La Grèce depuis la chute du roi Othon/01

La Grèce depuis la chute du roi Othon
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 99-136).
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LA GRECE
DEPUIS LA REVOLUTION DE 1862

I.
L'ANNEXION DES ILES-IONNENNES


I

En arrivant d’Athènes à Corfou le 6 octobre 1863 sur le Nettuno, bateau à vapeur du Lloyd autrichien, je ne pouvais oublier que trois ans auparavant j’avais déjà visité les Iles-Ioniennes. Il eût été difficile alors de prévoir que les réclamations des Ioniens demandant à être affranchis du protectorat britannique seraient si rapidement satisfaites ; mais en trois ans les choses avaient bien changé. À la fin de 1862, le trône de la dynastie bavaroise s’était écroulé au souffle d’une révolution que de sages réformes auraient pu prévenir. La prépondérance anglaise avait aussitôt paru établie en Grèce sur des bases inébranlables, et le suffrage, sincère ou non, du peuple hellénique avait appelé au trône le second fils de la reine Victoria. Le gouvernement de l’Angleterre n’avait point accepté pour le jeune prince la couronne qui lui était offerte, mais les manifestations d’Athènes semblaient avoir modifié sa politique jusqu’alors hostile à la Grèce. Il avait annoncé à l’Europe la résolution d’abandonner le protectorat des Iles-Ioniennes et de laisser ce pays s’annexer à la Grèce, l’offrant comme dot au nouveau souverain que les puissances protectrices appelleraient à monter sur le trône hellénique. Après le vote de l’assemblée nationale grecque et le traité signé à Londres le 13 juin 1863, qui proclamaient roi sous le nom de George Ier le second fils de l’héritier de la couronne de Danemark, un parlement extraordinaire avait été convoqué à Corfou pour déclarer si les Ioniens persistaient dans leur volonté de s’unir à la Grèce, et pour prendre les mesures nécessaires à la réalisation de cette volonté.

Nous avions appris, avant de quitter Athènes, le résultat des élections, le mandat donné dans toutes les îles aux députés de voter pour « l’union absolue, immédiate, complète et sans conditions, » et les démonstrations patriotiques qui avaient marqué le mouvement électoral. Nous savions que le parlement ionien était déjà réuni depuis plusieurs jours pour décider la grande question. Chacun avait donc hâte d’arriver à Corfou, car le vote de l’union et les fêtes qui devaient l’accompagner promettaient un intéressant spectacle.

Aussitôt que nous eûmes rempli les innombrables formalités de santé et de police auxquelles les Anglais ont astreint les voyageurs qui arrivent à Corfou, nous apprîmes des bateliers du port que nous venions trop tard pour assister au vote d’union, qui avait été rendu la veille au milieu de l’enthousiasme universel, mais que le parlement allait se réunir de nouveau pour porter le décret au lord haut-commissaire. On conçoit que notre premier soin fût de courir au parlement : il était déjà rassemblé, et le secrétaire lisait le procès-verbal de la séance de la veille.

Avant d’aller plus loin, il est bon de donner sur la composition de ce parlement quelques détails qui seront nécessaires à la suite de ce récit. En consentant à laisser les Iles-Ioniennes s’annexer à la Grèce, le gouvernement anglais pensait consolider son influence dans ce pays, si petit et si faible au point de vue matériel, mais dont l’action morale est très grande, et avec lequel il faut toujours compter dans les affaires du Levant ; seulement il craignait avec juste raison les obstacles qui pourraient venir des Iles-Ioniennes elles-mêmes. Quarante-neuf ans de domination anglaise n’ont pas fait des Ioniens les amis de l’Angleterre. Dans les premiers mois qui avaient suivi la révolution d’Athènes, ils avaient, seuls parmi tous les Grecs, résisté à l’entraînement alfrédiste, bien qu’on promît déjà d’accomplir l’union, si le prince Alfred était élu.

Le parlement régulier, dont l’existence devait durer trois années encore, avait, et d’après la constitution ionienne et d’après le mandat que lui avaient donné ses électeurs, des pouvoirs suffisans pour répondre à la question posée par l’Europe ; mais l’attitude prise par ce parlement dans les années précédentes, les luttes qu’il avait soutenues contre le lord haut-commissaire n’étaient pas de nature à rassurer le gouvernement anglais. Le cabinet de Londres désirait voir l’union votée par des hommes qui ne fussent pas ses ennemis aussi déclarés, par une assemblée disposée à subir toutes ses conditions, à donner un bill d’indemnité à la conduite des autorités anglaises depuis 1815, à remercier même l’Angleterre de la manière dont elle avait exercé son protectorat : c’eût été une satisfaction pour l’amour-propre national, quelque peu froissé au-delà de la Manche de l’idée de voir le pavillon britannique disparaître d’un point stratégique de premier ordre où il avait longtemps flotté. Il espérait en outre que la générosité de sa résolution ne resterait pas stérile, que la gratitude du peuple ionien ramènerait à la vie publique les amis de la Grande-Bretagne, et dans la chambre de Corfou, puis plus tard parmi les députés que les sept îles enverraient à l’assemblée constituante d’Athènes, qu’ainsi les représentans des Iles-Ioniennes pourraient devenir les premiers serviteurs de l’influence britannique en Grèce, au lieu d’être ses plus ardens adversaires. C’est avec ce désir et cet espoir que le gouvernement anglais avait dissous le parlement ionien et provoqué de nouvelles élections.

Son attente fut déçue. Rien ne pouvait dissiper l’incurable défiance des Ioniens pour tout ce qui venait de l’Angleterre. Sous le bienfait, ils soupçonnèrent un piège ; un acte de générosité désintéressée leur parut impossible, et ils cherchèrent l’arrière-pensée qu’il pouvait déguiser. Ils craignirent que l’Angleterre ne cédât la partie pour acquérir le tout, qu’elle ne tendît à faire en réalité de l’annexion des Iles-Ioniennes à la Grèce une annexion de la Grèce aux Iles-Ioniennes, et qu’elle ne voulût échanger son protectorat restreint contre une suzeraineté sur la nation grecque tout entière. Au lieu d’adopter sans examen les conditions que l’Angleterre voulait mettre à l’union, ils préférèrent ajourner peut-être l’accomplissement d’un vœu si souvent exprimé et, tout en s’exposant au reproche de montrer trop de raideur à l’égard du gouvernement qui renonçait spontanément à son protectorat, n’accepter du moins ses conditions qu’après s’être prémunis contre les embûches qu’elles pouvaient cacher, ne rien voter qui pût engager l’avenir de la Grèce et y donner un pied à l’influence étrangère, enfin maintenir intacte la dignité nationale, qu’ils avaient su défendre avec une louable fermeté dans le cours de leurs luttes précédentes.

Aussi les nouvelles élections n’appelèrent-elles pas les amis de l’Angleterre à représenter le pays. Bien plus, elles eurent pour résultat la réunion d’un parlement plus hostile encore à l’influence anglaise. Excepté à Céphalonie, où de misérables questions d’ambition et de vanité personnelle amenèrent plusieurs des hommes qui avaient été autrefois à la tête du parti national à renier leur passé en s’alliant aux amis de l’Angleterre, partout les suffrages du peuple ionien se portèrent avec une écrasante majorité sur les plus fermes parmi les rhizospastes, c’est-à-dire parmi ceux qui avaient constamment combattu la protection britannique et n’avaient jamais voulu accéder à aucune transaction. C’étaient, pour ne citer que les plus notables, le président élu, M. Padovan, l’honneur du barreau de Corfou, toujours sur la broche pour soutenir la cause de la reconstitution nationale ; le comte Boulgaris Auclercq, son prédécesseur dans cette voie et son fidèle émule ; M. Livadas, le premier qui eût, dès 1824, prononcé les mots d’union à la Grèce ; M. J. Typaldos Capélétos, exilé depuis treize ans pour avoir en 1850 proposé au parlement un décret d’union ; M. Miliarésis, industriel de Céphalonie, dont la maison était depuis longtemps le centre de réunion du parti rhizospaste ; M. Lombardos, l’éloquent orateur de Zante, l’auteur de la proposition d’union de 1857, à la tête d’un groupe de dix voix toujours inséparables ; M. Valaoritis, aujourd’hui le premier poète des Iles-Ioniennes ; enfin M. Marinos de Sainte-Maure, M. Macris de Paxo et M. Païzis d’Ithaque, tous trois vétérans des assemblées ioniennes, tous trois ayant bravé la prison et l’exil pour demeurer fidèles à leurs opinions.

Depuis quarante-huit ans, la situation des Iles-Ioniennes présente la plus étrange contradiction entre le droit et le fait. Le traité du 9 novembre 1815 proclame les sept îles un « état libre et indépendant, » se gouvernant lui-même, placé seulement sous le protectorat de l’Angleterre, qui n’a droit de garnison que dans les trois forteresses de Corfou, de Zante et de Sainte-Maure, et qui doit entretenir auprès de la république ionienne, tandis que les autres puissances n’y ont que des consuls, un agent diplomatique spécial appelé lord haut-commissaire. Tel est le droit. Cependant, depuis le jour où elle a mis le pied dans les sept îles, l’Angleterre, au mépris des traités, a fait de son protectorat une souveraineté réelle, a gouverné le pays comme une colonie, y a partout installé ses troupes et a donné au lord haut-commissaire les attributions d’un véritable vice-roi. Tel est le fait. Or ce fait violent, illégal, qui ne s’appuie sur aucun titre et qui ne saurait prévaloir contre le droit écrit dans les traités, aucun parlement ionien depuis 1848, depuis l’époque où le pays a commencé à posséder une chambre nommée par lui-même, et non, comme auparavant, par le lord haut-commissaire, n’a voulu le reconnaître. Tous successivement ont réclamé le rétablissement des choses telles qu’elles avaient été réglées par le traité de 1815.

Au moment de voir se réaliser l’union avec la Grèce, cette attitude ne pouvait pas être abandonnée ; les Ioniens ne pouvaient et ne devaient pas faire bon marché des droits qu’ils avaient jusqu’alors si vigoureusement défendus. Il ne s’agissait pas seulement d’une question d’amour-propre et de fierté patriotique ; la manière dont s’opérerait l’union des îles au royaume hellénique pouvait avoir dans l’avenir de très sérieuses conséquences. Entre se donner soi-même et être donné par autrui, la différence est grande. Les Ioniens, en s’unissant à la Grèce, voulaient se donner librement ; mais ils n’admettaient pas que l’Angleterre pût disposer d’eux en imposant des conditions onéreuses au gouvernement hellénique en échange de ce don royal.

Conformément à sa prétention d’exercer la souveraineté à la place du simple protectorat, l’Angleterre, en posant, d’accord avec l’Europe, aux représentans du peuple ionien la question de savoir si les sept îles persistaient dans leur désir d’union à la Grèce, avait fait déclarer d’une manière formelle au parlement par le lord haut-commissaire qu’elle entendait que son vote fût simplement consultatif. L’état ionien, suivant elle, n’avait pas le droit dans cette occasion de faire acte de souveraineté ; il devait simplement exprimer un vœu, que la décision souveraine de l’Angleterre rendrait seule valable et exécutoire. Le parlement de Corfou ne pouvait accepter ni ce programme, ni ces prétentions. S’appuyant sur les termes non équivoques du traité de 1815, il considérait la république ionienne comme en possession de sa pleine souveraineté, et par conséquent pouvant seule décider de ses destinées sous la sanction de l’amphictyonie européenne. En conséquence, le parlement, au lieu de se borner à une simple réponse consultative telle que la lui demandait l’Angleterre, fit acte de souveraineté, bien que le lord haut-commissaire l’eût fait menacer par ses familiers du refus de recevoir et de transmettre à Londres un acte de cette nature. Il rédigea une réponse au message par lequel le représentant britannique lui avait communiqué l’interrogation de son gouvernement, et en même temps il proclama l’union par un décret rendu à l’unanimité.

