L. Hachette et Cie. (p. 323-399).


CHAPITRE IX.

LA SOCIÉTÉ.


I


Histoire de brigands. ― Un domestique en vacances. ― Comment on avance dans la gendarmerie. ― Un voleur généreux. ― Athènes assiégée par les brigands. ― Les malheurs d’un touriste qui portait des bijoux. ― La chaîne de Mme D***. ― Le gouvernement à la recherche d’un trésor. ― La duchesse de Plaisance et le brigand Bibichi. ― Un mort très-remuant. ― Précautions à prendre contre les fossoyeurs. ― Un brigand qui veut faire une fin. ― Dix francs de récompense. ― Un sous-préfet à faire peur.


Les brigands ne sont pas en Grèce, comme dans les autres pays, une classe entièrement séparée de la société. J’ai dit que chaque troupe avait son directeur, son impresario dans une ville, quelquefois dans la capitale, quelquefois à la cour.

Les subalternes rentrent souvent dans la vie civile ; souvent aussi le paysan se fait brigand pour quelques semaines, lorsqu’il sait un bon coup à faire ; il retourne ensuite à son champ. La Grèce est le pays du monde où l’occasion a fait le plus de larrons.

Un habitant d’Athènes, un Français, me racontait qu’un jour son domestique l’aborda d’un air timide en roulant son bonnet entre ses mains : « tu as quelque chose à me demander ?

— Oui, effendi, mais je n’ose.

— Ose toujours.

— Effendi, je voudrais aller un mois dans la montagne.

— Dans la montagne ! Et pourquoi faire ?

— Pour me dégourdir, sauf votre respect, effendi.

Je me rouille ici. Vous êtes ici dans Athènes un tas de civilisés (je ne le dis pas pour vous offenser), et j’ai peur de me gâter au milieu de vous. »

Le maître, touché de ces bonnes raisons, permit à son valet un mois de chasse à l’homme. Il revint à l’expiration de son congé, et ne déroba pas une épingle dans la maison.

On m’a conté l’histoire d’un pauvre gendarme qui aspirait depuis plusieurs années aux galons de caporal. Il était bon soldat, assez brave, et le moins indiscipliné de sa compagnie ; mais il n’avait d’autre protecteur que lui-même, et c’était peu. Il déserta et se fit brigand. Dans cette nouvelle profession, ses petits talents se firent jour, et il fut bientôt connu de tous les chefs de la gendarmerie. On essaya de le prendre, et on le manqua cinq ou six fois.

En désespoir de cause on lui envoya un parlementaire. « Tu auras ta grâce, lui disait-on, et pour prix de tes peines, tu seras caporal dès demain, sergent dans l’année. »

Au mot de caporal, le brigand dressa les oreilles ; son ambition était enfin satisfaite. Il consentit à se laisser faire caporal, et il attendit patiemment les galons de sergent. Il les attendit longtemps. Un jour, il perdit patience et retourna à la montagne. Il n’avait pas tué trois hommes qu’on s’empressa de le nommer sergent.

Il est officier aujourd’hui, sans avoir eu d’autres protecteurs que les gens qu’il a mis en terre.

Il s’est rencontré un commandant de la gendarmerie qui voulait sérieusement détruire le brigandage. En quelques mois il a fait rentrer tous les brigands sous terre. Mais on s’est hâté de le destituer. Il avait sapé les fondements de la société.

Deux voyageurs de ma connaissance, au moment de partir pour une province infestée de brigands, s’avisèrent d’aller demander un sauf-conduit aux grands personnages qui patronnent les principales bandes ; mais une réflexion les arrêta en chemin : « Si ces messieurs, par bonté pour leurs employés, allaient les avertir sous main et leur faire présent de nos bagages ! Mieux vaut compter sur le hasard que sur la magnanimité d’un grec. » Ils se mirent en route sans sauf-conduit.

Ils faillirent s’en repentir. Un jour qu’ils avaient gravi tout seuls une montagne escarpée, ils regardaient paisiblement le paysage, lorsqu’ils se virent entourés par trois Pellicares et trois fusils. Ils étaient traqués de trois côtés ; ils s’échappèrent par le quatrième, et redescendirent la montagne beaucoup plus vite qu’ils ne l’avaient montée. Les trois porteurs de fusil eurent beau leur crier : « Arrêtez ! arrêtez ! » cette invitation n’eut pas même la vertu de leur faire retourner la tête. Un des deux fugitifs m’a assuré que pendant cette course il avait plaint de grand cœur les cerfs et les autres animaux qui sont poursuivis par des hommes armés, sans avoir d’autre arme que la fuite.

Je sais un autre français qui fut dévalisé au retour d’un petit voyage. Les brigands firent un choix dans ses hardes. On lui laissa son fusil à piston. Ces messieurs n’estiment que les fusils à pierre. On lui prit son argent ; mais comme il parlait fort bien le grec, il expliqua au chef de la bande qu’il ne pourrait jamais retourner à la ville sans un sou ; et, pour l’amour du grec, cet autre Carl Moor lui donna cinq francs. L’aventure se passait à six lieues d’Athènes.

On sait d’ailleurs qu’Athènes a failli être prise par les brigands. Le fameux Grisiotis avait monté, dans l’île d’Eubée, une bande assez semblable à une armée : il marchait sur la capitale, et il y serait très vraisemblablement entré, si le premier boulet tiré contre lui ne lui avait emporté un bras. Il tomba, et son armée fut mise en déroute. Pour peu que le boulet eût dévié, Athènes était volée comme dans un bois.

Le fils de ce Grisiotis a épousé, il y a un peu plus d’un an, la fille du général Tzavellas, une adorable petite personne qui monte à cheval mieux que son père, et qui tue une perdrix au vol. Elle était très liée avec Janthe, sous le règne d’Hadji-Petros.

Après la tentative de Grisiotis, le coup le plus audacieux qui ait été tenté et exécuté, c’est la confiscation des caisses et des dépêches du Lloyd autrichien, à l’isthme de Corinthe. Les bateaux du Lloyd, pour gagner du temps et éviter de doubler toute la Morée, abordent à l’ouest de l’isthme, au petit port de Loutraki, débarquent leurs dépêches et leurs marchandises, et les confient à des voitures qui vont les porter à un autre bateau tout prêt à Calamaki. Un jour le convoi a été intercepté ; les auteurs d’un si beau coup ne s’en sont pas fait gloire, et la police a respecté leur anonyme.

Un honorable touriste allemand a éprouvé à ses dépens que le voyageur ne doit pas s’embarrasser de bijoux. C’était un des hommes les plus ornés de l’Allemagne, et, soit pour inspirer plus de confiance aux aubergistes, soit pour ne point se séparer de souvenirs aimés, il courait, paré comme une châsse, sur les grands chemins de l’orient. Il fit rencontre d’un brigand bien armé qui lui montra deux pistolets et lui demanda sa bourse.

Le brillant voyageur ouvrait son paletot pour arriver à la poche de son pantalon : il découvrit une chaîne d’or. « Donne ta montre aussi, » ajouta le brigand.

L’allemand, pour ôter sa montre et sa chaîne, se débarrassa d’un de ses gants. « Donne aussi tes bagues. » Il les donna. Pendant qu’il détachait sa montre, il laissa voir deux boutons de chemise en brillants. « Donne les boutons, » dit le brigand. Il ôte les boutons ; sa chemise s’ouvre et laisse voir un médaillon. « Donne-moi cela par-dessus le marché, » dit le voleur insatiable. Ce coup fut le plus cruel, et, sans la présence des deux canons de pistolet, le pauvre allemand aurait fait une résistance héroïque. Le médaillon contenait des cheveux de Fanny Essler. C’était, de tous ses bijoux, le plus précieux ; car c’était celui qu’il avait payé le plus cher.

Une voyageuse d’esprit aventureux, qui se faisait appeler Mme D…, peignait le paysage, et logeait chez la duchesse, fut volée à cent pas de la ville, sur le mont Lycabête, par un jeune grec bien vêtu et bien fait, qui lui arracha une chaîne d’or. Elle raconta à qui voulut l’entendre qu’elle était occupée à peindre lorsque ce joli coquin vint la dépouiller. «  Mais, lui dit quelqu’un des auditeurs, pourquoi le laissiez-vous approcher si près ? — Pouvais-je deviner, répliqua-t-elle étourdiment, qu’il n’en voulait qu’à ma chaîne ? »

Une négresse, morte à Smyrne en odeur de sorcellerie, avait révélé un trésor qu’un pacha de Mistra devait avoir enfoui en un lieu déterminé. Le gouvernement grec, un peu naïf par nature, envoya sur les lieux une commission présidée par un ancien ministre, et escortée de cinq cents hommes d’infanterie. On entreprit sérieusement les fouilles. Un bâtiment de guerre était à l’ancre dans le voisinage, tout prêt à emporter le trésor. Les fouilles coûtèrent gros : on était dans la saison des fièvres. Au bout de deux mois, on découvrit un chandelier d’étain. On se dit : « nous sommes sur la trace ; » et l’on redoubla de zèle. Un mois après, le président de la commission reprit le chemin d’Athènes, bien convaincu que la négresse s’était méprise. Les collègues s’acheminèrent piteusement vers le bateau : la troupe, qui n’avait point de trésor à protéger, suivait à une distance respectueuse. Les brigands, qui avaient entendu parler du trésor, s’étaient dit dès le principe : « laissons-les fouiller, nous les fouillerons ensuite. » frustrés dans leurs espérances, et indignés de la maladresse de la commission, ils tombèrent sur les commissaires. Ces messieurs y perdirent tout leur argent. L’un d’eux, qui avait essayé de dérober quelque chose aux voleurs, reçut un coup de sabre dont il faillit perdre le nez. Les brigands grecs prouvent par ces sévérités qu’ils n’ont pas perdu tout sens moral, et qu’ils ont l’horreur du mensonge.

La duchesse de Plaisance a été prise par le fameux Bibichi, un des plus célèbres routiers de l’Attique. Ce galant homme n’était point brigand par méchanceté, mais par dépit. Sa femme l’avait trompé, et il se vengeait sur le prochain. Homme résolu, d’ailleurs, qui ne craignait pas d’exercer sa profession aux portes d’Athènes.

Je désirais depuis longtemps entendre de la bouche de la duchesse le récit de son aventure ; mais la duchesse n’aime pas à raconter les tours que les Grecs lui ont joués. Un banquier en qui elle avait mis sa confiance lui a fait perdre près de 300 000 drachmes : elle ne s’en plaint à personne. Quelques malveillants lui ont brûlé une maison : elle n’accuse que la combustibilité des choses humaines. D’autres se sont amusés à détruire un pont qu’elle avait jeté sur l’Ilissus : elle les trouve blancs comme neige. Toutes les fois que j’essayais de lui parler de Bibichi, elle se hâtait de me parler d’autre chose.

Un jour que nous étions seuls, et qu’elle n’avait rien à raconter, je lui demandai timidement : « Est-il vrai, madame la duchesse, que, sur le chemin du Pentélique, vous avez été arrêtée par…

— Il faut, me dit-elle, que je vous raconte une assez bonne plaisanterie que je tiens de Georges Cuvier. C’est un petit dialogue qu’on a écrit en 1814, à Rome, sur le piédestal de la statue de Pasquin :

« Louis XVIII : Comment, saint-père, avez-vous pu sacrer un usurpateur ?

« Pie VII : Hé ! Mon cher fils, que voulez-vous ? Vous n’étiez pas là.

« Louis XVIII : Mais, saint-père, avec ma légitimité, je règne même où je ne suis pas.

« Pie VII : Mais, mon cher fils, avec mon infaillibilité, j’ai raison même quand j’ai tort. »

Je trouvai la citation plaisante, et je ris de grand cœur. « Madame la duchesse, lui dis-je, vous avez une façon charmante de conter les choses. Contez-moi donc un peu ce qui vous est arrivé…

— Oh ! se hâta-t-elle d’ajouter, on ne sait plus conter aujourd’hui. De mon temps, on adorait les histoires, et ceux qui savaient les dire étaient partout les bienvenus. Vos romanciers eux-mêmes sont de pauvres conteurs ; ils ne savent plus que disserter. Vos poètes ne savent que gémir ou déclamer. Y en a-t-il un seul qui raconte aussi élégamment que Delille ? »

« Je me dis en moi-même : « Si je conteste un mot, je suis perdu. » Et je confessai lâchement que Delille était le premier conteur du monde. « Je suis bien aise, reprit la duchesse, de vous voir de mon avis. M. De Lamartine et M. Hugo ont-ils rien écrit d’aussi parfait que ces vers ? »

Je baissai la tête, et j’essuyai une interminable narration extraite du poëme des Jardins. C’était, si je ne me trompe, l’histoire d’un jeune sauvage qui reconnaît au Jardin des Plantes un arbre de son pays. Quand le torrent eut coulé, je repris :

— Madame la duchesse, vous avez une mémoire admirable. Vous ne devez pas avoir oublié l’aventure qui…

— Moi ! Reprit-elle, je n’ai rien oublié, et j’ai beaucoup appris. Je sais tout ce qui s’est passé dans Athènes depuis mon arrivée en Grèce. Je sais… tenez ! Je sais trop de choses, et plusieurs que je voudrais oublier. Une surtout… »

Je croyais tenir mon histoire. J’en étais loin. La duchesse poursuivit :

« Une surtout dont j’ai rêvé plus d’une fois, et qu’il faut que je vous conte. »

Je tendis avidement les deux oreilles.

« Croiriez-vous que dans ce pays on enterre quelquefois les gens tout vifs ?

— Sont-ce les brigands qui… ?

— Non, les fossoyeurs. Il y avait dans la ville un brave homme sujet à des évanouissements de douze heures. Un jour il en eut un de vingt-Quatre ; on le crut mort et on l’enterra. Le lendemain, le fossoyeur, qui travaillait dans le voisinage, entendit du bruit dans la bière. Il n’en parla à personne. Mais deux ou trois jours après, rencontrant la veuve du mort, il lui dit : « Il paraît que ton mari ne se plaît guère dans l’autre monde, car il fait un bruit à réveiller tous ses voisins. » La bonne femme courut donner de l’argent aux églises : c’est ainsi, au dire des papas, qu’on soulage les morts. Elle apprit, chemin faisant, à ceux qu’elle rencontrait, que feu son mari lui donnait bien de l’embarras, et qu’il ne pouvait se décider à rester tranquille. Un homme de sens eut l’idée de faire ouvrir le cercueil, et l’on trouva le mort parfaitement mort, mais après des convulsions épouvantables.

