation étrange a duré jusqu’à la guerre d’Italie. Après cette guerre, après l’ébranlement qu’elle a causé en Europe, on a vu tout à coup les dangers du pouvoir personnel, et alors les deux voies divergentes se sont rapprochées : elles se touchent maintenant, et il fallait bien qu’il en fût ainsi, car la liberté politique ne serait pas ce qu’elle est, elle n’aurait qu’une valeur métaphysique, si elle n’était pas la première garantie de la tranquillité et de la prospérité des états. Que l’Europe soit rassurée, qu’elle voie clair dans les destinées de l’avenir, et immédiatement le milliard de la Banque de France trouvera son emploi et cessera d’être un embarras.

En parcourant dernièrement les procès-verbaux de la conférence internationale monétaire qui a eu lieu l’année dernière à propos de l’exposition universelle, nous lisions une note curieuse remise par le délégué américain. Il résultait de cette note que depuis le commencement de ce siècle jusqu’à la fin de 1865 à peu près il avait été frappé aux États-Unis, en France, en Angleterre, pour 15 milliards 465 millions de monnaie d’or, dont près des trois quarts, soit 11 milliards 15 millions ont été frappés depuis la découverte des mines d’or de la Californie et de l’Australie, c’est-à-dire depuis 1851. Ces chiffres au premier abord paraissent effrayans, et on se demande comment le monde a pu absorber une aussi grande quantité de métaux précieux sans qu’il y ait eu trouble dans les rapports commerciaux, sans que l’étalon monétaire ou le signe de la valeur ait été sensiblement déprécié; cependant, pour peu qu’on y réfléchisse, ou ne tarde pas à reconnaître que ce supplément de métaux précieux est loin d’avoir correspondu au développement des affaires. On suppose généralement qu’il y avait en Europe et en Amérique avant la découverte des mines pour environ 30 milliards de métaux précieux, tant en or qu’en argent. Ces 11 milliards nouveaux, que nous porterons à 14 ou 15, si l’on veut, en tenant compte de ce qui a pu être frappé ailleurs que dans les trois états indiqués, du produit des mines d’or de la Russie et du monnayage en argent, qui a été du reste fort peu important, les 15 milliards nouveaux n’ont élevé en somme que d’un tiers environ la circulation métallique antérieure. Pendant ce temps, quel a été le progrès des affaires? Elles ont plus que quadruplé; elles ont passé chez nous, pour le commerce extérieur, de moins de 2 milliards à 7, et pour les opérations de la Banque de 1 milliard 1/2 à 8 en 1866. Il a donc fallu qu’avec un tiers de numéraire en plus on fît face à quatre fois autant de transactions. C’est ce qui explique comment à diverses reprises depuis douze ou quinze ans, et malgré l’abondance des mines, nous avons vu les métaux si rares et si recherchés. En 1863 et 1864 encore, les mines avaient certes déjà bien versé dans le monde 8 ou 9 milliards, et cependant jamais l’encaisse de la Banque d’Angleterre et de la Banque de France n’était descendu aussi bas. On inventait toute sorte d’expédiens pour en atténuer l’insuffisance, et on demandait notamment qu’on fît un plus large appel au crédit en augmentant les billets au porteur. Ce ne sont pas les 2 ou 3 milliards versés depuis dans la circulation qui ont pu changer beaucoup l’état des choses; ce n’est-pas non plus le perfectionnement des moyens de crédit. Ce perfectionnement existe sans aucun doute, mais il existait déjà dans le passé, et il a coïncidé avec une cherté et une pénurie relatives du numéraire. Ce qui a modifié la situation, c’est, il faut le répéter, que le capital, beaucoup demandé alors, ne l’est plus aujourd’hui, par les raisons que nous avons indiquées, et que le papier-monnaie a pris dans la circulation de certains pays plus de place qu’il n’en avait auparavant.

Que faut-il pour que cela change? Il faut que la confiance renaisse, et que les affaires reprennent avec vigueur. Le jour où l’Europe ne s’épuisera plus dans des armemens et des préparatifs de guerre, où elle emploiera son temps et son argent à faire des choses utiles et productives, à payer régulièrement ses dettes sans être obligée d’emprunter à nouveau, ce jour-là le cours forcé ne sera plus aussi nécessaire qu’il l’est aujourd’hui, et il cédera un peu la place à la circulation métallique. Quand on pense qu’il y a pour dix ou douze milliards de ce papier-monnaie dans le monde avec lequel nous sommes en rapport, on voit quelle marge cela présente pour l’écoulement des métaux précieux. Je veux croire à tout le perfectionnement du crédit, à de plus grands moyens d’économiser les métaux précieux, à l’établissement en France des clearing house de l’Angleterre et des États-Unis; néanmoins tous ces moyens-là n’empêcheront pas une plus grande absorption du numéraire par le seul fait du développement des affaires. L’accroissement annuel du chiffre d’affaires chez nous a été en moyenne, depuis dix-sept ans, de 15 pour 100 et celui du stock métallique de 1 1/2 à 2 pour 100 seulement. Que les choses continuent à se développer de la même manière, que le progrès soit même moindre, qu’il ne soit que de 8 à 10 pour 100, tandis que l’addition au stock métallique sera toujours de 1 1/2 à 2 pour 100, et nous sommes à l’abri de toute dépréciation monétaire tout en faisant un plus large appel aux moyens de crédit.

Ainsi donc, tranquillisons-nous; nous ne sommes menacés à bref délai ni d’une dépréciation des métaux précieux, ni d’une abondance trop grande du capital dont nous n’aurions pas l’emploi. Ce qui menace les sociétés modernes, c’est plutôt l’insuffisance du capital par rapport aux besoins. Le domaine de la production est immense, illimité. Chaque année, il s’agrandit, grâce aux applications de la science, et il absorbe plus de capitaux; mais il faut qu’on ait la tranquillité, la foi dans l’avenir, et cette foi, le monde industriel et commercial ne l’aura plus que lorsqu’il sera bien sûr que dans l’ordre politique on ne peut rien tenter qui ne soit conforme aux intérêts et aux vœux du pays, rien qui puisse le surprendre à l’improviste. On voit des gens qui, en présence de cette fatalité qui semble conduire à la guerre, s’écrient : Eh bien ! ayons-la le plus tôt possible, et qu’elle tranche toutes les difficultés pendantes; nous aurons peut-être ensuite une paix assurée. — Ils oublient que la guerre ne décide jamais rien, qu’elle pose plus de questions qu’elle n’en résout. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux souvenirs du passé, aux expériences les plus récentes. Qu’est-ce qui a été réglé par la guerre de Crimée, par celle d’Italie, par celle de l’Allemagne? Les difficultés au contraire sont nées et se sont accrues après chacune d’elles. Il n’y a plus aujourd’hui que la liberté politique qui puisse résoudre les questions.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1864.
  2. Au mois de janvier 1850, la circulation fiduciaire ne surpassait les encaisses que de la différence de 430 à 450 millions, c’est-à-dire de 20 millions. Au mois de mars 1851, les encaisses étaient à 625 millions et la circulation à 515.
  3. Il est juste de faire remarquer que certains impôts, tels qu’une portion du second décime de l’enregistrement et les droits de douane, de navigation, ont été supprimés à dater de 1867, et on suppose que sans cela l’augmentation aurait pu être de 20 millions; mais, même avec cette supposition, les revenus indirects n’en restent pas moins de 20 millions inférieurs aux prévisions du budget.
  4. Le dernier rapport à l’assemblée générale des actionnaires du Crédit foncier constate qu’au 31 décembre dernier il y avait pour 109 millions de dépôts en comptes courans