C’était de ces deux pièces que le secrétaire de l’assemblée donnait de nouveau lecture au milieu des applaudissemens et des vivat de l’auditoire, dans la séance du 6 octobre, lorsqu’avec mes compagnons de voyage j’entrai dans la tribune réservée aux étrangers. Le décret, dont le texte n’a point été jusqu’à présent publié dans les journaux de l’Occident, était ainsi conçu :


« L’assemblée des Iles-Ioniennes,

« Élue sur l’invitation de la puissance protectrice et réunie pour prononcer définitivement sur la reconstitution nationale du peuple ionien, interprète fidèle des désirs ardens et de l’inébranlable volonté de ce peuple, conformément aux vœux déjà exprimés et proclamés par toutes les assemblées libres des Iles-Ioniennes,

« Décrète :

« Les îles de Corfou, Céphalonie, Zante, Sainte-Maure, Ithaque, Cérigo et Paxo, avec toutes leurs dépendances, sont unies au royaume de Grèce, afin d’en former à toujours partie inséparable en un seul et indivisible état, sous le sceptre constitutionnel de sa majesté le roi des Hellènes George Ier et de ses successeurs. »


La réponse au message du lord haut-commissaire se faisait remarquer, comme le décret même, par la fierté du langage. Elle exprimait des remercîmens au gouvernement anglais pour la générosité avec laquelle il renonçait à son protectorat ; mais c’étaient des remercîmens d’hommes libres qui, après avoir longtemps et vaillamment combattu, voient couronner leurs efforts. Le parlement corfiote rattachait soigneusement son décret aux décisions des chambres antérieures, dont l’Angleterre n’avait point voulu admettre le caractère légal ; il insistait pour que l’union fût immédiate et complète ; enfin il terminait par une phrase qui, sous une forme respectueuse et reconnaissante, contenait le démenti le plus formel à la politique de statu quo territorial que l’Angleterre voulait imposer pour jamais à la Grèce en échange de sa bienveillance : « Veuille l’Europe chrétienne, appréciant les services que la nation grecque a rendus et est appelée à rendre encore à l’humanité, compléter l’œuvre qu’elle a si généreusement commencée, en concourant à la reconstitution complète et définitive de cette nation dans l’intérêt de la civilisation et pour l’entier accomplissement des desseins du Très-Haut ! »

À midi, l’assemblée se mit en marche pour présenter ces deux actes au lord haut-commissaire, qui l’attendait au palais des Saints-Michel-et-George. Le peuple de la ville était rangé dans le plus grand ordre devant le palais, avec les habitans des paroisses rurales voisines, tous précédés de grandes bannières grecques à la croix blanche sur champ d’azur et conduits par leurs papas. L’aspect qu’offrait en ce moment l’esplanade de Corfou était on ne peut plus saisissant. Que l’on se figure cette belle esplanade, presque grande comme notre Champ-de-Mars, création de l’administration militaire française et du général Donzelot. Entre la Citadelle-Vieille, posée comme une aire d’aigle sur un rocher à pic, et la ville avec ses hautes maisons à arcades, derrière lesquelles on aperçoit les cimes du mont Pantocrator, elle déploie ses belles allées de platanes et d’ormes, d’un côté jusqu’à la terrasse d’où la vue s’étend sur les flots azurés de l’Adriatique et sur les côtes de l’île chargées d’oliviers séculaires, au milieu desquels sont épars de blancs villages, de l’autre vers le palais des représentai britanniques, construction d’un style sévère, mais pur, derrière laquelle apparaissent les âpres montagnes de l’Albanie, les monts Acrocérauniens de l’antiquité, au front perdu dans les nuages et constamment battu de la foudre. Sur cette esplanade, sans rivale peut-être dans toute l’Europe, vingt mille hommes étaient rangés, tous portant à la poitrine des nœuds de rubans aux couleurs nationales grecques et des branches vertes autour de leurs chapeaux ou de leurs bonnets, foule bigarrée où se mêlaient les habits noirs des citoyens de la ville, les costumes aux couleurs éclatantes des paysans et les fustanelles des chrétiens albanais, qui avaient traversé le détroit pour venir assister à ces fêtes nationales.

Le plus profond silence régnait dans cette foule au moment où les députés entrèrent dans le palais. On attendait avec anxiété l’accueil que le lord haut-commissaire ferait aux actes du parlement : des bruits répandus dans la ville donnaient à craindre qu’il ne refusât de les recevoir sous la forme dans laquelle ils avaient été rendus ; mais lorsque le canon des forts retentit pour annoncer l’instant où le président de la chambre remettait le décret d’union au représentant de la reine d’Angleterre, un immense et formidable hourrah répondit à ce signal, les chapeaux et les bonnets volèrent en l’air, les drapeaux s’agitèrent, et la musique de la Société philharmonique joua l’hymne national : « Ne craignez plus, ô Grecs, les hordes barbares des musulmans ! l’Europe vous ouvre ses bras, » qu’entonnèrent en chœur tous les assistans. C’était une de ces scènes imposantes qui ne se présentent que rarement dans la vie des peuples et auxquelles les plus froids ne sauraient demeurer insensibles.

Les membres du parlement sortirent alors du palais et retournèrent au lieu de leurs séances, suivis d’un peuple ivre de joie et d’enthousiasme, à travers les rues, dont les maisons étaient pavoisées de drapeaux grecs et ornées de tentures du haut en bas, comme pour une procession. Les acclamations éclataient sans relâche sur leur passage, et de toutes les fenêtres tombait une vraie pluie de fleurs, de palmes et de couronnes. On rentra ainsi à la chambre, et le parlement voulut clore cette journée par un acte de reconnaissance nationale. Après avoir inscrit sur ses procès-verbaux la constatation de la grande scène patriotique qui venait de se produire, l’assemblée, avant de se séparer, vota par acclamation, sur la proposition de M. Lombardos, un décret de remercîmens à tous les philhellènes européens qui avaient défendu la cause des Iles-Ioniennes, et spécialement aux philhellènes français.

Le parlement avait décidé la veille que quatre jours de fêtes nationales célébreraient le grand événement de l’union des sept îles à la nation hellénique. Ces fêtes commencèrent le 8 par un Te Deum solennel chanté à la cathédrale grecque. Il faut remarquer à ce propos que le clergé des Iles-Ioniennes, aussi patriote, mais plus instruit que celui de la Grèce continentale, possède une immense influence, et s’est toujours montré le plus ardent propagateur du mouvement national. L’archevêque de Corfou particulièrement, prélat d’une haute intelligence et du caractère le plus respectable, a été depuis dix ans au premier rang parmi les champions de l’idée d’union à la Grèce. L’Angleterre a vainement employé pour l’ébranler les menaces et les flatteries ; rien n’a pu le détourner de la ligne patriotique qu’il avait embrassée. Aussi son nom est-il le plus populaire de tous, et l’autorité qu’il exerce sur les masses est-elle sans limites. C’est à lui, c’est à son action et à celle du clergé dirigé par ses conseils, c’est aux mandemens vraiment apostoliques qu’il avait fait lire dans toutes les églises, que l’on a dû de voir le peuple de Corfou, connu pourtant de longue date pour sa turbulence et son caractère violent, traverser les dernières élections et les grandes manifestations patriotiques de l’union avec un ordre et une sagesse qu’eussent pu envier les peuples les plus avancés de l’Europe.

Toutes ces circonstances donnaient une importance et une solennité particulières à la cérémonie religieuse par laquelle devaient s’ouvrir les fêtes de l’annexion. La cathédrale grecque de Corfou est située au sommet d’une rue en escalier qui s’ouvre sur les anciens remparts de mer, aujourd’hui désarmés et devenus de simples quais dominant le port. Du portique de cette église on voit se développer l’admirable panorama de la rade, avec les nombreux vaisseaux de guerre qui y demeurent ordinairement en station, et l’îlot rocheux du Vido, dont les fortifications écrasées et les formidables batteries à fleur d’eau couvrent le mouillage de Corfou contre toute attaque extérieure ; au-delà s’étend le canal qui sépare l’île de la terre ferme, et dans le fond du tableau la côte d’Albanie, distante de trois milles à peine, qui dresse vers le ciel les sommets de ses montagnes, laisse distinctement apercevoir sur leurs flancs les maisons agglomérées des villes musulmanes de Butrinto et de Conispolis.

Le 8 octobre au matin, cinquante mille personnes vêtues de leurs habits de fête étaient rangées en haie, avec une régularité militaire, le long des quais, depuis l’esplanade jusqu’à la cathédrale d’un côté, et de l’autre depuis la cathédrale jusqu’à la porte de mer. On y voyait la population mâle de tous les villages de l’île, même les plus éloignés, ses prêtres en tête, les habitans de la ville et des populeux faubourgs de Manducchio et de Garitza, rangés par corporations, les catholiques et les juifs unis aux grecs dans cette solennité nationale autant que religieuse, des députations de chacune des sept îles et un très grand nombre de chrétiens accourus de l’Épire. Rien n’est plus original qu’une réunion populaire à Corfou, grâce à la variété des costumes de la campagne. Les uns ont la tête coiffée du fez rouge à floche bleue, avec les larges braies d’étoffe sombre et le gilet croisé à larges boutons d’argent des Albanais du nord et des Monténégrins ; les autres portent un pantalon à la turque avec le gilet et la veste des pallikares et de grandes bottes qui rappellent celles des montagnards crétois ; d’autres enfin se coiffent d’un chapeau de feutre, et portent, comme les Suisses des peintures de la renaissance, avec de larges chausses qui descendent à peine au genou, des bas de couleurs différentes, le plus souvent rouges à une jambe et blancs à l’autre. Tous, comme l’avant-veille, étalaient sur leur poitrine le nœud aux couleurs nationales et avaient orné leur coiffure de rameaux verts ; en outre les paysans tenaient à la main des branches de laurier et d’Olivier. Chaque paroisse, chaque corporation était accompagnée de sa musique, qui jouait les airs patriotiques : un mélomane aurait sans doute trouvé que l’exécution laissait parfois à désirer ; mais les fausses notes se perdaient dans le tumulte de l’enthousiasme universel. Les maisons au pied desquelles tout ce peuple était rangé n’offraient pas un spectacle moins pittoresque que la foule elle-même. Pavoisées à tous les étages de drapeaux grecs et d’étendards aux couleurs des trois puissances protectrices de la Grèce, garnies du sommet à la base de tapis, de tentures et de guirlandes de feuillage, elles présentaient à toutes leurs fenêtres des groupes de femmes au teint mat, aux yeux étincelans, aux cheveux noirs comme l’aile du corbeau, aux traits marqués de ce beau type, tenant à la fois de l’Italie et de la Grèce, qui est particulier aux ioniennes. Les costumes étaient aussi variés dans ces groupes féminins que dans les rangs des hommes. À côté des dames de la ville, vêtues à l’européenne, on voyait les femmes de la campagne avec leurs jupes de couleurs éclatantes et leurs vestes foncées aux brillantes broderies. Les unes avaient le visage élégamment encadré d’un voile de mousseline blanche, comme les femmes de Mégare ou de Psara, les autres des coiffures, plus italiennes que grecques, qui rappelaient celles des paysannes des environs de Naples et de la campagne de Rome. Sous le porche de la cathédrale était placé l’orchestre de la Société philharmonique. Les bannières de tous les villages de l’île, celles des corporations, celles des députations des sept îles, toutes aux couleurs de la Grèce, mêlées de drapeaux français, anglais et russes, étaient groupés sur les marches qui conduisent du quai à l’église. Pour y pénétrer, il fallait passer sous une véritable voûte d’étendards.

Bientôt on vit arriver les membres du parlement, précédés d’un énorme drapeau que portaient douze hommes revêtus de l’uniforme de la garde nationale grecque. Les rues que devaient suivre les députés étaient jonchées de feuillages ; les vivat les plus énergiques à l’assemblée, à l’union, à la Grèce et à son nouveau souverain, les saluaient à chaque pas ; les fleurs pleuvaient de toutes les maisons, et cependant cet accueil si brillant n’était rien encore à côté de l’enthousiasme frénétique qui saisit la foule lorsqu’apparut l’archevêque. Il sortait de son palais, s’avançant vers la cathédrale revêtu de ses ornemens pontificaux, et suivi de tout le clergé. Son austère visage exprimait une émotion profonde ; il semblait absorbé dans de pieuses méditations et dans le sentiment d’une ardente reconnaissance envers le Dieu qui lui donnait de voir avant la fin de sa carrière un jour si longtemps appelé de ses vœux et de ses prières. Tout le peuple tombait à genoux sur son passage et se pressait autour de lui pour baiser ses habits, aussi bien les catholiques et les juifs que ses coreligionnaires, tant est grande la vénération qui l’entoure.

La cathédrale de Corfou, comme toutes les églises grecques, est fort petite. Aussi n’avait-on admis à l’intérieur que l’assemblée, le sénat, le corps consulaire et un représentant de chaque village, de chaque corporation et de chaque île. Les portes demeuraient grandes ouvertes pour que du dehors la foule pût suivre la cérémonie. Ce fut l’archevêque qui chanta le Te Deum et prononça ensuite des prières solennelles, accueillies au sein du peuple par des vivat unanimes pour la Grèce, sa prospérité et son avenir, pour le jeune prince appelé à monter sur le trône des Hellènes, pour la reine d’Angleterre, pour les souverains des deux autres puissances protectrices de la Grèce. À la fin de la cérémonie religieuse, M. Marinos, député de Sainte-Maure, prit la parole au nom de l’assemblée et rappela dans un remarquable discours toutes les phases de la lutte du parti national. Après lui, M. Lunzi, secrétaire du parlement, montra dans une brève, mais saisissante allocution comment l’église et la religion avaient sauvé la nationalité grecque lorsqu’on la croyait anéantie, et fit ressortir aussi la part qu’avait eue le clergé dans le réveil de l’esprit patriotique aux Iles-Ioniennes. Il adjura enfin ses concitoyens de demeurer fidèles à cette association des idées de patrie et de foi où la cause grecque puisait toute sa force, et à cette confiance en Dieu qui les avait soutenus dans les plus redoutables périls.