— En vérité ? m’écriai-je. Mais c’est à faire frémir ; et les plus terribles histoires de brigands… »

La duchesse m’interrompit. « et vous croyez que je me laisserai ensevelir par ces gens-là ? Non, non ! J’ai déjà pris mes mesures, et, s’ils m’enterrent toute vive, comme cela est très-probable, je saurai bien me tirer d’affaire. J’ordonnerai par testament[1] qu’on me couche sur un lit de repos, dans un caveau bien aéré, avec deux portes, dont l’une s’ouvrira du dedans, et l’autre du dehors. On placera à ma portée un bouquet de fleurs odorantes pour m’aider à reprendre mes sens, et une bouteille de vin de Bordeaux qui me rendra des forces. Et, de peur que les brigands ne viennent m’égorger dans la tombe, j’assurerai quinze mille francs de rente à un berger robuste, pour qu’il passe sa vie au premier étage du monument et qu’il veille sur mon repos.

— Croyez-vous donc, madame, que les brigands ?…

Une personne entra : c’était Janthe. « vous tombez à propos, lui dis-je. La duchesse allait me raconter son arrestation par Bibichi.

— Ah ! Ah ! Répondit Janthe ; ce pauvre homme qui s’est fait brigand parce qu’il était trompé ! Si tous les maris étaient du même tempérament, une moitié du genre humain dévaliserait l’autre. Madame la duchesse, vous avez fait preuve de sang-froid ce jour-là !

— Ce n’est pas la peine d’en parler, dit vivement la duchesse.

— Comment ? Et de quoi parlerait-on, grand dieu ! Vous étiez seule dans votre voiture, j’entends seule avec un officier grec qui tremblait comme la feuille et qui cachait son sabre entre ses genoux. Bibichi, dans sa joie de tenir une si riche capture, ne savait quelle somme vous demander : il parla d’abord de vingt mille doublons, puis de cent mille livres sterling. Quand vous vîtes qu’il ne connaissait pas bien la valeur des monnaies dont il parlait, l’idée vous vint de lui demander à combien de drachmes il fixait votre rançon. Il répondit : « deux cent mille. »

— Oui, ajouta la duchesse, qui ne pouvait plus échapper à son histoire, et le pauvre homme me disait d’un air pénétré : « madame, donnez-nous ces deux cent mille drachmes ; nous en ferons un bon usage ; nous nous retirerons en Turquie ; nous ne volerons plus personne ; nous achèterons quelque belle métairie, et nous bénirons tous les jours votre nom. » Si vous aviez vu avec quel respect il me parlait à la portière de ma voiture, vous auriez cru qu’il me demandait l’aumône.

— Une forte aumône. Et vous avez consenti ?…

— Oui, mais j’ai marchandé, et j’en ai été quitte pour signer un billet de quinze mille drachmes, que mon compagnon de voyage est allé toucher à Athènes tandis que les pauvres gens me retenaient en otage. Malheureusement, mon architecte qui arrivait au-devant de moi vit de loin l’embarras où je me trouvais ; il courut à Calandri, et ramena tout le village à mon secours. Lorsque ce malheureux Bibichi se vit condamné à fuir sans son argent, il prit congé de moi, mais d’un air si désappointé que les larmes me vinrent aux yeux. Je lui donnai dix francs qu’il reçut avec reconnaissance. Il y a du bon chez ces gens-là.

— Oui, dit la comtesse Janthe ; mais ils ont quelquefois des idées bien bizarres. Avez-vous entendu dire ce qu’ils ont fait de messieurs X, Y et Z ?

— Non, madame.

— Eh bien, il m’est impossible de vous le raconter. Mais vous, ne savez-vous pas quelque histoire de brigands ?

— Hélas ! Madame, aucune. Vous savez qu’en France ce genre d’industrie n’est pas assez encouragé par les lois. Ma seule aventure m’est arrivée en Grèce, et je vais vous la dire.

— Avez-vous eu bien peur ?

— Un peu. C’était pendant ma dernière excursion en Morée. Nous étions dans un pays de montagnes, loin de tout secours humain, et, pour comble d’embarras, engagés dans un défilé plus étroit que les Thermopyles. « Alerte ! » cria un agoyate. Une troupe d’hommes de mauvaise mine, tous armés jusqu’aux dents, couraient sur nous bride abattue. Le chef de la bande, monté sur un cheval très-présentable, se distinguait par un costume qui eût fait fortune au théâtre. Il n’était débraillé qu’à demi, comme il convient à un voleur de bonne race, et la férocité de son visage était tempérée par un certain air de grandeur. Mais les satellites qui se groupaient autour de lui, à cheval, à mulet, à pied, étaient pourvus des figures les plus patibulaires que la nature ait jamais dessinées dans ces jours de caprice où elle essaye de rivaliser avec Callot. Nous étions sans armes. Cependant nous fîmes bonne contenance ; et, soit que notre air résolu imposât à l’ennemi, soit que la maigreur de nos bagages désarmât sa cupidité, soit enfin qu’il poursuivît quelque autre proie, il passa outre, et disparut bientôt dans la poussière.

Un quart d’heure après, je rencontrai un paysan.

« Quelle est, lui demandai-je, cette bande qui infeste les environs ? Nous croyons bien avoir rencontré les brigands.

— Tu ne t’es pas trompé de beaucoup : c’est un sous-préfet qui voyage. »


II


L’hospitalité grecque. ― Utilité des lettres de recommandation. ― Le chibouk, la cigarette et le cigare. ― Le café turc. ― Éloge de Petros. ― Manière de préparer le café. ― Le glyco, et particulièrement le loukoum. ― Usage et abus de la poignée de main.


La plupart des voyageurs ont soin de remplir leur malle de lettres de recommandation. Je conseille à tous ceux qui partiront pour la Grèce de ne se faire recommander à aucun Grec.

Ce n’est pas que l’étranger soit mal reçu dans les maisons où il se présente. Si le maître est sorti, le domestique vous reçoit sur la porte. Dites-lui votre nom sans crainte : il ne le redira à personne. Il est trop discret pour parler à son maître des gens qui sont venus le voir. Si vous lui laissez une carte de visite, il croit que c’est un cadeau que vous lui faites, et il la garde comme souvenir. Si la famille est à table, on vous répond : « Ils mangent du pain, » et l’on vous ferme la porte au nez. Si le repas est fini et que le maître fasse la sieste, on vous dit sans plus de façon : « Il dort. » si l’on n’est ni dehors ni à table, ni au lit, si l’on se trouve assez habillé pour recevoir, si les chambres sont assez bien débarrassées pour que l’étranger ne se heurte dans aucun meuble, on le fait entrer, on l’invite à s’asseoir, on lui offre une pipe ou une cigarette ; on lui fait apporter une tasse de café et un pot de glyco, et on lui jure amitié éternelle. Mais on ne l’engage pas à revenir.

Tous les Ggrecs ont l’habitude de fumer, comme tous les Grecs portent des moustaches. Le roi est peut-être le seul homme du royaume qui ne fume pas ; encore assure-t-on que, lorsque la reine est en Allemagne, il se permet quelquefois une cigarette.

J’ai parlé du tabac grec, qui est excellent. Il a plus de parfum et moins d’âcreté que le nôtre ; il est d’ailleurs d’une couleur beaucoup plus appétissante.

Presque tout le tabac soi-disant turc qu’on introduit en France pour les particuliers, vient d’Argos ou de Lamia, les deux meilleurs crus de la Grèce.

On fume la cigarette dans la rue, le chibouk à la maison. Les cigarettes grecques ne ressemblent pas mal à des boudins de petit calibre, et le papier dont on les fait pourrait servir au besoin de papier à lettre. L’étranger qui ne sait pas rouler sa cigarette peut la faire faire par le maître de la maison, qui l’arrondit avec soin, la mouille copieusement, l’allume en fumant deux ou trois bouffées, et la donne à son hôte de l’air le plus gracieux du monde.

Le chibouk se compose, comme on sait, d’un fourneau de terre rouge et d’un long tuyau de bois foré par le milieu. Les chibouks les plus estimés sont en jasmin, en cerisier ou en moussah (arbre de Judée). On fait encore avec des branches d’oranger ou de citronnier des tuyaux élégants qui donnent à la fumée un goût délicieux. Le premier devoir d’un chibouk est d’être très-long et très-gros : dans les bonnes maisons, on fume de véritables gourdins. Tout chibouk qui se respecte est lavé et gratté intérieurement chaque fois qu’il a servi. Les bouts d’ambre ou de verre ne servent qu’à gâter la fumée en lui donnant de l’âcreté. Les vrais fumeurs mordent à belles dents le tuyau de bois parfumé. Le chibouk est apporté par un domestique, qui le fume, chemin faisant, pour le tenir allumé. Le tabac qui remplit le fourneau doit déborder alentour et retomber en grappes dorées. Cette frange s’appelle la crème du chibouk.

Le narghilé ne se fume plus guère que dans les cafés borgnes des environs du bazar ou dans les cabarets de village. Au reste, il n’est bon que là. Les meilleurs appareils sont ceux qui servent vingt fois par jour.

Les Grecs, à de très rares exceptions près, ne fument hors de chez eux que la cigarette. Ils la fument partout, même dans le foyer du théâtre, qui est une affreuse tabagie. Les étrangers se permettent seuls le luxe du cigare. On vend chez les épiciers des cigares d’un sou qui viennent de Malte, et qui sont faits de je ne sais quelle plante, parente éloignée du tabac. Un marchand allemand vend des cigares de Trieste qui coûtent quinze, vingt et vingt-cinq lepta, et qui ne les valent point.

On rencontre quelquefois dans la rue un bourgeois qui s’avance le chibouk à la main. C’est l’exception, et cette habitude ne s’est guère conservée que dans les petites villes comme Syra, où les marchands se promènent en robe de chambre à ramages.

Les grecs ne prisent pas. Un très-petit nombre d’individus, qui ont contracté cette habitude, râpent leur tabac eux-mêmes. L’immense majorité du peuple a fini par donner raison à Aristote et à sa docte cabale.

Le café qui se sert dans toutes les maisons grecques étonne un peu les voyageurs qui n’ont vu ni la Turquie ni l’Algérie. On est surpris de trouver à manger dans une tasse où l’on espérait boire. Cependant on s’accoutume à cette bouillie de café ; on finit par la trouver plus savoureuse, plus légère, plus parfumée et surtout plus saine que l’extrait de café qui se boit en France.

Notre Petros est le premier homme d’Athènes pour le café. Il jouit d’une réputation colossale, que la guerre d’Orient va étendre encore. Je connais sur la mer Noire un bon nombre d’officiers de marine qui savent ce qu’il faut penser du café de Petros, et je présume qu’il s’occupe en ce moment à le faire goûter à notre infanterie. Comme tous les grands artistes, Petros ouvre son atelier aux curieux. Il ne craint point qu’on lui dérobe son secret : il sait qu’il possédera toujours je ne sais quoi d’inimitable ; qu’on pourra le contrefaire, mais non l’égaler.

Je puis donc sans indiscrétion révéler au lecteur les procédés dont il se sert. Si la fantaisie vous prend d’essayer de la recette, vous ferez un café excellent, mais qui ne vaudra jamais le café de Petros.

On grille le grain sans le brûler ; on le réduit en poudre impalpable, soit dans un mortier, soit dans un moulin très-serré. On met l’eau sur le feu jusqu’à ce qu’elle soit en ébullition, on la retire pour y jeter une cuillerée de café et une cuillerée de sucre en poudre par chaque tasse que l’on veut faire ; on mélange soigneusement ; on replace la cafetière sur le feu jusqu’à ce que le contenu fasse mine de s’enfuir, on la retire ; on la remet ; enfin l’on verse vivement dans les tasses. Quelques amateurs font bouillir cette préparation jusqu’à cinq fois. Petros a pour principe de ne pas mettre son café plus de trois fois sur le feu. Il prend soin, en remplissant les tasses, de répartir avec impartialité la mousse colorée qui s’élève au-dessus de la cafetière : c’est la crème du café. Une tasse sans crème est déshonorée.

Lorsque le café est servi, vous êtes libre de le prendre bouillant et trouble, ou froid et reposé. Les gourmets l’avalent sans attendre. Ceux qui laissent reposer le marc ne le font point par mépris ; car ils le ramassent ensuite avec le petit doigt, et le mangent dévotement.

Ainsi préparé, le café peut se prendre sans inconvénient dix fois par jour : on ne boirait pas impunément tous les jours cinq tasses de café français. C’est que le café des Turcs et des Grecs est un tonique délayé, et le nôtre un tonique concentré.

J’ai rencontré à Paris bon nombre de personnes qui prenaient le café sans sucre pour imiter les Orientaux. Je crois devoir les avertir, entre nous, que dans les grands cafés d’Athènes on sert toujours le café avec du sucre ; que dans les khanis et les cafés de second ordre, on le sert tout sucré ; qu’à Smyrne et à Constantinople on me l’a servi partout trop sucré.

Le glyco, qui vient après le café dans le cérémonial hospitalier de l’orient, n’est pas une chose aussi mystérieuse que son nom pourrait le faire croire. Glyco veut dire chose douce. Le mastic de Chio est du gluco ; les confitures de cerises sont du glyco ; le rahat-loukoum est un excellent glyco. C’est chez Dimitri, pâtissier, rue d’Hermès, qu’on mange le meilleur loukoum, le plus frais et le plus finement parfumé d’essence de roses. Les cabarets de la route du Pirée vendent de vieux morceaux de loukoum qui ressemblent à des rognures de lard. Mais un maître de maison qui veut faire honneur à ses hôtes va chez Dimitri chercher quelques morceaux de cette pâte légère, transparente et fondante, qui rafraîchit délicieusement la bouche des fumeurs.

Le glyco est servi ordinairement par la maîtresse du logis ou par sa fille. Les confitures sont contenues dans un grand verre où chacun puise tour à tour avec la même cuiller.

Après le glyco, votre hôte n’a plus rien à vous offrir qu’une poignée de main. La poignée de main est la chose dont les Grecs abusent le plus : ce qui se donne de poignées de main en un jour seulement dans la ville d’Athènes, est incalculable. Le peuple entier est de l’avis du vieux poète français qui disait :

Ce gage d’amitié plus qu’un autre me touche :
Un serrement de main vaut dix serments de bouche.

Les domestiques ne disent point adieu à leur maître qu’ils ne lui serrent la main. La première fois que le perruquier est venu me couper les cheveux, en se retirant il m’a tendu la main sans l’essuyer.

Les grecs, qui se tutoient presque tous, ont inventé des formules plus polies à l’usage des étrangers. Non seulement ils ont gâté cette belle langue grecque en y introduisant le vous, mais ils ont emprunté aux Italiens la seigneurie. Il est vrai qu’ils s’oublient quelquefois, et qu’on entend un valet dire à son maître : « Qu’en pense Ta Seigneurie ? » les villageois tutoient même les étrangers : « Achète-moi cela, milord ! »

J’ai dit, si je ne me trompe, que les familles phanariotes vivaient à la mode d’Europe : il est donc inutile de rappeler que tout ce qui précède ne s’applique ni aux Soutzo, ni aux Mourousi, ni aux Mavrocordato. Le seul fait peut-être qui distingue les maisons phanariotes des maisons françaises, c’est que les domestiques y sont plus nombreux, les appartements moins meublés, les meubles moins élégants, que l’on y fume devant les dames, et qu’elles y fument quelquefois sans se cacher.


