La Grèce en 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 547-572).
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LA
GRÈCE EN 1886

I.
SON ÉTAT MATÉRIEL.

Comme toutes les nations de l’Europe, la Grèce moderne a commencé par une période héroïque. Les noms des héros de l’indépendance, qui ont retenti en Occident de 1821 à 1830, sont encore dans toutes les bouches. Le titre même de héros est celui qu’on leur donne dans leur patrie ; la lutte qu’ils ont soutenue est appelée le « saint combat. » Il s’est formé autour de chacun d’eux des récits de hauts faits, parfois merveilleux et impossibles, qui leur font de véritables légendes et créent une sorte de mythologie. On croirait ce passé déjà ancien ; il ne l’est pas, puisqu’il ne date que d’un demi-siècle ; nous avons connu personnellement plusieurs de ces héros légendaires : Canaris, qui est mort tout récemment, vivait retiré près d’Athènes ; c’était l’homme du monde le plus simple et le moins préoccupé de sa gloire. Dans les derniers temps, comme les partis politiques ne pouvaient se mettre d’accord, on le tira de sa retraite et sa seule présence, à la tête d’un ministère hétérogène, y créa l’unité de vues dont la cause nationale avait besoin. Cela rappelait une scène d’Homère où, les dieux étant divisés et prêts à en venir aux mains, le titan Briarée paraît au milieu d’eux et, sans mot dire, d’un seul regard, y rétablit la paix. La femme du grand Canaris lui a survécu ; nous l’avons connue ; elle était plus modeste encore que le héros ; elle passait souvent une partie de ses journées assise avec les gardiens, retraités militaires, dans le vestibule de l’acropole : on y redisait les choses de la guerre sacrée. J’ai ouï dire que presque tous les autres héros du même temps, j’entends les vrais, ceux qui n’avaient pas trempé dans la politique, avaient eu les mœurs simples et douces que nous avons constatées chez les derniers survivans.

A la période héroïque a succédé, dès la fin de la guerre, celle des politiciens ; je ne veux pas dire des hommes politiques ; car de ceux-ci le nombre est toujours rare en tout pays, même en Grèce, pays où la politique a été inventée. Selon, Thémistocle, Clisthènes, Périclès, Démosthènes, sont les noms des créateurs de la politique, et ces hommes, en politique, sont restés les instituteurs du genre humain. Les politiciens grecs, à partir de 1830, n’ont point ressemblé à ces grands hommes. Les puissances, qui avaient fait la Grèce, avaient pris le titre de puissances protectrices ; elles n’en remplissaient guère le rôle. Chacune d’elles prétendait exercer une influence prépondérante, sinon exclusive, dans cet état nouvellement né. La Russie eut Capo d’Istria, qui fut tué. L’Angleterre eut la fâcheuse affaire du juif Pacifico. La race allemande prétendit s’implanter en Grèce avec le roi mineur Othon et une régence dilapidatrice. Les Grecs arrivant aux affaires y trouvaient la lutte entre les puissances et ne pouvaient guère exercer ni garder le pouvoir sans s’appuyer sur l’une d’elles. Aucun état de choses n’était plus fait pour corrompre les mœurs politiques d’une nation, surtout d’une nation à peine sortie de la servitude. On vit donc des compétitions derrière lesquelles s’abritait l’antagonisme des nations européennes. Celles-ci se découvraient même quelquefois, se substituaient ostensiblement aux ministres hellènes derrière lesquels elles s’étaient cachées.

Comme c’est là un passé déjà lointain, nous n’avons pas à y revenir en ce moment. Disons seulement qu’une déconsidération rapide était le résultat inévitable d’une corruption politique dont la source n’était pourtant pas dans le pays. On n’en cherchait pas la cause, on n’en regardait que les effets. En Occident, on se demandait si c’était pour d’aussi pauvres résultats qu’on avait pris en main la cause des Hellènes et fait pour eux tant d’efforts et de sacrifices. La réaction ne tarda pas, et de l’enthousiasme pour les héros de la lutte, on passa au dénigrement. Il y eut, à Athènes même, un Anglais de savoir qui dit tout le mal possible de ses hôtes; un Allemand voulut prouver que les Grecs modernes étaient des Slaves et non des descendans des anciens Hellènes. Chez nous, le point culminant de la réaction iut marqué par les publications mordantes de M. About, où le vrai et le faux, le juste et l’injuste, riant l’un de l’autre, se donnaient malicieusement la main.

On n’alla pas plus loin dans cette voie : on vit enfin que l’esprit ne suffit pas pour apprécier une nation selon son mérite, que des faits isolés, même vrais, ne doivent pas être généralisés ni retomber, s’ils sont blâmables, sur un peuple tout entier. On pensa qu’il fallait s’enquérir. On fit cette enquête, et la Revue des Deux Mondes eut l’honneur de présenter la Grèce sous son aspect véritable, dans des études dont la Grèce lui a su gré. Il est certain que les intrigues politiques qu’on lui avait tant reprochées ne se passaient que dans un monde très restreint, mais très en vue. Quand on pénétra plus avant, au cœur même de la nation, on découvrit une société active, intelligente, paisible, en progrès rapide et faisant les plus louables efforts pour se mettre au niveau des sociétés européennes.

Il y a de cela une quinzaine d’années. Aujourd’hui, de grands changemens peuvent être constatés : pour peu qu’on y regarde, on a devant soi une société régulièrement organisée, sur le modèle des sociétés occidentales les plus avancées en civilisation. Si l’on veut pénétrer plus avant dans son mécanisme, elle-même vous en offre les moyens ; car elle a pris soin, depuis un certain nombre d’années, de dresser des statistiques et d’en publier officiellement les chiffres. Ces statistiques sont très bien tenues et d’autant plus exactes qu’elles servent de base et de texte aux projets de loi dans la chambre et de règle aux mesures administratives dans tout le royaume. Ainsi nos lecteurs seront d’accord avec nous que le temps des jugemens passionnés est écoulé : il n’y a plus de héros suscitant notre enthousiasme ; d’autre part, la nation grecque, en se fortifiant et en vivant de sa propre vie, s’est affranchie des compétitions diplomatiques. Si nous voulons donner d’elle une image sincère et ressemblante, ce n’est point sur la poésie ou le roman, mais sur les faits réels que nous devons appuyer nos jugemens. C’est ce que nous allons tenter.


I.

En 1830, après que l’armée française eut débarrassé le Péloponèse des derniers soldats musulmans et rendu la Grèce à elle-même, le sol était inculte et dévasté ; les villes, si ce nom est applicable ici, les villages, les maisons isolées, étaient ravagés. Sous les Turcs on n’avait point exécuté de travaux publics. Les ports, garnis de beaux quais, de cales et de magasins par les anciens Grecs, étaient redevenus des plages naturelles ; le service des bateaux s’y faisait au moyen de petites jetées en bois mal entretenues. En 1847 et dans les années suivantes, époque où fut créée notre école d’Athènes, j’ai fait à cheval de quinze à dix-huit cents lieues dans toutes les parties du royaume : je n’y ai pas vu un seul édifice ayant laissé un souvenir dans mon esprit. Il n’y avait de routes nulle part, sauf celle d’Athènes au Pirée; pas de ponts, on passait à gué les rivières ; il y avait pourtant sur l’Eurotas un pont turc, dont l’arcade du milieu était si haute, qu’il fallait descendre de cheval pour la gravir. Le pont sur le Crathis, au littoral d’Achaïe, composé d’arches en accolade, était rompu; ses deux fragmens avaient été rejoints par quelques poutres; on osait à peine y passer. Le pont de Caryléna s’élevait en dos d’âne sur le lit encaissé de l’Alphée. Quant aux routes, il n’y en a pas encore beaucoup aujourd’hui, mais en 1847 il n’y en avait pas du tout. Les Turcs, ou leurs prédécesseurs, avaient pavé certains sentiers de deux mètres à peine; les hachis de toute fonction avaient chevauché là-dessus avec leurs bruyans harnais et leurs costumes dorés ; mais ces chaussées n’avaient pas été entretenues et, quand nous en rencontrions quelqu’une, nous passions soigneusement à côté.

Il n’y avait pas en Grèce une seule grande église. Le peuple hellène, conservateur zélé de sa religion, avait dû se contenter de petites chapelles, à la vérité très nombreuses, mais dont beaucoup tombaient en ruines. Aujourd’hui encore le sol de ce pays en est couvert ; un grand nombre servent d’abri à des bergers et à leurs troupeaux. Les églises fréquentées étaient bien pauvres : à Mégares, qui comptait plusieurs mille habitans, j’ai vu sonner la cloche, qui consistait en un fragment de jante de roue; à l’intérieur de l’église, on avait pour flambeaux des tronçons de branche d’arbre formant une triple fourche; cette fourche était le pied du flambeau. Je laisse à penser ce qu’était le mobilier des maisons. À cette époque, je n’ai vu de lit que dans un très petit nombre de ménages; le plus souvent on couchait à terre sur quelque natte et tout habillé; peu de meubles, une grosse malle pour les vêtemens, un berceau, sorte de huche d’une seule pièce. Point de vitres aux fenêtres. Je me souviens d’une certaine nuit passée à Lala, ville totalement détruite, au pied de l’Erymanthe; nous avions pour gîte la maison ruinée qu’avait occupée le pacha d’Arcadie ; c’était une longue et vaste chambre, garnie de volets branlans et où les trous d’échafaud des maçons s’étaient rouverts. Le vent soufflait avec rage sur ces hauts plateaux, il traversait la chambre comme un grillage, et les pauvres habitans, pour nous bien recevoir, passèrent une bonne partie de la nuit à boucher les ouvertures avec leurs vêtemens.