La journée suivante fut marquée par un autre Te Deum, chanté à la cathédrale catholique. Les catholiques sont nombreux dans les Iles-Ioniennes ; à Corfou seulement, leur nombre s’élève à 8,000. Leur situation morale dans les sept îles est tout autre que dans le royaume de Grèce. Régis d’après des bulles obtenues des souverains pontifes par le gouvernement de Venise, et dans lesquelles est empreinte la haute sagesse politique qui caractérisait ce gouvernement, ils suivent, bien qu’appartenant au rite latin, le calendrier oriental, et célèbrent toutes les fêtes chrétiennes en même temps que leurs compatriotes de religion grecque. Les mariages mixtes, soumis chez eux à des dispositions particulières et libérales réglées par le pape Paul V, sont fréquens dans les îles ; Il n’existe en réalité aucune barrière entre eux et la population du rite oriental dans l’état ionien ; aussi le préjugé byzantin contre les catholiques y a tout à fait disparu, et la différence des communions n’exerce aucune influence sur les relations de la vie civile ou politique. Au lieu d’être simplement juxtaposées et hostiles l’une à l’autre, comme dans le reste de l’Orient, les deux populations, grecque et catholique, n’en forment qu’une seule où l’esprit de division n’existe pas. Les conséquences politiques de cet état de choses sont considérables. Dans les îles de la mer Egée, les catholiques sont admis à tous les emplois en vertu de la constitution grecque et de la tolérance pratique inhérente au génie du peuple hellène ; mais ils se tiennent à l’écart de ceux de leurs compatriotes qui professent la religion dominante ; ils évitent de se confondre avec eux et cherchent à former une petite nation séparée dans le sein de la nation ; ils ne s’associent à aucun des sentimens qui remuent le pays, ils s’éloignent de la vie publique, et, après n’avoir pris aucune part aux luttes de l’indépendance, ils semblent demeurer étrangers à l’esprit national. Leur influence est nulle, comme il arrive en tous pays à ceux qui s’abstiennent. Dans les Iles-Ioniennes, au contraire, les sentimens patriotiques sont aussi ardens et aussi actifs chez les catholiques que chez les habitans de religion grecque. Appartenant en général aux classes élevées de la société, les catholiques se sont montrés parmi les plus fervens promoteurs de l’idée de réunion à la Grèce, et ont fourni plus d’un chef au parti national. Aussi, de même que les catholiques s’étaient rendus la veille en foule au Te Deum de l’archevêque grec, la population du rite oriental se pressait-elle dans une respectueuse attitude à la cathédrale catholique pour assister au Te Deum de l’archevêque latin.

Cette cérémonie fut la répétition de celle de la veille, moins brillante seulement, car une pluie torrentielle avait empêché les habitans des villages de revenir en ville. Je n’insisterai pas au reste sur le récit de ces manifestations d’enthousiasme populaire, qui forcément, à mesure qu’elles se prolongeaient, se répétaient avec les mêmes incidens. Il suffira de mentionner les promenades de la matinée du dimanche 10, où les corporations de Corfou allèrent successivement chez le lord haut-commissaire et chez les consuls-généraux de France et de Russie porter des adresses de remercîmens aux souverains des trois nations signataires du traité du 13 juin, ainsi que la splendide illumination qui termina le cours des fêtes dans la soirée du même jour. Il n’y avait pas ce soir-là dans tout Corfou si pauvre fenêtre qui n’eût ses lumières. Une foule compacte et enthousiaste remplissait les rues de la ville, où les lanternes vénitiennes et les verres de couleur dessinaient sur les façades dés maisons les plus élégantes arabesques, ou se suspendaient dans les airs en cordons de feu d’une hardiesse merveilleuse. De grands feux de joie brûlaient sur les sommets de toutes les montagnes de l’île ; d’autres y répondaient sur les cimes de la portion chrétienne des monts Acrocérauniens. Les rayas des provinces encore esclaves saluaient de loin le pavillon national qui s’arborait sur Corfou, et consolaient leur servitude par le spectacle de la délivrance d’une partie de leurs frères.

J’ai déjà insisté sur l’unanimité de ces démonstrations, sur la part égale qu’y prenaient les habitans, non-seulement de toutes les classes, mais de toutes les religions. La soirée du 10 octobre en offrait un remarquable exemple. Les juifs célébraient dans leur synagogue une cérémonie d’actions de grâces à l’exemple des chrétiens des deux rites et avec le même enthousiasme. Il y a six mille israélites à Corfou, et ils y sont fort différens des autres juifs du Levant, dont l’abjection, la barbarie et le fanatisme font reculer le voyageur qui s’aventure au milieu d’eux. Plusieurs de ces israélites corfiotes sont des gens instruits, quelques-uns ont acquis de grandes fortunes dans le commerce ou dans la banque et sont environnés de la considération publique. Leur journal, les Chroniques israélites, est peut-être le mieux rédigé de la capitale des Iles-Ioniennes. Sous la domination britannique, ces juifs sont demeurés, comme sous les Vénitiens, privés de tous droits politiques et soumis à des règlemens humilians et restrictifs qui dataient du moyen âge ; il y a deux ans seulement qu’ils ont cessé d’être cantonnés par la police dans un ghetto infect, dont on fermait sur eux les portes massives à de certains jours, comme le vendredi saint. Aussi les israélites de Corfou se sont-ils depuis longtemps déjà rangés avec ardeur dans le parti rhizospaste. L’union des sept îles à la Grèce est pour eux l’émancipation. En prenant place dans le royaume hellénique, où la liberté des cultes est entière, ils acquièrent l’égalité des droits civils et politiques : de parias ils deviennent citoyens. Leur joie est facile à comprendre ; mais pour un étranger ce n’était pas le moins curieux des spectacles offerts alors par Corfou que la solennité et l’élan d’enthousiasme avec lequel ils inauguraient dans leur synagogue l’étendard que décore la croix, devenue le symbole de leur propre délivrance.

Par une curieuse coïncidence, l’anniversaire de l’assassinat de Capodistria tombait au milieu des jours de fête décrétés en l’honneur de l’union. Chacun sait que le président de la Grèce était né à Corfou, et que son corps y fut rapporté pour être enseveli dans le monastère de Platytéra, voisin de la ville. La mémoire de Capodistria est demeurée dans les Iles-Ioniennes l’objet d’un culte universel, alors même que la Grèce se montrait ingrate envers lui. Aussi le parlement de Corfou, en décrétant la fête nationale, avait-il ordonné que, le samedi 9 octobre, on célébrerait au tombeau de Capodistria un service solennel, auquel quinze mille personnes se rendirent malgré la menace d’un formidable orage qui éclata pendant le cours de la cérémonie. C’est toujours une noble inspiration pour un peuple que d’associer à l’expression de la joie nationale le souvenir de ses morts illustres ; mais Capodistria n’est pas seulement un des premiers hommes d’état de la Grèce moderne, celui qui l’a le plus aimée peut-être et le mieux gouvernée. Son nom est le symbole d’une politique d’émancipation nationale, d’affranchissement complet de la race grecque, d’union des idées de foi et de patrie, de sage liberté et d’esprit de conservation à l’intérieur, de propagande morale à l’extérieur, mais surtout de balance égale entre les diverses puissances de l’Europe et d’indépendance d’action de la Grèce en dehors des influences étrangères, que l’Angleterre en 1830 et 1831 a combattue à outrance. C’était donc tout un programme dont le parlement ionien proclamait les principes en plaçant au milieu des fêtes patriotiques de l’union une cérémonie de deuil en mémoire de Capodistria. Pour mieux préciser encore l’intention, et la portée de son acte, le parlement avait confié au plus éloquent, mais en même temps au plus fougueux des orateurs rhizospastes, à M. Lombardos, le soin de prononcer en son nom dans cette cérémonie l’oraison funèbre de Capodistria. Rarement un aussi remarquable morceau d’art oratoire a retenti du haut d’une tribune de la Grèce moderne. Les fières et patriotiques paroles du député de Zante faisaient courir un frémissement d’émotion dans tout l’auditoire, et des applaudissemens enthousiastes, l’interrompirent lorsqu’il s’écria : « Oui, dans ce grand jour où les Iles-Ioniennes viennent, enfin de se réunir à la Grèce libre, l’œuvre interrompue de Capodistria recommence son cours. La politique grecque, qui depuis le trépas de l’on illustre rejeton, ô Corçyre, s’était assise en vêtemens de deuil au bord de son tombeau, se relève aujourd’hui triomphante et couronnée de lauriers… Étranger qui t’étonnes de nous voir unir une cérémonie de deuil aux fêtes de la renaissance nationale, apprends de la bouche de ce peuple le sens d’une telle association. Ecoute la voix de la nation grecque tout entière sortir de ce tombeau pour proclamer que l’influence d’une politique étrangère ne prévaudra plus, quoique l’on puisse faire, dans la Grèce, et que c’est en vain que l’on a crû arrêter à jamais, par le trépas de Capodistria, l’action des Grecs pour la délivrance de toute la Grèce. »


II

L’enthousiasme que les Ioniens déployaient ainsi pour leur union au royaume hellénique n’était-il qu’un de ces entraînemens passagers qui saisissent quelquefois les populations méridionales, et qui disparaissent bientôt, en ne laissant derrière eux que des regrets ? Était-il le résultat factice des trompeuses excitations d’un parti, ou l’expression d’un profond et inébranlable sentiment national ? Il suffit d’interroger l’histoire des sept îles pour répondre à cette question.

Avant même qu’il y eût un petit coin de terre libre qui s’appelât le royaume de Grèce, à quel système de terreur ne dut pas recourir sir Thomas Maitland pour faire accepter aux Ioniens la transformation du protectorat anglais en une domination réelle ? Puis, lorsqu’éclata la lutte de l’indépendance hellénique, quels moyens ne fut-on pas réduit encore à employer pour étouffer le mouvement irrésistible d’opinion qu’excitaient dans les sept îles les bruits de guerre apportés du continent voisin, pour empêcher les Ioniens de soutenir leurs frères de la Morée et de la Grèce continentale dans l’entreprise de la délivrance nationale ? Cependant, lorsqu’on parcourt l’histoire des Iles-Ioniennes sous la domination britannique, il semble au premier abord qu’il y ait eu interruption du mouvement national dans ce pays depuis la fin de la guerre de l’indépendance grecque jusqu’en 1848. Pendant ces dix-huit ans, le vœu d’annexion à la Grèce ne se produit pas ; mais comment aurait-il pu se manifester ? La constitution imposée en 1817 ne concédait ni la liberté de la presse ni la liberté des élections. Dans cette situation, le peuple septinsulaire ne pouvait faire qu’une chose : combattre par le petit nombre de moyens légaux qui demeuraient à sa disposition pour obtenir les réformes intérieures qui lui permissent de faire entendre sa voix. C’est ce qu’il fit, et après dix-huit années d’efforts les réformes si vivement disputées furent obtenues, ou plutôt arrachées à l’Angleterre en 1848, sous l’administration de lord Seaton, un haut-commissaire libéral et philhellène. Dès que les Ioniens purent écrire, parler et voter librement, sans courir d’autres risques que l’exil et les proscriptions de la haute police, les sentimens qui semblaient dormir dans le cœur du pays firent explosion avec une vivacité que rendait encore plus grande la compression à laquelle ils avaient été si longtemps soumis. Le gouvernement protecteur essaya vainement de contenir ce mouvement d’opinion par des mesures arbitraires d’emprisonnement et de déportation contre les journalistes et les députés du parti national. Bientôt survint le soulèvement de Scala, dans l’île de Céphalonie. L’administration britannique, représentée par sir Henry Ward, usa du droit légitime de répression, mais avec une rigueur inouïe. Le lord haut-commissaire croyait avoir donné dans cette répression un exemple de nature à arrêter l’expansion du mouvement en faveur de l’union à la Grèce. Il se trompait. En fournissant des martyrs à la cause qu’il voulait combattre, il n’avait fait que la fortifier.