III


Aspect des rues. ― La ville en plein air. ― Retour sur l’antiquité. ― Le carrefour de la Belle-Grèce. ― L’épicier, le barbier et le pharmacien. ― Les sénateurs du marché. ― Le changeur. ― Le bazar à huit heures du soir. ― Les hommes dorment dans les rues et les femmes sur les toits. ― La chambre à coucher du peuple est mal balayée. ― Éclairage.


Voulez-vous voir le peuple grec sous son vrai jour, promenez-vous dans les rues.

De tout temps les Grecs ont vécu en plein air. Les Romains étaient, dit-on, fort épris de la place publique, et l’on assure qu’ils haïssaient le logis. Je les défie de l’avoir jamais haï comme les Grecs, car il pleut à Rome dix fois plus qu’à Athènes.

Lorsqu’on examine ce qui reste de la ville ancienne, on est frappé de la petitesse des maisons, qui toutes ont laissé leur trace sur le sol. On ne croirait jamais, si l’histoire ne faisait foi, que de pareils taudis aient été habités par des hommes. L’abbé Barthélemy a tracé dans son livre le plan d’une maison athénienne. Je me ferais fort de donner un bal à cinquante maisons athéniennes dans la maison de l’abbé Barthélemy. Ces baraques, que nous pouvons mesurer avec une canne, n’étaient pas tenables pendant le jour ; tout au plus y pouvait-on souper et dormir. On passait la journée au marché, dans la rue ou sur la place.

Ainsi fait-on encore aujourd’hui, quoique les maisons soient plus commodes et plus spacieuses qu’au siècle de Périclès.

Il est toujours difficile de traverser le carrefour central de la ville, à l’embranchement de la rue d’Éole et de la rue d’Hermès. C’est là que les citoyens, assis devant les cafés ou debout au milieu de la chaussée, agitent les questions de paix et de guerre et remanient, en fumant des cigarettes, la carte de l’Europe.

Tandis que les hommes d’État professent en plein air, les étudiants, ramassés en groupes devant l’université, devisent tumultueusement ; les papas, devant leurs églises, débattent quelque point d’orthodoxie ; les bourgeois font retentir de leurs discussions la boutique de l’épicier, du barbier ou du pharmacien. Ces trois sortes d’établissements sont des salons de conversation à l’usage du peuple. Le pharmacien réunit surtout les gens établis et l’élite de la bourgeoisie. Les causeurs ne s’entassent pas dans la boutique : ils se tiennent de préférence sur le seuil, un pied sur le trottoir, une oreille dans la rue, pour saisir les nouvelles qui circulent.

Le bazar est peut-être l’endroit le plus fréquenté de la ville. Le matin, tous les citoyens, quel que soit leur rang, vont eux-mêmes à la provision. Si vous voulez voir un sénateur portant deux rognons dans une main et une salade dans l’autre, allez au bazar à huit heures du matin. Jamais les servantes de Landernau ne sauront caqueter aussi dru que ces honorables en faisant leur marché. Ils se promènent de boutique en boutique, s’informant du cours des pommes, du prix des oignons, ou rendant compte de leur vote de la veille à quelque changeur qui les arrête au passage.

Le changeur a, comme autrefois, sa boutique au marché. Les anciens l’appelaient l’homme à la table. Il n’a changé ni de nom, ni d’emploi, ni de table, depuis le temps d’Aristophane ; seulement, grâce au progrès de la civilisation, il a couvert sa table d’un treillis de fer qui protège les monnaies d’or et d’argent.

À huit heures du soir, en été, le bazar prend un aspect féerique. C’est l’heure où les ouvriers, les domestiques, les soldats, viennent faire emplette de leur souper. Les gourmets se partagent, entre sept ou huit, une tête de mouton de six sous ; les hommes sobres achètent une tranche de pastèque rose ou un gros concombre qu’ils mordent à belles dents, comme une pomme. Les marchands, au milieu de leurs légumes et de leurs fruits, appellent à grands cris les acheteurs ; de grosses lampes, pleines d’huile d’olive, jettent une belle lumière rouge sur les monceaux de figues, de grenades, de melons et de raisins. Dans cette confusion, tous les objets semblent brillants ; les sons discordants deviennent harmonieux ; on ne s’aperçoit pas qu’on patauge dans une boue noire, et l’on sent à peine les odeurs nauséabondes dont le bazar est infecté.

À quelque heure du jour que vous sortiez dans les rues, vous entendrez prononcer deux mots que vous retiendrez bientôt. Ils sont dans toutes les bouches, et l’étranger qui débarque les a appris avant d’avoir fait cinquante pas.

Le premier est le mot drachme ;

Le second, le mot lepta.

On peut affirmer, sans faire un paradoxe à la façon de Figaro, que ces deux mots sont le fond de la langue. L’usage et l’abus qu’on en fait prouvent abondamment que le peuple grec a le génie du commerce.

Un étranger qui tomberait à Athènes vers minuit, au mois de juillet, ne serait pas médiocrement surpris de trouver les rues couvertes de manteaux. S’il croyait qu’on a fait une telle jonchée en son honneur, et s’il s’avançait étourdiment à travers cette friperie, il sentirait le sol s’agiter, il verrait des bras et des jambes sortir de terre, et il entendrait un concert de grognements énergiques.

Le peuple a l’habitude de coucher dans les rues depuis le milieu de mai jusqu’à la fin de septembre. Les femmes dorment sur les terrasses et sur les toits, à la condition que les toits soient en terrasse.

On a pu remarquer que les femmes tiennent peu de place dans ce chapitre : c’est que les femmes tiennent peu de place dans les rues. Elles sortent rarement, et c’est pour rentrer au plus vite. Jamais elles ne vont au bazar. Les hommes ont conservé ce privilège depuis la domination turque, ou plutôt depuis l’antiquité.

La voie publique est, pour les Grecs du sexe fort, un salon et une chambre à coucher. Pourquoi leur chambre n’est-elle jamais faite ? Constantinople est peut-être la seule grande ville qui puisse enlever à Athènes la palme de la malpropreté. On rencontre dans les rues ici un corbeau mort, là une poule écrasée, plus loin un chien qui se décompose. Je crois, en vérité, que, si un cheval de fiacre venait à mourir devant le café de la belle-Grèce, le Tortoni d’Athènes, on laisserait aux vautours le soin de l’emporter.

La police permet aux particuliers de creuser de grands trous à chaux devant leurs maisons, au risque de faire cinq ou six Décius tous les soirs. Elle laisse séjourner des flaques d’eau dans les rues : on n’a jamais songé à couvrir ce grand fossé qui traverse le beau quartier de la ville. Il y a plus : le pont qui joint les deux rives de ce cloaque, devant l’Imprimerie royale, a perdu, il y a huit ans, une traverse de bois, et rien n’est plus facile que de s’y casser la jambe. La planche qui manque pourrait être remplacée pour deux drachmes ; mais personne n’y a jamais songé.

Les rues sont éclairées à l’huile, excepté les nuits où l’on compte sur la lumière de la lune. Si l’almanach se trompe ou si la lune se cache, il est permis à tous les Athéniens de se rompre le cou.


IV


Les hôtels. ― Les cabarets. ― Les khanis. ― Parallèle du khani et de l’auberge. ― Point de restaurant. ― Les fiacres d’Athènes. ― L’omnibus improvisé. ― Les bains turcs. ― Reproche grave à M. Alfred de Musset. ― Le supplice du bain. ― La récompense.


Les hôtels d’Athènes sont chers et mauvais, parce qu’ils ont peu de voyageurs. Il leur tombe quelques touristes au printemps et à l’automne : c’est tout leur revenu de l’année. Lorsque Athènes deviendra un lieu de passage fréquenté en toute saison, les hôteliers feront leurs affaires et les voyageurs y gagneront.

En attendant, les chambres sont à peine meublées, la propreté douteuse, le service mal fait, la nourriture plus que médiocre.

L’hôtel, je ne dirai pas le plus confortable, mais le plus tolérable, est l’hôtel de Dimitri, situé sur la place du palais, en face de la légation de France. On l’appelle pour les étrangers, hôtel des Étrangers : les indigènes ne connaissent que le nom de Dimitri.

Dimitri est un homme intelligent et curieux du progrès. Sa maison gagne de jour en jour : s’il parvient à se tirer d’affaire, les voyageurs riches trouveront chez lui un gîte agréable. Le maître de la maison parle anglais ; il a des domestiques de place qui savent le français.

L’hôtel d’Orient et l’hôtel d’Angleterre sont deux grands établissements situés à trente pas l’un de l’autre, rue d’Éole, en face du hangar aux canons. Le voyageur, en ouvrant sa fenêtre, peut contempler les douze petits canons qui composent l’artillerie du royaume. Les deux hôtels appartenaient, l’an dernier, aux mêmes propriétaires. Ils recevaient les voyageurs beaucoup moins bien que Dimitri ; mais ils étaient aussi moins chers. Un artiste qui veut demeurer à Athènes plus d’un mois peut être logé et nourri à l’hôtel d’Angleterre moyennant cinq ou six francs par jour, sans le vin[2].

Je ne sais pourquoi les hôteliers d’Athènes se plaisent à faire payer le vin à part : le vin de Santorin, qu’ils donnent pour ordinaire et qu’ils font payer 1 drachme 50 lepta la bouteille, leur coûte au plus 20 lepta.

Les vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Champagne sont hors de prix. Le porter et l’ale, qui viennent de Malte, coûtent 3 drachmes ou trois drachmes 50 lepta la bouteille.

Après ces trois hôtels, mais à une grande distance, vient l’hôtel d’Europe, rue d’Éole, au-dessus du libraire allemand M. Nast. Les commis voyageurs, les petits employés et tous ceux qui veulent vivre avec économie sans trop se soucier de la propreté, vont loger à l’hôtel d’Europe. Le maître de la maison est un français, sa femme une maltaise. Un jour que j’avais commis l’imprudence d’aller voir un des hôtes de la maison, j’ai eu le chagrin de voir l’aubergiste aux prises avec sa femme, qui appelait nominativement tous les locataires à son secours. Les personnes qui ne voyagent pas pour écrire des romans de mœurs intimes feront bien de se loger ailleurs. Je dois dire cependant que la modicité des prix, la complaisance des maîtres de la maison et une réputation de vieille date amène journellement beaucoup de monde à l’hôtel d’Europe. C’était le seul hôtel d’Athènes il y a dix ans.

Les grecs de condition moyenne voyagent avec leur lit, qui se compose le plus souvent d’une couverture. Ils ne demandent donc aux aubergistes qu’un espace de six pieds de long pour reposer leur corps. Il y a trente auberges dans Athènes qui peuvent le leur offrir ; mais, comme je ne suppose pas que mes lecteurs soient curieux de coucher par terre entre quatre grecs, il est inutile d’insister davantage sur des logis malpropres où ils ne mettront jamais le pied. Hors des quatre hôtels dont j’ai parlé, point de salut.

Mais je dirai un mot des khanis, parce que tout le monde est exposé à y dormir. Les khanis sont des auberges de dernier ordre, et cependant les meilleures que l’on rencontre hors d’Athènes. Le nom est turc, la chose est de tous les pays. Je crois que les turcs disent un khan. Les grecs ont ajouté un i par patriotisme. Khani se traduit généralement par auberge ; mais rien n’est plus faux que cette interprétation. Qui dit traître comme un traducteur ne dit pas mal.

Telles sont nos habitudes d’esprit, que le mot d’auberge éveille en nous l’idée d’un hôtelier joufflu, pansu, drapé dans un tablier blanc, et riant d’un gros rire sous son bonnet de coton ; une servante haute en couleur, un valet à figure niaise ; tous empressés, maître, valet, servante, autour du voyageur ; des fourneaux allumés ; des casseroles en branle, une cuisine à grand orchestre ; de bons lits, des draps blancs et des rideaux rouges. Les khanis n’ont que faire de rideaux ; n’ayant pas de fenêtres ; des draps blancs y seraient superflus, faute de lits où les mettre, et des casseroles n’y serviraient que de vain ornement, faute de provisions et de cuisinier. La servante y est chose inconnue : s’il existe des femmes dans la maison, elles ne se montrent guère plus qu’au temps des turcs. Les hommes seuls servent le voyageur, quand ils sont en humeur de servir. Quelquefois le khangi est un vieillard maussade qui vous laisse prendre possession de son logis, vous regarde faire en grommelant, et ne se dérange pour vous qu’à la troisième sommation ; quelquefois, c’est un homme jeune encore, coiffé d’un bonnet rouge à gland d’or et serré comme une guêpe dans son joli costume albanais. Il vient à vous, vous tend la main, vous souhaite la bienvenue et met sa maison à votre service ; mais la maison n’en vaut pas mieux. Vous trouverez une chambre qui a strictement les quatre murs ; quelquefois un plancher : c’est du luxe ; quelquefois une natte ; c’est du raffinement. Si nombreux que l’on soit, et s’appelât-on légion, il se faut accommoder de cette unique chambre, il est bien rare que la maison en possède deux. Les bancs, les tables et surtout les chaises ne se rencontrent que par accident ; mais ce sont vanités dont on apprend aisément à se passer. Vous faites dérouler votre matelas, vous croisez les jambes comme un turc, ou vous les étendez comme un romain, et vous vous armez de patience, tandis que votre domestique, avec des provisions, apprête votre dîner. Le khani fournit le toit ; ne lui demandez rien de plus. Cependant soyons juste : on trouve dans les khanis du pain et du vin, on y trouve des fers pour les chevaux, de la corde pour les bagages, des allumettes, du savon, et cette épicerie élémentaire qui suffit aux besoins des Grecs. Le gîte qu’ils nous offrent est plus propre que la plupart des maisons de paysans ; on n’y est donc pas aussi mal que possible. Toutefois, on y est fort mal ; et l’on n’est pas médiocrement surpris au matin, lorsqu’il faut payer pour le loyer de quatre murs le prix d’une bonne chambre d’auberge avec ces rideaux rouges et ces draps blancs que j’ai revus souvent dans mes rêves. Si l’auberge et le khani se ressemblent par quelque point, c’est par la carte à payer.

Le petit peuple d’Athènes mange en plein air, ou dans des gargotes qui font une sorte de cuisine italienne ; mais il se nourrit le plus souvent de choses froides qu’il mange sur le pouce. Un morceau de poisson salé, une poignée de piments ou d’olives amères, une tranche de khalva (gâteau de sésame et de miel), composerait, pour la somme de trois sous, un festin de Balthazar.

