La Grève du bâtiment

La grève du bâtiment
Charles Le Court Grandmaison

Revue des Deux Mondes tome 150, 1898


LA GRÈVE DU BÂTIMENT

Les ouvriers fédérés de la métallurgie,
Considérant, que depuis cinquante ans que le suffrage universel est établi en France, les mandatés du peuple n’ont jamais rien fait pour améliorer ou changer le sort des travailleurs déclarent qu’ils sont décidés à partir de demain à faire leurs affaires eux-mêmes.
(Ordre du jour voté le 12 octobre ; 1898. — Petite République Française, 14 octobre 1898.)


M. Jules Guesde a dit dans un de ses ouvrages que les grèves étaient les grandes manœuvres du socialisme, et à ce point de vue l’étude en est toujours instructive, car elle permet de faire un dénombrement des forces révolutionnaires et de calculer la mesure de leur influence dans les milieux ouvriers ; mais la grève récente du bâtiment emprunte aux circonstances dans lesquelles elle a pris naissance un intérêt spécial, et, malgré son peu d’importance relative, elle marquera probablement une date dans l’histoire économique de notre pays. Jamais en effet on n’avait vu s’accuser si ouvertement le divorce qui existe entre le monde parlementaire avec sa politique de fictions et les travailleurs cherchant à assurer la représentation et la défense de leurs intérêts professionnels ; car les ouvriers de la métallurgie, dont nous citons plus haut l’ordre du jour, ne sont pas les seuls à constater que la souveraineté dérisoire conférée par le suffrage universel les laisse désarmés lorsqu’il s’agit des questions vitales. Jamais non plus les divisions entre les différentes sectes socialistes, et les courans opposés qui se contrarient au sein des classes laborieuses, ne s’étaient accentués si nettement. En temps ordinaire, la classification de tous ces partis est rendue impossible par la difficulté de préciser le sens des noms dont ils se nomment eux-mêmes, et que d’ailleurs ils prennent souvent dans les acceptions les plus éloignées de leur étymologie.

Cette fois, la question de la grève générale a opéré une sélection en forçant chacun à prendre position et à arborer ses véritables couleurs.

La grève a passé par trois phases successives. Au début le conflit s’était élevé sur le terrain professionnel au sujet d’une demande d’augmentation des salaires. Les patrons eux-mêmes, ce qui est assez rare, reconnaissaient en principe le bien-fondé de cette réclamation ; et la question se posait moins entre les entrepreneurs et leurs ouvriers qu’entre les entrepreneurs et le Conseil municipal. Il s’agissait moins de savoir si on paierait que de savoir qui paierait.

L’intervention du Conseil municipal a placé le débat sur le terrain administratif et politique et a failli le faire dégénérer de la manière la plus dangereuse ; grâce au préfet de la Seine et à l’attitude des entrepreneurs, la crise s’est dénouée par une transaction onéreuse seulement pour les finances de la Ville.

Mais au moment même où patrons et ouvriers se réconciliaient aux dépens des contribuables, la grève parut entrer tout à coup dans une nouvelle phase et tourner à la grève générale. Pendant plusieurs jours, les murs de Paris furent couverts d’appels à la guerre sociale, et on craignit l’arrêt de tous les services publics. Il faut le reconnaître, la grève générale, ce rêve de tous les révolutionnaires, a échoué moins par le fait du gouvernement que par la sagesse des grandes associations ouvrières qui ont eu le courage et l’autorité nécessaires pour opposer leur veto aux excitations des meneurs socialistes et pour les vaincre sur leur propre terrain à la Bourse du travail.

La lutte entre les syndicats organisés dans un intérêt professionnel et les fédérations socialistes, entre la tradition et la révolution, est, à notre avis, le trait caractéristique de cette grève. Déjà dans l’histoire des Trade-Unions anglaises on avait pu voir, à deux reprises, les ouvriers, groupés corporativement, faire preuve d’une initiative et d’une énergie bien rares pour résister aux élémens socialistes qui avaient, dans une certaine mesure, collaboré à la formation de leurs associations, et la vertu inhérente à la forme corporative éliminer rapidement tous les fermens étrangers. Mais les syndicats français, constitués depuis la loi de 1884, n’ont pas eu encore le temps d’acquérir la cohésion et la puissance des grandes unions anglaises, et on peut s’étonner de la vitalité qu’ils ont montrée en cette circonstance en repoussant par leur patriotique révolte la propagande des internationaux et des anarchistes.

Si, comme nous espérons le prouver au cours de ce travail, la grève du bâtiment s’est terminée par la victoire de la partie la plus saine des travailleurs, le fait est assez important pour être mis en lumière, mais d’autres enseignemens ressortent encore de cette étude. C’est d’abord la nécessité d’assurer la représentation légale de tous ces braves gens qui cherchent à l’aveugle, au milieu de l’anarchie actuelle, l’organisation nécessaire. C’est aussi l’avantage de la publicité imposée aux associations, et la révélation du rôle considérable que sont appelées à remplir les bourses du travail, actuellement abandonnées aux intrigues des socialistes et qui devraient, comme l’a indiqué M. de Molinari, devenir une des bases de la reconstitution du régime du travail. C’est encore la révélation d’un état de choses nouveau, inconnu de l’enseignement officiel, suspect aux économistes, ignoré des intellectuels, introduisant dans l’édifice vermoulu de notre constitution des organismes empruntés aux vraies traditions nationales, et c’est enfin le début d’un personnel non moins nouveau destiné peut-être à remplacer le personnel politique qui achève de se déconsidérer dans ces dernières crises.

Voilà ce que nous avons cru apercevoir dans cette courte grève commencée le 14 septembre et terminée le 19 octobre, et ce que nous voudrions rendre sensible, non par des déductions ou des raisonnemens toujours sujets à discussion, mais par des faits, des documens et des chiffres. Etude consolante, puisque, au milieu de nos tristesses, elle révèle dans la nation des réserves inépuisables d’initiative, de vigueur et de dévouement, et qu’elle prouve que la décadence qui attaque les couches superficielles n’a pas encore atteint le cœur de la France ! Mais étude inquiétante, parce qu’en constatant les obstacles de tout genre qui s’opposent à une réforme sociale, on voit trop clairement que les travailleurs n’y sauraient procéder à eux seuls, et qu’il leur faudrait rencontrer dans le gouvernement le secours éclairé qui leur a été donné en Angleterre et dans d’autres pays. C’est une tâche qui paraît malheureusement bien lourde et bien difficile pour ceux qui gèrent actuellement nos destinées.


I. — LA GRÈVE CORPORATIVE DES TERRASSIERS

Paris n’est plus, depuis quelques mois, qu’un immense chantier où il semble qu’on ait pris plaisir à accumuler en même temps la plus grande somme de travaux possible. De quelque côté que se dirige le promeneur, il se heurte partout à des clôtures en planches, à des amoncellemens de terre, à des tranchées béantes et à des puits inquiétans, d’où sortent, en même temps que des miasmes délétères, des fumées suspectes et des bruits de machines. Les plus belles promenades sont encombrées et barrées, on n’y voit que des arbres abattus et de lourds tombereaux chargés de déblais. Le Conseil municipal, le gouvernement et les grandes compagnies de chemins de fer se sont donné le mot pour livrer la ville aux terrassiers et aux démolisseurs.

Les travaux sont de trois sortes :

1° Les travaux de l’Exposition, y compris le pont Alexandre III, qui sont exécutés pour compte de l’Etat ;

2° Les travaux du Métropolitain et les réfections d’égouts qu’ils nécessitent, qui se font pour compte de la ville de Paris ;

3° Les travaux de prolongement des gares d’Orléans et de l’Ouest, qui se font pour compte des compagnies de chemins de fer.

Enfin il faut encore faire état des constructions de maisons de rapport et de grands hôtels édifiés en vue de l’Exposition de 1900, qui se font pour compte de particuliers.

Jamais à aucune époque on n’avait vu pareille fièvre de travail, et quand, au mois de septembre dernier, le Conseil municipal décida la mise en adjudication des travaux du Métropolitain, on put prévoir que la main-d’œuvre deviendrait insuffisante, et qu’en vertu des lois chères aux économistes, les salaires devraient nécessairement renchérir. En d’autres termes, l’imprévoyance des pouvoirs publics devait amener une première crise, sans compter celle, plus grave encore, qui ne manquera pas de se produire au moment de l’arrêt simultané de toutes ces entreprises. Gouverner, c’est prévoir ! a-t-on dit. Il ne semble pas que nos gouvernans aient beaucoup prévu l’avenir, et les responsabilités qu’ils ont encourues pourront un jour paraître lourdes.

Les ouvriers qui exécutent ces travaux appartiennent à des catégories bien tranchées. Ce sont d’abord les ouvriers attachés aux travaux d’entretien de la ville et des compagnies de chemins de fer, travaillant toute l’année et se considérant presque comme des fonctionnaires ou des employés. Parmi eux il y a des ouvriers d’élite, spéciaux pour certains travaux. C’est un petit monde en général très tranquille, très économe et très rangé, vivant en famille et se préoccupant de l’avenir. Puis viennent les simples manœuvres employés aux travaux extraordinaires, mais également domiciliés dans Paris et occupés d’une manière à peu près permanente. Enfin, pour tous les travaux nouveaux, c’est la foule nomade des terrassiers, des chemineaux, qui passent de chantiers en chantiers, pauvres gens arrachés aux champs et le plus souvent déclassés, vivant au jour le jour, dans des alternatives de gaspillage insouciant et de misère, qui s’en vont mendiant le long des grandes routes de France.

Ces différentes catégories, pour des raisons différentes, sont assez réfractaires à toute organisation. Les ouvriers attitrés de la Ville redoutent de se compromettre dans les syndicats ; les autres n’ont pas assez de fixité dans leur travail et dans leur salaire pour se plier à la discipline corporative ; et la grande masse des chemineaux, sans domicile et sans lendemain, n’a ni le désir ni la possibilité de faire partie de semblables associations.