Aussi, un an seulement après les affaires de Céphalonie, lorsque le premier parlement nommé d’après le système des réformes de lord Seaton se fut rassemblé, le 26 novembre (8 décembre) 1850, onze députés[1] déposèrent sur le bureau de la chambre un projet de déclaration portant « que la volonté unanime, ferme et immuable du peuple ionien était le recouvrement de son indépendance et son union avec la Grèce affranchie. » Prévenu par une indiscrétion de ce qui se passait à la chambre et voulant empêcher même la discussion du projet, sir Henry Ward envoya sur l’heure un message prorogeant le parlement à six mois et ordonnant de lever la séance immédiatement. La dissolution du parlement ionien suivit de près sa prorogation. Vinrent des élections où le lord haut-commissaire mit en œuvre tous les moyens de pression en son pouvoir pour faire triompher les candidats qui lui paraissaient dévoués à l’Angleterre. Entre les élections et la réunion du parlement, les membres du parti rhizospaste qui venaient d’être nommés députés furent enlevés violemment par la police avec des journalistes et d’autres citoyens, et déportés sur les îlots déserts de Cerigotto et d’Éricuse, où ils demeurèrent deux ans sans communication avec le reste du monde. Et cependant le mouvement de l’opinion publique était tel que cette chambre n’osa point accepter les reformes proposées le 22 décembre 1852, repoussées par le pays parce qu’elles contenaient la sanction des usurpations de la Grande-Bretagne.

La corruption et la violence ne furent pas moins manifestes dans les élections de la chambre suivante. Les rhizospastes ne comptèrent dans le parlement que pour une très petite minorité ; mais la force des tendances nationales était si grande aux Iles-Ioniennes que ce fut une assemblée ainsi composée qui produisit les manifestations les plus éclatantes et les plus multipliées du vœu d’union à la Grèce.

La première de ces manifestations eut lieu en 1857 ; elle fut provoquée par une motion de M. Pakington à la chambre des communes d’Angleterre, proposant pour les colonies, parmi lesquelles il comprenait les sept îles, le droit d’envoyer des députés au parlement britannique. Cette motion coïncidait avec une pétition que le lord haut-commissaire essayait de faire signer dans les îles pour demander l’annexion aux domaines directs de la reine. Dans sa séance du 20 juin (2 juillet) 1357, le parlement ionien, sur la proposition de M. Lombardos, protesta par un vote unanime contre ces manœuvres, proclama le désir d’union au royaume de Grèce, et ordonna une enquête sur le fait de la pétition comme inconstitutionnelle et formant un délit de lèse-nation.

Un an après, l’indiscrétion d’un employé du ministère des colonies à Londres rendit publiques les deux dépêches du lord haut-commissaire sir John Young, adressées à M. Labouchère et à sir Edward Lytton Bulwer, en date du 10 juin 1857 et du 14 juillet 1858. Ces deux dépêches reconnaissaient l’unanimité et l’ardeur du sentiment grec dans les îles méridionales, et contestaient seulement qu’il fût aussi développé à Corfou et à Paxo. Sir John Young ; proposait donc à son gouvernement de céder Céphalonie, Sainte-Maure, Ithaque, Zante et Cérigo au royaume de Grèce, et de garder Corfou et Paxo, en faisant de ces deux îles une colonie anglaise. À peine les dépêches du haut-commissaire étaient-elles connues, que les députés de Corfou se réunissaient pour déclarer « qu’interprètes des vœux et des désirs du pays, et témoins de l’amertume générale causée par ces documens, ils remplissaient un devoir sacré en démentant formellement les sentimens attribués à leurs concitoyens, et qu’ils élevaient de nouveau la voix, comme ils l’avaient fait le 20 juin 1857 au sein de l’assemblée, déclarant une fois de plus que le seul désir des habitans de Corfou était d’être réunis à la Grèce affranchie. » Quelques jours après, les conseillers provinciaux de Corfou dans une séance extraordinaire, presque en même temps aussi les députés et le conseil municipal de Paxo protestaient de la même manière.

C’est sur ces entrefaites qu’eut lieu la mission de M. Gladstone, dont l’envoi prouvait à lui seul combien le gouvernement anglais tenait pour sérieuse l’agitation de l’opinion publique aux Iles-Ioniennes. L’éminent homme d’état qui occupe aujourd’hui le poste de chancelier de l’échiquier visita toutes les îles pour s’instruire de la situation des esprits. Partout la population se porta en masse à sa rencontre, criant : « Vive l’union ! » Partout les conseils municipaux, les députés, le clergé, lui présentèrent des adresses demandant la cessation du protectorat britannique et la réunion des îles à la Grèce. M. Gladstone ne put pas rencontrer dans toute sa tournée un seul homme qui lui tînt un autre langage. Il revint à Corfou et y rassembla le parlement pour lui soumettre le projet de réformes intérieures qu’il avait été chargé d’apporter ; mais le premier acte du parlement fut de voter à l’unanimité, le 15 janvier 1859, sur la proposition de M. Dandolo, député de Corfou, la déclaration suivante : « l’assemblée des sept îles déclare que la seule et unanime volonté du peuple ionien a été et est toujours l’union de toutes les sept îles avec le royaume de Grèce. » Une commission de onze membres fut nommée sur une motion de M. Lombardos et chargée de rédiger une adresse à la reine d’Angleterre, transmettant la déclaration du parlement et demandant à la reine de la communiquer aux puissances signataires du traité du 9 novembre 1815. Le gouvernement anglais y répondit immédiatement par le télégraphe, en refusant de communiquer aux puissances la déclaration du parlement malgré un article formel de la constitution de 1817, qui imposait au gouvernement protecteur le devoir de transmettre purement et simplement au gouvernement à qui elle s’adressait toute demande (qualunque richiesta) des Ioniens à une puissance étrangère. Le même jour, le projet de réformes qui faisait l’objet officiel de la mission de M. Gladstone fut communiqué au parlement ionien. Dans une colonie anglaise, ces réformes eussent été excellentes, car elles constituaient un gouvernement fort libéral en soi-même ; mais par les pouvoirs qu’elles accordaient au lord haut-commissaire, elles légitimaient et régularisaient cette souveraineté que l’Angleterre s’était arrogée dans les Iles-Ioniennes depuis quarante-huit ans en dépit des traités, qui ne lui concédaient que le droit de protection. Aussi le parlement rejeta-t-il les réformes à l’unanimité moins une voix.

Les sessions de la chambre ionienne sont simplement bisannuelles. En 1861, elle se réunit de nouveau, et le premier jour de ses délibérations deux propositions lui furent présentées. L’une était une adresse aux grandes puissances de l’Europe pour demander l’union au royaume hellénique ; l’autre, moins légale, tendait à saisir le suffrage universel de cette question. L’une et l’autre se fondaient sur les principes mêmes proclamés au nom du cabinet anglais par lord John Russell dans sa fameuse dépêche à sir James Hudson sur les affaires du royaume de Naples et des états de l’église : « le gouvernement de sa majesté estime que les populations sont elles-mêmes les meilleurs juges de leurs propres affaires. » Le lord haut-commissaire n’osa pas laisser discuter ces deux propositions. Le lendemain, le parlement était prorogé à six mois. Au terme du délai de la prorogation, il fut dissous sans que le haut-commissaire se fût hasardé à le rassembler de nouveau ; mais l’Angleterre espérait en vain lasser les Ioniens par ces dissolutions successives. Chaque fois que l’on consultait ainsi son suffrage, le peuple septinsulaire renvoyait des députés avec le mandat de n’accepter plus aucune transaction avec le gouvernement protecteur et de répéter constamment la demande d’union. Les hauts-commissaires ne gagnaient aux dissolutions que de voir arriver des parlemens d’une couleur toujours plus accentuée. Dans celui qui sortit des élections de 1862, la majorité appartenait pour la première fois aux rhizospastes. Il se fit, comme le précédent en 1861, proroger au bout de quelques jours de séances pour avoir à son tour exprimé le vœu de l’annexion des sept îles à la Grèce.

Telles ont été les phases de la question des Iles-Ioniennes jusqu’au jour où la révolution de Grèce a paru subitement changer les dispositions de l’Angleterre et lui a fait ouvrir l’oreille à des vœux qu’elle avait jusqu’alors refusé d’écouter. Les peuples cependant, comme les individus, se trompent quelquefois sur leurs véritables intérêts. Ce qu’ils ont le plus passionnément désiré finit souvent par faire leur malheur, et l’on a vu des erreurs de ce genre amener d’amers regrets lorsque l’expérience en a eu dévoilé les résultats. En sera-t-il ainsi pour les Iles-Ioniennes ? C’est ce que prétendent les Anglais. Ils soutenaient jadis que l’Angleterre ne gardait les sept îles que pour leur bien, qu’elle leur procurait le bonheur le plus absolu et la liberté la plus complète, et que consentir à l’abandon du protectorat et à l’union à la Grèce serait causer un tel préjudice aux Ioniens que le gouvernement britannique ne pouvait pas en prendre la responsabilité devant l’Europe. Aujourd’hui qu’ils se sont décidés à la prendre et à faire droit aux demandes tant de fois exprimées par le peuple septinsulaire, ils consolent leur amour-propre, quelque peu humilié par un désir si vif et si persistant, en disant que les Ioniens ont été des ingrats et des insensés, qu’ils ne seront pas longtemps à regretter les bienfaits de la domination britannique et à se repentir de s’être unis à la Grèce.

À cela nous répondons qu’une telle espérance n’est pas très sérieuse. Le patriotisme est une si puissante chose en ce monde, que l’on n’a pas encore vu un peuple qui ne préférât le plus mauvais des gouvernemens, pourvu qu’il soit national, à l’idéal des gouvernemens, s’il est exercé par des étrangers. Certes la Grèce est bien loin d’être encore ce qu’elle doit être, « le royaume modèle de l’Orient, » comme l’a si bien dit le roi George dans la proclamation de son avènement. Son administration n’est pas bonne, ses classes politiques sont corrompues et égoïstes, les ambitions et les jalousies personnelles, l’esprit de faction, les querelles de clocher y ont une vivacité et une importance profondément regrettables ; la conduite de ses hommes d’état pourrait souvent faire douter de leur patriotisme. C’est un pays en formation qui a en même temps les défauts des affranchis et ceux des enfans. Beaucoup de choses sont encore à créer, et beaucoup de celles qui existent demandent des réformes radicales ; mais les Ioniens n’ignoraient rien de tout cela lorsqu’ils demandaient à s’unir à la Grèce. Ils avaient mûrement pesé toutes les conséquences de leurs démarches, et à ceux qui leur disaient qu’ils auraient peut-être à en souffrir, les hommes de toutes les classes répondaient : « Nous voulons l’union avec tous les inconvéniens qu’elle peut avoir pour nous, afin que la nation profite de ses avantages. » Ce serait d’ailleurs fermer les yeux à l’évidence que vouloir nier le bien qui existe en Grèce à côté du mal. L’œuvre de régénération à laquelle s’est associée l’Europe a marché un peu lentement au gré de certaines impatiences ; mais elle ne s’est pas arrêtée. Ce royaume, formé dans des conditions où il était à peine viable, a su durer en dépit de tous les obstacles ; sa population a doublé en trente ans et son commerce a quadruplé. Comme le disait dans la Revue M. de Lavergne, « aucun pays de l’Europe n’a fait dans le même laps de temps les mêmes progrès proportionnels. »

Mais si la situation de la Grèce laisse en plus d’un point prise à la critique, tout était-il parfait dans le protectorat anglais des Iles-Ioniennes ? Quel était ce gouvernement pour que le peuple septinsulaire pût avoir un jour à le regretter ? Il faut être partie intéressée dans la question pour célébrer le bonheur et la liberté dont jouissaient les sept îles sous la domination britannique. On sait que les lords hauts-commissaires n’ont respecté ni l’habeas corpus ni le principe sacré de l’inviolabilité de la propriété, et que les garanties parlementaires promises aux sept îles par le traité de 1815 étaient devenues illusoires, puisque les ministres du haut-commissaire britannique, réunis en corps irresponsable sous le nom de sénat, avaient le droit de casser les décisions du parlement et de rendre des lois par simple ordonnance. L’absolutisme qui pesait sur les Ioniens était-il du moins compensé par une grande prospérité matérielle ? Il est facile de prouver qu’au point de vue des intérêts matériels les Ioniens n’auront pas non plus à se repentir d’avoir voulu l’union. Il est vrai que, lorsqu’on arrive de Grèce dans les Iles-Ioniennes et qu’on ne passe que peu de temps dans ce dernier pays, on est frappé d’un aspect extérieur de prospérité. Là point de ces déserts incultes que l’on rencontre si souvent dans le royaume hellénique, point de ces villages encore à demi ruinés, mais de grandes villes bien bâties, et autour de ces villes de belles routes carrossables où l’on circule comme dans les allées d’un parc. Que le voyageur prolonge cependant son séjour, qu’il étudie les campagnes, et il y découvrira bien vite des symptômes de souffrance cachés au premier coup d’œil ; il reconnaîtra que beaucoup de choses qu’il avait admirées, les routes par exemple, n’existent qu’auprès des villes et manquent dans le reste du pays. Puis, s’il réfléchit un peu au sort si différent des deux pays dans le passé, il se souviendra que la Grèce, soumise durant quatre siècles au despotisme barbare des Osmanlis, a conquis, il y a trente ans, sa liberté au prix de dévastations dont on n’a pas eu d’autre exemple dans les siècles modernes, tandis que les Iles-Ioniennes n’ont jamais porté le joug turc, et, avant d’arriver aux mains des Anglais, ont passé de l’habile gouvernement de Venise à une liberté presque complète sous le protectorat russe, puis à la domination de la France de l’empire, qui, si elle n’était pas libre, avait du moins une excellente administration. Il comprendra dès lors que la plus grande partie des avantages dont il était disposé à faire honneur au gouvernement anglais des sept îles sont dus aux Vénitiens, aux Russes, aux Français, et que le contraste qui avait au premier moment frappé ses yeux n’est en réalité que celui d’un pays longtemps malheureux qui commence à renaître au souffle de la liberté, qui se débrouille lentement du chaos de sa formation, avec un pays longtemps florissant qui, portant encore les traces de son ancienne splendeur, décline rapidement sous l’influence d’une mauvaise administration.