Si j’entre dans ces détails, ce n’est point par amour du pittoresque, mais pour faire sentir dans quel état de dénûment la conquête de l’indépendance avait laissé le pays. On n’y trouvait rien de ce qui chez nous rend la vie, je ne dirai pas agréable ni même facile, mais seulement viable. Tel était l’état du royaume ; Athènes seule commençait à se rebâtir. Comme les capitaux manquaient, puisque la longue guerre les avait absorbés, ce fut des étrangers ou des Hellènes habitant à l’étranger qui firent les premières constructions. Le palais du roi n’appartenait pas à la Grèce; on en payait le loyer, et ce n’est que plus tard et par des acomptes successifs qu’il fut racheté. Le grand ministre Coletti était assez pauvrement logé près des ruines de Jupiter olympien ; le héros Tzavellas habitait, dans la ville turque, une véritable bicoque. Mais la vieille duchesse de Plaisance construisait, sur les bords de l’Ilissus, un palais qui est devenu une caserne ; des Grecs de Trieste ou de Constantinople commençaient à élever en plein champ des maisons élégantes comprises aujourd’hui dans la ville nouvelle, ou Néapolis. Un Grec de Russie, Arsace, donna les premiers fonds pour l’institut des jeunes filles; les frères Rizari, pour la fondation de l’école ecclésiastique; le roi Othon contribua à la construction de l’Université. On pourrait citer d’autres exemples de libéralité ; mais une nation ne vit pas de cadeaux. C’est par son travail général qu’elle se fonde, s’enrichit et se développe. Il ne faudrait pas attacher plus d’importance qu’elles n’en méritent aux donations qui ont embelli la ville d’Athènes : elles ont pu répondre à certains besoins, encourager certaines industries, certains arts; mais l’œuvre nationale, celle à laquelle tout le monde contribue, est d’une tout autre valeur. C’est sur elle que nous devons fixer notre attention.

Refaire la population fut le premier besoin du pays, car un grand nombre de jeunes hommes avaient péri à la guerre, et le nombre des filles dépassait notablement celui des garçons. Comme il arrive toujours quand une société tourmentée retrouve des jours paisibles, les naissances se multiplièrent; les familles de cinq ou six enfans étaient communes, parce que ces enfans n’étaient plus voués à la servitude. Les mœurs grecques favorisèrent ce mouvement de la population; les membres d’une famille se soutenant entre eux, les frères aidant les sœurs à s’établir, et les mariages se faisant presque toujours suivant l’ordre de primogéniture. Ces coutumes existent encore aujourd’hui généralement et ne contribuent pas peu à l’unité de la nation hellène. La paix ramena aussi du dehors des nationaux que la guerre et ses misères avaient exilés. Plus tard, l’Angleterre jugea que les îles ioniennes ne lui étaient pas utiles, puisqu’elle possédait Malte et Gibraltar et que la question des détroits était réglée; elle rendit ces îles à la Grèce, à laquelle elles furent réunies en 1864. Enfin, il y a cinq ans, le royaume s’accrut de la Thessalie et d’une portion de l’Épire. Aujourd’hui, par toutes ces causes réunies, la population du royaume hellénique est à peu près égale à celle de Paris. Mais, pour apprécier l’œuvre qu’elle accomplit, on ne doit pas pousser plus loin la comparaison, car la population parisienne est entièrement urbaine et l’enceinte de Paris ne renferme qu’une très petite proportion de jardins maraîchers et de champs cultivés à la charrue : elle abrite surtout des industriels et des marchands, des gens de lettres et de science, des financiers, des avocats, des artistes, des politiques et des riches occupés de leurs plaisirs. Toutes ces personnes, riches ou pauvres, ne produisent à peu près rien de ce qui les nourrit; elles transforment et consomment. Les deux millions et demi d’Hellènes sont dispersés dans les plaines et les montagnes, sur les rivages et sur la mer ; on ne peut donc pas exiger d’eux les mêmes choses qu’on est en droit de demander à la population d’une grande capitale. A chacun suffit son rôle : Paris ne fournirait pas les trente mille marins que le royaume de Grèce a sur la Méditerranée.

En Grèce, comme ailleurs, les centres de population se sont accrus et grandissent chaque jour aux dépens surtout de la population rurale. Plusieurs causes favorisent cet accroissement des villes, et en particulier d’Athènes. Beaucoup de gens sont attirés vers la capitale par l’espoir d’y trouver un emploi, par les moyens d’étude qu’elle fournit, par l’étendue et la diversité de ses négoces, par le désir de spéculer avec bénéfice et par l’amour du plaisir. Quand je vis Athènes pour la première fois, il y a quarante ans, c’était une ville d’à peu près 27,000 âmes; elle en compte aujourd’hui environ 100,000, cela donne un accroissement moyen de plus de 1,800 habitans chaque année. Le Pirée, à 6 kilomètres d’Athènes, en comptait 3,000; il en compte aujourd’hui 35,000 et croit sans interruption. Sa population était agglomérée le long du port; ses longues rues, garnies d’élégantes maisons, couvrent maintenant les collines de Phalère et de Munychie. Elle a des jardins, des places spacieuses, une belle promenade qui fait le tour des collines le long de la mer et ne le cède en rien à celle du Pausilipe de Naples. Le Pirée a un théâtre, une bourse de commerce, de vastes réservoirs pleins d’eau de source, des quais bien construits et parcourus d’un bout à l’autre par un chemin de fer. Il compte plus de trente usines à vapeur, une foule de commerces et de métiers. C’est une ville entièrement européenne.

Quant à la ville d’Athènes, j’ai sous les yeux une notice faite par M. Sp. Lampros sur ce qu’elle était avant la création du royaume. En 1674, la ville paraît avoir contenu de 8 à 9,000 âmes, et vers la fin du siècle environ 15,000, y compris 1,000 ou 1,200 Turcs. En 1813, d’après le voyageur Holländer, il n’y en avait plus que 12,000. Une inscription provenant de la petite métropole, et retrouvée il y a deux ans, donne par paroisse ou mahalas le nombre des maisons. Il y avait 35 paroisses et 1,235 maisons en octobre 1822, ce qui permet d’évaluer à 6,845 le nombre des habitans. C’est cette année même, c’est-à-dire dès le commencement de la guerre, que furent créées les éparchies ou arrondissemens pour toute la Grèce et que l’on commença à se préoccuper de la statistique; l’éparque d’Athènes était alors Michel Soutzo, celui qu’on appelait communément Mikhal-Voda. De la même époque, à peu près, je possède la copie exacte d’un grand panorama d’Athènes, dont l’original appartenait à mon collègue, feu le professeur Lacroix. Il représente la ville vue du nord-est, avec l’acropole et la mer au fond. On y suit tout le développement de la muraille turque, et on remarque qu’il n’y avait aucune maison hors de l’enceinte. Athènes était donc très petite et répondait à ce qu’on appelle aujourd’hui encore « la vieille ville. »

Le plan de la future Athènes fut dressé peu après la fondation du royaume sous l’administration bavaroise ; il a été publié en petit par Aldenhoven et reproduit sur la grande carte de Grèce de notre état-major. Depuis cette époque, il a été modifié sur plusieurs points et notablement étendu. On ne prévoyait pas l’extension que la capitale devait prendre. Devant le palais du roi, construit dans la partie haute de la ville, on ouvrit une longue et étroite rue, la rue d’Hermès, et une autre à angle droit avec elle, la rue d’Éole. Elles devaient être les deux grandes artères de la circulation ; elles n’ont pas tardé à être dans Athènes aussi étroites que la rue Saint-Denis et la rue du Roi-de-Sicile dans Paris. La ville nouvelle a donc été s’éloignant de l’ancienne et de l’acropole. Une loi défendit de construire sur le sol de l’antique Athènes, qui, selon Thucydide, dessinait un cercle autour de la citadelle ; ainsi les nouvelles rues furent tracées au nord et à l’est de l’enceinte musulmane, s’étendirent dans la plaine et gravirent les pentes du Lycabette.