Cependant, il existait, au moins sur le papier, un commencement d’organisation, et, en septembre dernier, les terrassiers étaient représentés par quatre syndicats régulièrement constitués et ayant déposé leurs statuts conformément à la loi du 21 mars 1884. C’étaient : 1° La Chambre syndicale des ouvriers puisatiers, mineurs et terrassiers du département de la Seine, créée en 1888. Siège social, Bourse du Travail ; nombre des adhérens déclaré, 110 membres. 2° L’Union des ouvriers terrassiers, puisatiers, mineurs du département de la Seine, créée en 1894. Siège social, Bourse du Travail ; 86 membres. 3° Chambre syndicale des ouvriers démolisseurs français, créée en 1896. Siège social, 211, boulevard de la Gare ; 153 membres. 4° Le Syndicat national des ouvriers des ports, entrepôts et magasins généraux, créé en 1897. Siège social, Bourse du Travail ; 10 membres. On voit qu’il ne s’agit là que d’une organisation rudimentaire et que ces quatre syndicats, qui réunissent à eux quatre moins de 400 adhérens, ne sauraient être considérés comme représentant un groupe qui, à Paris seulement, comptait de 50 000 à 60 000 travailleurs. C’est un des plus grands dangers de l’état inorganique du monde actuel du travail que cette facilité, pour quelques meneurs, de créer, à l’abri de la Bourse du Travail, de pseudo-syndicats qui, en temps ordinaire, n’exercent aucune influence et passent inaperçus des ouvriers eux-mêmes, mais qui, aux heures de crise, se trouvent seuls prêts à parler au nom de tous et rallient autour d’eux toute la corporation. C’est ce qui est arrivé pour les terrassiers, et ces syndicats, insignifians la veille, ont groupé autour d’eux tous les travailleurs et dirigé tout le mouvement. Mais il importe de remarquer que, dans ces conditions, ils n’avaient ni réserves, ni ressources pour soutenir la lutte, et ne pouvaient compter que sur le concours incertain des autres corporations.

Les entrepreneurs, au contraire, sont depuis longtemps syndiqués, et leurs chambres forment trois groupes dont l’un se réunit rue de Lancry, 10, à l’hôtel des Chambres syndicales ; dont l’autre a son siège 10, rue du Faubourg-Montmartre, et dont le troisième est rue de Lutèce, 3, dans l’hôtel des Chambres syndicales de l’Industrie et du Bâtiment. Ces chambres syndicales existent depuis 1868, et comprennent la presque totalité des entrepreneurs, mais l’organisation est encore assez incomplète, et plusieurs tentatives de réforme n’ont pas abouti. L’excès de la concurrence causé par le système des adjudications qui met aux prises, périodiquement, les entrepreneurs, rend une entente entre eux assez difficile, et dans le cas actuel nous verrons que les divisions entre patrons et la difficulté de réunir les trois groupes ont été une des causes de prolongation de la grève.

Le 9 septembre dernier, le syndicat des terrassiers adressa une première mise en demeure aux chambres syndicales des entrepreneurs. Les réclamations des ouvriers portaient sur un point précis : ils réclamaient le paiement intégral des prix de main-d’œuvre inscrits dans la série officielle des prix de la Ville de Paris, édition de 1882, et ils protestaient contre l’engagement que les entrepreneurs avaient pris l’habitude de faire signer aux ouvriers qu’ils embauchaient pour éviter, on cas de conflit, l’application des prix de série par le Conseil des prud’hommes. Les ouvriers se croyaient en droit de l’exiger après les déclarations faites à maintes reprises par le Conseil municipal et la délibération du 27 avril 1888, approuvée par M. Floquet, ministre de l’Intérieur, assurant à l’ouvrier le prix minimum obligatoire de la journée fixée à la série sans rabais.

On sait comment s’établissaient autrefois, après accord entre les délégués des patrons et des ouvriers, ces séries de prix qui servent de base aux adjudications de la Ville. Mais, depuis la grève de 1881, les patrons avaient refusé de concourir à la confection de ces séries, et celle de 1882 avait été établie sans leur concours. Ce point est essentiel à établir, car il a donné lieu à des récriminations violentes. En fait, les prix portés dans cette série n’ont jamais été appliqués, et le Conseil municipal n’avait pu insérer dans les cahiers des charges la clause du salaire minimum, la délibération de 1888 ayant été annulée par le Conseil d’État. Au moment de la grève, les ouvriers étaient donc payés 0 fr. 45 et 0 fr. 50 de l’heure, c’est-à-dire aux prix de la série de 1880, et le Conseil municipal le savait si bien que, tout en parlant très haut du respect de la série de 1882, il faisait établir par ses ingénieurs ses cahiers des charges et les bordereaux de ses adjudications en prenant pour base les prix réellement payés. A tous les points de vue la responsabilité de la crise retombait ainsi sur lui. En tenant compte du renchérissement forcé de la main-d’œuvre par suite de tous les travaux en cours et de la cherté des vivres au moment de l’Exposition, l’augmentation de 0 fr. 10 de l’heure réclamée par les ouvriers n’avait d’ailleurs rien d’excessif. Mais les entrepreneurs, liés par leurs contrats, ne pouvaient supporter une augmentation de 20 pour 100 portant sur la main-d’œuvre ; ils perdirent du temps en discussions et ne répondirent pas immédiatement à la lettre du Syndicat des terrassiers.

Le 13 septembre, les ouvriers travaillant aux chantiers Cour-celles-Champ-de-Mars se mirent en grève ; ils parcoururent en bandes les autres chantiers, invitant leurs camarades à se joindre à eux pour soutenir leurs revendications. Le soir, ils tinrent une première réunion, à la suite de laquelle 2 000 puisatiers et mineurs occupés aux travaux de réfection des égouts décidèrent de se joindre aux terrassiers. La grève fut proclamée, et le syndicat convoqua tous les membres de la corporation, syndiqués ou non syndiqués, pour le lundi ti, à une première réunion, salle Langeron, puis à une seconde réunion, à 2 heures de l’après-midi, à la Bourse du Travail, « pour examiner les conditions dans lesquelles la lutte était engagée et les mesures à prendre pour qu’elle aboutît à une victoire prompte et décisive. »

Le mouvement était lancé : dès le lendemain, les chantiers des Moulineaux et des Invalides sont désertés, et il ne reste plus que 271 ouvriers au chantier de la Cour des Comptes. Dans la journée, 200 grévistes l’envahissent et forcent les ouvriers à abandonner le travail. La police est impuissante à protéger les ouvriers qui voudraient travailler, et les grévistes font successivement fermer tous les chantiers, à l’exception de ceux dont les entrepreneurs ont payé les prix de série. A 4 heures, les chantiers de l’Exposition sont envahis ; tous les travaux sur la voie publique sont abandonnés ; 18 000 ouvriers sont sans travail. Le mouvement s’étend à la banlieue. Un conseiller prud’homme, nommé Chevalier, conseiller municipal de Saint-Ouen, un des instigateurs de la grève, se met à la tête d’une bande de grévistes pour aller débaucher les ouvriers qui travaillent encore au pont de Saint-Ouen. 3 000 terrassiers et manœuvres, réunis dans la journée à la Bourse centrale du Travail, rue de Bondy, ratifient la déclaration de grève, et s’engagent à ne reprendre le travail que lorsque les entrepreneurs auront accepté leurs réclamations. Le 15 et le 16, l’agitation continue ; des patrouilles de grévistes parcourent les chantiers pour faire cesser le travail ou en empêcher la reprise ; il se produit quelques rixes au chantier de la Cour des Comptes et au pont d’Iéna, des charrettes sont dételées et renversées, des ouvriers sont menacés et même frappés, le chantier de Mazas est envahi et le travail arrêté ; cependant l’ensemble des grévistes reste très calme et s’abstient de tout acte de violence.

Tous les jours, le syndicat tient une réunion dans la grande salle des grèves de la Bourse du Travail ; on y entend successivement presque tous les députés et conseillers municipaux socialistes de Paris, qui viennent soigner leur popularité. Dès les premiers jours, on y voit accourir les députés Coûtant, Renou, Paulin Méry, Baulard, Dejeante. A la séance du 16, présidée par le citoyen Chevalier, le député Laloge fait repousser une proposition de certains entrepreneurs qui offrent de prendre l’engagement sur papier timbré de payer pendant cinq années consécutives les prix de la Ville de Paris et de ne plus réclamer la signature. La réunion décide l’envoi de délégués au Syndicat des ouvriers des ports (débarquemens en Seine), et au Syndicat des démolisseurs, pour leur demander la cessation du travail.

La grève est à peu près générale pour toute la corporation et, le 17, la Chambre syndicale des démolisseurs et le syndicat des débardeurs déclarent adhérer à la grève. La réunion de la Bourse du Travail prend alors le caractère d’une véritable manifestation ; au dire de la Petite République et de la Lanterne, 10 000 ouvriers s’y pressent dans les salles ou dans les couloirs. Le citoyen Perrault préside, ayant comme assesseurs les citoyens Chevalier et André et comme secrétaire le citoyen Réveillon. Plusieurs membres de divers syndicats prennent la parole ; mais on constate que les politiciens et les socialistes du Conseil municipal cherchent à prendre la direction du mouvement. Le député Renou et le conseiller municipal Brard viennent presser le vote d’un ordre du jour préconisant la grève à outrance.

Le même jour, les entrepreneurs de travaux publics se réunissent rue de Lancry, à l’hôtel des Chambres syndicales, et, après une assez vive discussion, les membres, assez peu nombreux, qui sont présens, votent un ordre du jour ainsi conçu :


Les entrepreneurs de travaux publics et de terrassemens, réunis au siège du syndicat, après avoir étudié l’historique et envisagé les conditions de la grève, reconnaissent qu’ils n’ont aucun motif de trouver injustifiées les revendications des grévistes, et déclarent, cette affirmation faite, qu’ils ne demanderaient pas mieux que d’y faire droit, à la condition toutefois que les pouvoirs publics prennent l’initiative de faire la révision des prix qui régissent actuellement les entreprises.


