La Grèce et la Turquie en 1875

La Grèce et la Turquie en 1875
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 29-58).
LA GRECE ET LA TURQUIE
EN 1875

Les grands événemens accomplis dans ces dernières années ont eu leur écho en Orient ; ils y ont changé à bien des égards le courant des idées et y ont introduit des influences nouvelles qui cherchent à s’y rendre prépondérantes. Des faits locaux, d’une importance européenne secondaire, mais dont il est absolument indispensable de tenir compte, se sont produits. Je vais essayer de résumer dans les pages suivantes l’état des choses en plaçant le point de vue du lecteur dans Athènes, c’est-à-dire au lieu même d’où il m’a été donné de faire mes propres observations pendant huit années consécutives. Je passerai en revue les questions qui sont comprises dans ce qu’on appelle d’ordinaire « la question d’Orient, » et, si le lecteur veut se reporter à une étude du même genre publiée ici-même en 1869[1], il se rendra aisément compte du chemin que chacun des problèmes pendans a pu faire vers une solution.


I

Il n’y aurait pas en Grèce de question religieuse, si ce pays n’était le centre de l’indépendance hellénique et de cette nationalité dispersée qui se donne à elle-même le nom de panhellenium. En effet, depuis l’époque de Photius, l’église grecque ne s’est pas sensiblement modifiée : à partir des temps byzantins, elle n’a plus eu aucun rôle politique à jouer ; ce rôle, elle ne l’a point repris de nos jours, et, ce qui est pour la Grèce un bien inappréciable, le clergé n’a pas même eu la pensée d’entrer en antagonisme avec l’état. La Grèce ne paie point ses curés et ne donne à ses nombreux évêques qu’un faible traitement. Elle renferme quelques monastères d’hommes, un ou deux de femmes, mais que l’état peut toujours supprimer quand il lui plaît. Hors des couvens, elle n’a point de ces congrégations en grande partie composées de laïques et s’insinuant dans les affaires des familles comme dans celles de l’état, associations presque entièrement clandestines qui sont le principe destructeur et le véritable fléau des peuples latins. On peut donc dire qu’il n’y a en Grèce aucun problème religieux de quelque importance et qu’en cela elle peut marcher sans obstacle dans la voie de la civilisation ; mais, comme pays libre, elle n’est pas seulement le modèle qu’ont toujours devant eux les autres peuples helléniques encore soumis à l’étranger, elle est aussi le centre politique et religieux auquel ils s’efforcent de se rattacher. Tout problème religieux qui s’agite dans les pays occupés par les Ottomans devient un problème pour ainsi dire athénien ; toute solution fâcheuse y est une atteinte portée à la Grèce indépendante. Les lois relatives aux mariages et aux naissances, et qui exigent que dans un mariage mixte les enfans soient de religion grecque, sont une preuve de l’importance que l’on attache à la conservation de l’unité religieuse du panhellénium. Tant qu’il existera des Hellènes soumis à la domination musulmane, cette importance demeurera la même, car là où l’unité politique fait défaut, où les principes des gouvernemens et des législations sont en contradiction formelle, le seul lien et la seule force qui reste à une race dispersée, c’est l’unité religieuse.

Dans le monde hellénique, on ne voit jamais se produire une question de doctrine : les dogmes sont fixés depuis des siècles ; personne ne songe à les examiner, à les discuter, à les modifier ou à en introduire de nouveaux. Quand l’église romaine souleva dans ces derniers temps la question de l’infaillibilité du pape, les Grecs furent comme stupéfaits ; ils ne virent là qu’une affaire politique et un dernier effort pour retenir un pouvoir usurpé qui échappait. Si par impossible l’idée d’un pareil article de foi venait à quelques évêques-ou à quelque patriarche de l’église d’Orient, ce serait dans tout le monde hellénique un immense éclat de rire, et l’on se dirait les uns aux autres, comme Virgile à Dante : guarda e passa ! Les questions de hiérarchie ont au contraire le premier rang chez les peuples grecs et intéressent au même degré tous les membres, libres ou esclaves, de la famille, car c’est avec la race le seul lien qui les tienne unis.

Nous avons assisté dans ces dernières années à l’un des plus grands déchiremens qu’ait soufferts depuis plusieurs siècles l’église d’Orient. Les lecteurs savent que les églises grecques sont gouvernées par des synodes locaux qui choisissent et que président les évêques métropolitains. Ces conseils sont indépendant chacun dans son ressort, mais ils dépendent tous hiérarchiquement du patriarche, qui n’a sur eux qu’une suprématie d’honneur. Cette supériorité, qui ne constitue pas une obédience et qui n’entraîne que quelques privilèges purement ecclésiastiques, comme celui de fabriquer et de distribuer aux églises le myre employé dans le baptême, maintient entre les communautés du rite hellénique cette unité qui se confond avec celle de la race et qui suppose un avenir poursuivi en commun. Cet avenir est ce que l’on a appelé « la grande idée. » Cette idée existe toujours. Je n’examine pas en ce moment les transformations qu’elle a subies dans ces derniers temps ; mais il est certain que la pensée d’échapper le plus tôt possible à la domination musulmane réside au fond de tout cœur hellène, et que le point du monde où l’on aspire est Sainte-Sophie. Athènes est la capitale des érudits et le centre des antiques souvenirs, Athènes est le passé lointain ; Sainte-Sophie est la Jérusalem de ces nouveaux Hébreux, captifs le long des fleuves de l’Asie et de l’Europe orientale. Se séparer de cette église centrale, que le patriarche de Constantinople personnifie, c’est rompre avec l’avenir de la nation hellène, c’est l’amoindrir, l’affaiblir, lui ôter un de ses secours dans les luttes que l’avenir réserve.

La presse et les politiques de l’Occident n’ont peut-être pas apprécié à sa valeur la querelle prolongée qui a dans ces derniers temps séparé l’église bulgare du patriarcat de Byzance et fait perdre à l’hellénisme, du côté du nord, autant de terrain qu’il en aurait gagné vers le sud, si, dans l’affaire de Crète, le gouvernement du second empire ne l’avait pas impolitiquement abandonné ; Les Grecs ont ressenti avec une tristesse profonde cette double blessure, et nous, qui avons assisté aux péripéties de ces deux combats, nous avons été affligés du peu de souci qu’en a eu notre diplomatie : l’ignorance des hommes et des choses est encore ce qui la caractérise, en Orient plus que partout ailleurs. La propagande panslaviste fut l’origine de l’affaire bulgare. Le gouvernement du tsar ne se mêlait pas ostensiblement à ces intrigues, dont il savait devoir profiter, de sorte qu’il n’était jamais compromis. On connaît ce procédé, mis également en pratique par les Italiens lorsque le général Garibaldi faisait pour son compte personnel ces expéditions dont la maison de Savoie devait recueillir le fruit. Les expéditions panslavistes n’avaient aucun caractère militaire, mais le clergé bulgare, le peuple des villes et des campagnes étaient depuis longtemps gagnés par des théories, par des présens et par des promesses, lorsque éclata la rupture entre l’évêque de Widdin, Anthimos, et le patriarche byzantin qui portait le même nom. Je n’ai pas à retracer ici les détails de cette querelle, dont tous les journaux de l’Orient ont retenti ; je rappellerai seulement que les églises de rite grec furent consultées et que toutes donnèrent tort à l’évêque bulgare et déplorèrent cette rupture, où elles voyaient avec raison une trahison de la cause hellénique. Seuls les théologiens de Russie répondirent d’une manière évasive ou ne répondirent pas, preuve évidente que le schisme se faisait au profit de cette puissance. Quand tout espoir de retour se fut évanoui, le patriarche n’eut plus qu’à lancer contre les schismatiques les formules ordinaires de l’excommunication. Cependant le mal était fait : le panhellénium avait reçu la plus cruelle blessure qu’il pût alors recevoir. Aujourd’hui, grâce à l’élément slave qui domine dans les pays bulgares et à l’idée fausse, répandue dans ces contrées par la propagande, que les Bulgares sont des Slaves, la Russie y développe librement son action au détriment de la Turquie et de l’hellénisme à la fois.

Les pays habités exclusivement ou principalement par des Hellènes sont une citadelle toujours fermée aux influences religieuses du dehors, de quelque nature qu’elles soient. L’affaire de l’église bulgare a brouillé pour longtemps les Grecs avec la Russie, mais ne les a pas pour cela rejetés du côté des Latins. Lorsque Rome imagina de réunir un concile pour y traiter de l’infaillibilité, le pape envoya aux patriarches et aux évêques d’Orient l’invitation de s’y rendre. Les évêques répondirent par un refus, motivé sur la stabilité des croyances conservées dans leurs églises et sur l’impossibilité où ils étaient d’assister à une réunion dans laquelle ils ne paraîtraient pas comme les égaux de l’évêque de Rome. Un peu plus tard, les « vieux-catholiques, » par la plume éloquente du père Hyacinthe, invitèrent l’église grecque à se réunir à eux. Dans une réponse parfaitement rédigée, le synode d’Athènes leur fit observer que, s’ils voulaient remonter jusqu’au VIIIe siècle, comme ils l’annonçaient, rien n’était plus aisé qu’une telle réunion, puisque, l’église grecque n’ayant pas varié depuis cette époque, il suffisait, pour se réunir à elle, d’adopter ses dogmes et ses rites et de rentrer dans son sein. L’affaire n’eut pas d’autres suites.