Les étrangers n’ont d’autre ressource que d’aller dîner à l’hôtel pour quatre drachmes, sans le vin.

Les voitures ne sont pas rares dans Athènes, et l’on en trouve abondamment pour la ville et la campagne. J’ai dit plus haut que la campagne s’étend à quatre lieues de la ville. Rien n’est plus disgracieux que ces pauvres fiacres d’Athènes, disloqués, malpropres et mal tenus. Ils ont rarement des carreaux, et je ne sais pas s’ils ont toujours quatre roues.

On les trouve tous rassemblés sur une place boueuse, qui s’appelle la place des Voitures. Il n’est pas facile de faire un choix, tant on est tiraillé et envahi par les cochers. On traite de gré à gré avec ces messieurs : la police n’a pas établi de tarif. On va au Pirée pour une drachme et demie ou pour 60 drachmes, suivant l’occasion : pour un bal au Pirée, j’ai vu louer les fiacres 60 drachmes huit jours à l’avance. Le jour venu, on en avait à choisir pour 2 drachmes. Les voitures haussent et baissent, comme ailleurs les fonds publics, sans qu’on sache toujours pourquoi.

On a parlé d’établir des omnibus d’Athènes au Pirée. Les communications sont fréquentes, les fiacres sont chers : l’affaire paraît excellente à première vue. Elle est détestable, et l’on s’y ruinerait. Les omnibus ne pourraient pas faire payer moins de cinquante lepta pour une course de deux lieues. Or, les grecs trouvent moyen d’aller au Pirée pour vingt-cinq lepta. Le premier qui veut partir prend un fiacre, s’y installe et attend ; un second arrive, on l’appelle, il prend place ; un troisième vient ; huit personnes qui ne se connaissent pas s’empilent dans la même voiture, qui devient par le fait un omnibus. Les chevaux de fiacre sont très laids : mais ils ne quittent jamais le galop.

Je terminerai ces renseignements par un mot sur les bains d’Athènes. On n’y prend guère que des bains de vapeur, et il en est de même dans tout l’orient.

Le sopha sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose ;

mais la baignoire et les robinets d’airain seraient des objets de mépris en Grèce comme en Turquie. Si vous allez à Athènes, vous y prendrez des bains turcs, et vous vous en trouverez bien.

Autant les bains français s’appliquent à ressembler aux bains turcs, autant les établissements de bains turcs ressemblent extérieurement à des bains français. Le meilleur des deux bains turcs qui sont à Athènes est une maison sans apparence, avec deux petites enseignes peintes, représentant un bonhomme et une bonne femme. Ce langage allégorique se traduit en patois vulgaire par : côté des hommes, côté des dames.

En entrant, on tombe dans une chambre meublée de douze lits de camp, dont chacun est enfermé dans un rideau rouge habilement rapiécé. C’est derrière ce voile de pourpre que le baigneur se dépouille de ses habits pour revêtir un pagne de coton ; il chausse des sandales de bois, et on l’invite à passer dans la salle voisine. Il traverse clopin-clopant un petit cabinet chauffé à vingt degrés environ, et pénètre sans autre transition dans l’étuve.

Au premier moment on est un peu suffoqué ; on n’avait pas contracté l’habitude de respirer de la vapeur d’eau chauffée à cinquante degrés. Mais on s’y fait, et l’on prend un lâche plaisir à se voir ruisseler. Le pavé est ardent, les murs brûlent. Le mobilier de la salle se compose de deux lits de planches à fleur de terre et de deux petites cuves de pierre placées sous deux robinets. Chaque cuve renferme une sébile de bois.

Quand le patient a sué dix ou douze minutes, il voit entrer son baigneur qui le prend et l’étend sur un des lits de bois. Là commence l’opération du massage. Si le corps humain n’était pas doué d’une élasticité merveilleuse, un homme bien massé serait bon à porter en terre. Pendant qu’on est pétri par un robuste vieillard qui ne ressemble pas mal à un bourreau, on se demande de temps en temps si l’on n’a pas quelques os rompus, ou tout au moins désarticulés.

Êtes-vous suffisamment moulu ? Attendez : il faut maintenant qu’on vous étrille. Le baigneur s’arme d’un gant de poil de chameau qu’il vous promène sur tout le corps, entraînant, à chaque coup, de grands rouleaux de peaux mortes dont vous ne vous saviez pas porteur. Cela fait, il s’avance avec un formidable baquet de mousse de savon dont il vous habille de la tête aux pieds : gare aux yeux ! Finalement il puise dans les petites cuves de marbre quelques écuellées d’eau chaude dont il a soin de vous inonder. Puis on vous entortille de serviettes, on vous roule un turban autour de la tête, et l’on vous conduit ou plutôt on vous porte sur le lit de camp où vous vous êtes déshabillé.

Là commencent les délices du bain turc, ou du moins c’est là qu’elles commenceraient si le lit était propre, si le café était bon, si le narghilé se fumait bien, et s’il ne s’exhalait pas de tout ce qui vous entoure un arrière-parfum de malpropreté qui me ferait prendre en horreur le paradis de Mahomet.


V


Le sport. ― Le turf athénien. ― La place de la musique. ― Les plaisirs du dimanche. ― Le chapelet des Grecs. ― Emploi du mouchoir de poche. ― Le roi et la reine au milieu de leurs sujets. Souvenirs du Cirque Olympique.


Lorsqu’on a traversé toute la rue d’Éole en tournant le dos à l’Acropole et à la tour des Vents, on aperçoit devant soi une route poudreuse, longue d’un grand kilomètre et terminée par un petit village. Ce village était, sous les Turcs, la résidence du pacha. Le nom de pacha, ou padischah, lui est resté, un peu corrompu il est vrai : les Athéniens disent Patissia.

La route de Patissia est le turf d’Athènes.

Si je disais que c’est un lieu de plaisance, je mentirais comme un historien grec. La route est mal entretenue, et tiendrait mal son rang parmi nos chemins vicinaux. Les arbres dont on a essayé de la border sont morts, ou mourants, ou malades ; les quatre ou cinq cabarets qui se dressent à droite et à gauche ne sont pas des Parthénons ; les champs d’orge ou les terrains incultes qu’elle traverse ne font pas un paradis terrestre.

Cependant les promeneurs qui s’entassent sur cette route peuvent voir, quand la poussière le permet, un des beaux panoramas du monde. Ils ont devant eux le mont Parnès, fendu par une grande crevasse béante ; derrière eux, Athènes et l’acropole ; à droite, le Lycabète ; à gauche, la mer, les îles et les montagnes de la Morée. La vue est moins belle au bois de Boulogne[3].

Le monde élégant d’Athènes a pour distraction principale, en été comme en hiver, la promenade sur la route de Patissia. On y vient à pied, en voiture, et surtout à cheval. Tout grec qui trouve trois cents drachmes à emprunter se hâte d’acheter un cheval ; tout grec qui a trois drachmes dans sa poche les consacre à la location d’un cheval. Les commis des magasins de la rue Vivienne auront beau faire ; ils ne seront jamais aussi grands cavaliers que les coiffeurs et les cordonniers d’Athènes, le dimanche, à Patissia.

Les jeunes employés qui gagnent plus de deux mille drachmes par an, les bourgeois qui ont de quoi vivre, les officiers de cavalerie, et quelquefois les membres du corps diplomatique, font les beaux jours de la route de Patissia. Le chargé d’affaires d’une des cours d’Allemagne s’y promène tous les jours en tenue de haute école, sur un cheval de cent francs. Les jolies femmes de la société, qui presque toutes sont d’excellentes écuyères, s’y risquent de temps en temps. J’y ai rencontré souvent Janthe qui faisait sauter les fossés à un magnifique cheval blanc, moins beau sans doute que le cheval du cheik. Janthe était le meilleur cavalier de la ville. Lorsqu’elle sortait, suivie d’un petit cortége d’amis, elle avait si grand air que les gamins accoururent plus d’une fois en criant sur son passage : ils la prenaient pour la reine. La reine ne lui pardonnera jamais ces méprises-là.

Le public n’a pas d’autre promenade attitrée que la route de Patissia. On va s’y montrer en hiver de trois heures à cinq ; en été de sept à neuf. En hiver, les seuls jours où elle reste déserte sont les jours de vent du nord : il serait presque impossible de marcher contre le vent jusqu’au village. C’est un véritable courant que je me suis amusé quelquefois à remonter, après m’être enveloppé de deux manteaux. Arrivé à Patissia, on n’a plus qu’à tourner le visage vers Athènes : le vent se charge de vous y porter.

À la sortie de la ville, à droite de la route, s’étend une plate-forme nue dont le sol est une sorte de macadam naturel. Le seul ornement de cette place est une petite rotonde de bois qui peut abriter vingt personnes. C’est sous le toit de ce modeste monument que la musique s’établit tous les dimanches. Le peuple fait cercle à l’entour pour écouter ; le roi et la reine viennent au milieu du cercle donner le spectacle à leurs sujets.

La musique est une fête hebdomadaire pour toute la population d’Athènes. Il faut que le temps soit bien épouvantable pour qu’un dimanche se passe sans musique. C’est à la musique qu’on peut voir la réunion de toutes les classes de la société, depuis les personnes de la cour jusqu’aux pauvres loqueteux et mendiants. Dès trois heures en hiver, dès six heures en été, un piquet de soldats arrive sur la place. Les musiciens, en uniforme militaire, ne se font pas attendre : ils vont s’établir sous leur kiosque de bois blanc. Bientôt on voit apparaître le panache du colonel Touret. Les musiciens ne consentiraient jamais à jouer si le colonel n’était pas là. Il se tient sur la route, devant le petit pont qui la relie à la place. C’est là qu’il attend leurs majestés, en caracolant : son cheval n’a jamais plus de deux pieds à terre. Le préfet de police, en costume de Pallicare, arrive ensuite, le gourdin à la main. Ses employés, qu’on n’aimerait point à rencontrer au coin d’un bois, sont autour de lui ; chacun d’eux porte un bâton où l’on a écrit, pour rassurer le public : Force de la loi. Sur un ordre du colonel, le piquet de soldats s’éparpille de manière à décrire un grand cercle autour des musiciens. Derrière eux viennent se ranger les voitures ; derrière les voitures, circulent les piétons et les cavaliers.

Les marchands d’Athènes se promènent avec leurs femmes et leurs enfants, en grande toilette. Le chef de la famille roule dans ses doigts un gros chapelet qui n’est pas un instrument de religion, mais un passe-temps, un jouet de grandes personnes, dont on s’amuse à compter les grains machinalement et sans y penser. Cet exercice très doux finit par devenir un besoin pour ceux qui en ont pris l’habitude, et je connais des français de beaucoup d’esprit, qui ont quitté la Grèce depuis plusieurs années, qui ont des occupations sérieuses, une vie pleine et agitée, et qui ne se possèdent plus lorsqu’ils n’ont pas ce chapelet entre les doigts : tant l’habitude les a bien ensorcelés ! J’ai vu en Grèce le président du sénat diriger une discussion orageuse sans cesser un instant de compter les grains de son chapelet.

On rencontre à la musique un certain nombre de bourgeoises qui ne mettent le nez dehors qu’une fois par semaine. Leurs maris les font sortir tout habillées d’une boîte dont ils ont la clef ; ils leur donnent un coup de brosse, et les exposent au grand air jusqu’au soir. Après la musique, elles rentrent dans leur coffre, que l’on referme hermétiquement.

Ces dames sont en grande toilette : la toilette est une des plaies de la société athénienne. Tel employé à douze cents francs achète à sa femme une robe de moire antique blanche ou rose, qu’on voit traîner tous les dimanches dans la poussière. Ces tristes poupées s’avancent majestueusement, un mouchoir brodé à la main. C’est le seul mouchoir de la maison. Les hommes de toute condition se mouchent dans leurs doigts avec une grande dextérité. Les riches bourgeois s’essuient après avec leur mouchoir. La haute société se mouche à la française et n’en est pas plus fière.

Dans un coin écarté, le long d’un mur, s’entassent les servantes, les ouvrières, les Albanaises et toute la classe des femmes pauvres. C’est dans ce fouillis de bras et de jambes qu’on découvre les plus beaux profils et les figures les plus distinguées. J’ai vu des servantes venues de Naxos ou de Milo qui auraient éclipsé toutes les femmes de Paris, si l’on avait pu les faire infuser six mois dans une eau courante.

À l’heure indiquée pour le commencement de la cérémonie, le colonel, qui en remontrerait au soleil pour l’exactitude, fait un signe à l’orchestre. On joue des quadrilles, des valses, des polkas et toute autre espèce de musique savante. Le public écoute ces bruits variés avec toute l’attention qu’ils méritent, c’est-à-dire assez mal. Vers le deuxième ou le troisième morceau, on voit le cheval du colonel s’enlever comme s’il avait des ailes. À ce symptôme, on pressent l’arrivée du roi.

Le roi et la reine entrent dans le cercle au galop. Leur suite s’arrête à l’entrée. Elle se compose ordinairement d’un aide de camp, d’un ou deux officiers d’ordonnance, d’une dame d’honneur et de l’écuyer de la reine, un bon gros Allemand qui lui dresse ses chevaux, et qui les fatigue le matin lorsqu’elle doit les monter le soir. Le piquet de cavalerie, qui suit Leurs Majestés à vingt-cinq pas de distance, va se placer de l’autre côté du cercle.

Les Français qui ont fréquenté le cirque des Champs-Élysées ou suivi les représentations de l’Hippodrome sont reportés brusquement à leurs souvenirs, lorsqu’ils voient ces étranges évolutions s’opérer au son de cette grosse musique. Le roi et la reine sont arrêtés côte à côte, occupés à retenir leurs chevaux, à écouter le tapage des cuivres, à contempler leur peuple et à se sourire l’un à l’autre. Le costume de la reine a souvent quelque chose de théâtral. De temps en temps le roi s’amuse à marquer la mesure, en roi absolu qui s’est placé au-dessus des lois.

À la fin du morceau, Leurs Majestés, suivies de la cour, traversent le cercle : les citoyens ôtent leur bonnet ; les cavaliers de l’escorte éperonnent leurs montures, et la cour se perd dans un nuage de poussière. Ne pleurez point : elle reviendra. J’ai vu le roi revenir jusqu’à trois fois dans la même après-dînée : les musiciens ne se lassaient pas de souffler, ni les bourgeois de saluer.


VI


Le théâtre. ― Vice de construction. ― MM. les officiers. ― Le chant des Grecs. ― Les dilettanti. ― Vers français d’un citoyen d’Athènes.


La ville d’Athènes a un théâtre et quelquefois des acteurs.