Cette déclaration précise bien à son tour le terrain sur lequel les entrepreneurs entendent se placer et dont ils ne se départiront pas durant toute la durée de la crise. Ils voulaient faire comprendre aux ouvriers qu’en la circonstance, les intérêts des patrons et les leurs étant identiques, ils n’avaient qu’à s’unir pour vaincre la résistance du Conseil municipal, de l’Etat et des compagnies de chemins de fer qui, par leur système d’adjudication et de concurrence sans limites, ne cessaient de provoquer la baisse des prix et de la main-d’œuvre. Mais elle fut mal comprise des ouvriers, et, loin de contribuer à l’apaisement, elle provoqua une grande irritation, dont les socialistes et les meneurs révolutionnaires profitèrent pour faire nommer, le 18 septembre, un comité central de la grève destiné à centraliser le mouvement jusque-là dirigé par les chefs des syndicats intéressés. Ce comité se composait du citoyen Perrault, président ; des citoyens Jaher et André, assesseurs, et des citoyens Chevalier et Robin, secrétaires. À cette occasion on vit paraître à la Bourse du Travail, en dehors des délégués des syndicats, MM. Landrin, conseiller municipal ; Dejeante, député de Belleville ; Faberot, ancien député ; Thomas, maire du Kremlin-Bicêtre, et Karl, du groupe des étudians révolutionnaires.

Le 19 septembre, la Chambre syndicale du pavage, de la terrasse, du granit, du bitume, des égouts et canalisations se réunissait enfin en assemblée générale à son siège social, 3, rue de Lutèce, et se prononçait contre l’augmentation de salaires demandée par les ouvriers. Le président G. Curtet était chargé de transmettre cette décision aux syndicats ouvriers.

Le Comité central de la grève était au fond très inquiet. Les patrons semblaient disposés à la résistance et l’argent manquait ; le chômage se prolongeait depuis une semaine, et les souscriptions ouvertes dans certains journaux n’avaient encore produit que des résultats dérisoires. Quelques syndicats avaient voté des subventions, mais ces subventions ne dépassaient pas en général une centaine de francs, et il fallait nourrir 15 000 à 20 000 ouvriers sans travail. Le Comité décida l’envoi de deux délégués chargés de répondre à l’appel du juge de paix du IVe arrondissement, qui, conformément à la loi, avait lancé un appel à la conciliation. Mais cette tentative n’aboutit pas, car, la grève s’étant étendue à tous les arrondissemens, les juges de paix de Paris chargèrent le juge de paix du Xe arrondissement, M. Melsheim, de convoquer les présidens des syndicats en lutte. Ce n’était du reste qu’une simple manifestation destinée à concilier les sympathies du public. En même temps, le Comité central faisait décider que les délégués demanderaient à être entendus par le bureau du Conseil municipal de Paris. Et, cette fois, la démarche devait avoir des résultats considérables et donner une nouvelle direction à la grève.


II. — L’INTERVENTION DU CONSEIL MUNICIPAL

M. Navarre, président du Conseil municipal de Paris, avait convoqué le bureau du Conseil ; il reçut à l’Hôtel de Ville les délégués des terrassiers, et, après avoir entendu leurs réclamations, il leur déclara que leur cause était juste ; qu’ils avaient raison d’exiger des entrepreneurs le paiement intégral des prix de série ; et qu’ils pouvaient compter sur le concours le plus efficace du Conseil municipal. Dès le lendemain, 20 septembre, il faisait inviter par dépêche les présidens des trois chambres syndicales patronales à venir conférer avec lui à l’Hôtel de Ville. Les présidens refusèrent de se rendre à cet appel.

L’attitude des membres du bureau du Conseil municipal était en effet assez difficile à comprendre et à justifier. Ils ne pouvaient se poser en arbitres, puisque la Ville était partie au débat ; que les travaux dont il s’agissait étaient exécutés pour son compte ; et que l’administration municipale était liée vis-à-vis des entrepreneurs par des contrats réguliers résultant des adjudications. En réclamant une augmentation de salaire qui n’était pas inférieure à 20 pour 100, le Conseil modifiait donc dans un sens onéreux pour les adjudicataires les conditions acceptées par lui. D’autre part, il ne lui appartenait pas de se faire juge dans sa propre cause et d’interpréter lui-même la portée des conventions ; en le faisant, il sortait de ses attributions et pouvait encourir de graves responsabilités. M. Navarre et le bureau le savaient bien, mais, en agissant comme ils venaient de le faire, ils avaient un double but. Ils se rendaient populaires et ils entrevoyaient la possibilité d’amener les entrepreneurs à résilier leurs contrats. C’était alors la mise en régie des travaux, l’ouverture dans tout Paris de ces chantiers et ateliers nationaux restés chers aux socialistes français, et acceptés comme mesure de transition par Karl Marx, César de Paepe et les nombreux disciples de Benoit Malon. Le groupe socialiste du Conseil municipal était presque entièrement acquis à cette idée et ne voyait pas sans un secret espoir la formation de cette sorte de garde prétorienne mise au service de la commune de Paris. Les intérêts corporatifs étaient relégués au second plan. Le groupe socialiste du Conseil était décidé à tenter une campagne décisive, comptant sur les embarras du cabinet Brisson.

Mais d’autres révolutionnaires allaient également entrer en ligne. Les allemanistes, blanquistes et autres fractions du parti jugeaient le moment venu de tenter la grève générale, objectif de tous les congrès ouvriers depuis le Congrès de Nantes en 1894, et le prologue obligé de la révolution sociale. Les divisions survenues entre les différens groupes socialistes et l’opposition faite à l’idée de la grève générale par les guesdistes, les marxistes, les politiciens et les parlementaires, en avaient jusqu’alors retardé la réalisation. L’occasion semblait tout indiquée pour faire dégénérer la grève du bâtiment et organiser la guerre de classes.

D’autres menées plus dangereuses encore s’ourdissaient dans les milieux favorables à la révision du procès Dreyfus. Certains journaux se faisaient remarquer par leurs souscriptions. Le convent maçonnique réuni rue Cadet envoie, le 19 septembre, une somme de 500 francs. Le Grand Orient de France se faisait inscrire pour une somme égale. Dans l’ardeur de la lutte, on semblait perdre de vue les ouvriers, mais eux poursuivaient leur but et acceptaient tous les concours, sans s’écarter du terrain professionnel. Pendant que d’anciens députés, MM. Jaurès et Gérault-Richard, et le conseiller municipal M. Landrin haranguai ont, dans la grande salle de la Bourse du Travail, la masse désœuvrée et nerveuse des grévistes, la Fédération du bâtiment s’occupait de répondre à la note des entrepreneurs et d’établir que, contrairement à leurs affirmations, les ouvriers ne touchaient que 0 fr. 50 et 0 fr. 60 de l’heure. Elle affirmait sa résolution de n’accepter aucune reprise du travail tant que les entrepreneurs n’auraient pas pris l’engagement de payer les prix de série pendant une durée indéterminée.

De leur côté, les entrepreneurs, après s’être concertés en vue d’une action commune, faisaient savoir au Conseil municipal qu’ils iraient porter leur réponse à l’Hôtel de Ville dans la journée du 23 septembre. Le président fit aussitôt aviser le Comité central de la grève d’envoyer une délégation pour discuter, s’il y avait lieu, les propositions qui lui seraient soumises.

L’entrevue n’amena aucun résultat, les patrons se bornèrent à établir avec chiffres à l’appui, devant le Bureau du Conseil municipal, que, par suite des rabais consentis dans les adjudications, il leur était impossible de payer intégralement les prix de série. Le Bureau du Conseil, après avoir pris acte de leur refus, vota dans la soirée même un secours de 20 000 francs pour les grévistes, et le président l’annonça aussitôt au Comité central réuni en permanence à la Bourse du Travail.

On comprend facilement l’enthousiasme causé par cette lettre, dont il fut donné lecture à l’assemblée générale. Des remercie-mens furent aussitôt votés au Conseil municipal, et on s’occupa de la répartition des secours. Des bureaux d’inscription et de distribution furent créés dans les différens arrondissemens, pour la plupart dans les mairies ; ce qui manquait surtout, c’était l’argent, car, en dépit des appels pressans de la Petite République française et de la Lanterne, les associations ouvrières n’apportaient qu’un bien faible concours. Les souscriptions de 500 francs du Conseil municipal de Boulogne, les 300 francs versés au nom du Syndicat des omnibus, et les 100 francs par semaine promis par le député Laloge ne peuvent pas être comparés aux souscriptions recueillies par l’Union des Mécaniciens anglais lors de la dernière grève. Cependant l’influence du Conseil municipal et des socialistes fut assez grande pour faire refuser les 800 francs envoyés par M. Paul Déroulède et les 2 000 francs offerts aux démolisseurs et aux charretiers par M. Henri Rochefort.

Le matin du 24, le juge de paix du Xe arrondissement fit afficher à la Bourse du Travail une lettre adressée, conformément à la loi du 27 décembre 1892, aux patrons et aux ouvriers pour les engager à accepter la conciliation. Cette tentative, qui présente un réel intérêt, car elle constitue une des premières applications de la loi sur l’arbitrage, resta sans résultat, les patrons ne s’étant pas considérés comme régulièrement convoqués et n’ayant pas répondu à l’invitation du juge de paix. Le Bureau de la grève envoya au contraire immédiatement la liste des délégués des grévistes. Le 27, le juge de paix leur fit connaître par lettre qu’il considérait sa mission comme terminée par suite du silence des entrepreneurs. Ce même jour, M. Navarre allait voir M. Brisson et obtenait de lui l’approbation du vote du Conseil général. Le 26, le Bureau du Conseil général, convoqué d’urgence, votait à son tour une subvention de 10 000 francs pour les grévistes.