C’est donc une entreprise bien chimérique que de vouloir convertir les Hellènes soit au catholicisme romain, soit au catholicisme épuré ; c’est une chimère aussi que l’union des Grecs et des protestans rêvée par quelques théologiens et par des politiques à courte vue, — car les Grecs n’abandonneront pas plus leurs croyances religieuses et leur hiérarchie sacerdotale que leur nationalité, avec laquelle elles sont pour ainsi dire confondues. C’est encore ici l’une des nombreuses erreurs où persiste notre diplomatie. Il y eut un temps où le roi de France était dans le Levant le protecteur des chrétiens : il y avait à cette époque de nombreux catholiques sujets des Turcs ; il n’y avait pas un seul Hellène qui ne fût raïa. Le roi défendait à la fois les uns et les autres contre l’oppression du croissant. Charles X était dans son rôle quand il aida les Grecs à conquérir leur indépendance ; mais ce rôle a cessé depuis le jour où la Grèce a été libre. La chute rapide de l’autorité du sultan et les rapports quotidiens que l’Europe entretient avec son empire suffisent en temps ordinaire pour protéger ses sujets chrétiens contre les vexations des pachas. En Grèce, à quoi peut tendre la protection accordée aux catholiques, sinon à la violation des lois d’un pays où règnent l’égalité et la tolérance ? Si les propagandistes latins sont aidés par nous dans leurs entreprises illégales, que faisons-nous sinon de nous aliéner un pays à qui nous avons donné son indépendance, de traiter les Grecs comme nous traitions autrefois et avec raison les Turcs, et de faire notre propre ouvrage ? Comment se fait-il que les traditions diplomatiques de la France n’aient pas changé lorsqu’elle a de ses propres mains opéré dans le Levant un changement total dans l’état des choses en créant le royaume de Grèce ? Cela ne s’explique pas seulement par l’insuffisance de nos représentans, dont les uns ne connaissent pas le pays où on les envoie, tandis que les autres arrivent avec des idées systématiques issues de traditions surannées. Si l’on suit les phases de notre histoire à partir de 1821, on voit que la France a été presque constamment dominée elle-même par des influences romaines. Il n’y a eu d’éclaircie qu’au temps de Louis-Philippe, pendant quelques années, et dans les temps qui ont immédiatement suivi la dernière guerre. Elle n’a été conséquemment représentée que deux fois selon le goût des Hellènes et de manière à exercer chez eux l’action bienfaisante à laquelle elle a droit. Ces deux hommes sont les seuls qui aient laissé dans la société hellénique de bons souvenirs ; ce furent, sous Louis-Philippe, M. Piscatory, et, sous la présidence de M. Thiers, M. Jules Ferry ; mais ces deux hommes ont été ceux de nos ministres qui se sont le moins mêlés des questions de propagande, et qui en étudiant sérieusement l’état du pays ont montré le plus de philhellénisme.

Tandis que la Grèce défend contre les attaques du dehors son état religieux et s’efforce de le maintenir tel qu’elle l’a reçu des siècles passés, elle dépense au contraire une grande partie de son activité à transformer son état politique. L’Europe ne se rend en général qu’un compte très imparfait de ce qui se passe dans ce pays : on ne lit guère ses journaux à cause de la langue où ils sont écrits ; les voyageurs n’y séjournent que peu de temps, et s’en tiennent le plus souvent aux antiquités et à la belle nature. Les rapports des agens européens ne sont pas publiés, heureux quand il leur arrive d’être lus. On apprend seulement de temps à autre qu’un ministère est tombé pour faire place à un autre qui était lui-même tombé peu auparavant et qui tombera bientôt une autre fois. Un jour, on apprit tout à coup et sans préparation que le roi Othon venait d’être expulsé, et cette année on a cru pendant un temps que le roi George allait avoir le même sort ; on parlait même de je ne sais quel duc de Nassau que l’Allemagne tenait tout prêt à lui succéder. On conclut de tous ces faits succinctement connus que les Grecs sont un peuple changeant, indocile et « ingouvernable. »

Si l’on y regarde de plus près, les Grecs sont simplement un peuple qui cherche sa voie et qui ne l’a pas encore trouvée ; mais, comme ils sont gens avisés et comprenant fort bien leurs intérêts, il est vraisemblable qu’ils la trouveront, et que, l’ayant trouvée, ils y resteront. Ils furent d’abord régis par le gouverneur Capo d’Istria, homme intelligent et plein de zèle, qui n’aurait peut-être pas fait de la Grèce une république, mais qui, je crois, n’eût pas non plus créé un royaume au profit d’une dynastie étrangère, eût-elle été russe, car il était Hellène avant tout. Quand un assassinat l’eut tiré de l’embarras où il eût été bientôt infailliblement, on donna pour roi à ce pays, qui avait besoin d’un chef expérimenté comme Capo d’Istria, un jeune prince bavarois qui, paraît-il, se préparait à la prêtrise. Une fois vêtu de l’habit de palicare, il devint roi presque absolu, et quelque temps après roi constitutionnel. C’était la mode d’alors. On ne se rendit pas compte que cette forme de gouvernement est la plus savante, la plus artificielle et la plus malaisée à pratiquer de toutes celles que l’on peut concevoir, car le prince y est comme un acrobate sur la corde raide, toujours exposé à tomber à droite dans l’absolutisme ou à gauche dans une démocratie où son autorité royale disparaît.

Les Grecs d’aujourd’hui prétendent que, s’il fut renversé du trône, c’est parce qu’il tombait déjà spontanément dans l’absolutisme, état de choses que les Grecs d’alors, naguère sujets du sultan, connaissaient de longue date et redoutaient par-dessus tout. Après une année d’interrègne et de recherches infructueuses, les Grecs, qui avaient désiré pour roi le duc d’Aumale, homme instruit, ferme, expérimenté, mais qui avaient été repoussés par le gouvernement impérial, reçurent enfin des puissances protectrices un enfant que le roi son père destinait à vivre sur mer, qui n’avait encore rien appris, et qui se trouva fort étonné de se voir une couronne sur la tête et de s’entendre appeler majesté. Cet enfant, fils du roi de Danemark, est aujourd’hui le roi George Ier. Pendant de longues années après sa majorité, il demeura presque étranger aux affaires, laissant aux ministres et à la chambre le soin de faire des lois et de les appliquer, et se contentant de donner sa signature quand son gouvernement la lui demandait. Ainsi le trône semblait incliner à gauche vers la démocratie, et, quoique la couronne fût héréditaire, la Grèce ressemblait à une république. Il n’en était rien au fond, car la république n’est pas un gouvernement moins défini, ni moins stable que la monarchie, quand une nation sait la comprendre et qu’elle la pratique honnêtement ; mais dans un état constitutionnel l’unité est représentée par le roi, dont la main doit se faire sentir dans toutes les affaires, sans empiéter sur les droits que la loi ne lui a point conférés. Quand le roi se retire et s’efface, c’est l’unité qui se retire, et, même avec les meilleurs ministres, l’état marche inévitablement vers sa dissolution. C’est ce dont nous avons été témoins en Grèce dans ces dernières années, un peu avant et un peu après la malheureuse insurrection de la Crète.

Pendant ce temps, la composition de la société hellénique se modifiait, et de nouveaux élémens s’introduisaient dans la politique. Au sortir de la guerre de l’indépendance, il y a environ quarante-cinq ans, la Grèce était entièrement ruinée. Ceux qui, sous le joug de la Turquie, avaient par leur commerce amassé quelque argent, l’avaient consacré à la libération de leur patrie. Pendant une lutte de sept années les villes, les villages, les maisons isolées avaient disparu ; la terre demeurait inculte, et les arbres avaient été pour la plupart détruits. Après la guerre, à la faveur d’une administration telle quelle, commença ce travail de réfection dont nous voyons aujourd’hui les étonnans effets. La France, qui n’a pas cessé d’être fort riche et que les exigences prussiennes n’ont guère appauvrie, a pu sans de grands efforts réparer les maux d’une courte guerre ; la promptitude qu’elle y a mise a cependant étonné le monde entier. La Grèce, après 1830, eut à refaire non-seulement ses villes, ses ports, ses plantations, ses cultures et ses navires, mais encore ses capitaux. J’ai vu en 1847 la Grèce dans un état de pauvreté extrême. Revenu vingt ans après dans ce pays, j’y ai trouvé des villes bien bâties, des ports creusés et garnis de quais, une marine nombreuse, une grande compagnie de bateaux à vapeur, de belles vignes, des champs bien cultivés, une industrie naissante, et, ce qui est plus concluant peut-être, des gens riches, des capitalistes. Il s’était donc formé une classe de gens que leur commerce ou leur industrie avait enrichis, et qui tendaient à prendre dans la politique la place occupée d’abord par les héros de la guerre. En même temps s’étaient fondés des établissemens d’instruction publique ou privée, parmi lesquels l’université d’Athènes occupait le premier rang. Quoique, par son organisation, elle rappelât les universités allemandes, elle était plutôt française par ses doctrines et par ses tendances. Elle créait dans la société grecque une classe de plus en plus nombreuse de jeunes gens qui, n’ayant pas pris dans leur enfance le goût du commerce ou de l’agriculture, et ne trouvant pas dans le barreau ou dans l’exercice de la médecine des moyens de vivre suffisans, ambitionnaient les fonctions de l’état et se jetaient dans la politique. Ils devenaient théoriciens et journalistes, députés, hauts fonctionnaires et quelquefois ministres du roi. On comptait parmi eux un grand nombre de personnes persuadées de la « vérité de la charte. » Je ne sais si l’on y eût trouvé un seul absolutiste : il semblait que la mésaventure du roi Othon et le laisser-aller de son successeur eussent fait disparaître de la Grèce toute tendance vers le gouvernement personnel.

Toutefois les puissances protectrices avaient reconnu l’exiguïté du royaume de Grèce, et l’Angleterre ne trouvait plus d’avantage militaire à conserver l’île de Corfou et les autres îles ioniennes dont les traités lui avaient donné le protectorat. En les rendant à la Grèce, elle accrut subitement de près de moitié sa population, qui se trouva portée à 1 million 1/2 d’habitans. La protection anglaise avait accoutumé les sept îles à un régime qui ressemblait beaucoup à l’absolutisme : au moyen d’une autorité presque arbitraire, des ressources que fournissaient les îles et de celles qu’y ajoutait l’Angleterre, les résidens anglais avaient introduit dans ces pays un ordre et une prospérité matérielle que ne connaissait guère la Grèce. Les plus riches des Ioniens eurent plus à perdre qu’à gagner au changement de régime. L’administration hellénique, fort empêchée dans le royaume, se sentait presque impuissante dans les sept îles, et dernièrement encore un député de Corfou se plaignait à la chambre de ce que le pouvoir du roi ne s’étendait pas jusqu’à son pays. La haute société septinsulaire prit à la cour, dans ces dernières années, une importance que facilitaient les longs séjours du roi dans l’Ile de Corfou et la souplesse que quelques-uns avaient acquise à la cour du résident anglais. Il se forma dans le voisinage même du roi un parti absolutiste où s’enrôlèrent quelques Grecs ambitieux auxquels leur capacité ou un avancement régulier n’eût pas permis d’atteindre le pouvoir. Ce parti s’arma de toutes pièces ; il eut des affidés dans l’armée, dans la magistrature, parmi les propriétaires et dans la société politique proprement dite.