Telle est l’origine raisonnée de la nouvelle Athènes. Le lecteur sera bien aise de savoir comment s’y sont aménagés les 100,000 habitans qui ont succédé aux 6 ou 7,000 de 1822. Eh bien! il faut le reconnaître, Athènes est maintenant une des plus jolies villes de l’Europe. C’est une ville de marbre, blanche et fraîche, que la fumée et les brouillards ne ternissent pas et qui prendra à la longue la nuance dorée du Parthénon. Elle a des rues droites et larges, plantées d’arbres et garnies de spacieux trottoirs de marbre blanc. On y abat la poussière avec de l’eau, qu’un système de tuyaux souterrains amène dans tous les quartiers. Cette eau, de qualité excellente, manquait encore de mon temps; on venait de découvrir un réservoir romain; on le réparait, ainsi que l’aqueduc, dont on ne connaissait pas encore le point de départ ; des industriels français établissaient les conduits souterrains. Depuis lors on a construit un second réservoir ; on a capté d’autres sources à quatre ou cinq lieues de distance et la ville se trouve abondamment pourvue. Des égouts et des tombereaux emmènent au loin les immondices.

Devant le palais est un jardin d’orangers avec un jet d’eau, puis une place entourée d’hôtels. C’était naguère la plus fréquentée de la ville; quand je quittai Athènes, en 1875, on en nivelait une autre dans le quartier inférieur ; elle portait déjà le nom de place de la Concorde. Elle ne ressemble pas à celle de Paris, quoique l’avenue de Patissia ait quelque analogie de rôle avec nos Champs-Elysées. Elle est entourée de fort belles maisons et d’hôtels ; on y remarque un café d’un luxe éblouissant, tout à la française, servi par des garçons élégamment vêtus, et pourvu de journaux du monde entier. La place elle-même est un bosquet d’arbres toujours verts, autour desquels s’épanouissent des fleurs parfumées. Des orchestres y donnent des concerts. Ainsi tous les sens sont satisfaits. C’est là maintenant que les Hellènes et les étrangers viennent chaque soir se reposer.

On a construit dans Athènes un grand nombre d’établissemens publics. Nous en pourrions donner la liste complète, dont le chiffre étonnerait sûrement les lecteurs et même les Athéniens. Disons seulement que les plus beaux édifices se rapportent à l’instruction publique et aux œuvres de bienfaisance. Plusieurs d’entre eux ont été construits et dotés par des particuliers ; l’état s’est ainsi trouvé déchargé de dépenses considérables et que, sans doute, il n’aurait pas faites. Sans aucun doute il n’aurait pas consacré, comme M. Sina, plusieurs millions à l’élégant édifice de marbre, orné de colonnes, de peintures et de frontons sculptés, qui porte le nom d’Académie. Jusqu’à ce jour, cette somptueuse imitation de l’antique reste sans destination certaine et à peu près sans emploi; un pays qui a des routes à faire ne s’amuse pas à ces jeux de la richesse et de la vanité. C’est le jugement que j’ai souvent surpris dans la bouche des Athéniens ; mais enfin cette Académie est un ornement de la nouvelle Athènes et pourra servir un jour.

Le rapide accroissement de la capitale a eu, comme en tous pays, pour conséquence immédiate la plus-value des terrains et l’augmentation des loyers. J’ai vu de nouveaux arrivans fort embarrassés pour se loger et restant à l’hôtel ; j’ai vu aussi, près du palais du roi, des terrains à 0 fr. 60 le mètre, qui, plus tard, se sont vendus 200 fr. Cet enchérissement s’est propagé de proche en proche : de riches Hellènes, venus de Constantinople ou d’ailleurs, se sont construit de belles maisons dans des quartiers éloignés du centre, sur des terrains de peu de valeur : en bâtissant, ils en ont fait monter les prix. Quand l’état grec donna à la France le terrain sur lequel l’École française fut élevée, le sol pouvait bien valoir 2 francs le mètre ; on ne l’aurait pas aujourd’hui pour 40 ; la ville s’est portée de ce côté sur la pente du mont Lycabette jusqu’au bois de plus aux épais ombrages, qui alors venait d’être semé. Beaucoup de fortunes dans Athènes n’ont pas d’autre origine que la plus-value des terrains et des loyers. Elle a été d’autant plus sensible que, par suite de la reconstitution de la richesse privée et du retour des Hellènes du dehors, le luxe s’est attaché aux constructions nouvelles: on a eu besoin d’architectes là où trente ans plus tôt on se serait contenté d’un maçon. La vie intérieure a dû marcher de pair avec l’art de bâtir: ces petits palais se sont garnis de beaux meubles et d’objets de luxe, achetés d’abord à l’étranger, puis fabriqués dans le pays. La Grèce n’a pas fait mauvaise figure à l’exposition de 1878 ; mais on verra mieux dans deux ans les progrès qu’elle aura accomplis.

On dira : « Ce n’est que le vernis de la civilisation. » C’est ce que nous verrons dans la suite de cette étude. Constatons seulement que ce vernis s’étend peu à peu des classes riches aux classes pauvres et que toute la société grecque se transfigure dans le même sens. Car je n’ai parlé que d’Athènes et du Pirée; mais le même mouvement se produit dans toutes les autres villes, à Syra, à Patras, à Nauplie, à Chalcis, partout où les fortunes privées se reconstituent et où pénètre l’influence occidentale. Cette influence est surtout française. Sous Capo d’Istria, la Grèce eût pu tourner au russe. La régence bavaroise et le règne d’Othon l’ont bien menacée de la germaniser ; l’influence allemande n’a pas dépassé l’université athénienne, dont la forme s’est modelée sur celle des établissemens analogues de l’Allemagne. L’esprit grec a fort heureusement des tendances, des aptitudes et des besoins qui le portent vers l’esprit français. Aussi, dans la vie privée comme dans la vie publique, c’est du goût français que les Hellènes se rapprochent et non du goût allemand ou anglais. Voici un fait dont j’ai été témoin : pendant la guerre de 1870, la France, envahie par les Prussiens, ne fournissait plus au commerce grec ses approvisionnemens ordinaires; c’est l’Allemagne qui remplissait les magasins athéniens de ses produits, de ses étoffes, de ses meubles, de ses objets de luxe, de ses parures de femme. On maugréait dans Athènes, mais on se soumettait à la nécessité. A peine la paix fut-elle signée et le commerce redevenu libre que les Grecs revinrent aux objets français; les produits allemands furent vendus au rabais ou restèrent dans les magasins. On peut dire d’une manière générale que la vie des Hellènes s’aménage de plus en plus dans le goût français et que les villes grecques deviennent chaque année plus semblables à des villes françaises. Pour les Parisiens, il y a deux manières d’aller en Grèce : on peut traverser des pays allemands, descendre le Danube, gagner Constantinople et de là le Pirée; on peut aussi descendre par Marseille et prendre la mer ou mieux parcourir l’Italie sur toute sa longueur jusqu’à Brindisi et se diriger vers le Pirée par Corfou, le golfe et l’isthme de Corinthe. Dans le premier cas, on voit, dès l’entrée en pays allemand, les villes et les humains changer d’aspect; sur le Danube, l’image de la France s’éloigne dans la région des souvenirs ; à Constantinople, on trouve l’Asie et un monde où tout se fait et se pense au rebours du nôtre. Mais quand ensuite on passe du Bosphore au Pirée et à Athènes, on se retrouve subitement en France ; on n’est dépaysé que par les enseignes des marchands qui sont généralement en grec classique, assez souvent pourtant en français. Une autre chose déconcerte un peu le voyageur, c’est que le service des boutiques est fait par des hommes ; les femmes vivent encore retirées, elles ne viennent pas chaque matin comme chez nous faire l’ornement des magasins. On dit qu’elles ne tarderont pas à y venir et que, si une belle dame athénienne a besoin d’un mètre de ruban, elle cessera bientôt d’être servie par les grosses mains d’un homme barbu. Quand ce changement s’accomplira, c’est la dernière trace de l’islamisme qui aura disparu.


II.

Tel est l’aspect extérieur des villes grecques, où quelques-uns ne voient qu’une peinture superficielle et sans fond; ils disent que les Grecs sont des Orientaux paresseux, distribuant leur vie entre les fêtes, le far-niente et l’agiotage. Il est certain que beaucoup d’entre eux sont négocians et financiers comme leurs ancêtres, que leur religion, comme les cultes antiques, multiplie dans l’année outre mesure les jours de chômage ; il est sûr que le Grec donne beaucoup de temps au tabac, au café et au raki (c’est l’absinthe des Orientaux), qu’il fait le kief en été comme les musulmans et qu’il discourt beaucoup, passionnément et sans profit sur la politique de M. Tricoupis et de M. Deliyannis. Nous ne devons pas être trop sévères sur tous ces points : car, sauf les fêtes religieuses bien déchues chez nous, nous avons les équivalons dans nos mœurs. Mais comme il y a chez nous autre chose que ces futilités d’apparence trompeuse, il y a autre chose aussi chez les Hellènes.