Presque à la même date, se produisait une autre intervention qui mérite d’être signalée, car elle prouve à la fois l’état d’anarchie dans lequel se débat le monde du travail et le besoin d’une représentation légale qui se fait sentir parmi les ouvriers. Depuis plusieurs années déjà, les conseillers prud’hommes cherchent à sortir du rôle modeste que leur assigne la loi pour se poser en représentans élus de la classe des travailleurs, renouvelant ainsi, à leur insu sans doute, la tentative d’usurpation tentée par les parlemens au XVIIIe siècle : ils crurent le moment venu de prendre la direction du conflit, et firent paraître un manifeste au nom de la corporation du bâtiment. Le document nous semble très significatif, et nous croyons devoir en citer quelques passages. Il est adressé aux ouvriers de la corporation du bâtiment par les prud’hommes appartenant à cette corporation. Après avoir constaté que les terrassiers luttent pour l’application de la série officielle de 1882 et affirmé que « le détournement, par les entrepreneurs, d’une partie des salaires, a été opéré avec la tolérance et la complicité du Conseil municipal ; » après avoir rappelé les efforts du Conseil des prud’hommes pour s’opposer à la signature, qui empêche l’application du tarif, il conclut ainsi :

Victimes des mêmes abus, leur cause est la nôtre, car l’embauchage au rabais au moyen de la signature se pratique dans toutes les corporations du bâtiment…

Abandonner nos camarades en lutte, c’est aider nos ennemis et les encourager dans leurs mauvais desseins, aussi bien que méconnaître nos intérêts et devenir ainsi par notre indifférence responsables de notre défaite.


Citoyens,

A la coalition des exploiteurs de la misère et de leurs protecteurs habituels, opposons l’union et la solidarité pour le triomphe d’une cause aussi populaire que juste : l’abolition de la signature, le respect des salaires. Voilà notre devoir.

Cette note, qui montre l’état d’âme de ces juges corporatifs tels que les choisit la législation actuelle, ne semble pas du reste avoir produit grand effet : tous comprenaient que la solution ne dépendait plus que du Conseil municipal. Aussi est-ce à lui que les entrepreneurs s’adressent directement par l’entremise de M. Charles Blanc, préfet de police, pour proposer deux solutions. La première, c’est l’unification des prix de série de la Ville. Les entrepreneurs exposent, dans la note écrite qui contient leurs propositions, qu’étant obligés d’employer successivement les mêmes ouvriers aux différens travaux dépendant des services des ingénieurs de la ville, il leur paraît peu logique que ces prix varient suivant les services et déclarent que ce n’est qu’à cette condition qu’ils pourraient supporter l’augmentation demandée. La seconde solution consiste à mettre les ouvriers terrassiers ou leur syndicat aux lieu et place des entrepreneurs pour l’exécution des travaux de terrassement à exécuter pour le compte de la Ville et du Département et à leur faire toucher directement les prix convenus lors des adjudications. Les entrepreneurs abandonnaient les frais d’adjudication par eux versés pour ces travaux pour toute la période de leurs marchés.

En même temps ils adressaient à M. Brisson, président du Conseil, un mémoire justificatif dans lequel ils insistaient sur la situation faite aux entrepreneurs de la Ville. « Les deux assemblées, disaient-ils, en prenant une attitude que leur conseille sans doute le souci de leur popularité, assument une responsabilité dont elles doivent accepter les conséquences. En encourageant les ouvriers à réclamer, à exiger même, comme minimum, le salaire fixé à la série… elles doivent de toute évidence fournir à leurs adjudicataires le moyen de satisfaire ces exigences. » Le mémoire explique ensuite que, dans les bordereaux dressés par les ingénieurs de la Ville pour servir aux adjudications récentes du Métropolitain, on prévoyait deux catégories de terrassiers, les uns payés 0 fr. 60, les autres 0 fr. 55, soit un prix moyen de 0 fr. 575. Avec les rabais de 10 et 15 pour 100 exigés par l’administration, les prix élémentaires de la série se trouvaient réduits à 0 fr. 42 et 0 fr. 44 le prix de l’heure d’ouvrier : « En payant 0 fr. 50, les entrepreneurs sont au-dessus des prix prévus dans les traités. Dans ces conditions, accorder une plus-value de 20 pour 100 sur les salaires serait la ruine assurée pour la majeure partie des entrepreneurs ayant des marchés en cours. C’est la Ville de Paris qui tient la clef de la question, et c’est du Conseil municipal seul que dépend la solution qu’il est le premier à pousser les ouvriers à réclamer. Il n’a qu’à décider que pour tous les travaux adjugés il sera tenu compte aux entrepreneurs de la Ville de l’augmentation de dépenses justifiées, résultant de la plus-value de la main-d’œuvre accordée par eux à partir du 1er octobre 1898. »

La Chambre syndicale des entrepreneurs de travaux publics, dont le siège est faubourg Montmartre, 10, protesta en même temps, et un manifeste fut adressé aux ouvriers, leur donnant les mêmes explications et établissant les prix de la main-d’œuvre d’après les cahiers des charges dressés par l’administration.

Le Conseil municipal se réunit le 3 novembre pour « aviser aux moyens de mettre fin à la grève » et se trouva saisi des propositions des entrepreneurs qui lui furent communiquées par le président, M. Navarre. Les explications données par lui furent assez embarrassées. Après avoir constaté quelques exagérations dans les chiffres indiqués au mémoire, il ajouta que les rabais souscrits dans les adjudications publiques ne pouvaient pas être légitimement appliqués aux salaires, qui doivent être considérés comme des salaires minimum ; mais, lorsque des conseillers lui demandèrent pourquoi cette clause n’avait pas été insérée dans les cahiers des charges et émirent le vœu de l’y faire figurer à l’avenir, il dut avouer que, par suite des décisions du Conseil d’État, cette clause était considérée comme illégale et ne serait pas approuvée par l’administration. La première solution indiquée par les entrepreneurs fut repoussée comme onéreuse par les finances de la Ville et dangereuse dans l’application. La seconde proposition fut également repoussée, le Conseil n’admettant pas la rétrocession aux ouvriers et insistant pour que les entrepreneurs renonçassent à leurs marchés au profit de la Ville. Le président fut chargé de notifier cette décision aux chambres syndicales patronales.

Le 6 octobre, les trois présidens vinrent apporter leur réponse au président. On pouvait espérer que les pourparlers aboutiraient et que la grève prendrait fin, puisque la Ville consentait à exécuter en régie les travaux de terrassement, en allouant aux ouvriers les prix de série et qu’il ne s’agissait que de substituer la Ville aux entrepreneurs, pour que les propositions fussent identiques. On se croyait si certain d’un accord que M. Navarre, en apprenant que les présidens lui demandaient une entrevue, pria ses collègues du Conseil municipal de suspendre la séance et fit prendre toutes les dispositions pour faire sanctionner immédiatement par le Conseil la mise en régie des travaux. Mais, au dernier moment, une difficulté se produisit. Les entrepreneurs déclarèrent qu’ils n’entendaient abandonner que les travaux de terrassement proprement dits et garder à leur charge le transport des terres. Les membres du bureau protestèrent, et les délégués furent obligés de demander un nouveau délai pour consulter leurs mandans.

Ce retard était très regrettable, car la situation commençait à devenir menaçante du côté de la Bourse du Travail. Le juge de paix du Xe arrondissement avait cru devoir tenter, le 6 octobre, une nouvelle tentative de conciliation : cette fois, les délégués des patrons s’y étaient seuls présentés et les ouvriers avaient fait défaut. Il en était résulté une polémique assez vive dans les journaux et les réunions. En même temps un conflit violent éclatait entre le Conseil municipal et le préfet de la Seine à l’occasion des adjudications du Métropolitain.

Le 8 octobre, les présidens des chambres syndicales patronales font connaître leur décision par une note publique.


Les entrepreneurs de travaux, réunis à leur siège social, rue de Lancry, 10, à l’unanimité des membres présens, acceptent la proposition de la Ville de Paris de consentir à la résiliation des marchés. Mais la Chambre syndicale n’ayant pas le moyen d’apporter au Bureau du Conseil la signature de tous les entrepreneurs titulaires de baux d’entretien ou de marchés contractés avec la Ville de Paris, les entrepreneurs demandent à être convoqués individuellement pour traiter la question.


Les présidens ayant fait annoncer qu’ils se rendraient le lendemain 9 octobre à l’Hôtel de Ville, avant la séance du Conseil municipal, ils y furent reçus par le Bureau du Conseil, qui s’était adjoint MM. Humblot, Boreux et Bechmann, ingénieurs, chefs des services des eaux, de la voie publique et des égouts. Après une discussion assez longue, les présidens des chambres syndicales se retirèrent et le préfet de la Seine fut appelé. Le Bureau délibéra ensuite à huis clos sur les propositions à soumettre au Conseil municipal. En séance, après avoir donné lecture des propositions des entrepreneurs, le président mit aux voix le projet de résolution suivant : « Le Préfet de la Seine est invité à procéder d’urgence à la résiliation de tous les marchés de travaux publics passés avec la Ville de Paris. » A la suite de protestations nombreuses, et après discussion, en comité secret, de deux contre-propositions de MM. Bassinet et Le Breton, le Conseil adopta la proposition suivante :


Le Conseil, considérant que le conflit survenu entre les entrepreneurs et ouvriers du bâtiment et des grands travaux publics compromet l’intérêt général et l’ordre public ;

Vu l’urgence des travaux en suspens et le droit supérieur de l’autorité municipale, tel qu’il résulte du contrat même, délibère :

ARTICLE PREMIER. — M. le Préfet de la Seine est invité à mettre les entrepreneurs en demeure de reprendre les travaux municipaux dans un délai de vingt-quatre heures.

ART. 2. — Vu l’urgence, M. le Préfet de la Seine mettra en régie lesdits travaux aux risques et périls des entrepreneurs non exécutans.

ART. 3. — Subsidiairement, le Préfet est autorisé à résilier à l’amiable les marchés eu cours, au mieux des intérêts de la Ville de Paris et de l’ordre public.


La résolution fut votée par 53 voix contre 1.

Cette mesure radicale mettait fin au conflit, puisque le Conseil municipal se chargeait lui-même, en cas de refus des entrepreneurs, de donner satisfaction aux terrassiers en leur assurant les prix de la Ville de Paris.