Les derniers événemens semblent prouver que le roi n’était pas personnellement engagé dans ce parti, et qu’il se réservait de le laisser tomber le jour où le danger menacerait le trôné. C’est en effet ce qui est arrivé. Le parti absolutiste, qui le poussait et qui agissait peut-être à son insu, n’avait pas de racines dans la nation hellénique ; mais rien en Grèce ne peut être longtemps caché : la presse et plusieurs députés dévoilèrent la trame qui s’ourdissait dans le palais, et ces découvertes, comme il arrive toujours, mirent les choses au pis. Le moment d’agir en vue d’une révolution absolutiste devenait urgent. On obtint que le roi renvoyât son ministère, ministère de parti, mais constitutionnel, et appelât aux affaires les hommes que l’on croyait les plus capables de préparer et d’accomplir un changement dans la constitution de l’état. Je ne puis nommer ici, quoique je les connaisse, les instigateurs de ce coup d’état, que la voix publique accusait, mais dont l’action restait cachée. La prochaine enquête dévoilera peut-être leurs noms. Quoi qu’il en soit, on vit arriver aux affaires un ministère composé en partie d’hommes nouveaux sous la présidence du vieux politique hydriote Bulgaris ; le même qui avait contribué ai la chute du roi Othon. Durant l’été de l’année dernière, ce ministère, gagné au parti de la révolution absolutiste, procéda à de nouvelles élections, On n’avait jamais vu en Grèce les scrutins falsifiés avec une telle audace : des soldats renversaient les urnes et dispersaient les suffrages, des candidats étaient arrêtés, des citoyens emprisonnés chez eux, sans compter ce qui est le cortège ordinaire des mauvais gouvernemens et de ceux qui se préparent à trahir, un renouvellement total des administrations et une mise à l’écart systématique de tous les hommes libéraux.

Le résultat des élections ne fut pas tel que le ministère l’espérait, car il ne lui donna dans la chambre qu’une majorité très petite. La vérification des pouvoirs permit aux révolutionnaires de se compter, et de reconnaître que l’opposition formerait le petit nombre, s’ils se tenaient unis et s’ils validaient les élections même les plus évidemment falsifiées ; mais il arriva que la minorité, se sentant soutenue par la masse de la nation, sortit de la salle des séances et n’y reparut plus. Nous n’avons pas à examiner si cette manière d’agir était régulière et si elle méritait le blâme que la presse allemande lui a infligé. Il est certain que la constitution était plus que menacée, que la loi de l’état et la morale publique étaient profondément atteintes, et peut-être dans de telles circonstances y a-t-il un devoir supérieur qui oblige les représentans d’une nation à la sauver de l’abîme. Quoi qu’il en soit, la majorité ne fut plus en nombre pour voter les lois et ne put constituer une chambre ; peu de jours après la session fut close.

Après une absence de trois mois, la session de 1875 fut ouverte, et le problème n’avait pas fait un pas. Les partisans de la révolution se réunirent dans la salle des séances et ne purent réaliser la moitié plus un, nombre exigé par la constitution hellénique pour constituer la chambre : les plus grands efforts furent faits pour obtenir ce nombre, de longs jours se passèrent en vain. La presse soutenait les défenseurs de la loi et blâmait énergiquement les autres. Enfin, sous l’impulsion d’une puissance étrangère, dont nous avons connu les démarches, cette minorité siégea, fit des lois, vota deux budgets en quatre heures, approuva la convention gréco-prussienne relative aux fouilles d’Olympie, convention dont la Société archéologique avait signalé les périls et que l’opinion publique désapprouvait.

Cette usurpation de quelques députés élus sous une pression coupable, et qui en tout cas créait une oligarchie et anéantissait la constitution, souleva l’indignation de la Grèce entière. Les consultations des juristes, les protestations des députés, les adresses au roi, des écrits sans nombre annonçant dans la presse les derniers malheurs, sortirent de toutes les parties de la Grèce, les uns froids et calmes, les autres menaçans. Personne toutefois ne descendit dans la rue : l’insurrection était imminente, un seul coup de fusil l’eût ! fait certainement éclater ; mais l’exemple du peuple français, dans des circonstances à la vérité moins tragiques, étranges toutefois, conduisant par la raison et le calme ses propres affaires, et forçant par son attitude une assemblée monarchiste à voter la république, paraît avoir soutenu et encouragé le peuple grec dans la plus redoutable crise qu’il ait eu jusqu’à ce jour à traverser. Le roi céda. Le ministère Bulgaris fut congédié, et la chambre fut dissoute. One réunion d’hommes honorables composa le ministère nouveau, qui depuis son avènement s’applique à guérir les maux que ses prédécesseurs avaient faits. Une chambre nouvelle va venir ; nous ne pouvons prévoir ce qu’elle apportera.

Du moins les événemens de ces dernières années avaient eu un résultat heureux. Depuis que la Grèce était régie par une charte, les élections n’amenaient guère au pouvoir que des partis qui s’y succédaient indéfiniment les uns aux autres sans grand profit pour la nation. Les chefs de ces partis paraissaient tour à tour au ministère et s’y trouvaient dans l’impossibilité de faire autre chose que de satisfaire les exigences personnelles de leurs commettans. On voyait à l’arrivée de chaque ministère disparaître, non-seulement les préfets du ministère précédent, mais toute la série des employés jusqu’au garde champêtre ; il en résultait deux maux à la fois, la transformation en agens politiques de fonctionnaires naturellement étrangers à la politique, et l’impossibilité de créer des traditions administratives et de continuer sous un ministère les œuvres utiles entreprises par ses prédécesseurs. Au fond, les doctrines politiques de ces gouvernemens étaient les mêmes ou à peu près ; il ne s’agissait là que de questions de personnes, questions auxquelles les intérêts de l’état se trouvaient subordonnés et presque toujours sacrifiés. Les derniers événemens ont changé l’état des esprits et notablement contribué à l’éducation politique du peuple grec. On a vu des partis jusque-là hostiles se grouper contre une tentative qui les compromettait tous également, et l’on a compris qu’au-dessus des questions de personnes il y a des doctrines générales et des systèmes d’où dépend la vie ou la mort des peuples libres. Durant les longs mois qu’a duré le ministère Bulgaris, nous avons vu le langage de la presse entièrement métamorphosé : au lieu de remplir leurs colonnes de louanges ou de reproches à l’adresse des chefs de parti, les journaux traitaient les questions relatives à la forme du gouvernement, à la constitution du pouvoir, aux privilèges du monarque. Comme la presse jouit en Grèce d’une liberté absolue, on discuta même l’utilité qu’il y avait pour le pays à garder un roi et celle qu’il pourrait trouver à se mettre en république. Plusieurs concluaient que ce dernier parti était le meilleur, que la démocratie pure et simple était moins coûteuse que la monarchie ; ils donnaient comme preuve de leur opinion l’exemple de la Grèce antique, qui a produit tant de chefs-d’œuvre tant qu’elle s’est régie elle-même, et qui est tombée en décadence dès que le système monarchique a prévalu chez elle.

On peut donc dire que la tentative absolutiste de cette année, qui pendant plusieurs mois a tenu la Grèce dans la terreur, lui a servi à éclairer son chemin et lui a préparé de meilleurs gouvernemens. En même temps, elle a fait sentir aux populations récemment annexées et à celles qui pourront l’être dans la suite que leur adjonction ne doit pas détourner la nation hellénique du but qu’elle poursuit, c’est-à-dire de l’indépendance de la race entière et du self-government. La Grèce sent très bien aujourd’hui que ces deux choses sont pour elle indissolublement unies : à quoi servirait que nous eussions arraché la Grèce au joug des Ottomans et créé un état indépendant au milieu de la Méditerranée, si cet état devait par sa faute retomber dans une monarchie absolue plus insupportable peut-être que le joug des Ottomans ? La Grèce n’a de raison d’être que si elle réalise dans son sein la liberté, qui la conduira à la prospérité matérielle et au développement scientifique dont elle est capable. C’est aussi à cette condition qu’elle peut continuer d’attirer vers elle, comme vers leur centre, les autres membres du corps hellénique que la diplomatie en tient encore séparés. Les plus mauvais conseils que l’on pût donner à la nation grecque sont ceux que durant cette crise la presse allemande lui prodiguait et que des Allemands sont venus apporter jusque dans le palais du roi. Pendant que toute la presse européenne désapprouvait la tentative absolutiste, la presse de l’Allemagne la louait unanimement et comme en vertu d’un mot d’ordre, et elle encourageait le roi à la résistance. Il est vrai qu’elle avait besoin de faire voter par un groupe illégitime de députés sa convention olympique, qu’une chambre régulière eût repoussée.


II

Cet exposé des faits historiques était nécessaire pour qui attache quelque importance à suivre le mouvement des esprits dans le monde hellénique. Au sortir de la guerre de l’indépendance, quand on crut remarquer des tendances absolutistes chez le président Capo d’Istria, on l’assassina. Cette fois une tentative prolongée et manifeste dans ce sens n’a fait tuer personne ; l’attitude ferme et décidée du peuple a suffi pour la déjouer. Le progrès a donc été grand pendant ces quarante années. À cette même époque ou peu après, on inaugura en Grèce l’usage d’employer les compagnies de brigands comme instrumens politiques dans les élections. La secousse imprimée à l’opinion publique par le meurtre des voyageurs anglais, il y a quelques années, a ouvert les yeux à tout le monde : tous les chefs de parti ont depuis lors également poursuivi le brigandage. Nous l’avons vu refoulé peu à peu vers la frontière du nord, où il s’est maintenu quelque temps, grâce au voisinage de la Turquie. Enfin cette dernière, comprenant qu’il fallait en finir sous peine d’être blâmée par l’Europe entière, a su agir de son côté. Aujourd’hui le sol de la Grèce jouit dans toute son étendue d’une sécurité profonde. La société hellénique a donc su réaliser en peu de temps ce que le gouvernement italien n’a pas encore pu faire pour le sud de la péninsule et pour la Sicile.