Le théâtre a été construit, non par l’État, non par la ville, encore moins par le roi, mais par quelques citoyens, et à leurs frais. Il n’y a pas au monde une propriété plus divisée que celle de ce théâtre. En France, les établissements de ce genre, lorsqu’ils n’appartiennent ni à l’État, ni à une municipalité, ni à un directeur, sont une propriété collective possédée en commun par plusieurs actionnaires. Il en est tout autrement dans la capitale de l’individualisme. Chacun des copropriétaires possède une loge qu’il peut vendre, donner ou léguer. La ville dispose du parterre, de l’orchestre et des troisièmes.

Lorsqu’une troupe vient s’établir à Athènes, les acteurs sont dans un grand embarras. La location de l’orchestre, du parterre et des troisièmes est loin de couvrir les frais de la représentation. Il faut, bon gré mal gré, qu’on force les possesseurs des loges à payer un droit d’entrée pour se rendre à leur propriété. S’ils refusaient la concession qu’on leur demande, tout spectacle serait impossible.

D’un autre côté, il est impossible d’exiger que le possesseur d’une loge qu’il a payée acquitte un droit de quatre ou cinq drachmes pour entrer chez lui. On a donc fixé le droit d’entrée à la modique somme d’une drachme cinquante-cinq lepta.

Ce moyen terme ne contente personne. Les propriétaires se plaignent de payer ; le directeur se plaint qu’on le paye trop peu ; et il est question de construire un nouveau théâtre, qui appartiendra en entier à son directeur. Le théâtre subdivisé serait abandonné, et chacun des propriétaires aurait le droit d’emporter sa loge.

Les officiers, qui occupent par privilège spécial les quatre premiers rangs à la droite de l’orchestre, payent leurs places une drachme cinq lepta, un peu moins de quatre-vingt-quinze centimes, entrée comprise. Il y a deux ans, ils ne payaient qu’une drachme, et ils ont hautement murmuré contre cette addition de cinq lepta.

Le public, de son côté, trouve étrange que ces messieurs, qui ne sont pas tous bien élevés et qui troublent souvent le spectacle, obtiennent une réduction de soixante pour cent sur le prix de leur place.

Par toutes ces raisons, le théâtre est resté désert pendant plusieurs années. Lorsqu’on obtient une misérable troupe, c’est seulement pour l’hiver. Elle joue, en moyenne, trois fois par semaine, en tenant compte des représentations extraordinaires et du chômage imposé par les divers carêmes[4].

Il n’est pas facile de donner à la société d’Athènes un spectacle qui soit compris de tout le monde. La comédie française serait inintelligible pour les neuf dixièmes de la société grecque. Les tragédies héroïques de M Soutzo seraient lettre close pour les dix-neuf vingtièmes des étrangers. Quelquefois on en donne une au carnaval pour les polissons de la ville, qui croient s’applaudir eux-mêmes dans les exploits de leurs pères. Pour tout concilier, on prend une troupe italienne qui crie comme elle peut la grosse musique de Verdi.

La salle est peinte à l’eau de colle avec une remarquable simplicité. Elle est construite comme les salles d’Italie, c’est-à-dire que la moitié du public des loges tourne le dos aux acteurs. Les actrices sont laides à faire plaisir, les décors usés à faire peine. On joue Nabucco dans un décor d’Ernani, qui porte en toutes lettres l’inscription du tombeau de Charlemagne :

Karolo Magno.

Les Grecs n’y regardent pas de si près. Ils adorent leur théâtre, leurs chanteurs et leurs cantatrices. Ce peuple raffole de musique : on recherche toujours ce qu’on n’a pas. La nation entière chante du nez sur un ton lamentable. Si elle appréciait autrefois le chant des cigales, c’est qu’elle le comparait au sien. Je n’ai rien entendu qui approchât de la musique populaire des Grecs, si ce n’est le nasillement saccadé des virtuoses chinois. Le peuple va donc au théâtre, et il applaudit passionnément les chanteurs toutes les fois qu’ils détonnent. Les admirateurs lancent sur la scène des bouquets et des couronnes ornées de rubans, comme le chapeau d’un conscrit. Souvent même la galanterie ingénieuse des dilettanti jette aux actrices des bouquets de pigeons vivants, liés à grand renforts de faveurs roses. Pendant ce temps, d’autres amis, placés au paradis, sèment dans la salle des papiers blancs, verts et roses, imprimés en lettres de toutes couleurs, et même, si je ne me trompe, en lettres d’or. Ce sont des vers grecs, italiens ou français, à la louange de l’artiste. Je crois pouvoir sans indiscrétion communiquer au lecteur une petite pièce de poésie française, imprimée sur papier vert-pomme, avec une couronne en tête. Ce sont les adieux d’un dilettante athénien à une jeune cantatrice demi-grecque, demi-italienne. Ce papier m’est tombé sur la tête un jour de représentation extraordinaire. De ma tête il a passé dans ma poche, de ma poche dans mon tiroir, de mon tiroir dans ce livre : puisse-t-il aller d’ici à la postérité !


À MADEMOISELLE


THÉRÉSINE MINICKINI BRUNO.


Du crépuscul d’un pays renaissant

Ô Nymphe, tu chantes les destins à-venir
Oui c’est toi qui, par tes mélodieux accents
Fais voir qu’Apollon va bientôt revenir !

C’est la langue divine
Que tes lèvres effleurent
Tiens, belle Thérésine,
Une bouquet des fleurs !

Que de fois la Grèce vers sa fille bienaimée
A Envoyé ses fils, a envoyée la science.
Et l’Italie de même pour acquit de conscience
C’est toi Thérésine qu’elle nous a envoyée !

C’est la langue divine
Que tes lèvres effleurent
Tiens, belle Thérésine,
Une bouquet des fleurs !

Que l’écho des vallons de cette patrie des arts
Répète tes accents dans les villes dans les forêts
Pour que le monde connaisse et le nom et la part
Qu-une jeune Grèque-Italienne a eu pour son progrès !

C’est la langue divine
Que tes lèvres effleurent
Tiens, belle Thérésine,
Une bouquet des fleurs !


En parlant de toi est-il juste d’oublier
Celui dont le souffle a passé dans ton âme[5]
Et qui de la musique répand ici la flamme[6]
Ho non ! offrons-lui une couronne de laurier !

C’est la langue divine
Que tes lèvres effleurent
Tiens, belle Thérésine,
Une bouquet des fleurs !


Quelquefois, tandis que l’admiration sème des bouquets, des pigeons et des vers, la cabale jette un dindon sur la scène. Les acteurs dévorent cet affront sans se plaindre.


VII


Le beau monde. ― Bal chez M. Jean S***. ― La conspiration des violons. ― Les toilettes, l’ail et la conversation. ― Les cancans. ― Un duel au bord de l’Illissus. ― Galanterie de bon goût. ― Les cors d’un charmant valseur. ― Histoire d’un bracelet. ― Un monsieur qui a pris cinq tasses de brouillon. ― Les provisions du père de famille. ― Succès d’une paire de gants blancs.


De Moscou à Mexico, toutes les bonnes sociétés se ressemblent comme tous les hôtels garnis. Seulement, les gens comme il faut ont plus ou moins de manières et les hôtels plus ou moins de puces. Mais Athènes se distingue sous ces deux rapports, et les manières y sont aussi rares dans la société que les puces y sont communes dans les hôtels.

La veille de mon départ de Paris, Mme A… une des sommités de l’aristocratie russe, m’avait confié quelques commissions pour sa fille, Mme Catherine S***, mariée à Athènes. C’étaient des robes, des bijoux, et un polichinelle digne d’amuser un roi. Le jour même de mon arrivée, je courus chez Mme S***, précédé de Petros, qui portait les paquets d’un air aussi maussade qu’un diable qui porte des reliques. Petros n’a jamais compris qu’on lui fît porter des paquets, lorsque la nature a créé les Maltais tout exprès pour cela. Mme S*** reçut les paquets et moi avec cette effusion de cordialité qui ne coûte rien aux Russes. Elle me pria à dîner pour le lendemain, et m’invita à un bal qu’elle donnait huit jours après. J’acceptai avec empressement l’une et l’autre invitation. Le bal surtout affriandait ma curiosité : il me tardait de voir une réunion complète du beau monde d’Athènes.

C’est le 18 février que ce grand événement se produisit. Les astronomes l’annonçaient depuis le commencement de l’hiver. Les bals ne sont pas communs dans la société d’Athènes, qui n’est pas nombreuse. Lorsqu’en dehors des bals de la cour on a dansé quatre fois en une année, on dit : « L’hiver a été gai, nous nous sommes bien amusés. »

Mme S*** avait fait une sorte de coup d’état en s’abstenant d’inviter un certain nombre d’uniformes mal élevés qui s’imposent partout, et qu’on tolère en murmurant. C’est assez dire qu’elle avait fait bonne provision d’ennemis qui n’auraient pas été fâchés d’empêcher son bal.

Il n’y a dans Athènes qu’un seul orchestre : celui du théâtre. Quand le roi a la fantaisie de dîner en musique, le spectacle est retardé. Mme S*** avait, comme on peut croire, retenu l’orchestre un mois à l’avance. Elle ne pouvait l’avoir qu’à la fin du spectacle ; mais on lui avait promis de donner un très-petit opéra et de le chanter au galop. Par malheur, ou plutôt par malice, la commission de guerriers qui surveille la direction du théâtre fit mettre sur l’affiche un opéra des plus longs, intercala des morceaux dans les entr’actes, et menaça d’une grosse amende tout violon qui déserterait son poste.

On commença donc par danser au piano.

Il y a deux sortes de luxe dans un bal : celui qu’on y trouve et celui qu’on y apporte. L’un vient du maître de la maison, l’autre de ses invités. M. S*** avait fait pour le mieux. Il s’était procuré des fleurs, denrée assez rare à Athènes : il les avait prodiguées, ainsi que les bougies. Faute de parquet (il n’y a de parquet qu’à la cour) on dansait sur un beau tapis. La musique ne jouait pas les airs de l’hiver dernier, mais la vieille musique n’est pas la moins dansante. Les rafraîchissements étaient assez abondants pour qu’il en restât aux dames après que les hommes s’en étaient remplis. La seule chose qui manquât un peu, c’était la place. Mais on ne peut pas démolir sa maison pour donner un bal.

Les invités, de leur côté, avaient apporté tout ce qu’ils pouvaient. Les hommes n’étaient point parfaits (où le sont-ils ?) : on remarquait çà et là quelques habits fripés, quelques cravates blanches en tortillons et quelques gilets du siècle de Périclès. L’habit des officiers grecs est terne : ces épaulettes de fer-blanc, qui sont les mêmes pour le sous-lieutenant et pour le colonel, et les maigres galons qui les accompagnent, n’ont rien qui éblouisse les yeux. Mais tout le monde (nous n’en sommes pas encore au souper) se comportait vraiment bien. La marine française n’était représentée que par un charmant petit aspirant, homme du monde et beau danseur ; la marine hollandaise avait député un gros garçon formidablement rouge, et dont le nez singeait la pomme de terre à s’y méprendre. Mme S*** aurait pu avoir chez elle un millier de foustanelles : elle n’en avait invité que deux ou trois. De ce nombre était le grand maréchal du palais, ce petit homme exotique dont le visage est coloré comme une tuile, et je crois même un peu tatoué. Les femmes étaient presque toutes serrées dans des robes de Mme Dessales, la couturière de la place Vendôme, qui fournit tout l’orient. Trois ou quatre Hydriotes montraient leur poitrine tombant en cascades dans leur chemise, suivant la mode du pays.

Il manquait à la fête la présence du roi et de la reine, mais on ne s’en plaignait point ; leurs majestés traînent partout avec elles le cérémonial de l’Allemagne, et la gaieté fuit par une porte en les voyant entrer par l’autre. Depuis la révolution de 1843, la cour a cessé d’aller en ville. Une seule fois j’ai vu le roi accepter une invitation : c’était à la campagne, chez le ministre de Bavière. Le bal fut très-joli : on dansait en plein air. Mais on ne s’égaya qu’après le souper, lorsque l’esprit d’égalité eut coulé dans tous les verres. On vit alors le ministre de la marine se promener devant ses souverains, le chapeau sur la tête ; et l’on entendit le colonel Touret insinuer hautement au ministre de la guerre qu’il était un galopin. Retournons vite au bal de Mme S***.

Dès l’arrivée de l’orchestre, il se répandit dans le salon un vague parfum d’ail qui se précisa de plus en plus. C’est une odeur locale qui se retrouve dans presque tous les bals. On pense, dans le pays, que sans un peu d’ail les bals sont fades comme les gigots.

Je n’ai jamais vu de peuple qui dansât avec plus de furie que la bonne société grecque. Il est vrai que je n’ai pas voyagé en Espagne. Les femmes surtout sont infatigables. Si vous vous arrêtez un instant pour laisser respirer votre danseuse, vite un autre cavalier vient vous demander la permission de faire un tour avec elle, comme si c’était vous qui eussiez besoin de repos.

Ce qui brillait le moins dans le bal, c’est la conversation. Les Grecs civilisés savent assez bien le français, mais ils le prononcent mal. L’u leur coûte beaucoup à dire, le j leur écorche la bouche, l’e muet n’est pas dans leurs moyens, et certaines diphthongues rebelles leur restent obstinément au gosier. J’ai entendu un officier un peu fat qui disait, comme un gascon du théâtre : Zi souis céri des damouselles.

Le fond du discours n’est pas plus brillant que la forme. On vit sur de vieux cancans arriérés. L’histoire de Mme X***, qui s’est fait enlever dans une caisse, est toujours citée en exemple aux filles majeures ; on parle encore, en levant les yeux au ciel, de la belle Mme Y***, qui a mangé la fortune d’un jeune diplomate et l’a réduit à se faire soldat. On blâme la conduite légère d’Aspasie, et l’on se demande pourquoi Alcibiade a fait couper la queue de son chien. Bref, on retrouve dans les conversations des passages de Plutarque, et les diseurs de nouvelles se rencontrent quelquefois avec Rollin.

Une personne pleine de bonté, qui daignait jouer pour moi le rôle de cicérone, me montra un officier grec qui s’était battu en duel pour quelques méchants propos. « S’est-il bien battu ? » Demandai-je.

— Fort bien, et plutôt deux fois qu’une. La cause première du duel était cette gracieuse petite personne très décolletée que vous voyez là-bas. L’officier grec avait étrangement calomnié un jeune attaché d’ambassade : il l’avait accusé de protéger les amours de cette dame avec un diplomate allemand. On se battit au pistolet. L’officier tira le premier, et manqua. « Monsieur, » lui dit son adversaire, « le coup ne compte pas : votre main tremblait trop. Veuillez recommencer. » L’officier ne se le fit pas dire deux fois : il recommença. »

Si je raconte cette histoire, c’est que l’officier qui a recommencé appartient à l’une des quatre grandes familles d’Athènes.