Les arrêtés furent signés par le préfet de la Seine le dimanche 9 octobre, et notifiés le même jour ; les entrepreneurs avaient vingt-quatre heures pour remettre leurs chantiers en activité : passé ce délai, les ingénieurs devaient en prendre possession pour faire exécuter les travaux en régie. « Cette régie anormale, explique le préfet, s’applique uniquement à la main-d’œuvre des terrassemens, et les entrepreneurs restent soumis aux obligations de leurs marchés en ce qui concerne la surveillance et la direction des travaux. L’administration dressera le compte des journées des terrassiers, elle en remboursera le montant aux entrepreneurs dans les conditions stipulées par les cahiers des charges des entreprises pour le cas où les ingénieurs requièrent l’entrepreneur d’avoir à fournir des ouvriers chargés d’exécuter des travaux qui n’ont pas été compris dans le marché. » La combinaison adoptée présentait, on le voit, de grandes analogies avec les propositions faites dès le début par les entrepreneurs, auxquels elle donnait toute satisfaction. La Ville offrait du reste de résilier les marchés de ceux qui n’accepteraient pas, et de faire remettre les travaux en adjudication. Enfin, pour ceux qui refuseraient toute transaction, c’était la régie pure et simple. Disons tout de suite que, grâce aux efforts du Préfet de la Seine et des ingénieurs, sur 215 entrepreneurs ayant des travaux à exécuter pour le compte de la Ville de Paris, 2 seulement ont refusé de répondre et ont rendu nécessaire une mise en régie.

Une telle solution ne répondait évidemment pas à l’attente de la partie socialiste du Conseil municipal, qui accusa tout haut le Préfet de s’être entendu avec les entrepreneurs pour éviter la mise en régie. En réalité, l’intervention du Conseil a servi à faire la pacification entre les patrons et les ouvriers au détriment des finances de la Ville, et les partisans de l’autonomie communale n’y ont même pas gagné le retrait de L’arrêté du Conseil d’État qui interdit la clause du salaire minimum.

Mais c’est surtout à la Bourse du Travail que le désappointement fut grand et donna lieu à des récriminations violentes. Le Comité de la grève protesta, et, à la réunion du 9 octobre, M. Renaud précisa nettement les prétentions des syndicats.


La mise en régie des travaux de la Ville ne saurait nous donner satisfaction complète. C’est sans doute une première victoire, mais ce n’est pas une solution… Une fois les travaux en cours achevés, que fera-t-on ? On aura recours, comme par le passé, au système des adjudications, et les salaires seront de nouveau avilis. C’est un premier motif pour continuer la grève. Il y en a deux autres. D’abord, tous les grévistes ne travaillent pas pour la Ville de Paris, beaucoup d’entre eux effectuent des travaux particuliers. De ceux-là on ne parle pas, ils seraient donc sacrifiés dans la combinaison. Ensuite plusieurs corporations du bâtiment ont cessé de travailler par esprit de solidarité, d’autres vont suivre cet exemple, les terrassiers doivent se solidariser avec tous les camarades du bâtiment comme ils se sont solidarisés avec eux.


Et comme conclusion, un autre gréviste, M. Febvre, ajouta :

Nous ne reprendrons le travail qu’à la condition expresse que les entrepreneurs s’engagent par contrat à nous payer les prix que nous réclamons, soit 0 fr. 60 et 0 fr. 70 de l’heure, ou qu’une loi soit votée par la Chambre des députés pour nous assurer ce salaire. Toutes les autres solutions doivent être considérées comme des atermoiemens.


III. — LA GRÈVE GÉNÉRALE

Pendant ces laborieuses négociations entre le Conseil municipal et les chambres syndicales, la situation s’était singulièrement aggravée. Malgré le calme apparent des ouvriers, les esprits commençaient à se monter, et de tous côtés arrivaient à Paris des aventuriers de la pire espèce, étrangers aux corporations en lutte, mais à la recherche de toutes les occasions de désordre. Les révolutionnaires ardens, allemanistes, syndicaux révolutionnaires, anarchistes, appartenant à ces innombrables sectes que MM. de Seilhac et Roussel ont essayé de classifier, affluent à la Bourse du Travail et y fomentent une violente opposition contre les politiques et les parlementaires du Conseil municipal. Peu à peu le personnel change, les rhéteurs du parti marxiste disparaissent et sont remplacés par l’ex-député Faberot, les syndicaux révolutionnaires Briand et Riom, par M. Guérard, le secrétaire général du Syndicat des chemins de fer et d’autres non moins violens. Dès les premiers jours d’octobre, ils attendent l’occasion et cherchent à exploiter les fautes commises pour faire dégénérer la grève des terrassiers en grève générale.

Cette idée de la grève générale, lancée, au lendemain de la fermeture de la Bourse du Travail en 1893, au Congrès corporatif de Paris, a triomphé depuis dans tous les congrès, malgré les efforts des marxistes et des broussistes. A Nantes en 1894, à Limoges en 1895, à Tours en 1896, à Toulouse en 1897, elle a été préconisée sans relâche, votée par des majorités sans cesse croissantes, et un comité permanent en prépare l’exécution. Elle est devenue le mot d’ordre de tous les impatiens, de tous les socialistes qui n’attendent plus rien de l’action légale. Pour eux, « vingt-cinq ans de parlementarisme ont tué les plus fermes croyances dans la vertu du suffrage universel, et maintenant il n’est pas un prolétaire conscient qui n’espère en la suprême ressource, la force. » Et la seule manière rationnelle de déployer cette force, c’est, d’après l’un de leurs orateurs, « la grève générale, qui doit être le moyen de forcer à descendre dans la rue, le même jour, sur tous les points du territoire, et pour la défense d’une revendication matérielle, ce peuple que la politique a émasculé et éloigné de l’idée révolutionnaire. »

Rendus prudens par l’échec d’une tentative prématurée faite au mois de juillet, ils manœuvrent d’ailleurs habilement et commencent par transformer la grève des terrassiers en grève générale du bâtiment. Leur appel a déjà été entendu à la suite de l’échec de la deuxième tentative de conciliation le 4 octobre. Les serruriers réunis à la Bourse du Travail déclarent adhérer à la grève générale du bâtiment. Les peintres se mettent également en grève et formulent leurs revendications. Les ouvriers débardeurs des ports et entrepôts adhèrent à leur tour. Les maçons et tailleurs de pierre se réunissent pour décider la grève, et si la question reste en suspens, le travail, en fait, est arrêté par suite de l’envahissement des chantiers. Les sculpteurs suivent l’exemple des peintres, et le mouvement tend à se généraliser.

Le préfet de la Seine et le préfet de Police croient devoir prévenir M. Brisson, président du Conseil des ministres, des desseins des révolutionnaires. Ils lui déclarent que les renseignemens recueillis par eux ne leur laissent aucun doute et que le plan des organisations syndicales qui poussent à la grève générale est hautement avoué : il s’agit, pour une action politique, de créer une agitation perpétuelle. Le président du Conseil, très effrayé, se décide enfin à faire venir de partout des troupes destinées à renforcer la garnison de Paris, insuffisante pour assurer les services d’ordre. Tous les chantiers sont gardés par des postes d’infanterie ou des piquets de cavalerie en tenue de campagne. Au Champ-de-Mars, aux Tuileries, des troupes bivouaquent et les quais de la Seine ont l’aspect d’un vaste camp. Les ouvriers fraternisent volontiers avec les soldats, et, sous l’émotion causée par les derniers incidens de l’affaire Dreyfus, la population en général fait aux officiers et à leurs hommes l’accueil le plus cordial et le plus enthousiaste. Les journaux évaluent à plus de 30 000 hommes les renforts dirigés sur Paris et publient chaque jour la liste des régimens qui arrivent. Ces précautions sont loin d’être inutiles en présence des étrangers suspects qui ne cessent d’accourir et de la fermentation qui règne à la Bourse du Travail, où 7 000 à 8 000 grévistes sont en permanence, et où tous les syndicats tiennent successivement leurs réunions.

Le dimanche 6 octobre, le travail est partout arrêté et tous les chantiers sont fermés. Les ingénieurs de l’Exposition ont pu garder quelques hommes en organisant des dortoirs et des réfectoires dans le chantier des Champs-Elysées, et la Compagnie d’Orléans a fait venir des employés de province pour continuer les travaux de la gare du quai d’Orsay.

Le même jour, les menuisiers en bâtiment adhèrent à la grève, ainsi que les parqueteurs, qui, dans un ordre du jour très significatif, déclarent « qu’ils croient devoir s’associer au mouvement par esprit de solidarité, mais qu’ils n’ont pas pour but d’obtenir une augmentation de salaires, ni aucune modification au contrat intervenu entre leur syndicat et celui des entrepreneurs. » Ils s’en excusent auprès des patrons dans une lettre très courtoise. Les maçons et tailleurs de pierre se mettent définitivement en grève, ainsi que les scieurs de long, mouleurs et découpeurs à la mécanique.

Le Comité de la grève lance une proclamation pour inviter toutes les autres corporations à suivre cet exemple.

Certains conseillers municipaux, lit-on dans cette affiche, désireux de faire de la conciliation, vont essayer de donner le travail en régie ; cela part d’un bon sentiment, mais on peut entièrement satisfaire les intéressés.

D’autre part toutes les corporations ayant diverses revendications à formuler, le moment est donc venu pour le prolétariat d’obtenir, par une entente commune et par un mouvement général, toutes les justes réclamations présentées aux exploiteurs depuis si longtemps sans obtenir de résultats.

L’appel se termine par ces mots :

Soyez convaincus que dans quelques heures, ce sera le tour des chemins de fer, du gaz, des omnibus, de la métallurgie à déclarer la grève. C’est l’heure des revendications générales. Préparons-nous à faire notre devoir.