Toutefois, si nous devons des éloges au peuple grec pour la promptitude avec laquelle il se met au courant de la civilisation, nous ne devons pas fermer les yeux sur les fâcheux effets de ses divisions politiques et de sa mauvaise administration. Le désordre, malheureusement trop connu, qui règne dans ses affaires, lui a fait perdre la confiance de l’Europe. Au temps où il luttait pour son indépendance, les esprits chez nous s’exaltèrent outre mesure sur son héroïsme : depuis lors on a passé au sentiment contraire, quand on a cru que les fils de ces héros ne tiendraient pas ce que leurs pères avaient promis. Il y avait quelque injustice dans cette mauvaise opinion, puisque le pays a employé ces quarante-cinq années à se refaire, et qu’en définitive il s’est refait ; pourtant il est certain aussi que les ressources de l’état, faibles, mais croissantes, ont été généralement mal employées et n’ont laissé sur le sol de la Grèce que de bien petits résultats. Presque tous les établissemens utiles ont été fondés et dotés avec l’argent des particuliers au moyen de legs et de donations. L’état n’a presque rien fait ; ses deniers ont toujours passé entre les mains des gens qui, par leur voix ou leur influence, ont tour à tour porté au pouvoir les ministres qui se sont succédé. La royauté coûte cher, puisqu’en comptant la liste civile et ses accessoires, elle absorbe plus de 2 millions sur les 40 que perçoit le trésor. L’armée coûte plus cher encore et dévore plus du quart de la recette. Elle est cependant d’une utilité contestable, car elle ne pourrait ni porter la guerre au dehors, ni l’arrêter à la frontière. Il est question de la supprimer et d’armer sans frais la nation entière ; mais rien encore n’a été réalisé en ce sens. Enfin l’administration, ayant pris une couleur politique grâce à l’antagonisme des partis, ne rend pas des services proportionnés à ce qu’elle coûte. Les voyageurs européens qui visitent la Grèce et les rapports des agens salariés constatent ce mauvais état des choses. Le crédit du pays en souffre, et, s’il se produit quelque projet utile, on ne trouve pas en Europe les capitaux nécessaires pour l’exécuter.

Nous en avons eu récemment plusieurs exemples. Une compagnie franco-belge, comprenant les capitalistes les plus sérieux, s’était formée pour exécuter un chemin de fer du Pirée à la frontière de Turquie. De là cette ligne devait gagner d’une part Salonique et Constantinople, de l’autre l’Adriatique et Trieste. Ce dernier tracé abrégeait la route de l’Orient et mettait toute l’Europe centrale et septentrionale en communication avec Suez par la voie la plus courte. Les études furent faites, la concession fut accordée ; puis, les fonds tardant à venir, un ministère nouveau se hâta de prononcer la déchéance d’une société formée sous le ministère précédent. Des spéculateurs grecs de Constantinople ont essayé de refaire cette compagnie et ont obtenu une concession nouvelle, mais ils ont moins de chance encore de trouver les capitaux européens dont ils ont besoin : personne ne veut employer son argent sur le sol hellénique, parce que le pays n’est pas assez bien administré. Quand on voit un gouvernement de faire ce qu’un autre avait commencé et contester des droits que l’on croyait acquis, le capital, chose timide, fait un pas en arrière et disparaît.

Une autre affaire a dans ces dernières années attiré l’attention de toute l’Europe et mis un instant aux abois la diplomatie. C’est celle du Laurium. Tout le monde sait que l’ancienne Athènes tirait une partie de ses revenus des montagnes de l’Attique qui portent ce nom. Son exploitation du plomb argentifère a laissé des monticules de scories assez riches encore pour être traitées par les procédés modernes. Une compagnie franco-italienne se forma et en obtint la concession à des conditions que son habileté sut rendre avantageuses. En peu d’années, elle créa vers l’extrémité de l’Attique une ville industrielle, la première que la Grèce eût vue depuis l’antiquité, et des usines occupant plusieurs milliers d’ouvriers. C’est de là que semblait devoir partir un mouvement industriel auquel la Grèce devrait en partie sa régénération ; mais du jour où les politiques s’avisèrent de transformer cette affaire en instrument électoral, elle périclita. Il y avait en effet, outre les scories, des terres rejetées des puits par les anciens et considérées par eux comme trop pauvres pour être exploitées. L’acte de concession ne les indiquait que par un mot vague et discutable. C’est sur ce mot que les politiques bâtirent un échafaudage surprenant d’intrigues, de discussions, de consultations juridiques, de procès, d’articles de journaux, qui ont occupé la Grèce entière pendant plus d’une année. Les uns soutenaient le bon droit de la compagnie, les autres la traitaient d’usurpatrice ; on séduisit l’opinion en présentant au public ignorant des analyses chimiques insensées qui portaient la richesse de ces terres à une somme capable d’enrichir toute la Grèce après avoir payé ses dettes. Les électeurs se partagèrent en amis et en ennemis de la compagnie métallurgique. La diplomatie française et italienne dut intervenir, et les relations de l’Italie et de la France avec la Grèce allaient être interrompues lorsque Constantinople envoya à la Grèce « son sauveur. »

Il existe dans cette ville un groupe de spéculateurs qui a l’habitude de se réunir en un lieu nommé le Kaviarokhan, c’est-à-dire le Marché-au-Caviar. C’est de là que vint un banquier, désormais célèbre dans le monde hellénique et qui apparut comme un dieu tutélaire, mais dont nos lecteurs ne tiennent pas sans doute à savoir le nom. Au moment où l’exaltation du peuple pour les richesses du Laurium était à son comble, il acheta pour 12 millions 1/2 la propriété entière de la compagnie, et la revendit quelques jours après au public sous la forme d’actions pour une somme totale de 20 millions. Les Grecs, qui n’avaient point encore fait l’apprentissage de ces coups de bourse, se jetèrent avec une fureur indescriptible sur ces morceaux de papier qui leur promettaient une fortune facile. La réalité les détrompa bientôt. Les actions du Laurium tombèrent quand on vit qu’elles n’avaient enrichi que les premiers détenteurs. Il y eut beaucoup de ruines, on passa d’une confiance extrême à l’incrédulité. Aujourd’hui la nouvelle compagnie, accablée décharges et mal administrée, menace de faire faillite, et l’esprit d’association industrielle est mort pour longtemps dans le pays.

Qu’il nous soit permis de faire remarquer à ce propos que l’on voit depuis quelques années se développer en Grèce une tendance à exclure les étrangers et à vouloir tout faire par soi-même. Cette tendance surannée n’est jamais bonne en aucun pays ; l’Italie, qui en avait fait une maxime, la paya cher à Novare. Nos premiers chemins de fer ont été faits par des Anglais ; nous-mêmes en avons construit plus tard beaucoup d’autres en Italie, en Espagne, en Russie ; nous avons coupé l’isthme de Suez et fait un travail que l’Égypte n’eût jamais pu entreprendre. La Grèce, plus que toute autre nation peut-être, a besoin du concours des étrangers, qui seuls peuvent apporter chez elle les deux élémens de l’industrie, les capitaux et l’expérience. Un premier ministre du roi George, à propos d’une école de sciences appliquées qu’il s’agissait de créer, disait récemment que la France n’avait plus rien à apprendre à la, Grèce. C’était l’expression excessive de la tendance dont je parle, et, comme il était au pouvoir lorsque l’affaire du Laurium reçut sa malheureuse solution, il a pu voir depuis lors que la Grèce a encore quelque chose à apprendre, même de nous.

Il y a d’ailleurs telles entreprises que la Grèce est absolument hors d’état d’exécuter. J’en citerai deux dont il est précisément question depuis quelque temps, le dessèchement du Copaïs et le canal de Corinthe. Le premier exige le concours non-seulement de capitaux importans, mais d’hommes sachant percer économiquement des tunnels, creuser des canaux, distribuer des irrigations, installer et diriger des cultures intensives et créer tout à côté des industries agricoles. De tels hommes se rencontrent-ils dans un pays où aucun travail de cette nature n’a été fait, et qui en est encore au système des jachères ? Cependant rien n’est plus désirable que le dessèchement du Copaïs, qui doit enrichir la Grèce de 24,000 hectares de terre incomparable. Que les Grecs y consacrent des capitaux, mais qu’ils forment, s’ils veulent réussir, une société mixte où des étrangers savans et expérimentés soient admis. N’est-ce pas toujours à leur pays que reviendra le meilleur profit ? Quant au canal de Corinthe, projeté tant de fois et commencé vainement sous Néron, il exige de plus savans ingénieurs et des capitaux plus désintéressés. Il abrégera de douze heures environ, représentant la longueur nord-sud du Péloponèse, le trajet de tous les navires à vapeur doublant les caps et de vingt-quatre heures le trajet de l’Adriatique à Constantinople. La Grèce en tirera quelque profit pour son cabotage ; mais le plus grand bénéfice sera pour l’Autriche, l’Italie, la France, et même la Russie, la Turquie et l’Angleterre. La Grèce n’est pas plus obligée à l’exécution de ce canal que l’Égypte ne l’était à faire celui de Suez ; pourtant elle a intérêt non-seulement à le permettre, mais encore à le provoquer, puisqu’elle augmente par là dans une proportion assez grande le mouvement de ses ports. D’un autre côté, il lui sera difficile de trouver une compagnie qui veuille sans une subvention considérable l’entreprendre pour son compte, car pendant longtemps le capital ne serait pas rémunéré, et la Grèce n’est point obligée à payer une telle subvention. C’est donc, comme me le disait un des ministres de M. Thiers, une de ces entreprises qui ne peuvent être exécutées qu’à frais communs par les gouvernemens intéressés, et dans ce cas ils s’en partagent la dépense au prorata de leur navigation. C’est pour eux un placement de fonds dont l’accroissement du produit des douanes paie l’intérêt. Ainsi le canal de Corinthe ne sera pas et ne doit pas être entrepris par les Grecs ; mais c’est au gouvernement du roi George de soulever la question, de la proposer aux gouvernemens étrangers, de la discuter avec eux et d’en faciliter la solution. C’est par de telles choses que la diplomatie pourrait démontrer qu’elle n’est pas inutile.