« Voyez-vous, me dit mon guide, ce valseur qui vient de s’arrêter ? C’est un homme du monde très obligeant, qui est reçu dans la meilleure société, et qui fait venir pour ses amis, par complaisance, des marchandises d’Europe qu’il leur donne au prix coûtant, après avoir prélevé un bénéfice de cinquante pour cent.

— En vérité ? Répondis-je. Je croyais qu’il n’y avait que les Russes pour faire si élégamment le commerce. Je connais à Paris une grande dame russe, veuve d’un gouverneur de Varsovie, qui possède à la Chaussée-d’Antin un fonds de marchande à la toilette, et qui recommande sa boutique dans tous les salons du faubourg Saint-Germain, où elle est reçue à bras ouverts. »

Vers deux heures du matin, on annonça le souper. Plus de quatre-vingt convives se mirent à table, et firent honneur au repas. J’admirais un luxe de damassé véritablement russe, et une très belle argenterie ; mais ce que j’admirais le plus, c’est la confiance de l’amphitryon, qui exposait des richesses pareilles aux mains de ses compatriotes. Les ennemis de la maison ont dû crever d’envie et d’indigestion.

Pendant que les invités buvaient du vin du Rhin, les domestiques étaient à sec dans une salle basse. Je trouvai en sortant le pauvre Petros que j’avais oublié d’envoyer se coucher, et qui m’attendait depuis neuf grandes heures, avec mon manteau sur le bras.

— « As-tu dormi ?

— Non, monsieur.

— As-tu mangé ?

— Non, monsieur.

— As-tu bu ?

— Non, monsieur, » me dit-il d’un air le plus simple du monde, et comme une chose toute naturelle.

À Paris, du moins, lorsqu’on sert des glaces aux maîtres, on verse du vin aux domestiques. Le pauvre diable n’avait pas même bu un verre d’eau. Au fond, pensai-je, ils ont peut-être bien fait. Il est si sobre, qu’un verre d’eau pris en dehors de ses repas me l’aurait grisé.

Après le souper, on s’est remis à danser plus vivement que jamais. Si l’on ne s’est pas embrassé, il ne s’en est fallu que d’un demi-verre.

Deux mois après le bal de Mme S***, j’ai vu à bord de la frégate française la Pandore trois ou quatre dames de la société grecque qui avaient bu le demi-verre dont il s’agit. Elles allaient s’asseoir un peu au hasard, sans remarquer si le siége qu’elles choisissaient était déjà occupé. J’ai vu auprès du buffet, qui était très richement servi, les jeunes gens du monde offrir leurs verres aux dames qui n’avaient encore rien pris. Elles buvaient quelques gouttes de vin de Champagne, et rendaient la coupe à leurs galants échansons qui achevaient de la vider. Ce sont des façons qui ne scandalisent personne.

Un jour, dans un bal de la cour, une dame du corps diplomatique tenait à la main une coquille avec une glace dont elle avait mangé moitié et laissé le reste. Le jeune homme le mieux élevé d’Athènes se précipite pour la débarrasser de cette coquille. Mais devinez ce qu’il en fait ?

Il la pose sur la cheminée ?

Non.

Il va la mettre sur le plateau ?

Vous n’y êtes pas. Il mange la glace entamée avec la cuiller de l’ambassadrice, et il croit s’être montré galant !

Les gens de basse condition font bien mieux encore. Un jour, au monastère de Mégaspiléon, un individu qui me regardait dîner s’empara sans façon de mon verre et le vida à moitié en disant :

« Allons, à ta santé ! »

Dans son âme et conscience il m’avait fait une politesse. Que le ciel la lui rende !

Un des officiers les plus brillants d’Athènes, et celui qui, malgré une laideur exemplaire, compte le plus de bonnes fortunes, dansait avec une très jolie personne, lorsqu’un maladroit marcha sur le pied de sa danseuse, qui se plaignit vivement.

« Est-ce que vous avez des cors, madame ? » dit poliment ce cavalier accompli.

Et tandis que la dame (une très grande dame, s’il vous plaît) ne savait si elle devait se moquer ou se fâcher, l’aimable officier se mit à lui conter qu’il en avait beaucoup, de ces maudits cors, et dans ce coin-ci, et sur ce doigt-là, et qu’il était forcé de fendre ses souliers lorsqu’ils n’étaient pas très larges.

Un grec, un officier, valsait un soir avec une dame dont le bracelet se détacha ; elle le lui donna à garder ; il le mit dans sa poche. La valse finie, la belle danseuse se souvint de son bracelet : le héros n’avait pas l’air d’y penser. « Ma foi, se dit-elle, avec un Grec on prend ses précautions ; » et elle réclama bravement son bracelet : c’était un bijou de huit à neuf cents francs. Le danseur interpellé témoigna une stupéfaction profonde. « J’espérais, dit-il, que vous me permettriez de garder ce souvenir de vous. » Porthos n’est pas mort tout entier, et les officiers grecs ont conservé quelques traditions du temps de Louis XIII.

J’ai entendu de mes oreilles un Grec de la jeune Grèce supplier devant dix témoins une dame du très grand monde de lui faire un cadeau de mille francs : c’était une loge au théâtre. Une loge est, vous le savez, une propriété qui se vend, s’achète, et se transmet par testament comme une maison ou une pièce de terre. « Madame, disait le jeune hellène, quand vous quitterez le pays, intercédez auprès de monsieur votre mari pour qu’il me laisse sa loge.

— Et pourquoi ? dit la dame un peu surprise.

— Mais, répondit-il, j’ai envie d’être une fois propriétaire ; d’ailleurs je serais bien aise de garder ce souvenir de vous. Si vous me la donnez, je vous promets de la conserver toujours ; j’y mènerai mes amis ; nous en ferons la loge des lions. »

Mais voici ce que j’ai vu de plus héroïque dans ce genre :

On donnait un grand bal dans les salons d’une des premières ambassades. Vers le commencement du cotillon, à ce moment critique où les maris tirent leurs femmes par la manche et les mamans font de gros yeux à leurs filles, la maîtresse de la maison, pour prévenir toute désertion, ordonna de fermer les portes. Là-dessus les maris se résignent et les mamans vont se rasseoir. Mais un Grec, jeune et beau, ébranlait avec force la grande porte du salon. Peine inutile. Il court à une porte de côté : visage de bois ; enfin il rencontre l’ambassadrice et la prie très vivement de faire ouvrir une porte.

— Non, non, monsieur, vous êtes mon prisonnier.

— Je vous en supplie, madame !

— Pas de quartier.

— Je vous le demande en grâce !

— Pas de miséricorde.

— Madame, je vous assure qu’il faut absolument que je sorte !

— Après le cotillon.

— Je reviendrai à l’instant.

— Vous nous feriez faux bond.

— Mais, madame, vous ne savez pas ce qui peut arriver !

— Advienne que pourra !

— Enfin, madame, sachez que j’ai avalé cinq bouillons de suite. »

— On lui ouvrit, et l’on mit quelque malice à tourner la clef dans la serrure.

— Voilà la jeunesse dorée.

Les pères de famille qui vont dans le monde y portent avec eux les grands principes d’économie domestique qu’ils ont médités à la maison ; ils épargnent volontiers quelques gâteaux ou quelques fruits au bénéfice de leurs enfants. On voit, même à la cour, des généraux aller de plateau en plateau, cueillant des friandises qu’ils entassent dans leurs mouchoirs. Ces bonnes gens se serrent comme les guêpes et s’approvisionnent comme les abeilles.

La province copie comme elle peut les mœurs de la capitale.

Deux voyageurs que je pourrais nommer arrivent un matin dans une des préfectures du nord de la Grèce ; ils avaient besoin des autorités ; ils vont les voir en costume de voyage, c’est-à-dire en guenilles. À la porte du préfet, l’un des deux compagnons découvrit dans sa poche une paire de vieux gants blancs. « brillons, » dit-il à l’autre. Et chacun mit un gant. Le lendemain toutes les autorités de la ville leur rendirent leur visite. Chacun de ces messieurs avait mis un gant. Le préfet s’informa timidement de la politique et de la mode ; mais personne n’osa demander depuis quand on ne mettait qu’un gant à la fois.


VIII


Les misérables. ― Mendiants d’Athènes. ― Les Albanais de Pavlitza. ― Pour acheter un mari ! ― L’écharpe d’une vieille femme. ― Pas de pain ! ― Une nuit de réflexions. ― Caravane d’émigrants. ― Un chant populaire. ― Service désintéressé.


La mendicité est permise dans tout le royaume de Grèce. Les mendiants parcourent en tous sens la ville d’Athènes : les uns s’adressent aux passants dans les rues ou sur les promenades, les autres vont de maison en maison. S’ils trouvent la première porte ouverte, ils entrent dans la cour et crient d’une voix lamentable. Si personne ne leur répond, ils pénètrent dans les corridors ; s’ils ne rencontrent ni les maîtres ni les gens, ils entrent dans la première chambre qui se rencontre ; si la chambre est déserte, ils se font quelquefois l’aumône eux-mêmes.

Le long de ce fossé qui traverse la ville nouvelle, on voit en toute saison un certain nombre d’aveugles assis sur leurs talons. Du plus loin qu’ils entendent venir un passant, ils crient à toute voix : « ayez pitié de nous, Effendi ! Faites-nous l’aumône, Effendi ! » Les soldats, les ouvriers, les domestiques passent rarement devant eux sans leur donner un centime. En Grèce, comme partout, les pauvres sont plus généreux que les riches.

J’ai trouvé beaucoup d’aveugle mendiant, et point d’aveugles poëtes. La Grèce n’a plus d’Homères. Et pourquoi faire en aurait-elle ?

Les mendiants des villes sont des heureux de la terre, si on les compare aux paysans de certains villages.

Nous venions de faire une visite au temple d’Apollon secourable, dans les montagnes les plus stériles de l’Arcadie, lorsque Leftéri nous conduisit au village albanais de Pavlitza.

C’est un village qui meurt de faim ; on n’y mange de la viande qu’à Pâques ; on n’y mange jamais de pain. Les habitants n’ont pas même cet horrible pain de maïs qui, le premier jour, n’est qu’une pâte épaisse, et qui tombe en miettes le lendemain ; qui vous étouffe quand il est frais, et vous étrangle lorsqu’il est sec : ils ne se nourrissent que d’herbes et de laitage.

Lorsqu’on apprit notre arrivée, tout le peuple fut en émoi. « voici des Francs ! » c’est-à-dire voici un peu d’argent.

Les hommes et les femmes s’empressèrent autour de notre gîte ; les femmes tenaient leurs enfants de l’année dans une espèce de berceau portatif qui n’est qu’un morceau de feutre plié en deux et bordé de deux bâtons. C’est dans cet équipage et avec leurs enfants pendus au dos qu’elles venaient se grouper devant notre porte. La maison que nous choisissions pour logement devenait aussitôt le centre du village, et la place publique était toujours devant chez nous.

Quelques-uns accouraient par curiosité pure ; c’était le petit nombre : presque tous avaient quelque chose à nous vendre. Les hommes apportaient des médailles, de méchantes pierres gravées et jusqu’à des cailloux blancs de la rivière ; les femmes nous vendaient leurs costumes ; elles nous présentaient, l’une un tablier, l’autre une écharpe, l’autre une chemise, l’autre… je dirais un mouchoir de poche, si je pouvais oublier qu’elles n’ont pas de poche et qu’elles ne se servent pas de mouchoir. Elles nous apportaient ces carrés de soie rouge à grosse frange, qu’elles tiennent à la main, comme des mouchoirs, le jour du mariage ou dans les grandes solennités.

Dans le premier moment, elles n’osaient nous aborder ; elles confiaient leurs intérêts à un homme qui venait traiter avec nous. Mais peu à peu elles prenaient plus de hardiesse, elles arrivaient jusqu’à nous, et elles y gagnaient. L’une disait : « Je n’ai pas de pain. » Une autre : « C’est pour vivre. » Une autre : « Je suis veuve. » Le veuvage, qui n’est pas sans quelques douceurs pour une femme riche, est, chez les gens qui vivent de travail, le résumé de toutes les misères. Une jeune fille s’écriait en rougissant : « c’est pour m’acheter un mari ! » on devine aisément que nous ne savions pas répondre à de si bonnes raisons, et que nous marchandions juste assez pour prouver que nous n’étions pas anglais.

Tout ce qu’elles nous vendent en étoffes, elles l’ont fait elles-mêmes ; ces chemises et ces écharpes de coton brodé de soie sont, jusqu’au dernier fil, l’ouvrage de leurs mains. Elles ont épluché le coton, elles l’ont filé au fuseau avec leurs longues quenouilles en forme de raquette, elles l’ont tissé sur ce métier qui est en permanence à leur porte. Les broderies sont de leur invention : elles improvisent sans modèle, sans dessin, sans maître, ces charmantes arabesques, constamment variées par un caprice toujours heureux. Toutes ces femmes sont artistes sans le savoir, et, de plus, elles ont la longue patience, mère des beaux ouvrages. Le temps qu’elles dépensent à leurs travaux ferait frémir la plus persévérante de nos belles brodeuses du faubourg Saint-Germain. Telle chemise brodée au cou, brodée aux manches, brodée au bas, brodée partout, a coûté jusqu’à trois ans de patience. On l’a commencée en berçant le premier-né de la famille dans cet humble berceau de bois que vous savez ; on l’a finie auprès du grabat d’un mari malade. Cette écharpe a été brodée par une vieille mère qui n’a pas eu le temps de l’achever : la fille a mis la frange et continué pieusement le dessin. Aussi il faut voir comme elles s’attachent à ces ouvrages qui ont pris une si grande part de leur vie ! Lorsqu’elles les apportent pour les vendre, on devine qu’elles sont partagées entre la douleur de quitter ce qu’elles aiment, et la nécessité de trouver un peu d’argent. Elles les donnent, elles les reprennent, elles regardent l’argent, puis leur ouvrage, puis l’argent : l’argent finit toujours par avoir raison, et elles s’en vont désolées de se voir si riches.