Le caractère de la grève a changé, on sent que cet appel est l’œuvre de la Commission de la grève générale nommée en 1896 au Congrès de Tours : le mouvement cesse d’être corporatif, il devient politique et révolutionnaire. Les revendications mêmes des corporations qui viennent de se mettre en grève n’ont plus le caractère professionnel. Au début ces réclamations portaient sur trois points précis : Application intégral des prix de la série de 1882 ; Suppression de la signature ; Application des décrets et loi de mars 1848 sur le marchandage. Le 4 octobre, les peintres demandaient encore la nomination d’une commission mixte de patrons et d’ouvriers pour réviser la série de 1882 et un jour de repos par semaine. Mais ils réclamaient en outre la journée de huit heures, été comme hiver, et 8 francs par jour. Les scieurs, découpeurs et mouluriers à la mécanique, outre les revendications communes, demandaient l’interdiction d’employer aux machines des ouvriers inexpérimentés ou âgés de moins de 18 ans, et la responsabilité directe des patrons en matière d’accidens. Enfin, on allait voir se produire avec le Syndicat des chemins de fer le programme des revendications formulées dans les congrès socialistes et déjà notifié au ministre des Travaux publics le 12 juillet 1898.

La Fédération du bâtiment s’engage de plus en plus dans cette voie et fait afficher sur les murs de la Bourse du travail de véritables appels à la guerre sociale. Voici la fin d’une de ces affiches :

Exploités !

Plus de 100 000 de vos frères de misère, se dressant contre le patronat impitoyable, vont, ainsi que leurs femmes et leurs enfans, affronter souffrances et privations pour la revendication humaine du droit à l’existence.

Camarades !

Vous ne les abandonnerez pas ! Par votre solidarité, par les sacrifices que vous vous imposerez, vous aiderez à leur triomphe.

Prolétaires !

Nous comptons que le prolétariat universel répondra à votre appel en faveur des affamés en lutte contre leurs exploiteurs.

Vive l’émancipation ouvrière par les ouvriers !

La Fédération du bâtiment.

Les peintres ne sont pas moins violons et « flétrissent » les ouvriers des sociétés coopératives de production qui n’ont pas interrompu le travail. Les terrassiers font également appel à la solidarité et « vouent au mépris » les renégats qui ne répondraient pas à leur appel. Les coltineurs et les ferblantiers zingueurs adhèrent à leur tour à la grève.

De leur côté, les entrepreneurs de maçonnerie font placarder un appel aux ouvriers, les invitant à reprendre le travail le lundi suivant, et ils adressent une lettre au président du Conseil pour protester contre les injures et les attaques du Comité de la grève et contre les violences dont leurs ouvriers sont l’objet. Les entrepreneurs du Métropolitain annoncent aussi la rentrée des chantiers pour le lundi matin 10 octobre, et une partie des grévistes paraît disposée à se contenter des résultats obtenus.

Le même jour, les comités de la Bourse du Travail, démasquant leurs batteries, font appel aux chambres syndicales des boulangers, aux syndicats des omnibus, des cochers, des ouvriers du gaz, et surtout aux syndicats des employés des chemins de fer pour les engager à déclarer la grève générale. En même temps, le Comité central de la grève fait demander à être entendu par le bureau du Conseil général pour l’entretenir de la situation. La démarche est urgente, car l’argent fait défaut. En dépit de la propagande et des appels retentissans, le fonds de grève n’a ! pas atteint 80 000 francs, y compris les 30 000 francs de la Ville et du département et les subventions votées par certaines communes suburbaines ; certains journaux réduisent même ce chiffre à 50 000 francs, et le chiffre des ouvriers sans travail atteint 80 000. Les distributions de secours sont donc illusoires, et les bons de soupe ou de légumes que donnent certains restaurateurs ou marchands de vins sont un palliatif bien insuffisant. Le mécontentement commence à éclater : à la réunion du 40, à la Bourse du Travail, le trésorier Renaud est pris violemment à partie, et il a besoin de l’appui du révolutionnaire Boicervoise pour se disculper des attaques dirigées contre lui. L’assemblée est visiblement hésitante, et le secrétaire général des chemins de fer M. Guérard, le grand promoteur de la grève générale, ne parvient à obtenir la prolongation de la grève qu’en annonçant qu’avant trois jours, son syndicat aura organisé la grève des transports, qui mettra les capitalistes à la merci du prolétariat.

Les compagnies de chemins de fer savaient déjà à quoi s’en tenir sur l’importance du Syndicat Guérard, qui fait parade de ses 60 000 adhérens et qui, d’après ses recettes et de l’aveu même de ses chefs, compte à peine 15 000 à 16 000 membres actifs, recrutés parmi les ouvriers des ateliers et de la voie. Son action sur les employés est à peu près nulle, et la vraie représentation de cette importante corporation, qui comprend 400 000 employés et ouvriers, consiste plutôt dans le Syndicat des mécaniciens et chauffeurs dont M. Guimbert est le président et dans l’Association amicale des Ouvriers des Chemins de fer, qui compte 74 000 membres. Ces deux syndicats se montraient très opposés à la grève. Le gouvernement crut cependant devoir prendre des mesures de précaution, on fit venir des régimens pour garder les gares, les embranchemens et les aiguilles, ainsi que des soldats pouvant au besoin suppléer les employés qui manqueraient à l’appel. En même temps, les manutentions militaires se préparaient à subvenir aux besoins de l’alimentation en cas d’une grève des boulangers.

C’est dans ces conditions qu’eut lieu la dernière conférence entre le Comité central de la grève et le Bureau de l’Hôtel de Ville. M. Brunet, socialiste révolutionnaire, secrétaire général, demanda au président Navarre si la décision du Conseil municipal ne portait que sur les travaux qui sont dépendans de la Ville de Paris. M. Navarre s’étonna de cette question et répondit qu’il n’avait pas le droit de disposer de l’avenir ; que la loi ne lui permettait pas de renoncer au système des adjudications, ni même d’y insérer la clause d’un tarif minimum imposé aux entrepreneurs ; que c’était l’objet d’une proposition de loi déposée par M. Vaillant à la Chambre des députés. Il ajouta qu’il n’avait pas qualité pour intervenir dans les chantiers de l’Exposition, qui relèvent du ministère du Commerce, ni dans les chantiers des compagnies de chemins de fer. Il ne pouvait qu’engager les grévistes à se rendre auprès des ministres compétens. Sur la demande des délégués, il consentit à les accompagner dans ces visites, avec le Bureau du Conseil municipal, et leur promit également l’appui du Conseil général.

Le lendemain 12 octobre, les présidens des deux conseils se présentaient chez le ministre du Commerce et s’entretenaient avec lui, en l’absence des délégués des grévistes, qu’un malentendu avait retenus. Le ministre du Commerce répondit qu’il ne pouvait songer à mettre en régie les travaux de l’Exposition qui, en fait, n’avaient pas été interrompus. MM. Navarre et Thuillier, accompagnés de plusieurs membres des bureaux des conseils, allèrent ensuite au ministère des Travaux publics, où les attendaient les délégués des grévistes en costume de travail. Le nouveau ministre, M. Godin, leur parut peu au courant de la question ; déclara n’avoir pas connaissance de la proposition Lavy ; et, après leur avoir dit qu’il était sans action sur les compagnies de chemins de fer, ne put que donner aux grévistes l’assurance de sa sympathie personnelle. Il n’y avait pas à se le dissimuler, le Comité central de la grève n’avait rien à attendre de ce côté et il n’avait plus d’autre ressource que de tenter la grève des chemins de fer pour entraîner la grève générale. Les socialistes politiques et parlementaires étaient complètement débordés ; ils allaient faire place aux révolutionnaires et aux anarchistes.

De son côté, le Conseil municipal se sentait joué. Les présidens Navarre et Thuillier avaient fait ce même jour, 11 octobre, une dernière démarche auprès de M. Brisson, pour lui demander d’inviter formellement le préfet de la Seine à exécuter intégralement la décision du Conseil municipal et à mettre les travaux en régie. Le président du Conseil s’était borné à répondre aux deux présidens qu’il tiendrait le plus grand compte de leur démarche et qu’il allait en conférer avec le préfet de la Seine. Le préfet n’eut pas de peine à démontrer que la régie, onéreuse pour les finances de la ville, était inutile, puisque la plupart des entrepreneurs s’étaient déclarés prêts à donner aux ouvriers les salaires que ceux-ci avaient réclamés, et il fit publier par l’Agence Havas la note suivante :

M. le Préfet de la Seine a reçu cet après-midi une délégation des entrepreneurs de la Ville de Paris. Les entrepreneurs acceptent la mise en demeure qui leur a été adressée et s’engagent à payer aux ouvriers le prix de 0 fr. 60 de l’heure.

Cette communication porta au plus haut point l’exaspération des socialistes du Conseil, qui voyaient échouer leur plan et perdaient l’occasion d’appliquer leur théorie des ateliers communaux ; mais, en dépit du Conseil municipal et des meneurs de la Bourse du Travail, tout le monde comprend que la grève est terminée et que l’accord se fera, en dehors d’eux et malgré eux, entre les corporations patronales et ouvrières. Déjà, sans attendre le résultat des démarches auprès des ministres, les démolisseurs réunis à la Bourse du Travail ont, par 145 voix contre 86, décidé de reprendre le travail si les patrons signent l’engagement de les payer 0 fr. 65 et 0 fr. 50 de l’heure, chiffres offerts par les entrepreneurs dans leur dernière affiche. L’accord est immédiatement conclu. Beaucoup de terrassiers ont déjà repris le travail, et il est évident que le syndicat ne tardera pas à proclamer la fin de la grève.


IV. — LES GRANDES CORPORATIONS

Cette défection compromettait singulièrement le succès de la grève générale, mais les meneurs s’étaient trop avancés pour pouvoir reculer. M. Guérard se lance dans la mêlée avec l’obstination héroïque de la vieille garde au soir de Waterloo, et la Petite République du 14 octobre annonce d’un accent de triomphe que 18 000 compagnons serruriers ont abandonné le travail et que la fédération des métallurgistes, forte de plusieurs milliers d’adhérens, a voté à l’unanimité l’ordre du jour très significatif que nous reproduisons en tête de cet article. Un souffle révolutionnaire semble passer sur le monde du travail.