La Grèce paraît arrivée au moment où les grandes industries doivent, avec le concours des étrangers, s’établir chez elle et recevoir le trop-plein de son université. Les expositions industrielles et agricoles qu’elle a organisées sous le nom de Jeux olympiques, quoiqu’elles se tiennent dans Athènes, témoignent d’un mouvement des esprits en ce sens ; ce progrès est constaté d’une autre manière par les transports maritimes : la seule compagnie de navigation à vapeur de MM. Fraissinet, de Marseille, a importé dans le pays pendant la dernière année plus de machines de tout genre que pendant les dix années précédentes. Le Pirée possède plus de trente usines à vapeur, moulins, fonderie, scierie, filatures, et surprend le voyageur non prévenu en lui présentant l’aspect d’une ville industrielle. Le port de Syra ne construit plus seulement des caïques et de petits bateaux à voiles pour le cabotage, il construit aussi de toutes pièces des navires à vapeur. Si d’une part l’esprit de parti, qui a jusqu’à ce jour réduit l’état à l’impuissance et paralysé les administrations, fait place à une conception plus haute des devoirs de l’homme politique, et si d’autre part l’esprit d’exclusion qui écarte les étrangers vient à s’effacer, la Grèce verra s’exécuter sur son sol classique les grands travaux qui le rendront productif et feront de lui le Piémont de cette autre Italie qu’on appelle le panhellénium ; mais elle aura, pour atteindre ce but, quelque chose à réformer, non-seulement dans son esprit et dans ses habitudes, mais aussi dans ses lois. Sa loi électorale est particulièrement mauvaise et cause à elle seule une grande partie des maux dont souffre le pays. On n’est pas député de la Grèce, on l’est de tel ou tel lieu déterminé. On ne peut se porter candidat à la députation que dans son propre canton, dans le lieu très circonscrit où l’on a son domicile et sa propriété. L’homme le plus distingué du monde, qui a rendu à son pays les plus grands services, ne pourra se présenter que là ; s’il a en concurrence avec lui quelque riche ignorant et ambitieux, qui par son argent exerce plus d’influence sur les électeurs de cette petite circonscription, c’est ce riche qui sera élu, et l’homme capable ne parviendra jamais à représenter son pays. En outre à chaque élection on voit une lutte fort peu recommandable s’établir entre les concurrens : comme la fortune des uns et des autres ne suffirait pas pour gagner tous les suffrages, on se déclare partisan de tel ou tel chef de parti qui a besoin d’être appuyé à la chambre pour rester ministre ou pour le devenir. On obtient de lui des promesses que l’on transmet aux électeurs pour les séduire. Une fois élu, le député en exige l’accomplissement et tient le ministre dans une servitude inévitable. Au fond, des intérêts privés ont fait élire le député ; la chambre ne représente que des groupes d’intérêts privés, et ce sont ces intérêts privés qui gouvernent sous le nom des ministres. Or c’est une erreur de croire que des intérêts personnels en se groupant soient identiques à l’intérêt général. Toute la législation électorale de la Grèce repose sur cette erreur. Du jour où, sans condition de domicile ou de propriété, tout citoyen pourra se porter candidat dans toute partie de la Grèce, on verra disparaître de la conduite de l’état cette cohue de gens qui viennent y faire leurs affaires et celles de leurs amis sans souci des intérêts généraux du pays. C’est alors aussi seulement que le crédit pourra naître et que les étrangers ne craindront plus d’apporter dans la société grecque leur savoir et leurs capitaux.

C’est donc sur leur propre législation que les Hellènes doivent porter leur attention, s’ils veulent guérir leur patrie des blessures qu’un mauvais régime lui a faites. Il s’est formé durant la dernière crise un parti républicain assez fort, et la tendance des esprits en ce sens s’est visiblement accusée. En réalité, ce n’est pas la forme monarchique du gouvernement qui perpétue le malaise dont souffre le pays. L’existence d’une seule chambre ôte à la royauté une grande partie de ses privilèges et fait que le dernier mot peut toujours rester à la nation. Toutefois il faut pour cela que la nation soit sincèrement et complètement représentée ; or personne ne peut prétendre que la nation grecque le soit par sa chambre. Le ministère qui vient de succéder à M. Bulgaris a laissé une liberté entière aux élections et n’a manifesté sa présence que pour y maintenir l’ordre ; mais avec les meilleures intentions et la plus parfaite équité un ministère ne fera pas que l’intérêt national domine là où les électeurs n’apportent que leurs convoitises personnelles. Nous ne pouvons donc pas attendre une amélioration très prochaine dans la conduite politique du pays, à moins que la première amélioration ne porte sur le recrutement même de l’assemblée.


III

J’ai maintenant à examiner la situation de la Grèce vis-à-vis des puissances étrangères. Si l’on ne considère que les relations extérieures du royaume qui a pour capitale Athènes, ce petit état de 1 million 1/2 d’habitans est en bons termes avec ses voisins. Depuis la guerre de Crète, qui avait failli le mettre aux prises avec la Turquie, ses rapports avec le sultan ont fait plus que s’améliorer ; « ils sont devenus officiellement amicaux, et les souverains des deux pays ont échangé des décorations. Le parti que nous pourrions appeler celui de « la vieille Grèce » n’est pas satisfait de cet état de choses, et ne comprend pas qu’un gouvernement hellénique puisse être l’ami des Turcs. On rappelle avec regrets les projets formés par le célèbre ministre Colettis et morts avec lui. Son plan était de tenir la Grèce militairement prête et d’employer la meilleure partie de ses soldats à former les cadres d’une forte armée. Les Grecs des provinces turques devaient être secrètement tenus dans l’attente et mis en état d’entrer en campagne au premier signal sous la conduite des officiers venus du royaume. Tout étant préparé, Colettis, qui jouissait d’une haute considération auprès des cours de l’Europe, devait en parcourir tous les états, s’assurer de leur neutralité, de leur approbation et même de leur concours financier. A son retour, le signal devait être donné, et l’insurrection aurait éclaté sur tous les points de la Turquie. Tel est le plan caressé comme un regret par ceux qui survivent encore de la « guerre sacrée. » Ils ajoutent avec plus de vérité qu’un tel projet ne saurait plus être exécuté, parce que, disent-ils, il n’y a plus en Grèce que de « petits hommes » en comparaison des grands hommes qui ne sont plus.

Il est certain que depuis 1830 tout a changé en Europe, en Grèce et même en Turquie. Colettis aurait peut-être recueilli quelques sympathies pour une insurrection générale contre les Turcs, parce qu’il restait encore de son temps quelque chose de l’ancien enthousiasme pour sa patrie et les héros hellènes. Cette chaleur de sentiment s’est éteinte, elle a fait place à une disposition contraire ; c’est à peine si l’opinion en Europe commence à mieux apprécier la Grèce émancipée, sans cependant lui être encore favorable. Elle le deviendra ; mais il faut pour cela que du temps se passe et que les Grecs montrent aux yeux des étrangers un état sage, bien ordonné, où la chose publique soit gérée avec patriotisme et désintéressement. Quant à la Turquie, elle est plus forte à certains égards qu’elle ne l’était en 1825 ; ses armées sont mieux organisées, mieux commandées, les armes nouvelles lui ont profité comme aux autres nations ; les brûlots de Canaris feraient peu d’effet sur des navires blindés, et il ne faudrait pas un grand nombre de canons rayés pour anéantir les petites acropoles de l’Épire ou de la Thessalie. Il n’est donc pas probable que les hommes d’aujourd’hui soient inférieurs à ceux de la période précédente, mais, les conditions de la guerre ayant changé, les moyens d’action ne peuvent plus être les mêmes.

En réalité, la question d’Orient, qui est au fond la question de Turquie, est résolue en principe dans l’esprit des Grecs depuis la création du royaume, comme celle d’Italie l’était dans l’esprit des politiques italiens depuis les temps de Charles-Albert et de Manin. Tous s’attendent, dans un avenir indéterminé, à voir les Grecs de Turquie rendus à l’indépendance, et Constantinople redevenue la capitale d’un empire byzantin restauré dans de nouvelles conditions. Cela revient à dire que, dans leurs croyances nationales, le sultan repassera en Asie, abandonnant le sol de l’Europe aux races qui le possédaient avant la conquête, qu’une zone le long des rivages de l’Asie-Mineure se détachera de lui et que toutes les îles de la mer Egée et du Levant rentreront en possession de leur autonomie. Laissons pour ce qu’il vaut le rêve d’une restauration de l’empire de Byzance et de l’installation du roi d’Athènes sur le trône de Constantin. Avant qu’un pareil événement fût possible, les choses auraient changé dans toute l’Europe et dans le monde grec lui-même, où l’idée de la monarchie aurait peut-être fait son temps. Ce qui semble donner quelque fondement à la « grande idée » des Hellènes et ce qui certainement soutient leurs espérances, c’est l’histoire elle-même. Ne voient-ils pas le vaste empire du sultan réduit de proche en proche dans son étendue par une sorte de mouvement concentrique partant de ses extrémités ? Tunis et l’Égypte, la Servie, la Bulgarie, la Valachie, ne tiennent au sultan que par de faibles liens dont les fils se brisent de jour en jour. Le Monténégro, l’Herzégovine, se remuent sans cesse pour secouer le joug qui pèse encore sur eux ; la Crète s’est soulevée il y a peu de temps, et a tenu en échec avec quelques palikares des corps d’armée musulmans ; elle triomphait, si la diplomatie européenne ne l’avait forcée à faire rentrer dans son cœur son patriotisme exalté. Les provinces européennes de la Turquie forment comme une enclave entre le royaume libre et les pays du nord déjà presque émancipés, et cette enclave n’est presque entièrement occupée que par des populations ennemies des Turcs et désireuses de l’indépendance. On conçoit donc que la « grande idée » d’obtenir un jour l’autonomie et Constantinople continue de hanter la pensée des Hellènes. Elle y est entretenue par les croyances religieuses, par les traditions de l’antiquité et du moyen âge et par la chute de l’empire ottoman, qui leur semble prochaine et inévitable. Tel est l’état des esprits dans le monde grec : ce serait une grande faute à la politique européenne de n’en pas tenir compte, car, si l’empire turc doit un jour se disloquer, comme le prétendait le tsar Nicolas, les populations helléniques rempliront nécessairement un des premiers rôles de ce drame.