Les Iles-Ioniennes paient beaucoup moins d’impôts que la Grèce : c’est un fait incontestable, et dont les Anglais font grand bruit ; mais ce qu’ils n’ajoutent pas, c’est que ces impôts sont établis de telle façon qu’ils atteignent principalement les classes agricoles et ouvrières. Les Iles-Ioniennes, par un phénomène unique en Europe, ont l’impôt progressif à rebours ; contrairement à toutes les règles de la proportionnalité et de la justice, l’impôt pèse en raison inverse des facultés et des revenus. L’homme riche qui vit sans travailler, le propriétaire, ne paie rien ou presque rien ; le paysan, le colon, qui doit vivre de son labeur, est écrasé d’un fardeau insupportable. C’est qu’en effet l’impôt le plus naturel, le plus équitable, le mieux fondé de tous, l’impôt foncier, n’existe pas dans les sept îles. D’après un système d’une perception plus facile peut-être, mais dont l’emploi exclusif a été condamné en principe par les économistes, les impôts indirects y sont seuls en usage, et le mode d’après lequel ils sont établis n’a peut-être d’analogue que dans la Turquie. Les produits du pays sont frappés à l’exportation de droits énormes ; sur les deux plus importans, ceux qui constituent presque le seul commerce des sept îles, l’huile et le raisin de Corinthe, ils sont de 19 1/2 pour 100 ad valorem. Quant aux importations, les denrées nécessaires à la vie qui se tirent de l’étranger, telles que les céréales, dont les Iles-Ioniennes ne produisent que pour trois mois de leur consommation, sont aussi grevées de droits de douane extrêmement onéreux ; mais en revanche les produits des manufactures anglaises ne paient à leur entrée que des taxes très légères et souvent illusoires. Ce n’est pas tout. Les douanes intérieures existent d’île à île dans l’état ionien comme dans la France avant 1789. Ainsi, pour envoyer une barrique d’huile de Corfou à Céphalonie ou à toute autre île, il faut payer d’abord 19 1/2 pour 100 de la valeur comme exportation à la sortie de Corfou, puis 10 pour 100 d’importation en arrivant à Céphalonie, en tout 29 1/2 pour 100 !

On perçoit de la sorte 172,000 liv. sterl. environ ; mais sur cette somme de recettes 87,500 livres sont employées à payer les frais de maison du lord haut-commissaire, la haute police, la garnison anglaise, ou à servir des pensions à des citoyens britanniques ; 30,500 autres livres sterling se dépensent pour les traitemens d’une cinquantaine de postes administratifs supérieurs. Il ne reste donc que 54,000 livres à employer pour les véritables besoins du pays. Aussi la plupart des services publics n’ont-ils à leur disposition que des fonds insuffisans. Celui de l’instruction publique, le plus brillant de tous en Grèce et l’un des plus nécessaires pour tous pays, est aux Iles-Ioniennes dans un état vraiment déplorable. Les maîtres d’école ne touchent que de 6 à 8 livres sterling par an, et la loi leur défend de recevoir aucun salaire de leurs élèves. Il en résulte que la plupart des écoles n’existent que de nom ; le maître, obligé, pour vivre, de chercher une autre occupation, ne fait pas sa classe, et tandis que dans la Grèce le nombre des hommes illettrés forme la petite minorité du peuple, surtout parmi les générations élevées depuis l’indépendance, dans les Iles-Ioniennes, avec la même race, aussi intelligente et aussi désireuse de s’instruire, les paysans qui savent lire et écrire constituent l’exception.

Et cependant, malgré cette insuffisance des crédits alloués pour quelques-uns des services publics les plus importans, les dépenses excèdent annuellement les recettes de 10,000 livres sterling, c’est-à-dire du dix-septième du revenu de l’état, et la dette flottante, dont l’Angleterre a eu soin de se rendre créancière, monte à un chiffre de 208,700 livres sterling pour un revenu de 172,000 livres. Une telle administration financière peut-elle être qualifiée de bonne ? Toute mauvaise qu’elle ait été jusqu’à présent, celle de la Grèce peut soutenir la comparaison.

Faut-il parler maintenant de l’industrie et du commerce des sept îles ? Le pays est inondé de produits des manufactures anglaises livrés aux plus bas prix ; les tarifs de douane ne fournissent aucune protection à l’industrie nationale. Comment, sous un semblable régime, une fabrique pourrait-elle se fonder et prospérer ? Aussi ne saurait-on citer un seul produit manufacturé des Iles-Ioniennes : A part les beaux moulins de M. Miliarésis à Céphalonie, il n’y existe pas une seule usine. Ici encore la situation de la Grèce est de beaucoup supérieure. Il ne faut pas se figurer, sur la foi de certains romanciers, que « le brigandage soit la seule industrie existante en Grèce. » Quelque lent qu’y ait été le développement industriel, quelque éloigné qu’il soit de ce qu’il pourrait et devrait être déjà, le royaume hellénique a cependant remporté vingt-deux médailles à la dernière exposition de Londres. On compte une dizaine d’usines à Syra, sept ou huit entre le Pirée et Athènes, une grande filature de soie auprès de Patras, une autre à Sparte, une autre à Calamata, et cette année même, malgré la révolution, un établissement considérable pour l’égrenage du coton se monte à Livadie. C’est bien peu par rapport aux autres pays de l’Europe, mais c’est beaucoup par rapport aux Iles-Ioniennes, où l’on ne rencontre que le néant.

Au moins cet état de choses si fâcheux pour le pays est-il compensé par le développement de la navigation marchande, qui pour la Grèce est la principale source de richesses ? La réponse doit encore être négative, car il importe à l’Angleterre que les Iles-Ioniennes soient, à l’entrée de l’Orient, un vaste entrepôt de marchandises anglaises apportées par des bâtimens anglais. Avec des côtes partout découpées, une population très apte à la marine, avec des ports naturels aussi merveilleux que ceux de Corfou, d’Argostoli et d’Ithaque, les Iles-Ioniennes comptent à peine 400 navires de commerce à voiles de 100 à 200 tonneaux, tandis que, sur la côte opposée du royaume hellénique, des bourgades comme Galaxidi ont 263 bâtimens sur les mers du Levant, tandis que la flotte de commerce de la Grèce monte en tout à 3,984 navires à voiles, dont 1,480 au-dessus de 150 tonneaux, et 12 grands bâtimens à vapeur. Si nous consultons les tableaux du mouvement de la navigation dans les ports des deux pays, nous trouvons : dans les Iles-Ioniennes, à l’entrée, 504,946 tonnes, dont 110,853 sous pavillon ionien, et à la sortie 500,928 tonnes, dont 111,619 sous pavillon ionien ; en Grèce, à l’entrée, 913,174 tonnes, dont 415,453 sous pavillon hellénique, et à la sortie 912,816 tonnes, dont 415,772 sous pavillon hellénique. Ainsi, dans la Grèce, bien près de la moitié du mouvement commercial se fait sur des bâtimens portant le pavillon national, et dans l’état ionien c’est seulement un peu plus du cinquième. En 1815, lorsque la Grande-Bretagne établit son protectorat sur les sept îles, la marine ionienne était dans une situation tout autre ; elle comptait parmi les plus florissantes du Levant, et il ne faudra certainement pas dix ans d’union pour qu’elle reprenne le rang qu’elle a perdu.

Jusqu’ici, nous ne sommes pas sortis des faits généraux, communs à toutes les parties de l’état ionien : que serait-ce si nous abordions l’examen des intérêts spéciaux à chaque île ? Prenons comme exemple le commerce du raisin de Corinthe, question vitale pour Zante et pour Céphalonie. L’état de ce commerce sous les institutions établies par l’Angleterre dans les Iles-Ioniennes était tel que les deux grandes îles méridionales, Zante surtout, eussent infailliblement été ruinées, si elles n’avaient réussi à être comprises avec la Grèce dans un même corps politique et soumises au même régime douanier. Les choses en étaient venues à ce point que dans la production de la passoline, qui est la principale et presque l’unique récolte de Zante et de Céphalonie, l’agriculteur arrivait à peine à couvrir ses frais et souvent se trouvait en arrière. Lorsque l’union aura été accomplie, le droit de 19 1/2 pour 100 ad valorem sur l’exportation, qui flotte dans les années d’abondance entre 25 et 28 francs pour les mille livres, mais qui, lorsque les prix s’élèvent, va jusqu’à 90 et 100 francs, sera remplacé par un droit fixe de 18 francs ; les négociations avec les acheteurs venus de l’étranger se feront librement, tandis qu’aujourd’hui le producteur est forcé d’apporter son raisin dans des magasins du gouvernement appelés serragli, où on lui impose de nouveaux droits de garde et d’emmagasinage, et où les négociations se font obligatoirement. Rentré ainsi dans les conditions où il se fait en Grèce, le commerce des raisins de Corinthe, qui est une source de richesse pour les provinces orientales de la Morée, deviendra également fructueux pour l’agriculteur ionien. Il arrivera même inévitablement que, la ligne de douane n’existant plus entre Zante et le Péloponèse, les produits de l’Élide, de la Triphylie et de la Messénie trouveront avantage, par suite de la plus courte distance, à se concentrer dans le port de cette île, au lieu d’aller jusqu’à Patras. Zante deviendra donc pour le commerce du raisin de Corinthe, qui représente un mouvement annuel d’environ 12 millions, un centre d’affaires aussi important que Patras, au grand bénéfice des producteurs du pays, qui profiteront de l’accroissement des opérations, tandis qu’aujourd’hui les acheteurs s’adressent à eux seulement quand la récolte de la Grèce est déjà épuisée et quand les prix ont commencé à baisser.

Si l’avantage d’être compris dans un même état et dans un même système douanier que la Grèce sera tel pour Zante et pour Céphalonie, que ne sera-t-il pas pour Cérigo, qui ne trouve à écouler ses produits agricoles qu’en les transportant à Calamata, sur la côte du Péloponèse, et pour Sainte-Maure, qui n’est en réalité qu’un district de l’Acarnanie, séparé seulement par un canal guéable à marée basse ! Ici encore la nécessité matérielle de l’union est évidente.

Il n’y a qu’une seule île dont les intérêts puissent et doivent forcément en souffrir, c’est Corfou. Corfou était depuis quarante-huit ans une capitale ; elle va devenir une ville de province. Pour accepter cette déchéance, il a fallu certainement un grand patriotisme de la part des habitans, un patriotisme qui ne se rencontre que rarement, et que le nouveau roi sera obligé d’honneur à récompenser en transportant du moins dans l’ancienne capitale des sept îles une partie des établissemens réunis d’ordinaire au centre du gouvernement. Toutefois la perte qui semble devoir résulter de l’annexion portera presque uniquement sur la ville de Corfou, et non sur l’île entière ; les campagnes n’auront guère à en souffrir, et il sera même facile au gouvernement hellénique de leur faire trouver dans l’union des avantages plus grands peut-être que ceux qu’y trouveront les autres parties de l’état ionien.

La situation agricole et économique des campagnes de Corfou est en effet déplorable. Le paysan ne travaille plus la terre ; il se borne à ramasser les fruits que donnent sans aucune culture les oliviers, fort vieux déjà, plantes au temps des Vénitiens, qui couvrent l’île d’une véritable forêt ; mais sous ces arbres d’un magnifique aspect la terre n’est jamais bêchée, et de grandes fougères poussent comme dans une forêt vierge. Les oliviers qui meurent de vieillesse ou par accident ne sont pas remplacés ; les autres ne sont jamais ni taillés, ni émondés ; la force s’en épuise dans une végétation luxuriante de branches et de feuilles, et ils dépérissent faute de soins. Aussi l’île, qui exportait autrefois jusqu’à 300,000 barriques d’huile, n’a-t-elle pas vu depuis trente ans une seule récolte en fournir plus de 90,000. Les propriétés ne rapportent plus qu’un revenu misérable, et la valeur des biens-fonds a tellement baissé, que j’ai vu cette année même donner seulement 8,000 francs d’une terre évaluée 30,000 francs avant 1840. Au point de vue moral, les conséquences de cet état de choses ne sont pas moins fâcheuses. Cessant de demander sa subsistance à la charrue ou à la bêche, le paysan s’habitue à la paresse, cette mère de tous les vices, plus funeste encore sous un climat brûlant qui énerve l’âme et le corps, et ne laisse subsister que les passions violentes. Aussi Corfou est de toutes les îles celle où les crimes sont le plus multipliés.