C’est, à ce moment décisif, qu’un élément nouveau apparaît, et l’agitation factice qui se fait autour de la Bourse du Travail s’efface devant l’action irrésistible des véritables syndicats professionnels. La poussée socialiste et révolutionnaire s’arrête devant l’esprit conservateur et traditionnel des grandes corporations organisées qui n’entendent pas se laisser entraîner par un mouvement qu’elles désapprouvent. Tant qu’il ne s’était agi que de la grève des terrassiers, elles s’étaient montrées sympathiques, comprenant que ces syndicats de manœuvres, sans organisation et sans ressources, avaient besoin de rechercher des concours étrangers ; mais, quand elles voient les révolutionnaires faire dévier le mouvement corporatif vers une tentative de guerre sociale, elles se décident à sortir de leur réserve.

Les charpentiers donnent le signal. Leur corporation est probablement la seule qui ait survécu à la Révolution française, et elle comprend actuellement les groupes des Compagnons passans, des Compagnons du Devoir, de Liberté, et de la Fédération des charpentiers de la Seine. Elle possède un patrimoine corporatif, des cours professionnels, et une hiérarchie soigneusement conservée avec ses pratiques d’affiliation : elle a gardé au plus haut point l’esprit corporatif. A la suite de l’appel adressé par le Comité de la grève à tous les ouvriers du bâtiment, elle se réunit en assemblée générale, le dimanche 11 octobre, dans la grande salle de la Bourse du Travail, et vote à l’unanimité l’ordre du jour suivant :


Sans se déclarer satisfaits de la non-application des prix de journée portés à la série de la Ville de Paris, année 1882, et faisant toutes réserves sur ce point quant aux revendications qu’ils peuvent formuler plus tard, considérant que leurs ressources ne sont pas suffisantes pour soutenir actuellement une grève qui, par l’état actuel des travaux en ce qui les concerne et l’époque de l’année où nous sommes, serait d’une longue durée ; — consciens de l’obligation où ils seraient de ne compter que sur eux-mêmes, et ne voulant pas réduire, par les secours qui pourraient leur être offerts, les ressources des corporations déjà en grève, fidèles à leur passé où, dans leurs grèves successives, ils ne se sont jamais départis du plus grand calme et ont toujours mérité les sympathies du public par leur respect de l’ordre ; ils déclarent ne pouvoir s’associer au mouvement actuel, qui, n’ayant pas été préparé, prête à l’équivoque quant à la réussite d’une grève absolument corporative ; adressent aux grévistes raisonnables leurs sympathies et leurs souhaits de réussite en s’engageant à ne pas aider à l’exécution de leurs travaux à titre de réciprocité pour le jour où ils déclareront à leur tour la grève, jour dont ils entendent rester les seuls maîtres et juges.


Cette décision des charpentiers eut un grand retentissement : elle indique bien le sentiment intime des associations ouvrières, dont l’objectif est purement professionnel. En même temps, le Syndicat des fumistes protestait contre un avis annonçant le vote de la grève et contre l’intrusion dans la salle où se tenait leur réunion de gens étrangers à la corporation qui cherchaient à fausser le vote et à exercer une pression sur le bureau. Le Bureau déclare qu’il a préféré lever la séance et qu’il réserve sa décision. La résolution de ne pas admettre d’étrangers dans les réunions corporatives, était du reste générale. Déjà les serruriers, qui comptaient parmi les plus violens, avaient expulsé de la salle où ils délibéraient le célèbre conseiller municipal Brard, un des protagonistes de la grève. Même mésaventure arrivait au député de Charenton, M. Baulard, qui se fait mettre à la porte le 10 octobre par la réunion des ferblantiers, plombiers, zingueurs.

Cependant le comité de la Bourse du Travail s’entête : il espère pouvoir entraîner les indécis et effrayer les timides. Il lance un nouvel appel dont le style déclamatoire contraste d’une manière frappante avec le calme plein de dignité des charpentiers. Il fait l’historique de la grève, et montre l’intérêt de solidarité qui a décidé les peintres, les parqueteurs, les sculpteurs à soutenir les terrassiers dans leur lutte contre le capital. Il rappelle les revendications communes à tous les travailleurs : l’application de la série de 1882, la suppression de la signature devant la juridiction du Conseil des prud’hommes, l’application de la loi de mars 1848 sur le marchandage, et enfin, ce qui est nouveau, la révision de la série de 1882 dans le sens de la journée de huit heures avec un minimum de salaires. Il accuse « le gouvernement qui se dit républicain » de ne pas soutenir les travailleurs et « fait appel à tous ceux qui pourront l’aider dans cette lutte où le capital et le travail sont engagés. » Il termine en disant : « Pas de renégats. Vive la grève générale ! »

Le même jour, le Syndicat Guérard décrète la grève des chemins de fer. Il est vrai que, sur 240 sections consultées, 40 seulement ont répondu, et que, sur ce nombre, il n’y en a eu que 28 à se prononcer pour la grève ; il paraît également certain que le Conseil d’administration s’est divisé par moitié, 12 voix contre 12, sur la question de l’opportunité. Le bureau se prononce néanmoins pour l’offensive et fait placarder deux affiches, dont la première, adressée aux ouvriers et employés des chemins de fer, est ainsi conçue :

Syndicat national des travailleurs des chemins de fer de France et des colonies.

Aux Travailleurs des chemins de fer.

Camarades,

Les groupes se sont prononcés, la grève est déclarée. Elle doit commencer immédiatement et ne cessera qu’aux conditions principales suivantes :

1° Aucun gréviste ne sera inquiété ; tous devront être réintégrés, ainsi que les camarades récemment révoqués pour cause syndicale ;

2° Augmentation générale des salaires et appointemens ;

3° Retraite pour tous ;

4° Retraite proportionnelle ;

5° Diminution de la durée du travail.

Pas d’excès, pas de violence, ni contre les chefs, ni contre le matériel. La situation est excellente ; jamais nous n’aurons une occasion plus propice, suivons l’admirable mouvement de solidarité qui, de Paris, s’étend à la province. Plus nous serons nombreux, plus vite nous triompherons.

Courage, camarades, que pas un ne faiblisse à son devoir ! Votre sort est entre vos mains.

Le Conseil d’administration.

L’autre affiche était adressée mi-partie au public, mi-partie aux ouvriers des corporations. Elle signalait les abus dont le personnel des chemins de fer était victime, parlait de femmes « payées 2 fr. 50 par mois », et terminait ainsi :

Unissons-nous pour la conquête des réformes économiques ; que tous solidarisent leurs efforts, et la grève à laquelle nous avons été acculés contre notre gré sera de courte durée.

Signé : le Conseil d’administration du Syndicat des travailleurs des chemins de fer de France et des colonies.

C’est alors que le procureur de la République fit opérer une perquisition au siège du syndicat, cité Riverain, 9, et au domicile des administrateurs, sous prétexte d’une infraction à la loi sur les syndicats.

L’émotion causée dans le public par ces affiches fut très grande ; beaucoup de gens se laissaient intimider par le ton d’assurance du Syndicat ; mais, grâce aux mesures prises, aucun incident sérieux ne se produisit, et le service ne fut pas arrêté un seul instant, ni à Paris, ni en province.

L’entrée en ligne du Syndicat Guérard ranima un peu l’entrain des grévistes. Le 13, les peintres réunis à la Bourse du Travail votent encore la continuation de la grève. Les menuisiers font de même, ainsi que les plombiers, couvreurs, zingueurs, malgré les protestations de la Chambre patronale de couverture, plomberie, assainissement et hygiène. Mais c’est un dernier effort, et la grève s’arrête, paralysée, non pas par l’attitude du gouvernement ou par l’épuisement des grévistes, mais par l’intervention des vrais syndicats ouvriers, qui n’entendent pas servir plus longtemps de prétexte à des tentatives qu’ils réprouvent. L’esprit corporatif se réveille, et les premiers à réagir sont ceux mêmes qui ont commencé la grève. Le 13, les terrassiers se réunissent une dernière fois à la Bourse du Travail ; leurs sentimens sont si connus qu’un seul membre du Comité, le citoyen Grangier, assiste à la réunion. Un seul orateur parle en faveur de la continuation de la grève. Les 2 000 assistans protestent et votent la reprise des travaux municipaux et départementaux, en y mettant une seule condition, destinée à sauver les apparences, c’est que le gouvernement fasse retirer les troupes. Les débardeurs, qui ont obtenu des entrepreneurs 6 francs par jour avec un engagement de trois ans, décident également la reprise du travail.

La grève est finie ; les ouvriers, très satisfaits du résultat obtenu, n’entendent pas le compromettre en s’engageant dans une aventure comme celle de la grève générale, et ils prouvent aux agitateurs de la Bourse du Travail qu’ils veulent bien se servir d’eux, mais non pas les servir.

Aussi, le 14 octobre, la Fédération des mécaniciens-chauffeurs de France et d’Algérie, un des syndicats professionnels les plus puissans et les mieux organisés, répond-il à l’invitation du Syndicat Guérard par la circulaire suivante :

Camarades,

Des ambitions étrangères à la corporation des agens de chemins de fer ont déclaré la grève, à la suite de délibérations mystérieuses et sans contrôle.

Alors que les plus graves questions, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, préoccupent les patriotes, nous estimons que désorganiser un service public, tenter de paralyser l’unité nationale au risque d’affamer Paris est un crime de lèse-patrie.

A qui M. Guérard fera-t-il croire qu’il suffirait d’un geste de lui pour remettre sur pied simultanément l’œuvre si délicate de la mobilisation qu’une grève générale compromettrait sûrement ? C’est de la folie pure.

Mécaniciens et chauffeurs,

Nous attendons l’amélioration de notre sort non d’une entreprise de bouleversement, mais bien d’une étude réfléchie de nos desiderata.

Le Sénat aura prochainement à examiner la loi sur les agens de chemins de fer votée par la Chambre ; nous espérons qu’il aura à cœur de garantir la situation des mécaniciens et des chauffeurs et d’améliorer leurs conditions de travail.

Mais de telles réformes ne se peuvent effectuer que dans le calme, avec, pour soutien, la confiance de la nation. Or, désorganiser la vie sociale par la grève serait s’aliéner pour toujours les sympathies nationales, que nous avons acquises par l’attitude ferme et patriotique dont nous ne nous sommes jamais départis en présence des pires invitations aux désordres et à l’indiscipline.