La question serait donc de savoir si la succession du sultan est aussi près de s’ouvrir que l’annonçait le tsar Nicolas. Depuis quelques années, l’empire ottoman a sans contredit fait, pour améliorer sa situation, des efforts dont quelques-uns ont été heureux. Il ouvre des routes, il trace des chemins de fer, il a concédé plusieurs exploitations à des compagnies, il a tenté des réformes militaires, il s’est procuré une marine qui peut servir ; cependant l’administration intérieure, la justice et surtout les finances n’ont fait, paraît-il, aucun progrès. En matière de justice, l’arbitraire envers les raïas est toujours le même : comme le Coran est pour les Turcs la loi religieuse et la loi civile à la fois, et que, sur les principes essentiels que nos législations tirent de la philosophie, le Coran est en opposition avec les doctrines de l’Occident, il n’y a pas de transaction possible. Il faudrait que les chrétiens abandonnassent leurs doctrines les mieux établies et admissent sur le sol musulman le contraire de ce qu’ils admettent chez eux, ce qui ne paraît pas probable, ou que les musulmans avouassent qu’il y a dans leur livre saint des principes erronés, ce qui est plus impossible encore. Il en résulte que, de toutes les améliorations promises et décrétées par des hatts depuis 1855, aucune ne s’est réalisée. Le gouvernement de Constantinople décrète des mesures et les proclame dans les provinces ; mais il est impuissant à les faire exécuter : il rencontre partout des pachas et des cadis qui ne peuvent, sans s’exposer aux plus grands périls, se mettre en lutte avec les populations musulmanes qui les entourent. Ils promettent d’obéir et n’obéissent pas ; la promesse est générale et abstraite, et dans les réalités de chaque jour les affaires continuent de se traiter selon les anciens us et abus. Les raïas savent bien qu’il n’en peut être autrement ; ils n’attendent rien du gouvernement central, dont ils constatent l’impuissance, ni de l’action des puissances étrangères, qui est nécessairement locale et de courte durée. Tout leur espoir est dans la foi qu’ils ont en l’avenir de leur race.

L’instruction ne fait aucun progrès parmi les musulmans. Les hommes de cette religion ne fournissent au sultan qu’un nombre minime de gens capables soit pour les carrières industrielles, soit pour l’administration et la justice, soit pour l’armée et la marine. Quand on a voulu en finir avec l’insurrection Cretoise, il a fallu mettre à la tête de la flotte un Américain nommé Hobbart-Pacha, et récemment, pour anéantir le brigandage sur la frontière hellénique, le gouvernement turc a eu recours à un Hongrois, qui a pris le nom de Mehemet. Tandis que les chefs musulmans s’endormaient dans leur sérail ou se faisaient accuser de complicité avec les bandits, cet habile homme a su rendre la vie impossible dans la montagne et forcer les chefs de bande à venir jusque chez lui offrir leur soumission. Les commandans des navires de guerre ou de commerce, les ingénieurs et les conducteurs de travaux des chemins de fer et des routes, les chefs d’usines et d’exploitations industrielles, sont presque tous des Européens ; les télégraphes sont entre leurs mains, le directeur-général des lignes est un ancien prix d’honneur de notre concours général. La diplomatie de l’empire est en majeure partie confiée non à des étrangers, mais à des Grecs, sujets du sultan. Au temps de Napoléon III, le gouvernement français essaya d’infuser dans ce corps endormi des musulmans quelques notions de sciences et de lettres qui le réveillassent ; il créa le lycée de Galata-Seraï, auquel il donna des chefs et des professeurs français ainsi qu’une administration tirée de nos établissemens. Cette maison devait servir de type à d’autres, que le gouvernement turc, aidé au besoin par nous, créerait dans ses principales villes d’Europe et d’Asie ; elle devait en outre se rattacher à notre École d’Athènes ; j’avais moi-même été mis au courant du projet grandiose conçu par un ministre habile, trop libéral pour l’empire, mais capable, s’il n’eût été empêché par une influence supérieure, de réaliser les plus grands projets. On inaugura le lycée avec pompe : il eut beaucoup d’élèves, les musulmans du plus haut rang y envoyèrent leurs fils ; malheureusement tout ce qui ressemble à l’ordre, à l’économie, à la science, répugne à l’esprit mahométan. Le gouvernement turc ne tarda pas à désorganiser cette maison-modèle et à rendre la place inhabitable pour ses administrateurs et ses maîtres. Le lycée tomba entre les mains de Turcs incapables ; aucun autre établissement analogue ne fut créé, et les enfans de Mahomet continuèrent à ressembler aux scènites, descendans d’Ismaël, plutôt qu’à des gens civilisés[2].

Pendant ce temps, les races chrétiennes ont organisé entre elles l’instruction publique sous les différentes formes que leur état social autorise. Les communautés grecques ont fondé des écoles dans un grand nombre de villes et de villages ; elles ont créé, sur un modèle analogue à ce que nous appelons chez nous « conférences, » des réunions où des hommes instruits apportent à jour fixe les résultats de leurs recherches ou de leurs méditations. On y disserte sur l’histoire, sur l’archéologie, sur des sujets de science, de morale, de politique, d’économie, d’art même et quelquefois d’industrie. Ainsi les connaissances de chacun sont mises dans le domaine de tous. Le syllogue philologique de Constantinople sert de modèle et de centre à ceux qui existent à Smyrne et dans beaucoup d’autres endroits. Ces sociétés se créent un revenu parades dons, des cotisations et des legs ; elles ont des bibliothèques, elles organisent des musées et des collections. Les Grecs dispersés dans le monde entier et enrichis par le commerce se font une gloire et un devoir de leur envoyer des secours, parfois très considérables.

Enfin le royaume grec est devenu le centre le plus important d’instruction pour la race hellénique dans tout l’Orient. L’université d’Athènes, qui est comme la Sorbonne de cette ville, réunit un nombre d’étudians qui n’est pas loin de 2,000 et parmi lesquels se trouvent beaucoup de jeunes gens venus des pays musulmans. Chaque année, un certain nombre d’entre eux vont en France, en Allemagne, en Autriche, compléter leur éducation, et en reviennent médecins, juristes, négocians, professeurs, quelquefois industriels, et pénétrés des principes qui font la force de notre civilisation. A côté de ce grand établissement, qui a des revenus et une heureuse autonomie, s’élève la grande maison de jeunes filles, l’Arsakion. Depuis 1869, où j’eus occasion d’en parier ici même[3], elle a prospéré de plus en plus : organisée comme nos lycées, elle ne renferme pas aujourd’hui moins de treize cents jeunes filles de tout âge, partagées en classes et recevant l’instruction des professeurs mêmes de l’université et du gymnase. Ainsi la Grèce, où le clergé ne lutte pas contre l’état et ne cherche nullement à s’emparer des femmes pour être par elles maître des affaires publiques et privées, a réalisé ce que le second empire français n’a pu faire malgré la force de son organisation. En dehors de l’enseignement régulier, des Grecs d’Athènes, aidés par leurs compatriotes étrangers, ont fondé il y a quelques années Un syllogue pour la propagation des lettres grecques ; cette société, sans faire de bruit, a rayonné dans le monde hellénique, particulièrement vers le nord ; elle crée et entretient des écoles, fournit des maîtres et des matériaux pour l’enseignement populaire et contribue puissamment aujourd’hui à élever le niveau des esprits dans les provinces de la Turquie d’Europe où il y a des Grecs.

En résumé, si l’on omet le petit nombre d’étrangers établis en Turquie, il y a dans cet empire, principalement dans ses parties occidentales et dans les îles, deux populations en état d’hostilité cachée et permanente, ayant un sang différent, des religions contraires, des histoires et des tendances opposées. L’une des deux, qui est la maîtresse aujourd’hui, reste dans l’ignorance et l’inertie ; l’autre s’instruit et travaille. La première a son centre aux confins de l’Europe, dans un lieu où convergent toutes les aspirations de l’autre race. Celle-ci, dispersée autour de la mer et même dans des pays lointains où elle s’enrichit, possède, par notre fait, un centre d’activité et de mouvement intellectuel dont le rayonnement va croissant. Le lecteur tirera lui-même les conséquences.