Une vieille femme nous avait apporté une grande et belle écharpe, d’un dessin magnifique, éclatant, je dirais presque bruyant. Les couleurs de la soie étaient bien quelque peu effacées ; mais, malgré les légers dégâts causés par le temps, c’était une pièce splendide, et semblable sans doute à ces belles étoffes que les Pénélopes d’autrefois tissaient, durant de longues années, pour ensevelir le père de leur époux. Aussitôt que nous vîmes ce chef-d’œuvre, chacun de nous voulut l’avoir ; mais Curzon avait parlé le premier : on respecta son droit, et j’achetai en son nom. Ce fut une longue négociation, où j’épuisai mon grec et ma patience. Tout le village s’intéressait visiblement à cette affaire. Enfin l’écharpe nous resta. Pour quel prix ? Je n’oserais le dire : l’argent vaut là-bas dix fois plus qu’en Europe. La pauvre vieille se retira à pas lents, en regardant son argent dans sa main. Puis elle se retourna machinalement, revint en arrière, s’arrêta devant nous, et ne sachant que dire, elle s’écria : « Ah ! C’est une belle écharpe ! Elle a six piques de long ! » et elle s’enfuit en pleurant. Cette douleur bête nous serra le cœur. Nous devinions sous ces larmes quelque pauvre roman, lentement déroulé dans ce coin de montagnes ; peut-être une longue épopée de douleurs domestiques ; peut-être aussi une histoire d’amour, fraîche et riante comme le printemps, et dont nous emportions dans nos bagages le dernier monument et le seul souvenir. Mais que faire ? Nous voulions des costumes, nous n’étions pas riches, et chaque fois que nous achetions, nous étions tentée de laisser la chose et de donner l’argent.

Mais c’est quand nous avons eu terminé nos emplettes qu’il a fallu livrer de rudes combats. Nous ne voulions plus rien acheter, et tout le monde voulait nous vendre. En ma qualité d’interprète, j’étais assiégé. Une femme me disait : « Moi aussi, je suis pauvre, je suis malade ; pourquoi ne m’achètes-tu rien ? » Une autre s’écriait : « Tu as acheté à des jeunes filles ; j’ai quatre enfants, et tu ne m’achètes rien ; tu n’es pas juste ! » J’avais beau leur répondre que nous n’avions plus besoin de rien, que notre voyage serait encore long, que nos chevaux étaient surchargés : elles ne voulaient rien entendre.

En même temps, d’autres femmes nous amenaient leurs enfants, et nous disaient : « Ils pleurent pour avoir un sou. » Avait-on donné à l’un, il fallait donner aux autres ; tous avaient de si bonnes raisons : pas de pain ! Et ce terrible pas de pain n’est point ici une figure de rhétorique à l’usage des mendiants. Notre provision de pain était presque épuisée ; à aucun prix nous n’avons pu nous en procurer dans le village. Il n’y a que deux hommes qui aient du vin ; nous en avons acheté : c’est du vinaigre. Et ce vin passe pour admirable : combien de ces pauvres gens n’en ont jamais bu ! Une femme vint nous demander du sucre pour je ne sais quel remède. Le sucre est comme l’argent : on en a quand les étrangers en apportent ; et il passe trois étrangers dans un an. J’ai causé avec cette pauvre femme : « Avez-vous un médecin aux environs ?

— Non, effendi.

— Que faites-vous donc quand vous êtes malades ?

— Nous attendons que le mal passe.

— Mais quand vous êtes très malades !

— Nous mourons. »

Quelle nuit nous avons passée ! Toute la famille, composée de six personnes, dormait en tas auprès de nous. L’enfant a crié jusqu’au matin, et la mère l’apaisait si bruyamment que le remède était pire que le mal. Une jeune fille parlait en dormant ; le vent sifflait dans le toit, le froid nous glaçait sous notre couverture ; et, pour nous achever, nous étions livrés aux bêtes. Ne pouvant dormir, je me mis à songer. Ce misérable village occupe la place d’une ville florissante : Pavlitza s’appelait autrefois Phigalie ! Sans être riche comme Athènes ou Corinthe, Phigalie jouissait d’une honnête aisance : c’est elle qui enseigna aux villes voisines la culture du blé : elle était donc en Arcadie, comme Éleusis en Attique, la patrie du pain. Les ancêtres de ces paysans affamés possédaient des temples, des statues, un gymnase. Ce sont eux qui, après une maladie pestilentielle, appelèrent dans leurs montagnes l’architecte du Parthénon, pour élever à Apollon secourable le beau temple de Bassæ. Les murailles de leur ville, qui existent encore, sont un des plus beaux monuments de l’architecture militaire des Grecs.

Ce qui me touchait dans cette décadence, ce n’était ni la population réduite, ni les murailles sans soldats, ni la ruine d’une petite puissance. Qu’un village parvenu au rang de ville retombe en village ; qu’un peuple perde le pouvoir d’opprimer ses voisins, j’aperçois là un texte de déclamations sur l’instabilité des choses humaines : je n’y vois point un malheur pour l’humanité.

Mais je faisais la réflexion que, parmi tant et tant de villes qui sont tombées du haut de leur puissance ou de leur gloire, il n’en est peut-être pas une qui n’ait racheté par des avantages solides la perte de quelques biens extérieurs, pas une où les hommes n’aient aujourd’hui plus de bien-être et plus de lumières qu’il y a deux mille ans. Les progrès des sciences, le développement de l’industrie, les bienfaits d’un nouveau monde, les quatre ou cinq grandes inventions qui rendent de jour en jour plus facile la vie du corps et celle de l’esprit, ont porté jusque dans les moindres hameaux de l’Europe des biens plus sûrs et plus réels que la domination d’une plaine ou l’empire de deux montagnes. Mais Phigalie a-t-elle obtenu du sort les mêmes compensations, et les bienfaits accumulés de vingt siècles lui ont-ils payé la monnaie de sa modeste grandeur ? J’ai peine à le croire, et, s’il était permis de douter de la loi du progrès, ce serait dans ces gorges inaccessibles où l’ignorance et la misère semblent établies pour toujours. Ce n’est pas pour ces pauvres gens qu’on a inventé l’imprimerie : ils ne sauront jamais lire. Ce n’est pas pour eux qu’on a découvert l’Amérique : la pomme de terre, qui nourrit nos plus misérables villages, est un trésor inconnu en Arcadie. Ils n’ont pas même ouï dire que depuis quelques années les hommes ont appris à marcher comme le vent et à faire courir leur parole comme la foudre. Et que leur importent ces découvertes dont ils ne profiteront jamais ? Tant que le monde sera monde, on fera une lieue à l’heure dans les sentiers de leurs montagnes. Je me demande ce qu’ils ont gagné à la délivrance de la Grèce. Les Turcs ne pouvaient rien leur prendre : ils n’avaient rien. Peut-être ont-ils gagné de ne plus recevoir des coups de bâton : mais les Turcs venaient-ils si haut et si loin pour le plaisir de bâtonner ?

Faute de pouvoir dormir, je cherchais en moi-même par quels moyens on pourrait tirer d’affaire ce malheureux pays. Sans doute le gouvernement du roi ne fait pas son possible ; mais c’est l’impossible qu’il faudrait faire pour guérir une misère invétérée qui s’appuie sur l’éloignement des villes, la hauteur des montagnes, l’épuisement de la terre ; sur toutes les causes géographiques et géologiques. Nous avons, même en France, des départements voués à l’ignorance et à la misère, et qui reçoivent de l’État plus qu’ils ne lui donnent, et qui profitent de la fécondité des autres provinces.

J’ai tant rêvé sur ce sujet que le matin est venu. À quatre heures, j’aurais pu me mettre sous la voûte du ciel : les trous de la toiture, éclairés par une pâle lumière, semblaient être autant d’étoiles. Nous avons quitté nos lits sans regret.

Il y aura toujours quelque chose d’inexplicable dans l’amour obstiné des montagnards pour le sol qui refuse de les nourrir. Les habitants des montagnes de la Grèce refusent d’émigrer, ou, s’ils s’y décident, c’est pour revenir bientôt à leurs rochers.

Un matin que nous dormions à quelques lieues de Pyrgos après notre déjeuner, nous fûmes réveillé brusquement par un bruit confus de voix et de pas. En ouvrant les yeux, je vis défiler sur le chemin une longue caravane d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux et d’ânes chargés de bagage. Pauvre bagage ! c’étaient des tentes, des meubles grossiers, des vêtements, et quelques marmots jetés pêle-mêle avec quelques poules. Je me rappelai le premier chant d’Hermann et Dorothée, et ce triste et touchant tableau de l’émigration. Mais nos émigrés d’Arcadie ne fuyaient point leur village : ils y retournaient. L’un d’entre eux, un beau vieillard, me conta leur histoire. Ils habitent une montagne que la neige couvre tous les hivers. Aux premiers froids, ils plient leurs tentes, et descendent à Pyrgos. L’hiver n’est pas bien long : Pendant trois mois peut-être, les plus forts se placent comme ouvriers ou comme domestiques ; les plus faibles et les plus petits vivent sur le travail des autres. Et tous, au retour du printemps, reprennent le chemin de la montagne et de la liberté. Leurs visages étaient contents : ils portaient gaiement le poids de la fatigue et de la chaleur. Cependant leur joie n’était pas bruyante. C’est en orient surtout que « le bonheur est chose grave. »

Je les regardais défiler, en rêvant au destin de ces hirondelles humaines qu’un pieux destin ramène chaque printemps à leur nid. Le vieillard à qui j’ai parlé doit avoir fait plus de quatre-vingt fois dans sa vie le chemin de Pyrgos ; et jamais il ne lui est entré dans l’esprit d’abandonner son triste hameau pour un climat plus doux et un sol plus fertile. Je me ressouvins alors d’une mélancolique et naïve chanson, qui est peut-être l’œuvre d’un berger de ce village.

« Je projette une fois, je projette deux fois, je projette trois et cinq fois, je projette de sortir du pays et d’aller en terre étrangère. Et toutes les montagnes que je traversais, je leur disais à toutes : « Mes chères montagnes, ne vous couvrez pas de neige ; campagnes, ne blanchissez pas sous le givre ; petites fontaines à l’eau fraîche, ne gelez point, tandis que je vais et reviens, jusqu’à ce que je retourne. » Mais la terre étrangère m’a égaré, la terre étrangère où l’on est seul. Et j’ai pris des sœurs étrangères, et des gouvernantes étrangères ; et je me suis fait une sœur étrangère pour laver mes vêtements. Elle les lave une fois, elle les lave deux fois, elle les lave trois et cinq fois ; et au bout des cinq fois elle les jette dans la rue : « Étranger ; ramasse ton linge ; ramasse tes vêtements ; et retourne à ton endroit, et retourne à ta maison. Va-t’en voir tes frères, étranger ; va-t’en voir tes parents ! »

J’ai trouvé en Grèce quelques bons et nobles cœurs. Je cite en première ligne un jeune juge d’Athènes, M. Constantin Mavrocordato : mais il avait été élevé en France, et il était presque mon compatriote. J’ai connu à Corfou un homme qui serait aimé et estimé dans tous les pays du monde, M. Tita Delviniotis, professeur à l’université ; mais c’est un savant, et les savants sont citoyens du globe. J’ai été lié dans le même pays avec Spiro Dandolo, nature fougueuse et énergique, capable de toutes les bonnes actions ; mais il est moins Grec que Vénitien. Parmi les Grecs proprement dits, les meilleurs que j’aie jamais rencontrés étaient de pauvres gens, mercenaires ou paysans. Je donnerais un général et deux ministres pour le petit doigt de Petros ou de Leftéri[7]. La population pauvre et ignorante est la plus intéressante du pays : d’abord parce qu’elle souffre ; ensuite parce qu’elle est moins habile à tromper.

J’ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle qu’une circonstance où l’on nous ait rendu un service désintéressé.

Nous approchions de Ladon, et nous venions de dépasser le petit village de Tsarni. Avant de nous engager dans le chemin couvert qui conduit aux bords du fleuve, nous fîmes une visite à quelques habitants du village, que nous voyions près de nous, groupés sous une tente. Ils étaient dix ou douze, qui prenaient leur repas en commun : un de ces repas innocents et frais, comme Pythagore les permet, comme Florian les décrit ; un de ces déjeuners de laitage qu’on est si heureux de prendre à la campagne, à condition de dîner à la ville. Ils étaient là, bergers et laboureurs ; les deux grandes tribus du peuple des champs ; la tribu nomade qui court de la plaine à la montagne, se chauffe autour d’un feu de broussailles, et ploie et déploie sa maison tous les jours ; et la tribu casanière qui s’acharne à croire fertile un même coin remué sans relâche ; qui choisit sa place au soleil et s’y fixe à jamais ; qui bâtit des maisons de pierre et se rassemble tous les soirs autour du même foyer pour conter les histoires du temps passé. La charrue était arrêtée au bout d’un sillon : les bœufs dételés s’étaient couchés par terre, et ruminaient en sommeillant. Un peu plus loin, les brebis et les chèvres du troupeau s’entassaient pêle-mêle à l’ombre de quelques arbres, et ne songeaient qu’à se défendre du soleil : la chaleur était accablante. Nous poussâmes nos chevaux jusqu’à la tente ; on fit taire les chiens, qui aboyaient en nous montrant les dents : ce n’est pas en Grèce que le chien est l’ami de l’homme. Une jolie petite fille de quatorze à quinze ans s’empressa d’aller puiser dans un grand chaudron une écuellée de lait de chèvre, épais comme du fromage et doux comme du miel. Mais elle n’osa pas nous l’apporter elle-même. C’est un homme qui le versa dans nos larges coupes de cuivre ciselé ; et après que nous avions bu il nous disait : « En voulez-vous encore ? » on nous offrit du fromage frais ; mais nous n’avions pas où le mettre ; nous déployâmes un mouchoir, on le remplit, et un Agoyate l’emporta. Le petit-lait s’égouttait à travers la toile, et tombait en perles blanches. Je dis à Leftéri de payer ; mais ces bonnes gens refusèrent notre argent ; la tente sera toujours plus hospitalière que la maison. Est-ce que le désintéressement se serait réfugié sur les bords du Ladon ? Il faut faire beaucoup de chemin, en Grèce, pour trouver un homme qui refuse de l’argent ; et plus d’un voyageur qui a parcouru tout le royaume refusera de croire à cette petite histoire.


IX


Une fête de village en Arcadie. ― L’hospitalité du parèdre. ― Un verre pour trois. ― La danse n’est pas un plaisir enivrant. ― L’orchestre. ― Les femmes s’invitent d’elles-mêmes. ― Un bal champêtre sans gendarme. ― Le vin du cru.


Le même soir, après une longue promenade sur les bords du Ladon, nos Agoyates nous conduisirent au village de Kerésova. Tandis que nos chevaux grimpaient de leur mieux le sentier escarpé qui y mène, Garnier crut entendre par intervalles les sons de ce tambourin qui est en possession de faire danser le peuple grec.