D’abord l’agriculture. Les voyageurs qui ont fait le tour de la Grèce en bateau et qui en ont vu les promontoires brûlés par le soleil et par les vents de la mer, sont incrédules quand on leur parle des forêts de l’intérieur. J’en ai parcouru de fort belles; la forêt de chênes du Pholoé en Arcadie n’a guère moins de dix ou douze lieues de longueur. Il y a des forêts de cèdres et de sapins sur les montagnes du lac de Phénéos et dans beaucoup d’autres massifs. Les pins occupent une région plus basse et fournissent du bois et de la résine. Sur les bords des rivières, le platane acquiert de grandes dimensions ; j’en ai vu un fort vieux sur la rive de la Néda ; il était creux et mesurait à l’intérieur 4 mètres de diamètre ; il servait d’abri à un berger et à son troupeau. Dans le Taygète, non loin de Sparte, nous étions sept personnes se touchant par le bout du doigt pour embrasser le tronc d’un cyprès ; il restait encore plus d’un demi-mètre pour compléter le cercle à la hauteur d’un homme. Je cite ces faits pour montrer par des exemples la vigueur de la végétation en Grèce ; je pourrais les multiplier à l’infini. Mais on n’y verrait que des faits isolés. Je dois dire pourtant que, si les bois ne sont pas rares dans le Péloponèse, ils le sont dans la Grèce du nord, où les troupeaux de chèvres et les incendies volontaires les détruisent depuis tant de siècles. En outre, le paysan grec ne s’est pas encore rendu compte de l’importance des forêts en agriculture, et si quelques lois ont été faites pour les conserver et les repeupler, ces lois n’ont guère été appliquées jusqu’à ce jour. Néanmoins, la statistique du bureau des forêts pour l’année 1884 (celle de 1885 n’est pas encore sous nos yeux) a donné les résultats suivans en chiffres ronds : bois de construction maritime et de charpente exploité, valeur 1,891,000 francs, rendant à l’état 307,000 fr. ; — Charbon et bois à brûler, 1,850,000 francs ; — impôt, 240,000 fr. ; — résines, 1,145,000 francs ; — impôt, 172,000 francs. Avec les autres articles qu’il est inutile d’énumérer ici, l’exploitation forestière a produit environ 6 millions de francs, sur lesquels l’état en a perçu 836,000. Il y a donc, en Grèce, une exploitation forestière importante qui n’existait pas en 1830 et qui se multipliera par 4 ou par 5, quand les forêts seront soumises à un aménagement raisonné, à des procédés suivis et judicieux de culture locale, à une protection effective. Nous savons que depuis plusieurs années les pouvoirs publics s’occupent de ce difficile problème.

Voici une culture artificielle, puisque la plante est étrangère, et dont tout le produit est dû au travail de l’homme. Pour les forêts, le travail du cultivateur grec s’est borné jusqu’à ce jour à couper les arbres et à les emporter ; cependant la fabrication du charbon et l’extraction de la résine sont des industries qui exigent de lui une certaine main-d’œuvre. On peut dire que la main-d’œuvre est tout dans la production du tabac. En 1885, avant qu’il fût question d’un impôt sur cette matière, la Grèce en a produit 4,856,000 kilogrammes, sur lesquels la Thessalie compte pour 1,730,000. Les provinces qui viennent après celle-là sont celles d’Argos et de Corinthe, d’Acarnanie et d’Étolie ; les dernières sont les Cyclades et la haute région d’Arcadie, mais les Cyclades produisent du vin, des navires et des marins; l’Arcadie, des céréales et du bois. La culture du tabac est moins difficile en Grèce que chez nous, parce que le climat est plus favorable. En outre, elle n’est pas soumise à la surveillance incommode d’une régie; elle est libre ; le laboureur espace et dirige sa culture comme il l’entend et selon la nature de son terrain ; le produit est plus abondant. Jusqu’à présent, l’impôt sur le tabac ne paraît pas avoir fonctionné régulièrement ; la loi qui l’établit est sujette à des fluctuations liées à la politique des ministères. Tout porte à croire que la perception d’un droit finira par entrer dans les mœurs. La plus grande partie du tabac est consommée dans le pays ; son bas prix fait que tout le monde fume, au café, dans la rue, dans les maisons privées, dans les établissemens publics. C’est un trait particulier des mœurs grecques; c’est le plus choquant pour les étrangers. Comme cette habitude se transforme, dit-on, en un besoin invincible, l’état pourra tirer d’un impôt bien assis un revenu important. Cela n’aura pas d’inconvénient appréciable : nous avons vu chez nous que les énormes droits qui pèsent sur le tabac n’en ont pas diminué la consommation ; quand les fumeurs grecs paieront le tabac 5 francs au lieu de 4, ils ne brûleront pas une cigarette de moins. L’exportation étant compensée par l’importation du tabac de Turquie, l’argent des fumeurs ne sort pas du pays ; cette fumée bleuâtre et séduisante est un véhicule qui le fait passer de mains en mains ; l’état en retirerait quelques écus pour les besoins généraux de la contrée, où serait le mal? Ce revenu irait en augmentant comme la culture; car, au lieu de 4,856,000 kilogrammes produits en 1885, la Grèce n’en avait produit que 2,700,000 dix ans auparavant.

Le cultivateur grec ne cesse de planter des arbres fruitiers et de repeupler ainsi les vergers dévastés par la guerre. Les figuiers occupent aujourd’hui plus de 7,000 hectares ; les mûriers, plus de 6,000 avec une production de soie de plus d’un million de francs. Les oliviers croissent lentement ; comme ils se trouvent à l’état sauvage sur beaucoup de points du pays, c’est un des premiers arbres qu’on ait replantés dès 1830, en même temps qu’on rétablissait les vieux pieds négligés ou endommagés durant la guerre. Aujourd’hui, cette culture occupe au moins 200,000 hectares, contre 170,000 qu’elle occupait en 1875 ; elle produit plus de 120 millions de kilogrammes d’huile ; l’exportation a monté en quinze ans de 4 millions de kilos à 15 millions.

J’entre dans ces détails arides, mais positifs, pour montrer que le peuple grec ne se compose pas seulement d’orateurs politiques et de spéculateurs financiers. Si l’on y regarde de plus près, on verra que l’état social comporte encore d’autres classes de personnes, plus nombreuses, plus actives et plus utiles. On discourt sur la place de la Concorde et on y résout le problème de la paix et de la guerre européenne ; sur le golfe de Corinthe, on travaille. Avant la guerre de l’indépendance, la Grèce produisait à peu près 5 millions de livres vénitiennes de raisin de Corinthe; après la guerre, sa production paraît être tombée à 300,000. A peine rendu à lui-même, le cultivateur replanta ses vignes, mit en culture de nouveaux champs, de sorte qu’en 1860, c’est-à-dire après trente ans, la production avait atteint 12 millions de livres. Ce mouvement de croissance alla s’accélérant et prit un essor extraordinaire pour compenser les effets de la maladie des vignobles français. En 1877, la Grèce produisait 130 millions de livres de raisins secs; 190 millions en 1882 ; aujourd’hui, m’assure-t-on, 200 millions de livres représentés par 80 millions de francs.

Un fait analogue s’est produit pour le coton. Nous nous souvenons encore de la hausse énorme qui se produisit sur cette matière lors de la guerre de sécession des États-Unis. On cherchait du coton de tous côtés ; le monde musulman vendait aux manufactures de l’Europe ses vieux matelas et ses couvertures usées; tout cela était blanchi, cardé et filé. Le paysan grec produisit d’abord 500 kilos de coton, qui, en peu de temps, devinrent 500,000. La culture lui en donne aujourd’hui plus de 7 millions.

Laissons ces suites de chiffres un peu sèches et posons le problème sous une autre forme; demandons-nous quelle est la quantité de travail représentée par cet accroissement de la production, il est impossible de l’évaluer en chiffres ; mais ce que l’on peut affirmer, c’est que chiffre a cru plus vite que celui de la population ; et puisque d’autre part beaucoup de gens ont quitté la campagne pour grossir la population des villes, nous voyons clairement que le travail de ceux qui sont restés aux champs a grandi dans une proportion énorme. Il ne faudrait pas supposer que le cultivateur ait délaissé certaines cultures au profit de cultures plus lucratives. Les statistiques tenues au ministère par M. Mansolas, directeur de ce bureau, ont démontré que toutes les cultures ont progressé simultanément. Les qualités aussi se sont améliorées : à l’exposition de 1878, le grand prix pour la culture du blé tendre a été décerné à la commune de Mégares.