Le déplacement du centre géographique de l’empire ottoman semble désormais une nécessité historique assez prochaine. Les efforts mêmes qu’il fait depuis quelques années pour se transformer le mettront bientôt dans le plus grand péril en l’amenant à une situation financière d’où il lui sera bien difficile de sortir. Le gouvernement du sultan, surtout à la suite de l’exposition universelle de 1867, comprit que, si la Turquie demeurait dans son état d’immobilité, elle deviendrait la proie du plus fort en même temps que la plus indigente des nations pauvres. Après le retour du sultan, on commença à se préoccuper avant tout des voies de communication, routes et chemins de fer, sans lesquelles la richesse ne peut plus aujourd’hui prendre l’essor. La Turquie ne pouvait fournir aucun des moyens d’exécution que réclament ces entreprises, ni les hommes, ni les machines, ni le reste du matériel, ni les capitaux. L’esprit d’association y était chose entièrement ignorée ; on eût cherché vainement dans l’empire des actionnaires prêtant l’argent que de son côté le trésor du sultan ne pouvait fournir. Jadis, quand le grand-seigneur avait besoin d’une somme que les fermiers n’étaient pas obligés à lui donner, il avait un moyen expéditif : il faisait mourir quelque riche et confisquait son avoir. Cela n’est plus possible aujourd’hui, soit parce que le progrès des mœurs et l’impuissance des sultans ne le permettent plus, soit parce que les riches de l’empire ont placé leurs fonds sur des valeurs européennes insaisissables. D’ailleurs la fortune de quelques particuliers pouvait suffire autrefois à des besoins qui ne dépassaient guère le sérail ; mais pour construire un chemin de fer il faut plus d’argent qu’un ou deux particuliers n’en sauraient fournir. Enfin le système financier de la Turquie n’est pas de nature à pouvoir fournir de telles sommes à un moment donné : on en est encore, pour la rentrée des impôts, aux fermiers-généraux qui ont précédé chez nous le grand mouvement industriel du siècle présent. Ces extracteurs doivent fournir au sultan chaque année une somme fixée d’avance et équitablement répartie entre les provinces de l’empire. Le pacha qui a payé sa part d’impôt est tenu pour quitte ; c’est à lui de se la procurer. Rien ne l’empêche d’en enfler le chiffre quand il le répartit entre ses subordonnés et de bénéficier de la différence. Ceux-ci font de même, et ce chiffre tombe, démesurément grossi, sur l’agriculture, le commerce et l’industrie, qui paient l’impôt. Quelques centaines de millions ajoutés au budget ordinaire tariraient en fort peu d’années la source même où s’alimente le trésor, et mettraient le pays dans la misère.

Il a donc fallu recourir aux emprunts, selon l’usage des nations européennes ; mais chez nous, quand un emprunt est émis, c’est nous-mêmes qui le souscrivons et qui le soldons avec nos économies. Chez les Turcs, les emprunts sont émis sur les marchés étrangers et se classent principalement en France et en Angleterre ; récemment encore celle-ci offrait au sultan les fonds nécessaires pour le chemin de fer de Constantinople à Bassora. Les emprunts se sont faits à des conditions de plus en plus onéreuses pour la Turquie : non-seulement le taux de l’intérêt et la commission des banquiers sont devenus énormes, mais en outre la plupart des sources du revenu ont été hypothéquées comme garantie des prêts effectués. On a payé très exactement les arrérages de ces sortes de rentes, mais le plus souvent c’est un nouvel emprunt quia servi à les payer. Il résulte de là que la dette du sultan a été en grossissant d’année en année. En 1854, l’empire ottoman n’avait pas de dettes. En 1869, le chiffre nominal de la dette s’élevait déjà à 3 milliards, si l’on compté le revenu à 5 pour 100. À ce total se sont ajoutés depuis lors les emprunts de 1860, 1863, 1865, 1869 et 1873. Un emprunt nouveau ne tardera pas à être nécessaire. Si derrière ces appels consécutifs faits au crédit européen on apercevait une population laborieuse, économe et une administration financière bien organisée, la dette ottomane ne serait pas plus effrayante que celles de l’Angleterre ou de la France, qui la dépassent ; mais en réalité la production est en Europe et la consommation en Turquie.

Il est juste de dire qu’une bonne partie des fonds empruntés est employée en travaux utiles et dont l’effet doit être le développement de l’industrie et de l’agriculture dans l’empire. Là même pourtant il y a des mécomptes ; beaucoup d’argent reste entre les mains des intermédiaires : le kilomètre de chemin de fer, au lieu de coûter 200,000 francs, comme il le pourrait, en coûte 400,000 et ne peut par ses produits payer, même à 5 pour 100, l’intérêt de ce qu’il a coûté. Il n’est pas douteux que les voies de communication, en développant l’agriculture et l’industrie, accroîtront les revenus du trésor ; mais c’est là une question de temps, un problème analogue à celui « des courriers. » La Turquie sera sauvée, si son développement agricole et commercial est assez rapide pour accroître ces revenus dans la proportion des emprunts, car alors elle pourra payer sans emprunts nouveaux les intérêts de ce qu’elle devra, et si par supposition les rentrées venaient à dépasser le total des arrérages exigibles, le surplus pourrait servir à l’amortissement graduel de la dette. Ce serait là un état de prospérité où les plus florissantes nations de l’Europe ne sont pas encore parvenues. Si au contraire les produits de l’agriculture et de l’industrie, obtenus par les travaux en voie d’exécution, ne suffisent pas pour payer les intérêts des emprunts, il faudra emprunter encore, et la vache maigre dévorera la vache grasse. C’est ce qu’a senti le sultan, puisqu’il fait exécuter à ses frais, c’est-à-dire sans intérêts ni commission, le chemin de fer central de l’Asie-Mineure ; seulement il ne peut l’exécuter que par petits tronçons, à grands frais et en beaucoup de temps, et c’est pour cela que l’Angleterre lui offrait tout récemment à 6 pour 100 l’argent dont il a besoin ; l’offre était acceptable et l’intérêt fort modéré pour la Turquie, mais il paraît que le prêt était accompagné de conditions politiques inadmissibles.

Quoi qu’il en soit, il est évident qu’à l’heure présente le centre financier de l’empire ottoman n’est déjà plus à Constantinople. Les banquiers de cette ville, auxquels le sultan s’adresse quelquefois, sont ou étrangers ou associés à des banques étrangères dont le crédit soutient le leur. Les Grecs ont en général assez mal réussi dans la banque ; il n’en est pas de même des Arméniens et des Juifs, dont les établissemens, avec une apparence d’autonomie, sont étroitement liés à ceux de Londres et de Paris. Le banquier grec est timide et personnel : souvent il est commerçant et ne prête à intérêt que les fonds laissés libres par son commerce ; d’autres fois il est propriétaire ou agriculteur, et il fait, par un travail de banque, produire un intérêt accessoire à l’argent dont il dispose. L’Arménien et le Juif sont purement et simplement banquiers, et c’est eux qui sont à Constantinople les principaux intermédiaires par lesquels le gouvernement turc doit passer pour obtenir de l’argent anglais ou français. Il en reste quelque chose entre leurs mains, puisqu’ils sont commissionnaires ; mais la meilleure partie des sommes retenues est pour les grands banquiers de l’Europe. C’est donc ici qu’il faut chercher en réalité le centre financier de l’empire ottoman : ce centre est composé des maisons qui ont coutume de se concerter pour la souscription des emprunts ottomans ; la principale est la maison Rothschild, dont le capital, dit-on, atteint aujourd’hui dix-sept milliards de francs. Si ces maisons tenaient leur main fermée le jour où la Turquie aura de nouveau besoin d’argent, la Turquie serait déclarée en faillite ; un grand nombre de détenteurs européens des emprunts ottomans seraient menacés de ruine, et les états se trouveraient dans l’obligation de faire valoir les garanties accordées par le sultan. Or ces garanties ne sont rien moins que des douanes d’état et des revenus de provinces et de villes maritimes ; on occuperait donc militairement ces villes et ces provinces, et c’en serait fait de la domination musulmane dans ces contrées, car, pour entreprendre une lutte militaire quelconque, la Turquie aurait besoin de contracter en Europe un emprunt qui ne lui serait pas fourni. Quant à la banqueroute, un état peut user de ce moyen envers ses propres sujets, s’il est assez bien armé contre eux ; mais on ne fait pas banqueroute à plus fort que soi. C’est donc à une faillite pure et simple que la Turquie pourra succomber, et cette faillite sera nécessairement suivie de l’occupation militaire et du démembrement de l’empire.

Si ce jour devait bientôt venir, nous aurions un grand intérêt, nous Européens, à savoir d’avance, du moins avec une certaine probabilité, à qui pourrait échoir la succession et quels seraient les syndics de la faillite. Les Grecs sont persuadés qu’ils y tiendront une grande place et en retireront de grands avantages. « La faillite est inévitable à court délai, » écrivait dès 1869 un riche négociant grec de Marseille, versé dans les affaires de la Turquie ; puis il ajoutait : « Ce sera peut-être l’événement auquel les races chrétiennes en Orient devront leur libération[4]. » Il est certain que les raïas ne peuvent rien perdre en échappant à une domination qu’ils subissent depuis plus de quatre siècles ; ils ne trouveront dans un nouvel état de choses, quel qu’il soit, ni des impôts plus lourds, ni plus d’arbitraire dans la justice, ni une administration plus oppressive, ni moins de liberté dans l’exercice de leur religion ; mais deviendront-ils du même coup maîtres de Constantinople et verront-ils se réaliser la « grande idée ? » Si, au jour de l’échéance, les nations européennes avaient assez de bon sens pour rester chez elles et ne pas poursuivre à travers des champs de bataille la possession de contrées sur lesquelles elles n’ont aucun droit, toute personne connaissant l’Orient affirmera que cette « grande idée » se réaliserait d’elle-même, que les populations chrétiennes se constitueraient en un état politique régulier et que ce nouvel état endosserait sans hésiter la dette laissée par la Turquie. A la vérité, le royaume de Grèce n’a pas jusqu’à présent su prendre le rôle qui devait être le sien et créer ce petit état modèle que l’on avait rêvé et qui serait le noyau du grand état futur ; mais la Grèce a joué de malheur dans le choix de ses chefs, trop mal pourvus d’instruction et de prévoyance ; elle a été faite trop étroite pour être riche ; elle a été en naissant grevée d’une dette écrasante dont les étrangers ont seuls profité ; elle a été dévorée par les Bavarois ; enfin, au milieu de ces difficultés, elle a eu à se refaire. Si elle sait faire un intelligent et généreux effort sur elle-même, il lui reste peut-être assez de temps encore pour être prête au jour voulu.