Camarades, vous resterez sur vos machines, confians dans le pouvoir des lois et forts du sentiment de votre devoir.

Paris, 14 octobre 1898.

Cette belle et patriotique proclamation du président Guimbert constitue un document important dans l’histoire du mouvement corporatif. Elle était suivie d’une protestation de l’Association amicale des chemins de fer, syndicat professionnel fondé le 18 avril 1884, qui compte 9 000 adhérens et 1 100 membres d’honneur.

Camarades,

La douloureuse expérience de 1891 ne suffit pas ; la presse aujourd’hui nous révèle qu’un syndicat d’employés de chemins de fer ne craint pas de faire appel à la grève dans les circonstances difficiles où le pays se trouve en ce moment.

Fidèle au mandat que vous lui avez confié, votre conseil d’administration proteste avec la dernière énergie contre cette mesure et vous engage à vous abstenir de toute manifestation. Les sollicitations ne vous manqueront pas. Dans l’intérêt général et dans votre propre intérêt, sachez y résister.

Ayons le courage de notre modération, et ne nous lançons pas dans une lutte dont nous serions les premières victimes.

Continuons à faire notre devoir, nous n’en serons que plus forts et mieux écoutés.

Vous savez tous que, si nous avons la fermeté de protester contre la grève, notre indépendance nous permet de soutenir énergiquement nos revendications.

L’attitude si ferme prise par les vrais représentans de la corporation arrêta toute tentative dégrève, et, dès le 14 au matin, il fut évident que l’appel du Syndicat Guérard ne serait pas obéi. Le personnel se trouva au complet, et les absences s’élevèrent à Paris et en province à un chiffre insignifiant.

Les autres grandes corporations firent de même. Les ouvriers du gaz, qui avaient été formellement sollicités d’adhérer à la grève, refusent de se joindre au mouvement. Il en est de même de l’importante Corporation des boulangers, sur laquelle le Comité de la grève avait cru pouvoir compter. Les Bouchers et employés des abattoirs de Paris, auprès desquels les meneurs avaient fait une propagande des plus actives, se prononcent également contre la grève générale. Le Syndicat du personnel des omnibus, dont on se rappelle les anciennes grèves, publie à son tour l’ordre du jour qui suit :

Considérant que la question suivante a été posée aux délégués des 48 dépôts de la compagnie : « Les employés de votre dépôt sont-ils partisans de la grève ? »

Considérant que 43 dépôts se sont uniquement prononcés pour la négative, que si la réponse des 5 autres n’est pas encore parvenue, le conseil croit savoir qu’elle sera conforme aux précédentes ;

Le conseil décide : La grève n’aura lieu pour aucune catégorie du personnel des omnibus.

Le Syndicat des cochers se prononce également contre la grève. Le Syndicat des fumistes et le Syndicat des ouvriers en voitures, dans des réunions tenues à la Bourse du Travail, déclarent que la grève générale ne pourrait amener que la misère pour les ouvriers sans aucun profit pour le prolétariat. Ainsi, à l’exception des peintres, des menuisiers et des maçons, toutes les corporations sérieusement organisées refusent d’obéir aux injonctions des organisations factices qui prétendent être les organes des syndicats, et le langage que tiennent leurs bureaux ressemble beaucoup à celui des anciennes trade-unions. La grève peut donc être considérée comme complètement finie le 14 octobre, et la Chambre syndicale des entrepreneurs de menuiserie et de parquets, « après avoir constaté que la grande majorité des ouvriers a su résister à des conseils dangereux, destinés à faire croire à un mouvement corporatif que rien ne motive, » insiste auprès de tous les patrons pour que, sans aucune arrière-pensée, ils accueillent comme par le passé dans leurs ateliers les ouvriers qui les ont abandonnés, poussés par un sentiment de solidarité sincère mais certainement exagéré. »

Quant au Syndicat Guérard, il fait le 15 octobre une tentative de conciliation, en écrivant au juge de paix du Xe arrondissement pour le sommer de soumettre le programme des revendications des ouvriers de chemins de fer aux directeurs des compagnies, et enfin, le 17 octobre, dans une dernière réunion à la salle Chaynes, devant une centaine d’auditeurs dont moitié sont des étrangers à la corporation, il lit d’une voix émue un ordre du jour constatant l’insuccès de la grève. Le lendemain il donnait sa démission, ainsi que tous ses collègues du conseil d’administration. La grève générale avait abouti à un échec indéniable.


CONCLUSION. — CE QUI RESSORT DE CETTE GRÈVE

Le dénouement imprévu de la bruyante campagne en faveur de la grève générale, préparée depuis si longtemps dans les réunions publiques, les congrès socialistes, et les bourses du travail, est un événement d’une portée considérable, dont il importe de rechercher les causes profondes. Le simple récit que nous venons de faire prouve à quels mécomptes sont exposés ceux qui croient pouvoir étudier le mouvement corporatif dans les journaux socialistes ou dans les livres de certains économistes. L’agitation toute de surface qui se produit autour des bourses du travail ne doit pas faire méconnaître le grand courant qui porte partout les travailleurs à constituer des groupemens professionnels et à demander l’amélioration de leur condition à cette organisation corporative, qui pendant tant de siècles avait assuré à leurs ancêtres la liberté et la dignité du travail.

Bien que les groupes professionnels ne soient pas encore reformés en France, comme ils l’ont été en Angleterre, en Allemagne et en Autriche, ils représentent déjà une force sociale assez grande pour s’opposer aux envahissemens du socialisme cosmopolite ; dans cette dernière grève, il a suffi de leur intervention pour tenir en échec tous les organismes révolutionnaires. C’est une constatation rassurante, mais cela prouve la nécessité de régler et de discipliner cette force.

L’attitude des ouvriers dans cette grève révèle chez eux un état d’esprit dont il convient de tenir compte. Exclusivement occupés de leurs revendications professionnelles, ils se sont laissé volontiers cajoler par les uns, haranguer par les autres ; ils ont accepté tous les concours et tous les subsides, sans s’abandonner à personne et sans perdre de vue le véritable objet du litige ; sitôt qu’ils ont obtenu satisfaction, ils ont repris le travail, déjouant par leur attitude les plans concertés pour exploiter leur résistance. On a peine à reconnaître en eux le type de l’ouvrier d’il y a trente ans, insouciant de l’avenir, et toujours prêt à se lancer dans toutes les aventures au profit des meneurs du parti.

Le calme étonnant des grévistes, qui, pendant plus de quinze jours, en présence d’un ministère affolé, d’une police impuissante et désarmée, ont su résister aux pires sollicitations, est également caractéristique. Le peuple, le vrai peuple, est las des agitations stériles ; il tient à ses droits politiques, mais il tient surtout à assurer son lendemain, et il a fini par comprendre le vide des déclamations des politiciens. Il veut avant tout faire lui-même ses affaires ou du moins sa principale affaire, c’est-à-dire s’assurer le pain quotidien pour lui et pour sa famille et obtenir la part qui doit lui revenir dans les produits de son travail. Cette préoccupation, qui existe depuis un siècle chez les ouvriers anglo-saxons, commence à se faire jour chez les ouvriers français, désabusés des mirages de la politique.

Nous avons vu quel rôle a joué dans cette grève la Bourse du Travail : à la suite des derniers incidens, il semble que les corporations l’aient en quelque sorte reconquise sur les socialistes, qui en avaient fait leur place forte. On comprend combien il serait important de leur en garantir la possession par une législation sur les chambres de travail et par une réglementation bien comprise. La Bourse du Travail tend de plus en plus à devenir un rouage essentiel dans l’organisation du travail. Malgré les vices de sa constitution, elle a rendu en cette circonstance de réels services en assurant la publicité et par suite une certaine sincérité dans les délibérations des grévistes. Elle a permis aux modérés d’y intervenir, ce qu’ils n’auraient pas pu faire si les réunions avaient eu lieu comme autrefois dans l’arrière-salle de quelque cabaret borgne, véritable coupe-gorge où les meneurs seuls osaient s’aventurer. Il n’est vraiment pas possible que l’État semble ignorer plus longtemps l’existence de ce million d’hommes associés en dehors de toute ingérence administrative, qui réclament, comme les ouvriers anglais, la reconnaissance de leurs droits et la protection des lois. Nous savons bien qu’ils vont à l’encontre de la conception jacobine qui prétendait tout diviser géométriquement et mathématiquement, sans tenir compte, des affinités ni des liens sociaux ; mais, comme on ne peut plus songer à les supprimer, il serait temps d’organiser ces forces nouvelles qui pèseront bientôt sur l’avenir politique. Depuis longtemps déjà, des esprits clairvoyans ont signalé cette préoccupation des travailleurs, d’assurer autrement que par le mécanisme actuel du suffrage universel la représentation de leurs intérêts les plus immédiats ; mais les politiciens n’ont point encore daigné prendre en considération ni les projets de réforme sociale de M. Le Play et du marquis de La Tour du Pin, ni les études de M. Charles Benoist sur la nécessité de donner de nouvelles bases au régime représentatif en modifiant notre système électoral[1].

Ce qui nous paraît ressortir de cette grève, c’est qu’il est temps de se mettre à l’œuvre, et de faire les affaires du peuple, ou de l’aider à les faire, s’il lui est difficile, dans l’état actuel de la société, de les faire lui-même, et s’il est bien démontré qu’il ne pourrait l’essayer, en cette fin de siècle, qu’à son pire détriment, d’abord, et, ensuite, au risque des pires convulsions sociales. La liberté, qui est la condition nécessaire de tout, ne saurait suffire à rien, et le rôle de l’État n’est pas de travailler à vide, mais de pourvoir à l’organisation, au maintien et au progrès de la solidarité sociale.


CHARLES LE COUR GRANDMAISON.


  1. Voyez, sur cette question de l’Organisation du suffrage universel, la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895 et 1er avril, 1er juin, 1er août et 1er décembre 1896.