Ce qui manque aujourd’hui en Grèce, ou du moins ce qui va bientôt y manquer, c’est la terre. Pays de montagnes entrecoupées de petites vallées au fond desquelles s’est l’assemblée la terre végétale, elle s’est dénudée dans toutes les parties rocheuses où la végétation n’a pas modéré l’action érosive des pluies. Il y a çà et là des vallées intérieures, sans issue vers la mer ; ces vallées se sont remplies d’alluvions horizontales, très fertiles. Plusieurs se sont changées en marais, quelques-unes en lacs. Les vallées ouvertes sur la mer sont devenues des plaines en pente douce, parcourues par une ou par deux rivières. Ainsi le centre du Péloponèse est occupé par les plaines sans issue de Tégée et de Mantinée, celles de Soudéna et de Phénéos en Arcadie sont devenues des lacs ; la vallée béotienne est occupée en grande partie par le lac Copaïs. Au contraire les vallées d’Athènes, d’Argos, de Sparte, de Messène, d’Olympie et les vastes plaines de la Thessalie sont parcourues par des rivières qui se jettent à la mer. On comprend que les paysans grecs aient d’abord cultivé les plaines, abandonnant aux forêts et aux bergers les pentes plus ou moins abruptes des montagnes. Avec le temps la population s’est accrue, les instrumens de culture se sont améliorés, le travail personnel du cultivateur a décuplé. Aujourd’hui les plaines sont presque toutes en rapport. Je pourrais donner ici des chiffres ; je me contenterai d’un fait entre mille. En 1848, j’ai parcouru sur une grande partie de sa longueur le rivage péloponésien du golfe de Corinthe ; on n’y voyait alors que quelques vignes, groupées çà et là autour d’assez pauvres hameaux ; les grandes plaines de l’Élide, en face de Zante, étaient incultes et garnies d’une petite végétation sauvage ; aujourd’hui ce long espace accidenté qui va de Corinthe à Pyrgos est un vignoble continu et florissant ; c’est lui qui fournit presque tout le petit raisin sec consommé surtout en France et en Angleterre. La culture gravit maintenant les terrains montagneux partout où le sol peut être travaillé. Quand on passe au sud de l’Italie et que par le détroit de Messine on remonte vers Naples, on voit des montagnes divisées en carrés de culture de la base au sommet. La Grèce tend à prendre cet aspect ; mais elle ne le prendra pas, attendu que ses montagnes sont presque toutes rocheuses et n’admettent pas une culture superficielle. Sur les côtes de Calabre, entre Ancône et Brindisi, le cultivateur italien a miné la roche, y a disposé de petits bassins, dans chacun desquels il a mis un olivier, un figuier ou un caroubier; ce sont aujourd’hui de beaux arbres, et ce rivage stérile est devenu productif. Le paysan grec a commencé à faire de même. A Athènes, le bois de plus du Lycabette, maintenant grand et fort, a été semé de cette manière en 1873 par feu le colonel Manitakis, autrefois directeur des travaux publics et ancien élève de nos écoles.

Mais enfin, quand le laboureur en vient à tirer parti des rochers après avoir utilisé la plaine, on peut dire que la marche de la culture en superficie touche à sa limite. C’est en cela surtout que, malgré l’annexion de la Thessalie, les Hellènes peuvent dire : Nous étouffons dans nos étroites frontières. Cependant la culture appelée chez nous intensive, c’est-à-dire fondée sur la succession raisonnée des végétaux cultivés et sur l’usage des engrais, cette culture en Grèce est encore dans l’enfance, parce que le pays n’élève pas assez de bestiaux, a pour vaches des chèvres malfaisantes et laisse perdre les produits animaux. C’est pourquoi on a accueilli avec enthousiasme l’idée de dessécher les marais, de jeter les eaux des lacs à la mer et de récupérer pour l’agriculture la partie des plaines occupées par les eaux. La Thessalie donnera de grands espaces, en ce moment marécageux et perdus. L’Acarnanie, l’Étolie et plus tard Jannina en donneront aussi. Mais la plus importante et la plus prochaine entreprise de ce genre sera le dessèchement et la mise en rapport du lac Copaïs.

Ce lac a 6 mètres dans sa plus grande profondeur ; il est à 90 mètres au-dessus de la mer et sa superficie rendrait à l’agriculture de 24 à 28,000 hectares de terres de qualité excellente. Une société agricole, honnête et expérimentée, qui entreprendrait l’œuvre du dessèchement pourrait imprimer un essor nouveau à toute l’agriculture de la péninsule et servir de modèle aux contrées environnantes, en Asie et en Europe. Il y a quelques années, une société de philhellènes français offrait de se charger de ce travail dans les conditions de la loi grecque ; elle en avait les moyens ; elle était prête à se mettre à l’œuvre. Par un revirement subit et mal expliqué, M. Tricoupis, alors ministre, évinça la compagnie française et donna la concession à des banquiers grecs. Ceux-ci établirent leur société à Paris suivant la loi française, compliquèrent le projet, très simple en lui-même et émirent des actions. Jusqu’à présent on n’a presque rien fait.

Le peuple grec est essentiellement agriculteur ; ce n’est pas l’opinion que beaucoup de personnes ont de lui, mais c’est la vérité ; car avant l’annexion de la Thessalie, plus du tiers des habitans s’occupait de la culture de la terre ; depuis l’annexion, cette proportion s’est notablement accrue, la Thessalie étant un pays agricole par excellence. Le nombre des personnes possédant plus de 100 hectares est très petit ; le plus grand nombre en possèdent de 5 à 10. Dans les îles, beaucoup de propriétés sont faites de petits morceaux de terre dispersés, dont la superficie est de 1/2 à 1 hectare. Ainsi la grande culture est à peu près inconnue dans le royaume: la petite est le système dominant. La valeur des terres arables varie de 400 à 1,000 francs l’hectare ; mais il y a des points privilégiés. Ainsi près de l’ancienne Tégée, non loin de Tripolitza, existe une petite plage submergée à la fonte des neiges et fertilisée d’alluvions, comme l’Egypte; le prix de l’hectare de terre en cet endroit atteint 12,000 francs. Malgré le système des jachères et l’absence de culture intensive, le paysan grec n’est pas pauvre. L’exportation de ses produits dépasse l’importation de plus d’un quart ; le principal est consommé sur place. D’ailleurs la nature lui est plus favorable qu’à nous. Il n’a presque jamais à se plaindre des froids excessifs : pendant les onze années que j’ai passées en Grèce, je n’ai vu de dommages causés par la gelée qu’une seule fois. Les orages ont lieu en hiver, à une époque où les cultures n’ont pas souvent à en souffrir; ceux d’été, qui sont rares, sont seuls redoutés des propriétaires de vignes, parce que la dessiccation du raisin de Corinthe se fait en plein air. En somme, le paysan grec a peu de besoins ; il est heureux dans sa condition et je pense qu’il faut attribuer en grande partie à la douceur du climat le caractère paisible et les mœurs hospitalières de cette population rurale. Ceux qui ont prétendu que le paysan grec et le berger qui vit au-dessus de lui dans la montagne sont des spéculateurs de bourse, ont fait un tableau de fantaisie, sur lequel il est temps de passer l’éponge. Ce paysan suspend son travail pour chômer les nombreuses fêtes religieuses ou nationales de l’année ; alors il danse et il chante à perdre haleine ; les femmes dansent aussi, sur la place publique du village ou dans quelque lieu traditionnel. G est un écho charmant de l’antiquité. A Pâques on tire avec fureur des coups de fusil pour fêter la résurrection ; cette nuit-là, personne ne ferme l’œil ni aux champs ni dans les villes. La police fait savoir chaque année qu’elle interdit ce « tapage nocturne; » que peut la police contre les mœurs? Elle ne saurait non plus calmer l’effervescence des esprits en temps d’élection : dans ces jours-là il n’y a plus de paysans, tous sont devenus des hommes politiques ; on se passionne pour tel ou tel candidat, on se querelle, on se bat et parfois on s’estropie ou l’on se tue. Le temps adoucira ces procédés électoraux, quand les campagnards auront senti par expérience que les hommes changent et que les choses restent.


III.

L’industrie n’a pas marché du même pas que l’agriculture. Elle exige des connaissances scientifiques qui ne s’acquièrent pas en quelques jours. Cet apprentissage se fait dans les écoles, où l’on doit trouver des professeurs tout formés et des collections d’instrumens. On peut appeler les professeurs du dehors, mais ils ne sont pas familiarisés avec la langue du pays, et cette langue ne fournit pas les termes scientifiques ; il faut les créer. Cela fait, quand de la théorie on passe à la pratique, on se trouve dénué d’ouvriers et d’outils pour établir une usine, la faire fonctionner économiquement. L’usine fonctionne ; alors les produits fabriqués se trouvent sur le marché en concurrence avec des produits semblables sortis d’usines étrangères depuis longtemps existantes et qui ont réalisé tous les progrès. La question des matières premières occupe d’ailleurs une place prépondérante, car si le colon grec rendu au Pirée y coûte plus cher, à qualité égale, que le coton venu d’Amérique, l’industrie de la filature emploiera au Pirée le coton américain et le paysan grec cessera d’en cultiver. De même, si le minerai de Sériphos, traité sur place, donne le fer à un prix supérieur à celui des usines européennes, on ne pourra pas créer une forge ou un haut fourneau à Sériphos, et ce minerai sera transporté brut aux usines européennes. Ainsi l’industrie a rencontré en Grèce des problèmes que n’a pas soulevés l’agriculture.