Quelle est l’origine d’une aussi déplorable situation ? Elle tient à deux causes. La première est la mauvaise constitution de l’impôt. La terre ne payant aucune taxe, tandis que les produits sont chargés de droits tels que l’on est obligé de les livrer à un prix qui ne couvre pas les frais de culture, le paysan a intérêt à ne pas cultiver et à se borner à recueillir seulement certaines productions qui ne lui demandent aucun travail et dont la vente est au moins sûre. Cette première cause disparaîtra par suite de l’union à la Grèce, puisque dans le royaume hellénique l’impôt sur les oliviers est fixe et se paie par pied d’arbre, au lieu d’être proportionnel et basé sur la récolte. Malheureusement une cause bien plus décisive encore de la déplorable situation des campagnes de Corfou réside dans la constitution compliquée et vicieuse de la propriété. La condition des paysans, par un reste du régime féodal du temps des Vénitiens, y est presque la même qu’en Irlande. Il y a des propriétaires qui appartiennent tous aux anciennes familles aristocratiques et ont droit à une certaine redevance sur les produits de la terre, et au-dessous d’eux, au lieu de simples fermiers, un colonat héréditaire dont l’éviction ne peut s’opérer qu’au moyen de formalités judiciaires coûteuses et d’une longueur excessive. L’hérédité de ce colonat a fini par constituer entre les mains des paysans un véritable droit de possession. Presque partout leurs redevances sont arriérées, et souvent ils en contestent la légitimité. Avec le temps, il s’est élevé un tel conflit entre les droits des propriétaires et ceux des colons que l’on ne peut plus abattre un arbre, en planter un nouveau ou mettre en culture une terre demeurée en friche sans voir naître un procès dont il est impossible de prévoir le terme. Aucun changement, aucune amélioration n’était possible à espérer tant que durait la domination britannique. Au lieu de prêter les mains à une tentative de réforme dans les conditions de la propriété, les lords hauts-commissaires, travaillaient volontiers à augmenter les complications, car ils y trouvaient un double avantage. En maintenant un antagonisme entre la classe des propriétaires et celle des paysans, ils facilitaient l’exercice de leur autorité d’après cette vieille et funeste maxime que « diviser c’est régner. » En même temps ils aimaient à voir les familles de l’aristocratie ionienne obérées, embarrassées dans leurs affaires, ne tirant plus aucun revenu de leurs terres, ce qui les obligeait, pour pouvoir soutenir leur rang, à renoncer à toute indépendance politique et à solliciter les gros traitemens du gouvernement protecteur. Il n’en sera plus de même après l’union. Le gouvernement hellénique aura tout intérêt à faire cesser un état de choses qui ruine le pays, qui divise la population, et qui pourrait, en se prolongeant encore, amener un jour toutes les difficultés d’une formidable question agraire. Une réforme est donc possible à espérer par suite du changement de régime, et cette réforme aura pour effet de faire trouver à Corfou d’immenses avantages dans un événement qui semble au premier abord devoir porter le plus grand préjudice à l’île où était le siège du gouvernement ionien ; mais il faut pour cela que le gouvernement n’hésite pas à aborder la question, malgré ses difficultés, avec prudence et résolution. Il faut qu’il la mette immédiatement à l’étude en s’aidant des lumières des hommes instruits et pratiques que Corfou possède en grand nombre, et qu’il décide lequel, il vaut mieux employer des deux systèmes qui seuls peuvent faire cesser cet état de choses : la création d’une institution spéciale de crédit agricole prêtant aux paysans avec un faible intérêt (et qui dit faible pour l’Orient dit 5 et 6 pour 100) les sommes nécessaires au rachat des droits qu’ils paient aux anciens propriétaires, ou bien un partage proportionnel de la propriété franche et nette du sol entre les propriétaires et les colons, analogue à celui qui a été adopté en Russie pour résoudre la question du servage.

Quant à ce que les Ioniens unis à la Grèce pourront avoir à souffrir de l’état social imparfait de ce pays, des ambitions et de la rapacité de ses hommes politiques, de l’inexpérience de ses administrateurs, nous ne nous le dissimulons pas plus qu’eux, et nous savons qu’ils auront besoin plus d’une fois d’être soutenus par le patriotisme dans leur nouvelle situation ; mais les inconvéniens qu’ils ont à rencontrer sous ce rapport ne sont pas plus grands que ceux dont ils souffraient sous le protectorat anglais. Est-il d’ailleurs à supposer qu’un pays voie sa population s’augmenter d’un quart et reçoive dans son sein une pléiade d’hommes tels que ceux qui se rencontrent aux Iles-Ioniennes sans que ces hommes et la population annexée tout entière exercent une action considérable sur son gouvernement et son administration ?

Cette population ionienne, il est bon de le rappeler, est une des plus intelligentes parmi celles qui représentent aujourd’hui la race hellénique. Placés au point de contact de l’Italie et de la Grèce, les Ioniens participent aux dons et aux qualités de deux civilisations. Par l’imagination, l’entrain, l’enthousiasme quelquefois un peu emphatique et théâtral, le sentiment des arts et surtout de la musique, ce sont de véritables Italiens, et l’on voit bien vite que la domination de Venise a laissé des traces ineffaçables dans le sang de ses anciens sujets. Tandis qu’un Grec qui ne chante pas faux est un phénomène presque introuvable dans le royaume hellénique ou dans les provinces grecques de la Turquie, on ne rencontrerait pas dans l’Italie entière une population plus merveilleusement organisée pour l’art musical que celle des Iles-Ioniennes, particulièrement de cette terre de Zante que les Vénitiens appelaient « la fleur du Levant. »

Zante, Zante,
Fior di Levante.

Les barcaroles zantiotes, inconnues encore en Occident, donneront au musicien qui aura l’heureuse idée de les recueillir et de les publier la popularité que les chansons napolitaines ont value à Gordigiani. Pour mon compte, je ne saurais oublier le charme infini de ces chants, tantôt d’une douce mélancolie, tantôt d’une éclatante gaîté, qui retentissent dans les nuits d’été sur les flots endormis de la mer des Alcyons, aux molles clartés de la lune, dans le silence universel de la nature.

Est-ce de l’Italie, est-ce de la Grèce que les Ioniens tiennent le génie poétique ? On ne saurait le dire, car les deux races dont le sang s’est confondu dans leurs veines en sont généralement douées l’une et l’autre. En tout cas, les sept îles ont le droit de s’enorgueillir d’avoir produit deux des plus grands poètes de l’Italie et de la Grèce dans la première moitié de ce siècle, Foscolo et Solomos, tous deux nés à Zante, dans cette île que la fable antique plaçait déjà sous la protection spéciale du dieu des vers. Aujourd’hui encore c’est un Ionien, M. Valaoritis, qui tient sans contestation parmi les vivans le sceptre de la poésie néo-hellénique.

Toutefois, s’ils se rattachent à l’Italie par les dons extérieurs et les qualités aimables, les habitans des sept îles appartiennent bien réellement à la Grèce par des côtés plus solides et par le fond même de leur caractère. Ils ont des Grecs l’instinct pratique des affaires, la finesse parfois un peu tortueuse, la persévérance que ne lasse aucun obstacle, la foi absolue dans l’avenir de la patrie, la confiance dans la supériorité nationale poussée jusqu’à ce degré où, d’une vanité ridicule, elle devient une qualité et le levier des grandes choses. Le seul Grec qui, depuis les siècles antiques, se soit trouvé mêlé dans une situation prépondérante aux affaires générales de l’Europe, et qui ait montré une intelligence à la hauteur de cette tâche, Capodistria, était un Ionien. C’étaient aussi des Ioniens que les généraux grecs qui, dans les armées de Napoléon, firent pour la première fois reparaître le nom de la Grèce sur les champs de bataille des grandes guerres[2]. Tandis que le royaume hellénique créé en 1832 ne renferme encore qu’un embryon de société en voie de formation, où le cimeterre turc a tout nivelé en abattant ce qui s’élevait au-dessus de la foule, les Iles-Ioniennes sont le séjour d’une société européenne entièrement constituée avec sa hiérarchie, aussi civilisée, aussi raffinée même que la nôtre ou que celle de l’Italie. Tandis que les Grecs ont, pendant quatre siècles, été ramenés vers la barbarie, d’où il leur faudra bien des années encore pour achever de se dégager complètement, les Ioniens ont constamment suivi le mouvement de progrès de la société occidentale. Les dominations étrangères qui ont successivement pesé sur eux les ont largement servis sous ce rapport. Les Vénitiens les ont initiés aux arts, aux lettres et à la vie européenne ; les Français leur ont révélé les idées modernes et appris l’administration ; les Anglais leur ont fait connaître, un peu rudement peut-être, mais d’une manière sûre et correcte, la vie parlementaire, ses droits, ses devoirs et le jeu de ses institutions. Ils sont maintenant assez formés pour servir d’instituteurs, et de guides aux autres Grecs, pourvu qu’ils aient la prudence de dissimuler un peu la supériorité de leur éducation et de leur expérience, afin de ne pas soulever de trop grandes jalousies.

L’annexion des Iles-Ioniennes est donc un événement qui peut avoir les plus grandes conséquences pour l’avenir de la Grèce. Des deux côtés, l’avantage paraît évident. Les Ioniens trouvent un profit pour leurs intérêts matériels et une satisfaction pour leur patriotisme en s’unissant au royaume hellénique. En même temps la Grèce, au point de vue moral et politique, ne gagne pas moins à recevoir dans son sein les habitans des sept îles.


III

Lorsque l’on apprit en Europe que l’Angleterre se décidait à renoncer au protectorat des Iles-Ioniennes pour leur permettre de s’unir à la Grèce, et lorsqu’on vit cette promesse recevoir un commencement d’exécution, le sentiment général fut celui de l’admiration pour une telle générosité. Un grand gouvernement abandonnant une possession aussi importante au point de vue stratégique pour satisfaire aux vœux d’indépendance exprimés par la population, c’était un fait sans précédent peut-être dans l’histoire. Les amis du gouvernement libre avaient de quoi s’en réjouir et en être fiers, car la Grande-Bretagne donnait au monde en cette circonstance, un éclatant exemple de la puissance de la publicité et de la justice dans un pays de liberté.

Les circonstances avaient en définitive placé l’Angleterre dans la nécessité de consentir à l’union pour se délivrer d’un embarras qui pesait d’un poids considérable sur l’ensemble de sa politique en Europe. La campagne des Ioniens contre le gouvernement protecteur avait été si habilement conduite, que depuis quinze ans l’administration du pays était devenue impossible et que trois lords hauts-commissaires s’y étaient successivement brisés. Le parti national s’était si scrupuleusement maintenu sur le terrain légal qu’il était parvenu à s’y créer une position inattaquable et que les agens britanniques n’eussent pu le réduire au silence qu’en appliquant un système de répression sanglante aussi contraire aux droits des traités et à la constitution du pays qu’aux principes de l’humanité et de la justice. Un tel système, ne l’oublions pas d’ailleurs, ne pouvait convenir à une puissance fière à bon droit de sa renommée libérale et jalouse de se donner en Europe l’attitude de protectrice de l’indépendance des peuples et des idées de liberté. Était-il possible à l’Angleterre, sans démentir les principes formulés dans sa politique en Italie et ailleurs, de recourir, pour s’assurer l’obéissance d’un pays dont elle n’avait que le protectorat, aux moyens que la Russie emploie pour soumettre la Pologne ? Le maintien seul du statu quo sans répression violente était une grande difficulté pour la politique extérieure du cabinet britannique. Les plaintes des îles-Ioniennes avaient fini par retentir dans toute l’Europe et par fournir aux divers gouvernemens une fin de non-recevoir dont ils usaient volontiers quand l’Angleterre leur adressait sur leur politique intérieure des représentations libérales. Le ministère anglais parlait-il à la Russie de la condition des Polonais, on lui citait les sept îles ; adressait-il des observations pour demander le terme de quelque occupation étrangère en déclarant qu’elle était contraire aux vœux des populations, on lui contestait le droit de faire des observations de ce genre, puisqu’il continuait à occuper les Iles-Ioniennes malgré le vœu des populations. C’était donc faire acte de sage et habile politique que de renoncer résolument à une possession devenue une cause de faiblesse morale, et dont les inconvéniens politiques dépassaient les avantages militaires, car l’Angleterre donnait, en agissant de cette manière, un grand prestige moral à sa politique, et se présentait au monde comme le vrai champion des nationalités, capable de faire un sacrifice volontaire et spontané aux principes qu’elle proclamait. En échange d’un petit territoire, elle acquérait un levier d’une incomparable puissance pour agir à la fois sur les gouvernemens et sur les peuples.