Comme nous avions la tête enveloppée de nos mouchoirs, dans la crainte des coups de soleil, nous n’osions pas trop nous fier à nos oreilles ; mais bientôt nous entendîmes distinctement le son du flageolet. Il n’en fallait pas douter : on dansait à Kerésova. Pourquoi dansait-on ? Un homme endimanché nous l’apprit : on célébrait la Saint-Nicolas, une grande fête dans la religion grecque. Je crois me souvenir qu’en Lorraine saint Nicolas n’est fêté que par les enfants. Je me rappelle encore avec quel soin religieux, il y a vingt ans, je plaçais mon sabot dans la cheminée, le soir du 5 décembre ; avec quel intérêt plein d’espoir j’allais voir le lendemain ce que saint Nicolas m’avait apporté. À côté des bonbons et des joujoux se trouvait toujours un paquet de verges, présent menaçant du terrible saint qui est à saint Nicolas ce que Typhon est à Osiris, ce qu’Arimane est à Oromaze. Je me souviens même du jour où le scepticisme est entré dans mon esprit, en reconnaissant, dans les verges de saint Fouettard, un instrument de supplice que j’avais déjà considéré de très près. Chez les grecs, la Saint-Nicolas n’est pas une fête d’hiver ; on la célèbre dans la saison des roses ; mais je ne crois pas que les enfants l’espèrent avec la même impatience que nous faisions jadis. Les cailloux des chemins sont leurs seuls joujoux, et les bonbons ne parviennent pas jusqu’aux villages. Saint Nicolas n’apporte rien, qu’un de ces jours de relâche qui sont plus communs dans la religion grecque que dans la nôtre, et quelques heures de plaisir, dont nous espérions bien avoir le spectacle. Déjà, en nous haussant sur nos étriers, nous apercevions, au sommet du village, sur une place carrée, auprès de l’église, la population entière très animée à la danse : et les sons aigus des flageolets arrivaient assez près de nos oreilles pour les égratigner.

Mais, avant de songer au plaisir, il nous fallut trouver un gîte. Pas de khani, pas de boutique, et nos Agoyates ne connaissaient personne. Le pays était-il hospitalier ? Les maisons étaient-elles habitables ? Lettre close. Aucun voyageur n’a rien écrit sur Kerésova, personne ne s’est vanté d’y avoir passé, et l’on y parlerait chinois, que l’Europe n’en saurait rien. On tint conseil : la délibération ne fut pas longue. Kerésova est un village grec, donc il y a un parèdre, c’est-à-dire un fonctionnaire municipal. Le parèdre, homme public, doit être hospitalier ; de plus, s’il y a une maison propre dans le village, ce sera la sienne : allons donc chez le parèdre. Le premier paysan que nous interpellons nous conduit à la maison de son administrateur ; elle était d’une magnificence qui dépassait toutes nos prévisions : elle avait deux étages et des carreaux aux fenêtres ! Elle avait, merveille plus grande encore, une cheminée, dont le sommet était orné d’un beau pigeon de plâtre. Le parèdre, qui, du haut du village, nous avait vus arriver, accourut au-devant de nous avec un grand flot de peuple. C’était un jeune homme de taille élégante, de figure fine, et qui portait gaillardement le costume grec. Il nous accueillit de l’air le plus gracieux, et s’excusa de ne pouvoir nous donner l’hospitalité chez lui : c’était la Saint-Nicolas, et sa maison, plus heureuse que celle de Socrate, était pleine d’amis. « Ce que je puis faire, ajouta-t-il, c’est de vous conduire ici près, chez des amis dont la maison est la meilleure du village, après la mienne. » En effet, il nous mena dans un logis très propre, et muni de ce maigre confort qu’on peut espérer en Grèce. Il nous fit apporter de sa maison trois chaises, les seules de l’endroit, et qui faisaient l’orgueil de la commune. Elles ressemblaient, tant par la couleur de la paille que par leur construction un peu cyclopéenne, à ces chaises où l’on s’assied, pour un sou, au Luxembourg et aux Tuileries : mais on avait eu soin de peindre les bâtons en vert-pomme et les pieds en vermillon. Elles venaient de Patras, ces glorieuses chaises ; et elles avaient fait dix-huit heures de marche, à dos de cheval, par des chemins détestables, pour venir orner la maison du parèdre et faire honneur à ses hôtes. À peine étions-nous assis sur ces trois merveilles de Kerésova, qu’un domestique du parèdre nous apporta sur un plateau trois tasses de café, un pot de confitures avec une seule cuiller, et un grand verre d’eau pour trois. On ne sert jamais le café sans un verre d’eau. Pour une personne, on apporte un verre de petite taille, un plus grand pour deux, un très-grand pour trois, un énorme pour quatre ; l’on arrive, par cette progression, à des verres de la capacité d’un litre. Il serait peut-être plus simple de donner un verre à chaque personne, suivant le précepte d’un sage de la Grèce, qui a dit :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre ;


mais on n’y a jamais songé.

Tandis que nous buvions tour à tour à la même coupe, la rue se mit à passer à travers notre chambre : hommes, femmes, enfants, accouraient pour nous considérer. Un jeune indigène, qui avait voyagé, comme Ulysse, dans la Méditerranée, et qui savait un peu d’italien, accourut engager la conversation avec nous ; et tous ses amis de se grouper alentour, d’écouter sans comprendre, d’ouvrir de grands yeux et de grandes oreilles. Nous étouffions. Le marin nous parla d’aller voir la danse, et nous ne nous fîmes point prier : il nous délivrait.

Nous eûmes bientôt grimpé jusqu’au haut du village. La plate-forme où l’on dansait pouvait contenir cinq cents personnes : il y en avait mille, dieu sait à quel prix ! Au milieu était la danse, les spectateurs alentour. Mais à chaque instant un spectateur allait se joindre aux acteurs, un acteur rentrait dans la foule des regardants.

Pour se bien représenter ces danses des Grecs, il faut oublier complètement ce qu’on a vu dans les autres pays. En France et partout, on danse par couples : un homme engage une femme, elle accepte, et les voilà pour quelques minutes, souvent pour quelques heures, compagnons et associés de plaisir. On cause ensemble, on se donne le bras, on s’assied côte à côte, et dans la valse, l’homme et la femme, étroitement enlacés, s’enivrent de musique, de mouvement, et surtout s’enivrent l’un de l’autre. C’est ce qui fait que quelques moralistes sévères grondent contre la danse ; qu’on ne mène les filles au bal que lorsqu’on songe à les marier, et que les mamans de province défendent la valse à leurs demoiselles.

À Kerésova, M. Alphonse Karr lui-même avouerait que le bal est un plaisir innocent. Cette danse des Grecs, qui est la même dans tout le pays, quoique les femmes n’y soient pas admises partout, est un divertissement pris en commun, et non pas deux à deux. Pierre ne danse pas avec Marguerite : tout le village danse avec tout le village. Quinze ou vingt hommes se tiennent par la main ; autant de femmes, attachées de la même manière, viennent à la suite ; puis les petites filles, les petits garçons, tous les enfants en âge de se dresser sur leurs jambes, forment la queue de ce long serpent qui tourne sans cesse sur lui-même sans jamais se rejoindre.

Au milieu du cercle était la musique, composée d’un tambourin à la voix sourde et de trois de ces flageolets qui imitent la forme d’une clarinette et le son d’une scie qui coupe le fer. Leur tapage organisé, à la fois criard et monotone, ne ressemble à rien de connu. Au son de ces quatre instruments, la foule se mouvait en cadence, gravement, lentement, posant un pied, puis l’autre, portant le corps en avant et le reportant en arrière. Un seul danseur s’agite pour tous : c’est celui qui conduit le chœur. À chaque instant, il saute en l’air, il tourne sur lui-même, il fait des ronds de bras, des ronds de jambe, des ronds de tout ; il lance en l’air son mouchoir et son bonnet rouge, et ne s’arrête que lorsqu’il n’en peut plus. Quand il sent que les forces lui manquent, il fait un signe, et dans l’instant il est remplacé. En général, ces fins danseurs sont nu-pieds pour être plus agiles. On voyait auprès des musiciens une riche collection de souliers : c’est le bureau des chaussures, placé sous la garde de la bonne foi publique.

Sur un côté de la place, une quarantaine de femmes étaient assises par terre, et faisaient non pas tapisserie, puisqu’elles étaient libres de danser, mais galerie. Elles n’attendaient pas qu’on les vînt inviter, pouvant fort bien s’inviter elles-mêmes. En France, dans le pays qu’on appelle le paradis des femmes, qu’une fille soit jeune, spirituelle, jolie, reine du bal, elle restera dans son coin, si par hasard l’envie de l’inviter ne prend à personne. Ni sa jeunesse, ni sa beauté, ni son esprit ne pourront l’introduire dans un méchant quadrille où le plus sot cavalier peut la faire entrer. À Kerésova, le sexe faible jouit du plus beau de ses droits, du droit de danser quand il lui plaît. Il est vrai que le lendemain il travaille à la terre, et nos françaises trouveront peut-être qu’il est moins dur d’attendre un danseur que de pousser une charrue. Vous pensez bien que, grâce à cette liberté illimitée, les femmes de quarante ans passés ne manquaient pas dans la danse, non plus que les hommes d’âge mûr. N’avait-on pas autrefois les chœurs de vieillards ? Le papas assistait à la fête et l’autorisait par sa présence : il regardait danser sa femme et ses enfants ; cependant il ne dansait pas. Sans doute quelque vieille foudre de l’Église de Constantinople défend à ces révérends pères de famille les plaisirs enivrants du bal. Mais je garantis que le brave homme aurait pu se trémousser dans la foule sans danger pour lui-même ni pour les autres : il n’eût ni risqué le salut de son âme, ni compromis la dignité de sa longue barbe. Le maître d’école, autre personnage grave, se contentait également du rôle de spectateur. Dès notre arrivée à la danse, l’un et l’autre étaient venus se mettre à notre service.

À notre arrivée, la danse fut un moment interrompue, ce qui ne faisait pas notre compte ; mais la curiosité publique une fois satisfaite, la musique reprit son train et les anneaux du serpent se renouèrent en un clin d’œil. Aucun des détails de la fête ne pouvait nous échapper : cinq ou six jeunes gens, animés d’un empressement hospitalier, écartaient la foule et empêchaient à coups de poing que personne ne se mît entre le spectacle et nous.

Au bout d’un quart d’heure, la musique s’arrêta pour se recommander à la générosité des danseurs. Il était visible que cette interruption n’était qu’une lettre de change tirée sur nos seigneuries. On nous présenta le tambourin, où une dizaine de centimes se poursuivaient sans s’atteindre. Faute de menue monnaie, nous y déposâmes majestueusement un zwanzig, c’est-à-dire environ 75 centimes de France, et notre grandeur d’âme inspira autant d’admiration au public que de reconnaissance à l’orchestre ; car un instant après, les trois flageolets et le tambourin vinrent s’établir en face de nous et nous régaler d’un concert à bout portant dont les oreilles me tintent encore. Nous eûmes beaucoup de peine à les faire taire, ou du moins à les rendre à la danse.

Le soleil allait se coucher ; la fête touchait à sa fin : elle avait duré plus de douze heures.

C’était un spectacle vraiment curieux que cette danse à son paroxysme. Les rangs n’étaient pas rompus, chacun gardait sa place ; la musique ne précipitait pas la mesure, si toutefois il y avait une mesure, mais chacun prévoyant la fin du plaisir, sautait aussi haut qu’il pouvait. Or, les femmes grecques (je n’ai pas dit les dames) ne portent jamais de corset, quoiqu’elles en aient besoin plus que personne. Il y avait dans cette foule bon nombre de nourrices au corsage exagéré qui riaient du haut de leur tête en voyant osciller librement toutes leurs richesses maternelles. Mais ces mères de famille, rudement ballottées, ne servaient qu’à mieux faire valoir deux ou trois jeunes filles à l’œil calme, au visage sévère, qui pouvaient bondir impunément sans troubler l’harmonie de leurs lignes sculpturales.

Ce qui nous frappait le plus dans cette fête, c’est que, malgré l’ivresse de plaisir dont tout le monde était possédé, et quoique le village entier parût avoir perdu la tête, on ne remarquait ni violences, ni querelles, ni rien qui s’écartât de la plus stricte convenance. Quoique le français ne soit point brutal par nature, nos fêtes champêtres ne sont pas sans quelques vivacités, voire sans quelques coups de poing échangés fraternellement au plus fort du plaisir, et notre gaieté est tellement sujette à caution, qu’il est prudent de la faire surveiller par un gendarme. Rien, au contraire, n’est plus doux, plus honnête et plus bienveillant que la gaieté des paysans grecs. Le mérite en revient à leur bon naturel, mais surtout à leur sobriété. Nous ne voyions autour de la danse aucun de ces colporteurs de liqueurs frelatées qui empoisonnent toutes nos fêtes publiques. Lorsqu’un danseur avait soif, il allait boire à la fontaine ; et, le soleil couché, chacun s’en retourna souper chez soi avec sa femme et ses enfants.

Nous fûmes reconduits par le parèdre, et chemin faisant il me donna sur le village tous les renseignements que je voulus. J’avais remarqué que les maisons, sans être riches, avaient un air d’aisance ; que les habitants, sans être beaux, avaient un air de santé ; que tout en eux et autour d’eux respirait la joie et le contentement. Il commenta en peu de mots ce que j’avais vu moi-même. Le village compte plus de mille habitants. Tous ont une maison, quelques brebis et un morceau de terre qu’ils ne cherchent pas à vendre. Tous les champs sont fertiles et bien cultivés ; toutes les familles ont du pain et tous les enfants vont à l’école.

Le parèdre refusa poliment notre dîner : il se devait à ses hôtes. Mais nous eûmes sa visite dans la soirée, et le lendemain matin il vint à quatre heures nous souhaiter un bon voyage. Nous n’avons pas quitté sans regret Kerésova et cet heureux petit coin de l’Arcadie : tout nous y plaisait, le pays et les gens. Le vin même du cru avait une saveur amusante : il nous rappelait les petits vins clairets qu’on boit à Meudon, à Verrières, à Montmorency et dans tous ces charmants villages où l’on va manger des fraises, cueillir des lilas, rire à gorge déployée et réveiller le gaulois qui dort sous l’habit noir de tout français.


FIN.
  1. La pauvre duchesse est morte intestat, au grand désappointement de cinq ou six Hellènes qui captaient pieusement sa succession.
  2. D’après les derniers renseignements qu’on m’a rapportés d’Athènes, l’occupation Anglo-française a fait enchérir toutes choses, et les rares touristes qui s’aventurent en Grèce ne sauraient vivre à l’hôtel à moins de 300 francs par mois.
  3. Cette phrase était écrite avant l’achèvement des travaux.
  4. Depuis la publication de ce livre (août 1854), les Athéniens n’ont pas eu d’autre spectacle que celui de nos uniformes.
  5. Son maître à chanter.
  6. Il était premier violoncelle du théâtre.
  7. Leftéri s’est marié pendant mon séjour en Grèce ; j’apprends à l’instant le mariage de Patios. Si leurs enfants leur ressemblent, Athènes comptera dans trente ans une douzaine d’honnêtes gens.