Avant la création ou du moins l’énorme progrès de la mécanique industrielle, les Grecs avaient organisé en Thessalie une fabrication, dont l’étude jette un grand jour sur le caractère même et l’esprit des populations helléniques. Ambélakia, nom qui signifie les vignes, était un riant village de la célèbre vallée de Tempe; il abondait en sources d’eaux vives qui par leurs propriétés donnaient à la teinture rouge du coton une solidité et un éclat particuliers. En 1795, il s’y forma pour la fabrication de ce fil une association disposant de 100,000 francs. Peu à peu la société s’étendit à vingt-deux villages thessaliens. Tous les habitans, jeunes et vieux, en faisaient partie ; elle était à la fois agricole, industrielle, commerciale. Les femmes et les enfans blanchissaient et teignaient le coton, cultivé par les hommes. Ceux-ci transportaient aussi les paquets à Salonique. Des commissions nommées par les habitans administraient l’association; des correspondans, eux-mêmes associés, résidaient dans les principales villes de l’Europe, surtout en Autriche et en Allemagne. La vente des cotons d’Ambélakia prenait une extension croissante ; la société jouissait sur les places de l’Europe d’un immense crédit; son papier était accepté partout. En 1810, quinze ans après sa fondation, son capital de 100,000 francs avait fructifié au point d’être devenu 20 millions. Les revenus de cette vaste entreprise, après avoir payé l’achat du blé pour les ouvriers, les baksich aux Turcs, les impôts, les frais de bureau, d’agences, de bibliothèques, d’imprimerie, d’hôpitaux, et les intérêts du capital à raison de 15 pour 100, étaient partagés entre les membres de l’association, proportionnellement à la valeur de leur travail fixée d’avance. Ce genre d’association, ne comprenant que des membres actifs et producteurs, ne ressemblait en rien à nos sociétés d’actionnaires, souvent oisifs et intéressés uniquement par leurs capitaux. C’est cela même, on le comprend, qui fit à la fois l’énergie et le succès d’Ambélakia. Deux causes détruisirent cette œuvre étonnante pour l’époque et dans un pays comme la Turquie : la grande banqueroute autrichienne de 1811, qui fit perdre plus de 10 millions aux associés, et la haine jalouse d’Ali-Pacha ; ce personnage, presque indépendant du sultan, lança ses Arnautes contre les villages désarmés ; tout fut saccagé. A présent Ambélakia n’est plus qu’une vaste ruine.

Des associations analogues où pas un membre n’était inactif existaient sur plusieurs points du monde grec, à Chio pour la culture et le travail de la soie, à Psara, à Spetzia, à Hydra pour les constructions et les transports maritimes. L’existence de ces compagnies explique la fureur des musulmans dans les massacres de Chio et de Psara et le rôle joué sur mer par les héros hydriotes et spetziotes. Le système qui avait fait leur fortune s’est perpétué après la guerre et règne encore aujourd’hui dans un assez grand nombre d’associations helléniques. Mais, depuis quelques années, le système des sociétés par actions tend à le remplacer. Cette substitution est due surtout à la reconstitution des capitaux privés. Beaucoup d’Hellènes, après s’être enrichis dans quelque commerce et se trouvant possesseurs de sommes plus ou moins importantes, cherchent des placemens avantageux qui leur permettent de se reposer et de léguer une vie facile à leurs enfans. La banque et les industries locales leur en fournissent, mais leur causent souvent aussi des déceptions.

Vers 1872, les grands bénéfices faits par la société franco-italienne du Laurium avaient surexcité les esprits ; quand l’exploitation passa aux mains des Grecs, les actions montèrent à des prix surprenans qui ne purent se soutenir. Dans le même temps chacun voulait devenir propriétaire de mines. Un nombre infini de concessions furent accordées pour toutes sortes de métaux ; leur superficie dépassa 200,000 hectares. Un très petit nombre seulement sont exploitées, soit par l’absence de tout métal, soit à cause de leur situation dans des montagnes impraticables, soit par le manque de fonds. Au Laurium, on exploite le zinc et le plomb ; il y a deux exploitations, la française et la grecque, sans compter la société Nicias, qui extrait du minerai de fer, et celle du Sunium. A Milo et à Siphnos, on extrait du plomb et du zinc, du zinc à Antiparos. Le minerai de fer de Sériphos, un des meilleurs qu’on possède, est expédié à l’étranger. Outre les métaux, la Grèce fournit différentes substances minérales, des lignites exploités à Goumi en Eubée, du soufre à Milo, des pierres meulières et du plâtre dans cette même île ; l’émeri de Naxos est connu dans tous les pays. Tous ces établissemens réunis ne permettent pas de dire que la grande industrie existe en Grèce, ni que les Grecs soient jusqu’à présent un peuple industriel. On voit au Pirée, à Volo et ailleurs des usines à vapeur ; mais ni un moulin à vapeur, ni une petite papeterie, ni une fabrique de meubles ne peuvent être tenus pour de grands établissemens industriels. C’est là la moyenne industrie, où la force utilisée est petite. Les fabriques d’Ambélakia n’employaient que la force humaine ; toute la filature s’y faisait à la main ; il y avait là néanmoins une grande industrie. Seulement, il est vrai de dire que, lors même qu’elle eût échappé à la faillite autrichienne et aux fureurs d’Ali-Pacha, elle n’aurait pas pu tenir devant les mule-jenny et les autres métiers à filer inventés un peu plus tard en Occident. Nous ne pouvons pas au surplus assimiler l’état grec à la France, à l’Angleterre ou à l’empire d’Allemagne. Les industries grecques n’ont pas pour but de fournir de leurs produits le monde entier, mais plutôt de répondre à des besoins locaux et de soustraire le pays à de nombreux tributs qu’il paie à l’étranger. Pour tous les ouvrages qui dépassent son outillage actuel, il les commande au dehors.

Pour activer ces efforts, on vient de construire à Athènes, près des ruines du temple de Jupiter Olympien, un palais pour les expositions industrielles. Cet édifice, élevé aux frais d’un riche Hellène, M. Zappas, peut servir à différens usages ; tous les quatre ans, l’exposition des produits du pays y est faite et permet d’apprécier les progrès accomplis dans chaque genre ; elle sert, en même temps, de préparation aux envois qui sont faits à l’étranger, quand on y ouvre quelque exposition universelle. Mais il est clair que ni l’agriculture, ni les industries locales ne pourront prospérer, tant qu’un réseau de communications ne sera pas établi. Le Pirée a vu se créer des usines à vapeur, parce que le Pirée est une assez grande ville et un port de mer ; les minerais du Laurium et de quelques îles ont pu donner lieu à une exploitation, parce que le rivage est à proximité. Mais, en compensation, nous avons un dans l’intérieur du Péloponnèse, le vin à un centime la bouteille et le raisin laissé sur la vigne parce qu’on ne pouvait pas l’exporter. Depuis lors on a fait quelques routes et les prix se sont relevés. Mais il y a dans l’intérieur de nombreuses et puissantes forces motrices perdues faute d’emploi et des richesses minérales dont le transport est impossible quant à présent.

Les Grecs ont bien le sentiment de ces nécessités. Ils ont créé depuis quelques années au budget de l’état un fonds spécial pour les routes. Mais on m’assure que cette dotation ne fonctionne pas très régulièrement ; des besoins d’un ordre supérieur ont fait passer aux armemens les fonds disponibles. Il est certain qu’avec une population peu nombreuse et clair-semée, il est difficile de construire des chemins ; un kilomètre de route coûte tant ; ce chiffre, même réduit au minimum, produit une somme importante, si on le multiplie seulement par 100 kilomètres, c’est-à-dire par la distance du Pirée à Corinthe. On a eu la pensée de concéder les routes et d’y établir un péage; mais je ne crois pas que ce projet ait eu aucune suite. Lorsqu’on a songé à établir des chemins de fer, la difficulté de les construire en régie aux frais de l’état s’est montrée bien plus grande encore. Celui du Pirée à Athènes avait coûté 5 millions ; celui de Corinthe exigeait un capital cinq fois plus fort. Un gouvernement dont le budget total atteignait à peu près 60 millions était manifestement hors d’état de le construire, à moins de contracter de nouveaux emprunts. On prit donc enfin, par nécessité, le sage parti de susciter des compagnies étrangères, qui fournirent les fonds, les œuvres d’art, et, en général, tout ce qui dans un chemin de fer, provient de la grande industrie.