Pourtant ne sera-t-elle pas elle-même absorbée par une puissance étrangère ? C’est ce qui nous reste à examiner. « Il y aurait, dit l’auteur de la brochure déjà citée, avantage évident à ce que le gouvernement fût transmis à la nationalité chrétienne, qui forme dans chaque pays la majorité de la population ;… mais il importe que sur aucun point une minorité chrétienne ne vienne se substituer, au détriment de la majorité véritable, à la minorité ottomane expulsée. Diverses races se partagent la vaste étendue de la Turquie : que chacune d’elles l’emporte là où réellement elle forme le noyau de la population ; qu’elles se groupent librement suivant leurs affinités, leur histoire, leurs besoins, et que ni la violence, ni la surprise ne viennent jeter de nouveaux fermens de désordre dans cette organisation, de laquelle dépend la paix de l’avenir. » Telle est certainement la pensée de tous les politiques hellènes ; telle est aussi la solution la plus simple et la plus recommandable de la question d’Orient. L’avenir l’amènerait de lui-même, si les nations européennes finissaient par croire que leur intérêt est de la laisser venir. Malheureusement elles se partagent aujourd’hui encore en deux groupes, celles qui croient utile de conserver ce que l’on appelle a l’intégrité de l’empire ottoman » et celles qui croient devoir profiter de sa dissolution ; il y a en outre les indifférentes. Les premières sont la France et surtout l’Angleterre ; les secondes sont la Russie et l’Allemagne. L’Angleterre, qui se trouve maintenant en contact avec la Russie sur les mers orientales et à l’entrée nord-ouest de son empire indien, se sentirait entièrement compromise dans ses relations avec l’Inde, si les flottes russes pouvaient sur la Méditerranée lui couper le chemin de l’isthme de Suez. Cette manière de voir ne semble pas contestable. La France peut avoir un intérêt du même genre, mais moindre, puisqu’une puissance militaire russe naviguant entre l’Italie et Tunis pourrait suspendre et, en cas de malheur, anéantir le commerce de Marseille. Et si la Russie agissait d’accord avec l’Allemagne, celle-ci, en attaquant la France par terre, comme en 1870, pourrait la mettre à deux doigts de sa perte. Il semble donc raisonnable de mettre obstacle aux progrès de la Russie vers le sud, de l’écarter de Constantinople, de l’Asie-Mineure et du Golfe-Persique. De son côté, l’immense empire de Russie, en réalisant peu à peu le testament apocryphe, mais judicieusement machiavélique de Pierre le Grand, aurait sur la Méditerranée des débouchés qu’elle peut croire nécessaire de se préparer ; ses principaux ports seraient, outre Constantinople, ceux de Salonique, du Pirée et d’Avlona, joints à ses capitales par des chemins de fer, à l’Orient et à l’Occident par des compagnies de navigation.

Il ne semble pas douteux qu’elle poursuit un but de ce genre, moins lointain peut-être, mais lié au plan général de ses conquêtes à venir. Le panslavisme marche lentement vers le sud ; s’appuyant sur les Bulgares et les rameaux slaves qu’il projette dans la péninsule hellénique, il assiège l’Athos, il détache du patriarcat l’église bulgare, il a une nièce du tsar sur le trône de Grèce ; il s’insinue par la religion et le clergé dans l’intimité du monde grec. Aujourd’hui à la vérité le rôle trop ostensible qu’il a joué dans l’affaire de l’église bulgare l’a mis en état de suspicion et d’hostilité aux yeux des Hellènes ; mais en fait il suit, pour assiéger et isoler Constantinople, la même méthode que suivirent les Ottomans avant 1453, occupant d’abord les contrées environnantes, de telle sorte qu’un seul et dernier assaut devait suffire pour prendre la capitale et consommer l’œuvre de la conquête. Je suppose que l’Angleterre et la France ont l’œil ouvert sur ces menées du panslavisme, et que leurs agens les tiennent au courant des faits.

Sur un autre point, l’Allemagne est devenue un danger formidable pour la Turquie. Toute l’Europe se souvient des déclarations quelque peu imprudentes faites, il y a quelques années, au parlement prussien. L’Allemagne s’y peignait comme étouffant dans ses frontières continentales et y exprimait son besoin d’avoir des débouchés sur la mer, au nord et au sud. Ceux du nord, les dernières conquêtes les lui ont données ; de ce côté, elle sera satisfaite quand elle possédera ce que l’on nomme « les provinces allemandes de la Russie » et peut-être, en tout ou en partie, la Hollande et la Belgique. Au sud, elle ne peut avoir en vue que l’Adriatique et Trieste ; le tunnel du Gothard lui ouvrira un chemin vers la mer Tyrrhénienne, mais ce chemin traversera deux états étrangers, la Suisse et l’Italie. Si dans une complication européenne les 7 millions d’Allemands qui sont en Autriche venaient à se déclarer pour Berlin, il ne serait pas impossible de détacher du royaume austro-hongrois sa partie occidentale, y compris Trieste. Ainsi l’Allemagne s’étendrait de la Mer du Nord à l’Adriatique et croiserait dans la Méditerranée. Si la France exerçait à cette époque l’influence que les indifférens d’il y a quatre ans désirent à présent lui voir reprendre dans les conseils de l’Europe, cette extension redoutable de l’Allemagne n’aurait pas lieu. Cela dépendra de sa persévérance à l’intérieur et de son habileté diplomatique, de sorte que c’est encore sur ces deux choses que reposent pour les peuples méridionaux le salut et l’avenir ; mais si, entraînée par les réactions monarchiste et cléricale, la France venait à perdre le rôle auquel elle a droit, rien n’empêcherait l’Allemagne de déchirer l’empire ottoman, d’en jeter un lambeau à la Russie et un autre à l’Austro-Hongrie, devenue, selon la théorie allemande, un royaume oriental, un empire danubien. On désintéresserait la France en la rendant à son intégrité, l’Autriche en l’étendant vers l’est, la Russie en lui laissant prendre le Bas-Danube et la péninsule hellénique.

Il y a longtemps déjà que l’Allemagne se prépare à des événemens de cette nature. Elle a commencé à diriger vers le Levant une partie de son émigration, que le Nouveau-Monde absorbait auparavant. Elle a en Syrie des groupes d’émigrans dont la totalité doit dépasser aujourd’hui 15,000 hommes, si nos informations sont exactes. La création d’une école allemande à Athènes ne semble pas être purement archéologique, puisqu’on a mis d’abord à la tête un diplomate qui, paraît-il, va être remplacé par un général ; on ne manque pourtant pas de savans qui seraient aptes à diriger cette institution. Les Grecs voient dans la convention relative à Olympie autre chose qu’un traité d’une nature scientifique : un rapport adressé par la Société archéologique au gouvernement déchu signalait des périls prochains, qu’il est difficile à présent de conjurer. Les articles de cette convention relatifs aux ouvriers, aux conducteurs des fouilles, à l’achat des terrains, livrent absolument à l’Allemagne le sol d’Olympie ; rien ne l’empêchera, si elle veut, d’installer une colonie en plein Péloponèse, de la mettre en communication facile avec le port de Catacolon, d’avoir là des navires de guerre et des soldats au moyen desquels elle agira selon ses besoins. Enfin la lutte incessante que les Allemands ont entreprise sur tous les points du Levant pour y ruiner l’influence française n’est pas non plus sans signification ni portée. Avoir des amis, des alliés et des points de ralliement est une chose toujours utile, pour ceux surtout que tourmente l’ambition des conquêtes et qui ne reculent pas devant l’idée de se partager les peuples comme des troupeaux.

La solution naturelle de la question d’Orient peut donc être retardée par la France et l’Angleterre, surtout par cette dernière puissance ; mais elle ne sera pas empêchée, parce que les faits démontreront et démontrent déjà que les intérêts de ces deux états s’accommoderaient mieux de cette solution que de toute autre. Au contraire, il ne peut convenir ni à la Russie ni à l’Allemagne qu’il se fonde autour de la mer Egée un grand état hellénique, tant que l’une et l’autre seront animées de l’esprit de conquête. Si, en considération des bouleversemens que cet esprit promet à l’Europe ou par un progrès de la civilisation, qui tend de plus en plus à réserver le droit des nations, la Russie trouvait que la Mer-Noire avec l’ouverture des détroits et la neutralisation de Constantinople suffit à ses relations dans la Méditerranée, les projets de l’Allemagne sur les provinces allemandes de la Russie et sur Trieste seraient neutralisés ; l’Europe entrerait dans une période de calme, et la solution naturelle de la question d’Orient se réaliserait peu à peu, spontanément et sans secousse.


Dans les pages qu’on vient de lire, j’ai essayé de faire comprendre, comme je les comprends moi-même et comme beaucoup d’Hellènes les comprennent, les changemens que la guerre franco-allemande et les événemens locaux de ces dernières années ont apportés dans ce qu’on appelle « la question d’Orient. » Il est clair que rien dans ces problèmes n’est absolu. Les relations des grandes puissances de l’Europe peuvent se modifier de jour en jour. Le statu quo peut être abandonné par quelqu’une d’entre elles ; telle autre peut renoncer définitivement à une conquête qui ne lui est pas d’une utilité évidente et qui pourrait produire dans son propre sein de terribles ruptures. L’expérience de la Pologne, de la Vénétie et aujourd’hui de l’Alsace-Lorraine démontre qu’il y a toujours péril à retenir sous le joug une population qui le repousse. La Pologne a plus affaibli que fortifié les trois états qui se la sont partagée ; la Vénétie a fait perdre à l’Autriche la bataille de Sadowa et sa position dans l’empire ; les diplomates de quelque valeur avouent aujourd’hui qu’une des plus grandes fautes où M. de Moltke ait entraîné son souverain a été le démembrement de la France. Il y a des alimens qui ne se digèrent pas et qui étouffent ceux qui les prennent. Le conquérant, quel qu’il soit, qui chercherait à dominer la nation hellène, aurait dans le panhellénium, aujourd’hui presque unifié, presque constitué, un ennemi intérieur qu’il ne dompterait jamais et qui l’épuiserait comme une hydre aux têtes éternellement renaissantes. Nous croyons donc et nous espérons que la grande affaire de l’Orient se réglera d’elle-même quand le moment de la liquidation sera venu, et que les populations rentreront dans leurs droits selon la justice.


EMILE BURNOUF.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1869.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1874, l’étude de M. de Salve sur le Lycée de Galata-Seraï.
  3. Voyez la Revue du 15 mai 1869.
  4. La Turquie et la Grèce contemporaine, Parts 1869.