CHAPITRE PREMIER

PÉRIODE DE CONFUSION PRIMITIVE


Que l’idée de temps, telle qu’elle existe aujourd’hui dans l’esprit adulte, soit le résultat d’une longue évolution, c’est ce qu’il est difficile de nier. À l’origine, le sens exact du passé est bien loin d’exister chez l’animal et chez l’enfant comme il existe chez l’homme. Il comprend une période de formation. Nos langues indo-européennes ont la distinction du passé, du présent et du futur nettement fixée dans les verbes ; l’idée de temps se trouve ainsi imposée à nous par la langue même, nous ne pouvons pas parler sans évoquer et classer dans le temps une foule d’images. Des distinctions même assez subtiles entre tels ou tels aspects sous lesquels se présente à nous la durée, comme le futur et le futur passé, le parfait, l’imparfait et le plus-que-parfait, pénètrent peu à peu dans l’esprit des enfants ; encore n’est-ce pas sans difficulté qu’on les leur fait comprendre. Enfin on leur donne mille manières de distinguer les divers moments du temps : cours du soleil, horloges sonnantes, minutes, heures, jours. Toutes ces images sensibles entrent peu à peu dans la tête de l’enfant et l’aident à organiser la masse confuse de ses souvenirs. Mais l’animal, l’enfant qui ne sait pas parler éprouvent sans doute des difficultés bien grandes pour se représenter le temps. Pour eux il est probable que tout est presque sur le même plan. Toutes les langues primitives expriment par des verbes l’idée d’action, mais toutes ne distinguent pas bien les divers temps. Le verbe, en sa forme primitive, peut servir également à désigner le passé, le présent ou le futur. La philologie indique donc une évolution de l’idée de temps.

Il en est de même de la psychologie comparée. L’animal, l’enfant même ont-ils vraiment un passé, c’est-à-dire un ensemble de souvenirs mis en ordre, organisés de façon à produire la perspective des jours écoulés ? Il ne le semble pas. On dit souvent qu’un enfant, qu’un homme a de la mémoire lorsqu’un ensemble d’images est très vivant chez lui. Sous ce rapport, un animal peut avoir une mémoire aussi bonne et parfois même meilleure que l’homme. C’est une affaire de mécanique : tout dépend de la force de l’impression reçue, comparée avec la force des autres impressions qui l’ont suivie. Mais, au point de vue psychologique, le trait distinctif de la mémoire humaine, c’est le sentiment exact de la durée, c’est l’ordre des souvenirs, c’est la précision donnée par cela même à chacun d’eux ; toutes choses que nous devons en grande partie au soleil, aux astres, à l’aiguille qui tourne sur le cadran de nos horloges, au retour rythmé des mêmes fonctions physiologiques dans l’horloge de notre organisme. L’animal et l’enfant, faute de moyens de mesure, vivent « au jour le jour ». Un éléphant se jette sur un homme qui l’a frappé il y a plusieurs années ; s’ensuit-il que l’éléphant ait pour cela l’idée claire de la durée et une mémoire organisée comme la nôtre ? Non, il y a surtout association mécanique d’images actuelles. À l’image de cet homme s’est jointe l’image encore vivace et présente de coups reçus, et les deux images se meuvent ensemble comme deux roues d’un engrenage ; on peut dire que l’animal se représente presque l’homme comme le frappant actuellement : sa colère n’en est que plus forte. Il n’y a pas prescription pour l’animal, parce qu’il n’y a pas chez lui un sens net de la durée.

De même, toutes les sensations que l’enfant a eues continuent de retentir en lui, coexistent avec les sensations présentes, luttent contre elles ; c’est un tumulte inexprimable, où le temps n’est pas encore introduit. Le temps ne sera constitué que quand les objets se seront disposés sur une ligne, de telle sorte qu’il n’aura qu’une dimension, la longueur. Mais primitivement il n’en est pas ainsi : cette longue ligne qui part de notre passé pour se perdre dans le lointain de l’avenir n’est pas encore tirée. L’enfant n’ayant pas développé l’art du souvenir, tout lui est présent. Il ne distingue nettement ni les temps, ni les lieux, ni les personnes. L’imagination des enfants a pour point de départ la confusion des images produite par leur attraction réciproque ; ils mêlent ce qui a été, ce qui est ou sera ; ils ne vivent pas comme nous dans le réel, dans le déterminé, ne circonscrivent aucune sensation, aucune image ; en d’autres termes, ne distinguant et ne percevant rien très nettement, ils rêvent à propos de tout. L’enfant retient et reproduit des images beaucoup plus qu’il n’invente et ne pense ; et c’est précisément à cause de cela qu’il n’a pas l’idée nette du temps : l’imagination reproductive, étant seule, ne se distingue pas, ne s’oppose pas à l’imagination constructive, qui n’est pourtant elle-même que son développement supérieur. L’enfant ou l’animal n’ont donc pas un passé nettement opposé au présent, opposé à l’avenir qu’on imagine, qu’on construit à sa guise. L’enfant confond sans cesse ce qu’il a fait réellement, ce qu’il aurait voulu faire, ce qu’il a vu faire devant lui, ce qu’il a dit avoir fait, ce qu’on lui a dit qu’il avait fait[1]. Le passé n’est pour lui que l’image dominante dans le fouillis de toutes les images enchevêtrées ; il n’a en lui qu’une masse indistincte, sans groupement, sans classification : ainsi apparaissent les objets pendant le crépuscule ou la première aube, avant que les rayons du soleil n’y aient apporté à la fois l’ordre et la lumière, distribué tout sur divers plans. Nous verrons plus loin les degrés successifs de ce travail distributeur.