Voici quels sont les chemins de fer déjà exécutés, sans compter celui du Pirée à Athènes, qui date de 1869, et qui, passant par Phalère, n’a que 10 kilomètres de longueur. Le réseau thessalien sur une longueur de 206 kilomètres fonctionne depuis le commencement de 1884 ; sa principale ligne va de Larissa à Volo ; il met toute la plaine en communication avec la mer ; ses trains peuvent, au besoin, transporter 5,000 hommes; son capital est de 23 millions. — Le chemin de fer d’Athènes au Péloponnèse est le commencement d’un réseau qui doit s’étendre dans la péninsule. Son capital comprend des actions pour 25 millions à peu près et pour 7 millions environ d’obligations à 6 pour 100. La ligne du Pirée à Corinthe par Eleusis et Mégares est ouverte depuis le mois d’avril 1885. Quelques mois plus tard on a ouvert une section de son prolongement vers Patras ; et en 1886, la ligne et le réseau d’Argolide, allant de Corinthe à Argos, à Nauplie et jusqu’à Myli, l’ancien marais de Lerne. Là, le réseau s’arrête et devra traverser de grandes montagnes pour atteindre Tripolitza, ville centrale du Péloponèse. Quand la ligne de Patras sera terminée, l’ensemble aura un développement total de 304 kilomètres. Un troisième réseau porte le nom de chemins de fer de l’Attique ; il a pour but de desservir les environs du Pentélique, où les familles riches d’Athènes et du Pirée passent les étés, et surtout les nombreuses exploitations métallurgiques du Laurium et de ses environs. Son point le plus éloigné, les ateliers du Laurium, se trouve à 65 kilomètres d’Athènes. — Je passe sous silence le petit chemin de fer de Pyrgos à la mer, qui a en tout 13 kilomètres de longueur. Tous ces chemins sont à voie étroite, les courbes à faible rayon ; en général, toute la construction est économique. Aucune section ne pourrait se souder comme partie ou comme prolongement, à un des chemins de fer européens. C’est un grand défaut, que l’avenir saura faire apparaître et qui nécessitera de coûteuses reconstructions. Les compagnies ne consentiront pas à ces nouvelles dépenses et, comme elles auront le privilège, on ne pourra pas les évincer. Ainsi la Grèce se trouvera liée à un état de choses qui la condamnera à l’infériorité. Le ministre, j’ignore lequel, qui a concédé les lignes dans ces conditions, a agi sans tenir compte de l’expérience acquise en Europe; il a compromis l’avenir des chemins de fer dans son pays. D’un autre côté, si l’on avait exigé des voies larges et des courbes à grand rayon, peut-être n’eût-on pas trouvé de compagnies disposées à se charger d’un si gros passif.

Quoi qu’il en soit, il est visible que l’on a construit des tramways à vapeur plutôt que des chemins de fer.

Leur plus grande vitesse atteint difficilement sept lieues à l’heure; elle est ordinairement de cinq lieues; on va en quatre heures d’Athènes à Corinthe, par conséquent, un peu plus vite que le bateau. L’avantage est dans la multiplicité des départs et dans le nombre des stations ; car, si le réseau de l’Attique dessert presque tout le département, la ligne de Corinthe met les centres importans d’Eleusis et de Mégares à la porte d’Athènes, la ligne de Fatras parcourt sur sa longueur le rivage qui produit le raisin de Corinthe. Mais toutes ces conditions réunies sont celles de nos petits chemins de fer départementaux, qui ne comportent pas la grande circulation. Ce que l’on a construit, ce sont des chemins de fer exclusivement grecs, qui peuvent suppléer des routes, mais qui ne tirent pas la contrée de son isolement.

Deux lignes seulement peuvent rattacher la Grèce au reste de l’Europe, celle de l’Adriatique et celle de la mer Egée. Celle-ci a déjà été plusieurs fois l’objet d’études qui se sont trouvées à peu près d’accord. Partant du Pirée, elle traverse la Béotie, la Phocide, la Thessalie jusqu’à Larissa. Sa continuation devra parcourir la vallée de Tempe, tourner l’Olympe et gagner Salonique. Tous nos lecteurs savent que Salonique sera bientôt en communication avec l’Autriche et l’Allemagne par les chemins de fer du Danube. La voie d’Athènes à Salonique mettra donc la Grèce, je ne dis pas sous la dépendance, mais sous l’action non interrompue des états germaniques, états fort envahissans. Par un autre bras, un courant s’établira par Salonique du Pirée à Constantinople. On peut donc appeler la voie de Larissa et Salonique la voie turco-allemande. Plusieurs sociétés en sollicitent la concession; on dit qu’elle sera donnée au Comptoir d’escompte de Paris. — La ligne de l’Adriatique aurait un caractère international moins exclusif. Pouvant partir d’un point extrême du Péloponèse, traverser cette presqu’île et gagner Arta et Jannina, elle viendrait aboutir en face de Brindisi et ne laisserait plus entre Paris et Athènes que quatre ou cinq heures de mer ; elle servirait à toute l’Italie et à la France et abrégerait la route des Indes de plus de vingt heures, grand bénéfice pour l’Angleterre. En outre, un bras qui suivrait l’Adriatique atteindrait les chemins de fer autrichiens vers Cattaro. — Telles sont les deux et seules voies par lesquelles la Grèce pourra s’unir effectivement au reste de l’Europe : mais cela même à cette condition, que les véhicules européens puissent circuler sur ces voies, construites d’après le modèle de nos grands chemins de fer et non sur celui des tramways.

Je n’entrerai pas dans plus de détails sur ces voies de communication, dont le réseau s’exécute en ce moment. Il faut seulement rassurer ceux qui craignent de voir la Grèce perdre le prestige de ses souvenirs. L’épreuve a-t-elle été défavorable à l’Italie, à l’Egypte, à l’Inde; les lieux et les antiquités sont-ils moins intéressans parce qu’on s’y transporte en quelques heures et facilement au lieu de dépenser pour les atteindre beaucoup de temps et beaucoup de fatigue? Que peut faire contre le pittoresque un ruban de quelques mètres, qui se perd à tout instant sous les arbres, dans les ravins et sous des voûtes ténébreuses? Nous mettions au moins une semaine pour aller d’Athènes à Sparte; chacun de nous avait son cheval de selle et nous étions suivis d’autant de chevaux de bagage, conduits par des hommes à pied et chargés de lits, de batterie de cuisine, avec un cuisinier et un guide. Par ces chemins de fer, même tels qu’ils sont, nous eussions fait la même route en huit heures, libres de cet attirail qu’on traîne avec soi en pays vierge. L’aspect imposant du Taygète et les lauriers roses de l’Eurotas n’y eussent rien perdu. D’ailleurs il faut que la civilisation marche et que l’homme prenne possession de sa planète avec ou sans ses vieux souvenirs.

Nous ne pouvons donc que féliciter les Hélènes de ne pas trop regretter les trirèmes de leurs ancêtres et de les avoir remplacées par de grands et beaux navires à vapeur. Quand je quittai Athènes, il y a dix ou onze ans, il n’y avait en Grèce qu’une compagnie de bateaux à vapeur ; ces bateaux étaient assez nombreux, mais petits et pauvrement aménagés; ils marchaient sûrement, mais lentement, allaient d’île en île et de port en port comme des caboteurs. C’était sur mer à peu près ce que sont sur terre les petits chemins de fer de l’Attique et de Corinthe. Mais, en Grèce, la navigation aura toujours de l’avance sur la locomotion terrestre, parce que la mer est l’élément naturel des Grecs. Ils ont donc commencé à établir des services internationaux avec de grands et beaux navires. J’en pourrais citer une trentaine, appartenant à quatre ou cinq compagnies dont deux seulement sont anonymes, d’autres portent les noms de leurs chefs, MM. Goudis, Vallianos, Théophilatos. Deux de ces navires sont de 1,200 tonnes, un de 1,000, d’autres de plus de 900. Un service rapide est fait par navire grec entre Brindisi et Corfou ; il permet de se rendre de Paris à Athènes en moins de quatre jours, si le voyage n’est pas troublé par des quarantaines. Quand j’allai en Grèce pour la première fois, on descendait de Paris à Marseille par les diligences et les bateaux du Rhône. L’état faisait alors le service des postes sur la Méditerranée; ses bateaux touchaient à tous les ports pour y «faire du charbon. » On passait à Messine, on stoppait dans le port de Malte. Toute une nuit notre vapeur lutta contre le vent du nord au cap Malée, sans pouvoir le franchir ; la lame balayait le pont ; les bottes, les chapeaux et les malles nageaient dans l’entrepont de cabine en cabine. Le dixième jour on arrivait au Pirée. Faute de grandes industries, ce ne sont pas les Hellènes qui ont perfectionné les machines et les bateaux ; mais ils ont profité des perfectionnemens ; avec ces puissans engins, ils manient mieux la mer aujourd’hui que les Français d’alors.