Si l’Angleterre n’avait pas eu d’autre arrière-pensée en consentant à laisser les Iles-Ioniennes s’annexer à la Grèce, l’habileté de sa conduite n’en aurait pas diminué la générosité. Tout en servant sa propre influence politique, elle aurait eu à inscrire dans ses annales un de ces actes par lesquels s’honorent à jamais les nations qui en sont capables, et elle aurait établi son autorité morale parmi les chrétiens d’Orient sur la base la plus glorieuse et la plus légitime, celle des services rendus avec désintéressement. Par malheur l’Angleterre donne maintenant elle-même le droit de douter de sa générosité dans l’affaire des Iles-Ioniennes. Les conditions définitives qu’elle a mises, après que tout semblait terminé, à l’union des sept îles à la Grèce sont telles qu’on peut voir dans cet événement, et pour le royaume hellénique et pour les îles elles-mêmes, un fardeau et une humiliation qui en diminuent notablement les avantages.

On a publié les dispositions du traité conclu le 14 novembre 1863 à Londres entre les puissances signataires de l’acte du 9 novembre 1815. Ces dispositions ont été réglées par l’Angleterre et l’Autriche principalement en vue de leurs intérêts et de leurs avantages personnels, sans que les autres gouvernemens s’en soient suffisamment préoccupés. Le traité du 14 novembre commence par stipuler la démolition des forteresses de Corfou ; mais les forteresses que l’on détruit ainsi sans consulter les Ioniens, et même contrairement au vote formel du parlement de Corfou, n’étaient pas la propriété de l’Angleterre : c’était, d’après les termes précis du traité de 1815, celle de la république ionienne. Il n’était donc pas, suivant les principes du droit public, permis d’en disposer sans un accord avec cette république. L’Angleterre objecte, il est vrai, qu’une portion des ouvrages de Corfou, ceux de recueil du Vido par exemple, ont été construits depuis l’établissement du protectorat. Ces ouvrages n’étaient point pour cela propriété de l’Angleterre, puisqu’ils étaient sur territoire ionien et construits avec l’argent des sept îles, lesquelles payaient annuellement 25,000 livres sterling pour cet objet. Les nouvelles fortifications avaient en outre absorbé, sous l’administration de sir Howard Douglas, 80,000 livres demeurées en caisse du temps des Français, et les 208,700 livres dont les Iles-Ioniennes, en s’unissant à la Grèce, demeurent débitrices envers l’Angleterre ont eu pour origine ces mêmes dépenses. Donc, en abattant les ouvrages créés depuis 1815, on détruit, sans le consentement de l’état ionien, et sans lui donner ni indemnité ni compensation, une propriété qui lui a coûté 1,398,700 livres sterling. Or le droit de propriété des Iles-Ioniennes sur les fortifications de Corfou devait être d’autant plus sacré qu’en abandonnant son protectorat l’Angleterre était tenue, d’après les traités, à faire à ces îles deux restitutions, dont l’une au moins était devenue impossible. En quittant Corfou dans le mois de mai 1814, le général Donzelot avait remis à la république ionienne, conformément à ce qui avait été stipulé à Paris, tout le matériel de la place, plusieurs centaines de canons de bronze et d’immenses approvisionnemens, dont l’Angleterre n’avait reçu que l’usufruit avec le droit de garnison, mais dont la république protégée demeurait propriétaire. En abandonnant le protectorat et le droit de garnison, le gouvernement britannique devait laisser un matériel égal ou en payer la valeur à l’état septinsulaire. Bien plus, en 1817, l’Angleterre a vendu à la Turquie, sans y être autorisée par la république des sept îles, une portion du territoire ionien, dont le traité ne lui donnait pas le droit de disposer, puisqu’elle n’en était que protectrice et non souveraine ; mais si le traité du 14 novembre 1863 ordonne la démolition des forteresses de Corfou, il passe sous silence le matériel de place dû par l’Angleterre aux Iles-Ioniennes et la vente de Parga, et ne stipule aucune indemnité sur ces deux points. Il est vrai que cet acte a été rédigé de telle manière qu’il déclare unies à la Grèce « les Iles-Ioniennes et leurs dépendances, ainsi qu’elles sont désignées dans le traité du 9 novembre 1815, » ce qui donne au gouvernement hellénique le droit de venir quelque jour réclamer Parga de la Turquie et de faire naître ainsi, quand il le voudra, de grosses complications européennes.

L’argument que l’Angleterre et l’Autriche ont fait valoir auprès des autres puissances pour obtenir la démolition des forteresses de Corfou a été l’intérêt de la sécurité européenne, laquelle exige que des fortifications de premier ordre élevées sur un point stratégique de cette importance ne demeurent pas à la merci du premier qui voudrait s’en emparer d’un coup de main. La Grèce, dit-on, dans l’état de décomposition où est tombée son armée, ne pourrait pas de longtemps fournir une garnison sûre et suffisante à Corfou. Ceci est matériellement inexact. Si la moitié de l’armée grecque, celle que M. Boulgaris avait concentrée dans Athènes après la révolution de 1862, a été désorganisée par des promotions illégales, l’autre moitié, demeurée sur la frontière et dans des garnisons de province, est intacte. Elle a conservé ses cadres anciens et sa discipline. Nous avons vu les soldats des frontières former pendant les mois de septembre et d’octobre 1863 la garnison d’Athènes, où leur conduite n’a pas donné le moindre sujet de plainte. En les choisissant dans ces corps, le gouvernement grec eût pu immédiatement envoyer à Corfou les 2 ou 3,000 hommes nécessaires pour garder les forteresses en temps de paix. — Mais, ajoute-t-on, quand même son armée serait en bon état, la Grèce serait toujours trop faible pour défendre efficacement une place telle que Corfou. — Ici encore nous devons taxer d’inexactitude l’assertion de l’Angleterre et de l’Autriche. Le système des fortifications de Corfou est conçu pour être défendu par une garnison de 5 à 6,000 hommes. Or une telle garnison n’excède pas plus les forces de la Grèce que la garnison nécessaire pour les fortifications d’Anvers n’excède celles de la Belgique. Quant à l’énergie que l’on eût pu attendre des Grecs pour y repousser une attaque soudaine, à qui fera-t-on jamais croire que la nation qui s’est immortalisée par l’héroïque défense de Missolonghi derrière de simples retranchemens de campagne n’aurait pas su défendre les formidables remparts de Corfou ?

Bien plus, en ordonnant la démolition des forteresses de Corfou, le traité du 14 novembre va directement à l’encontre du but de sécurité européenne qu’on a prétendu y poursuivre. Pour quiconque a vu ces forteresses, la destruction complète en est impossible. On ne peut les faire sauter sans du même coup ruiner la ville et obstruer la rade. Quant à les démolir à la pioche, c’est un travail qui demanderait des millions et qui est d’ailleurs impraticable pour les portions de la Citadelle-Vieille établies dans le roc même, ainsi que pour les galeries souterraines sous lesquelles s’abritent les canons du Vido. L’Angleterre, en évacuant Corfou, devra donc forcément se borner à un désarmement et à un démantèlement des forts ; mais tout le monde sait qu’avec quelques milliers de bras on remet vite en état de défense une place soumise à cette opération. Les forteresses de Corfou maintenues auraient été sans peine défendues par les Grecs assez longtemps pour que l’Europe pût venir à leur secours ; désarmées et démantelées, elles seront à la merci du premier qui voudra y jeter dix mille hommes, et celui-ci aura le temps de s’y rendre inexpugnable avant que les forces des autres puissances ne soient venues l’en déloger.

Cependant la démolition des forteresses n’a pas suffi. On a demandé la neutralisation de tout le territoire ionien. D’où vient cette différence de conditions établie entre les deux portions qui vont désormais constituer le royaume hellénique, cette neutralisation des sept îles quand la Grèce n’a pas été déclarée neutre ? C’est, dit-on, pour garantir la Turquie contre une attaque qui partirait de Corfou ; mais dans ce cas il eût fallu neutraliser la Grèce entière, car on prouverait difficilement que Corfou soit plus près de la Turquie que Lamia, que Vonitza, que toute la ligne des frontières continentales de la Grèce, et qu’une attaque pût en partir plus facilement. Le traité ne se borne pas, du reste, à neutraliser les sept îles, il aggrave les conditions ordinaires de la neutralité en stipulant que le gouvernement grec ne pourra y entretenir aucune force navale et n’y placera en garnison que le chiffre de troupes strictement nécessaire à la police intérieure. Ceci est plus sérieux encore que les dispositions précédentes, car c’est une limitation de la souveraineté du roi des Hellènes dans une partie de ses propres états. Jamais semblable décision n’a été prise qu’à l’égard d’un vaincu que l’on tenait en suspicion et que l’on voulait réduire à l’impuissance. La Grèce est-elle un vaincu pour que l’on vienne lui dicter de si dures et si humiliantes conditions, quand on ne lui en a pas imposé de telles même dans l’année 1854, où les événemens auraient pu les justifier ? D’où vient que dans le même moment on la prise et si haut et si bas, — si bas, puisqu’on ne semble pas la croire capable de garder sa parole, si haut, puisqu’on ne pense avoir sauvegardé la paix de l’Europe qu’en prenant contre elle des précautions semblables à celles qu’en 1856 on a prises contre un colosse tel que la Russie ? A-t-elle manqué à ses engagemens internationaux pour qu’on la tienne en suspicion ? Bien au contraire, et l’Europe devrait rendre justice à la conduite qu’elle a tenue depuis un an. Si des fautes et des désordres se sont produits à l’intérieur pendant le long interrègne qu’elle a traversé, la Grèce a fait preuve dans les affaires extérieures d’une sagesse et d’une fidélité à ses engagemens que l’on était loin d’attendre. Aucune agression n’a été dirigée contre la Turquie, quoiqu’il eût été facile et séduisant de détourner de ce côté l’esprit d’agitation qui faisait courir tant de dangers au pays, et les nombreux gouvernemens qui se sont succédé en douze mois ont droit à ce témoignage qu’aucun d’eux n’a essayé de troubler la paix de l’Europe par des aventures extérieures.

On dit encore que le traité n’a pas été fait en vue d’une guerre de gouvernement à gouvernement entre la Grèce et la Turquie, guerre impossible à moins d’événemens qui mettraient à néant toutes les conventions diplomatiques. La neutralisation des Iles-Ioniennes, telle qu’elle a été réglée, a pour but de prévenir le départ d’expéditions garibaldiennes qui voudraient prendre Corfou pour base d’opérations. Ici comme pour la démolition des forteresses, il sera facile de prouver que les dispositions du traité ne peuvent avoir pour résultat que de rendre plus praticable ce qu’on a voulu prévenir. Si l’Europe eût remis les forteresses de Corfou au roi des Hellènes, qui, pour les garder, aurait dû y tenir une nombreuse garnison, le gouvernement de ce prince eût reçu par là même l’obligation morale de veiller à ce que la nouvelle condition du pays ne devînt pas une source de troubles et de complications, il en eût été responsable devant l’Europe, et il aurait eu le pouvoir d’y tenir la main d’une manière efficace. Les dispositions arrêtées à Londres, en le rendant impuissant, lui enlèvent toute responsabilité. Lorsqu’il n’y aura plus de garnison à Corfou, cette île deviendra forcément un sujet d’inquiétudes perpétuelles pour l’Europe. Comment empêcher en effet que tous les aventuriers de la race grecque ne s’y donnent rendez-vous, à l’abri de la neutralité, pour y préparer d’aventureux coups de main contre les provinces ottomanes ? Sera-ce les quelques gendarmes que le traité autorise le gouvernement grec à y entretenir qui suffiront pour les surveiller et pour les mettre hors d’état d’y réunir des bandes armées ? Il est même impossible d’admettre qu’en des circonstances pareilles les intrigues des Grecs impatiens de réaliser la grande idée soient les seules dont Corfou devienne le foyer. Sur ce point d’une importance si haute, et où le gouvernement n’aura aucune force réelle, on verra se rassembler tous les aventuriers et tous les flibustiers de l’Europe. Que le parti d’action de l’Italie veuille par exemple remettre en avant ses anciens projets d’attaque sur les derrières de l’Autriche par la Turquie, c’est maintenant Corfou qu’il prendra pour centre et pour point de départ, et le gouvernement grec, les mains liées par le traité du 14 novembre, se verra dans l’impossibilité d’entraver les démarches de ce parti dangereux, comme a pu le faire le gouvernement italien.