Un nouvel élan sera donné à la navigation hellénique par l’ouverture du canal de Corinthe. Les premières études qui ont préparé cette entreprise ont été faites en 1869 par un membre de l’école française, M. Gorceix, directeur de l’école des mines d’Orto, au Brésil. Les travaux ont commencé en 1882 et ont mollement avancé pendant trois ans ; l’année dernière et cette année, on y a mis plus d’activité; ils seront terminés, dit-on, à la fin de l’année prochaine. Cela fera un laps de cinq à six ans pour exécuter une œuvre de faibles dimensions. La tranchée n’a que 6,000 mètres de long; le canal, à voie simple, n’a que 22 mètres de large sur une profondeur de 8 mètres. Il est vrai que le point culminant de l’isthme est à 80 mètres au-dessus de la mer et que le cube des déblais est évalué à près de 8,000,000 de mètres. Le capital a été fixé à 33 millions de francs; il est évident que la construction du canal est loin d’atteindre un chiffre aussi élevé et qu’une notable portion du capital répond à des dépenses accessoires. Beaucoup de personnes, même des marins, prétendent que le canal de Corinthe ne sera utile qu’aux bateaux grecs et qu’il rentrera, comme les chemins de fer, dans la classe des industries locales. Si l’on veut ouvrir un atlas, enverra qu’une ligne étant tracée du cap Spartivento au Matapan et du Matapan à Smyrne, toute la navigation des ports situés au nord de cette ligne prendra la route du canal. Il est aisé de voir que la plupart de ces ports, sans compter les ports grecs, sont ceux d’Italie, d’Autriche et de Turquie. Les navires français et les russes utiliseront aussi cette voie pour éviter les longueurs et les mauvais temps des caps. Il faut donc compter le canal de Corinthe parmi les grandes communications qui uniront la Grèce aux autres pays.

Avec une dépense moindre, des revenus immédiats et un personnel promptement formé, le peuple grec s’est mis au niveau des grandes nations dans l’échange et le transport des correspondances. La Turquie n’a pas encore su organiser chez elle le service des postes; en Grèce, il existe sur tous les points du royaume. Sur mer, le transport est fait par les vapeurs des diverses compagnies. Sur terre, il est fait par les chemins de fer là où il en existe, par 267 courriers à cheval ou à pied et par 230 facteurs communaux. La régularité est parfaite ; les prix et le classement des objets acceptés par la poste sont à peu près les mêmes que chez nous. La Grèce est comprise dans la convention postale universelle, qui s’étend à plus de quarante états sur toute la surface du globe. — L’usage du télégraphe a commencé en Grèce dès l’année 1869; les fils atteignent aujourd’hui tous les points importans du territoire, notamment toutes les préfectures et sous-préfectures. La direction centrale fait partie du ministère de l’intérieur. C’est l’état qui construit et entretient les lignes par ses employés ; les câbles submergés sont le plus souvent fabriqués et conservés par une société anglaise. En 1885, le nombre des dépêches envoyées ou reçues était de 735,000 et les recettes de plus d’un million.

Dans les pages qu’on vient de lire, je crois avoir fait un exposé exact de la situation matérielle de la Grèce en 1886. On aurait pu fournir plus de détails statistiques, plus de chiffres ; nous avons donné les plus essentiels, qui sont en même temps les plus instructifs. Ce qui ressort de leur examen, ce sont des efforts non interrompus et judicieusement dirigés dans le sens de la prospérité publique et privée et de la civilisation. Le désert d’il y a cinquante ans a fait place à la culture; les exportations de produits agricoles, presque nulles en 1830, ont lieu pour toutes les régions de la terre. A l’intérieur, les petits métiers, qu’on voit encore exercés à la fenêtre des boutiques dans les villes musulmanes, étaient les seuls qui existassent en Grèce au sortir de la guerre sacrée; avec la vapeur et d’autres forces motrices naturelles, les Grecs ont installé chez eux la moyenne industrie. Ils n’auraient pas pu le faire en 1830, ni même en 1850, parce que les capitaux n’étaient pas encore reconstitués dans le pays et que l’argent est le nerf de l’industrie aussi bien que de la guerre.

C’est à l’étranger que ces capitaux ont été pour la plupart recueillis, dans le commerce, les transports et la banque. Pendant beaucoup d’années, ils n’entraient pas dans le pays et continuaient de grossir, en France, en Angleterre, en Turquie, en Égypte. On faisait des donations, on créait des établissemens utiles, à Athènes, au Pirée ou ailleurs ; mais les donateurs tiraient ces présens de leur superflu. La Grèce en général n’a sérieusement profité de ces fortunes acquises au dehors que du jour où les riches Hellènes ont commencé à rentrer dans leur patrie et à y dépenser leurs revenus. Jusque-là, c’est le travail du paysan et du marin qui a dû faire presque à lui seul les frais de l’administration du royaume et des créations de toute sorte opérées par la loi. On ne doit donc pas s’étonner si le budget hellénique a dû recourir souvent à des emprunts et à des emprunts onéreux.

Le plus lourd a été celui de 1824, contracté au nom de toutes les provinces insurgées et resté, après la guerre, à la charge du petit royaume que l’on venait de fonder. À cause de son origine commune, la Grèce n’avait pas voulu le reconnaître ou s’en charger à elle seule. Les titres étaient tombés très bas et avaient pour la plupart été acquis par des Hollandais. La Grèce les a rachetés pour faire taire les plaintes et au grand bénéfice de ces détenteurs. Les nouveaux emprunts sont échelonnés sur une vingtaine d’années comprises entre 1863 et 1885, une partie a déjà été remboursée par des tirages réguliers. Ils formaient un total de 473 millions, auxquels il faut ajouter des obligations foncières de la banque nationale avec tirage de lots. Ces emprunts, émis à un prix fort au-dessous de leur valeur de remboursement, sont loin d’avoir produit la somme ci-dessus. En outre, ils portent un intérêt de 5, 6, de 8 et jusqu’à 9 pour 100. Ils sont donc une charge écrasante pour le budget. Les Hellènes enrichis au dehors et qui, rentrés dans le pays, y achètent des propriétés ou y créent des industries, font doublement acte de patriotisme ; car, par les impôts qu’ils payent, les dépenses qu’ils font et les tributs dont ils affranchissent la contrée, ils soulagent d’autant le budget de l’état. Malheureusement, les événemens de Bulgarie, en rompant l’équilibre entre les populations de l’Europe orientale, ont poussé les Grecs à des préparatifs militaires énormes pour eux et par suite à de nouveaux engagemens. En 1886, les dépenses de ce chef ont grossi de 63 millions : cette somme vient en déficit s’ajouter à l’insuffisance des recettes déjà constatée. En effet, le budget voté, pour 1886, avait présenté en recette un chiffre de 88,324,000 francs, et en dépenses 89,074,634 ; c’était déjà un déficit de plus de 750,000 francs qui, dans notre budget de 3 milliards et 1/2, équivaudrait à un déficit de 300 millions. Au moment du blocus, au moins inutile, infligé par l’Angleterre au petit royaume de Grèce, quand les Hellènes ont vu, d’une part, le vide ouvert devant eux par les dépenses militaires, et de l’autre, le terrible ralentissement d’affaires dont ils souffrent comme nous, ils ont été littéralement consternés ; on ne parlait plus que de désorganisation publique et de banqueroute de l’état. Or, il n’est pas probable que cet état cesse de faire honneur à ses engagemens, en supposant même que son crédit à l’étranger soit mort. Ses deux Amalthées, l’agriculture et la marine, sont florissantes. Les dernières récoltes ont été bonnes ; celle du raisin de Corinthe a surpassé toutes les précédentes. Quant à la marine grecque, elle n’a presque rien perdu dans la crise industrielle dont l’Europe et l’Amérique viennent de souffrir. En moyenne, le Grec paye 36 francs à l’état, tandis que nous payons à peu près 100 francs. Ceux qui prétendent à Athènes que le budget ne peut pas être augmenté se trompent; non-seulement il peut l’être, mais il peut l’être assez pour amortir la dette publique aussi vite que les États-Unis ont amorti la leur. Il faudra seulement peut-être modifier ou agrandir l’assiette de l’impôt.

D’ailleurs, il y a en Grèce des banques qui peuvent adoucir la transition entre les difficultés présentes et un état normal et prochain. A leur tête sont les trois banques qu’on pourrait qualifier de banques d’état, et qui sont la banque nationale, la banque ionienne et la banque privilégiée d’Épire et Thessalie. Le crédit de ces établissemens est très solide ; elles sont fort bien administrées. Tout traité, même gratuit, avec l’état donne à une banque nationale une force morale et un point d’appui meilleur qu’un grand nombre d’affaires privées lucratives. Ainsi la Grèce ne fera pas banqueroute, et les difficultés qu’elle traverse n’auront servi en réalité qu’à la rendre plus prévoyante. On verra dans la suite de cette étude que ces difficultés ne touchent pas encore à leur terme, et que la Grèce aura à faire de nouveaux sacrifices. Il n’y a aucun doute qu’elle les fera ; un peuple qui, par son travail et au milieu d’obstacles de tout genre, a su, en soixante années, améliorer son état matériel dans la mesure que nous venons de dire, et de rien faire quelque chose, ce peuple saura faire le reste quand il le faudra. Car tout ce progrès est fait en vue d’un autre auquel les Hellènes attachent le plus grand prix, le progrès moral et politique, dont il nous reste à parler.


EMILE BURNOUF.