On peut bien admettre les préoccupations de la diplomatie pour la sécurité de l’empire du sultan, même quand on serait loin de partager l’intérêt sympathique dont elle fait preuve en toute occasion pour la machine barbare et vermoulue de la Turquie ; mais ne fallait-il penser qu’à la Turquie dans cette affaire ? L’intérêt et la sécurité des habitans de Corfou n’étaient-ils pas des considérations qui méritaient d’entrer en ligne de compte ? Corfou n’est en effet distante que de quelques milles de la côte albanaise. En face habite une population toute musulmane, belliqueuse, pillarde, où la plupart des hommes sont adonnés au brigandage, et sur laquelle le gouvernement turc n’exerce aucune autorité réelle. Croit-on que lorsque les bandits schkypétars de Butrinto, de Conispolis et de Delvino verront devant eux, sans garnison sérieuse et sans défense, ouvertes au premier venant, la riche cité de Corfou et les campagnes environnantes, ils résisteront à l’appât d’une si belle proie ? La Grèce, depuis trente ans qu’elle existe, est obligée de tenir constamment 6,000 hommes de troupes sur les frontières qui la séparent de la Turquie, pour empêcher les brigands de l’Épire et de la Thessalie de venir ravager ses provinces ; encore, avec un tel déploiement de forces, n’y réussit-elle qu’imparfaitement. Comment supposer après cela que pour mettre Corfou à l’abri des incursions des brigands de l’Albanie, beaucoup plus redoutables encore, il ne serait pas de toute nécessité d’y maintenir une garnison égale à celle qu’y avaient les Anglais ? Dégarnie de troupes, l’île demeurera exposée à de tels ravages qu’elle ne sera plus habitable. Deux grands gouvernemens civilisés ont-ils le droit de sacrifier ainsi à des inquiétudes jalouses et mal fondées 70,000 individus, chrétiens et civilisés comme eux, qui ont mis leur confiance dans les décisions de l’Europe ?

D’ordinaire, lorsqu’une province nouvelle s’annexe à un autre état, elle sort du régime des traités de l’état auquel elle appartenait auparavant pour être placée sous celui des traités de l’état auquel elle appartiendra désormais. Le changement de condition diplomatique est la conséquence du changement de condition politique. C’est ce que nous avons vu se produire dans l’annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France, et dans toutes les annexions qui ont constitué le royaume d’Italie. Il n’en sera pas de même dans l’union des Iles-Ioniennes à la Grèce. Un article spécial du traité du 14 novembre impose au gouvernement hellénique l’obligation de conserver indéfiniment les traités de commerce conclus par l’Angleterre au nom des sept îles ; mais comment maintenir cette différence de condition entre les îles et la Grèce pour les rapports commerciaux à l’étranger sans maintenir une ligné de douanes intérieures entre ces deux portions du pays ? Ce n’est donc pas seulement limiter une fois de plus la souveraineté du roi des Hellènes sur ses nouvelles possessions, c’est détruire le plus grand bénéfice que les Ioniens puissent tirer de l’union, car les faits signalés plus haut ont dû prouver que le premier besoin des Ioniens était la communauté du régime commercial et douanier entre les îles et la Grèce. Faudrait-il donc donner raison à ceux qui pensent que l’Angleterre, en laissant les sept îles s’unir à la Grèce, se flatte de les voir un jour retomber sous sa domination et s’efforce de créer entre les deux pays un dualisme qui rendrait l’union plus nominale que réelle et maintiendrait un germe constant de séparation ?

Des faits assez difficiles à expliquer d’une manière naturelle servent de base à ces soupçons. Un premier germe de dualisme a été déposé par l’Angleterre dans les protocoles du mois de juin 1863. En stipulant le paiement des 10,000 livres sterling hypothéquées sur le revenu des Iles-Ioniennes, qui doivent après l’union augmenter la liste civile annuelle du roi des Hellènes, elle a introduit la mention d’un trésor ionien distinct du trésor grec ; mais le parlement ionien et l’assemblée nationale d’Athènes ont tous deux repoussé cette distinction en décidant que le supplément de dotation serait payé par le trésor commun du royaume hellénique et non par un trésor ionien. On a vu reparaître la trace de la même idée dans les conditions que l’Angleterre a demandé au parlement de Corfou d’adopter pour la réalisation du vote d’union. Le premier article consistait à donner au roi des Hellènes sur les Iles-Ioniennes, jusqu’à l’établissement d’une nouvelle constitution, tous les pouvoirs exercés par le gouvernement protecteur et par le sénat. C’était lui donner une dictature absolue, puisque avec le pouvoir exécutif le sénat possédait aussi la plénitude du pouvoir législatif. Le parlement de Corfou a vu dans cet article une porte ouverte à l’établissement du dualisme que le peuple septinsulaire craint et repousse par un sentiment unanime. Il a rejeté la condition proposée et y a substitué un article portant que jusqu’à la nouvelle constitution, commune à toutes les parties du royaume hellénique, le roi des Hellènes exercerait dans les sept îles les pouvoirs qui lui ont été concédés en Grèce par l’assemblée nationale d’Athènes. Cependant le cabinet britannique a paru encore chercher à faire prévaloir le principe du dualisme quand il s’est appliqué à établir pour les îles, dans le traité du 14 novembre, une situation de droit public et une situation commerciale différentes de celles de la Grèce.

Certainement l’Angleterre, abandonnant spontanément le protectorat que lui avait confié l’Europe et que nul n’avait le droit de lui enlever, pouvait très légitimement poser aux Ioniens les conditions qu’elle trouvait bonnes, même d’aussi dures que celles du traité du 14 novembre ; mais les principes des relations internationales l’obligeaient à stipuler ces conditions tout d’abord avec les Ioniens eux-mêmes. Les sept îles constituant d’après le droit public un état libre et indépendant, en possession de sa souveraineté, trois pactes successifs devaient se faire, le premier entre l’Angleterre et l’état ionien, le second entre les puissances signataires du traité du 9 novembre 1815, le troisième entre la Grèce et les puissances protectrices, et les trois conventions devaient être identiques. L’Angleterre n’a point procédé ainsi : elle a conclu un pacte avec l’état libre et indépendant des Iles-Ioniennes sous certaines conditions, et sous d’autres un pacte avec l’Europe. Lorsqu’elle a demandé aux représentans du peuple septinsulaire s’ils persistaient dans leur vœu d’union à la Grèce, elle leur a soumis dix articles relatifs presque tous à des questions d’engagemens financiers, en leur déclarant que c’étaient les seules conditions qu’elle mît à l’union. Ces articles ont été en partie adoptés par le parlement, en partie modifiés d’accord avec le gouvernement anglais, et ils ont constitué le pacte entre l’Angleterre et l’état ionien. Le parlement de Corfou en a même ajouté un onzième, portant que les forteresses, propriété de la république ionienne, devraient être immédiatement remises entre les mains du roi des Hellènes. Sur celui-ci, le gouvernement britannique a répondu qu’il ne lui appartenait pas de résoudre à lui seul une question d’un intérêt européen, mais qu’il prenait l’engagement de soutenir devant les autres puissances les droits et les demandes du peuple septinsulaire. Quelques jours auparavant, le lord haut-commissaire, répondant à une députation spéciale du parlement ionien, avait déclaré d’une manière officielle, au nom de son gouvernement, que l’on ne devait avoir aucune inquiétude sur la question des forteresses, qu’il n’y aurait ni démolition ni prolongation de l’occupation anglaise. La mention de ce fait existe dans les procèsverbaux du parlement. Et c’est après avoir pris de tels engagemens envers le peuple des sept îles que le ministère anglais est venu demandera l’Europe la destruction des forteresses de Corfou, la neutralisation du territoire ionien, l’établissement du principe de dualisme, en posant ces différens points comme la condition absolue de la renonciation à son protectorat ! Que pourrait-il répondre, si le parlement ionien se réunissait demain, et lui disait : « Nous avons voté l’union, mais sous de certaines conditions ? Vous en ajoutez d’autres que nous ne connaissions pas, et qui nous semblent trop dures : à ce prix, nous ne voulons plus de l’union[3] ? »

On a également peine à s’expliquer la conduite tenue dans cette affaire envers le roi George personnellement. Voici un jeune prince que l’Europe a supplié d’accepter la couronne de Grèce pour se tirer d’un embarras d’où elle ne savait comment sortir. Il a fait de l’union des Iles-Ioniennes la condition absolue de son acceptation, et on lui a promis que cette union se ferait pure et simple, et sans restrictions. Et aujourd’hui qu’il a accepté la couronne en se fiant à la parole de l’Europe, aujourd’hui qu’il s’est rendu dans ses nouveaux états, on met à l’union promise des conditions qu’on lui avait cachées, des conditions aussi humiliantes pour lui que pour ses sujets. C’est donc à bon droit que la nouvelle du traité du 14 novembre a produit une émotion profonde et douloureuse dans Athènes ainsi que dans Corfou ; c’est à bon droit et avec la justice pour lui que le gouvernement hellénique, par l’organe de son représentant à Londres, M, Tricoupis, refuse de signer le traité d’union des Iles-Ioniennes tel qu’il a été rédigé, et en sollicite la modification. Que les gouvernemens des puissances protectrices de la Grèce y songent sérieusement : ils ont promis au jeune souverain des Hellènes une bienveillance active et un concours efficace ; ils ont dit qu’ils étaient résolus à faire tout ce qu’il faudrait pour consolider son pouvoir, et leur langage s’est même montré menaçant pour la Grèce dans le cas où elle voudrait traiter George Ier comme elle a traité Othon ; mais les peuples ne pardonnent jamais aux rois que leur avènement ait coïncidé avec une humiliation nationale, lors même qu’ils en sont entièrement innocens. N’avons-nous pas vu la France, oubliant que la restauration l’avait sauvée du démembrement, faire peser sur les Bourbons le poids de sa rancune contre les traités de 1815 ? Il serait à craindre qu’il n’en fût de même en Grèce pour le roi George Ier, si l’Europe persistait à lui imposer l’humiliant traité du là novembre. Une royauté abaissée à l’extérieur est une royauté plus qu’à moitié renversée à l’intérieur. Si donc les gouvernemens des trois puissances protectrices veulent réellement clore pour la Grèce l’ère des révolutions et consolider la nouvelle dynastie, il faut qu’ils lui permettent de conserver intacte la dignité nationale, et qu’ils ne l’obligent pas à passer sous les fourches caudines au lendemain de son avènement.

Quant à l’Angleterre, nous avons peine à croire qu’une réflexion plus mûre, en lui faisant mieux apprécier les conséquences que ne saurait manquer d’avoir le traité du 14 novembre, ne dissipe pas chez elle des inquiétudes mal raisonnées, et ne l’amène pas à renoncer elle-même à une partie des conditions onéreuses qu’elle a fait imposer à la Grèce. Il s’agit de sa renommée et de son influence sur les populations orientales. Le vieil honneur britannique réclame une conduite autre que celle tenue envers les Ioniens. L’opinion publique, toute puissante au-delà de la Manche, fera, nous l’espérons, sentir sa pression sur le cabinet pour l’obliger à rentrer dans une voie plus droite, plus conforme aux traditions libérales de la nation britannique. L’Angleterre voudra-t-elle, dans cette occasion solennelle pour son honneur politique, se faire accuser de duplicité ? Consentira-t-elle à ce que ses adversaires puissent dire qu’elle n’a donné d’une main que pour retirer de l’autre ? Elle est trop sage et trop clairvoyante pour ne pas reconnaître qu’elle serait la première à en souffrir. Son crédit moral dans le Levant en subirait une grave atteinte, et elle perdrait tout le bénéfice qu’elle aurait eu le droit d’attendre de sa générosité. Quel noble exemple au contraire ne donnerait-elle pas au monde, quelle pure gloire ne s’acquerrait-elle pas si, après avoir été la première à concéder à ses colonies une vie de pleine indépendance, comme celle dont jouit l’Australie, elle se montrait encore la première à savoir abandonner librement et sans arrière-pensée un territoire que les armes ne lui ont pas arraché, par le seul sentiment du respect du droit et de la justice, et pour satisfaire aux demandes des populations ! Quand une puissance telle que l’Angleterre donne, elle doit donner entièrement et sans rien retenir. C’est la seule conduite qui soit vraiment digne d’elle.


FRANCOIS LENORMANT.

  1. MM. Livadas, Nathaniel et François Doménéghini, Dessylas, Zervos, Monferrato, Païzis, Typaldos Capélétos, Pylarinos, Typaldos Iacovatos et Pophandis.
  2. Céphalonie aime à se rappeler qu’elle a été la patrie du général Loverdo et surtout de cette famille Bourbaki, doublement illustrée par deux générations successives sous le drapeau de la France, et par une circonstance vraiment digne de remarque un lien étroit de parenté unissait au général Loverdo et au colonel Bourbaki (le père du général) un des héros de la guerre de l’indépendance grecque, parti comme, eux de l’antique Céphallénie, le vainqueur de Lala, militaire à la fois et homme politique, le général comte André Metaxa.
  3. Le parlement ionien vient en effet de protester contre le traité du 14 novembre.