Les observateurs reconnaissent que ce qui se développe avant tout chez les animaux, c’est la perception de l’espace. Le degré de cette perception est en rapport avec les mouvements que l’animal doit exécuter pour satisfaire ses appétits, et il est probable que ce sont ces mouvements mêmes, accomplis en tous les sens, qui fournissent la représentation de l’espace. Au contraire, les observateurs confirment le fait que les animaux, même les plus voisins de l’homme, ont une perception très confuse des relations de temps et de tout ce qui s’y rapporte. Les animaux n’ont en effet besoin que des sens et de l’imagination spontanée pour se diriger dans l’espace, aller et venir, boire, manger, etc. La mémoire des animaux est toute spatiale : ce sont des images visuelles, tactiles, olfactives, etc., qui se réveillent et s’associent automatiquement ; il y a bien classification des objets dans l’espace, mais rien n’indique une vraie classification dans le temps, puisque l’animal agit avec le passé comme présent. L’instinct même, qui semble tourné vers l’avenir, est un ensemble d’appétitions devenues automatiques, où le temps agit sous forme d’espace sans que l’animal dégage bien le futur du présent. En un mot l’animal est tout aux images. L’adaptation à un avenir conçu comme tel, et en vertu de cette conception même, est un caractère de l’homme.

Si, même chez l’homme et surtout chez l’enfant, l’idée du temps demeure très obscure comparativement à celle de l’espace, c’est là une conséquence naturelle de l’ordre d’évolution qui a développé le sens de l’espace avant celui du temps. Nous imaginons facilement l’espace ; nous en avons une vraie vision intérieure, une intuition. Essayez de vous représenter le temps, comme tel ; vous n’y parviendrez qu’en vous représentant des espaces. Vous serez obligé d’aligner les phénomènes successifs ; de mettre l’un sur un point de la ligne, l’autre sur un second point. En un mot, vous évoquerez une file d’images spatiales pour vous représenter le temps.

Il est donc contraire aux vraies lois de l’évolution de vouloir, comme Spencer, construire l’espace avec le temps, quand c’est au contraire avec l’espace que nous arrivons à nous représenter le temps. La représentation des événements dans leur ordre temporel, nous venons de le voir, est une acquisition plus tardive que la représentation des objets dans leur ordre spatial. La raison en est : 1o que l’ordre spatial est lié aux perceptions mêmes, aux présentations, tandis que l’ordre temporel est lié à l’imagination reproductive, à la représentation. 2o Non seulement le temps est lié à des représentations, — phénomènes ultérieurs, — mais encore il ne peut être perçu que si les représentations sont reconnues comme représentations, non comme sensations immédiates. Il faut donc l’aperception de la représentation d’une présentation. Au contraire, l’étendue et ses parties plus ou moins distinctes, mais certainement étalées devant les yeux, se laisse percevoir en un seul moment par un grand nombre de sensations actuelles ayant des différences spécifiques (signes locaux). Pour percevoir l’étendue, l’enfant et l’animal n’ont qu’à ouvrir les yeux : c’est un spectacle actuel et intense, tandis que pour le temps, c’est un « songe effacé ».

Les enfants atteignent même des idées très élevées sur la position des objets dans l’espace, sur les relations de près et loin, de dedans et de dehors, etc., bien avant d’avoir des idées définies sur la succession et la durée des événements. James Sully parle d’un enfant de trois ans et demi qui avait une connaissance très précise des situations relatives de diverses localités visitées dans ses promenades, mais qui brouillait tous les temps, n’avait aucune représentation définie répondant aux termes « cette semaine » ou « la semaine dernière », et pour qui même hier était un passé absolument indéterminé, indiscernable de toute autre époque. James Sully, qui fait cette observation, s’imagine pourtant encore, avec presque toute l’école associationniste et évolutionniste de l’Angleterre, que nous acquérons l’idée d’espace par le moyen de l’idée du temps. Nous croyons, pour notre part, avec plusieurs psychologues allemands, tels que Hering et Stumpf, avec MM. William James et Ward, avec M. Alfred Fouillée, que c’est là une illusion de l’analyse psychologique, qui confond ses procédés de décomposition d’idées avec les procédés spontanés et synthétiques de l’enfant ou de l’animal[2].

Spencer suppose que les aveugles-nés n’ont conscience de l’espace « que sous la forme de termes successivement présentés qui accompagnent le mouvement. » À part « quelques menues perceptions de coexistences », dues à des impressions simultanées, c’est « dans le nombre, l’ordre et le temps » que l’aveugle pense se mouvoir, et non, comme nous, dans l’étendue[3]. Riehl admet aussi que l’espace est un caractère appartenant exclusivement aux sensations visuelles. Cette doctrine nous paraît tout à fait imaginaire, et nous ne croyons pas à cette antériorité de l’ordre du temps sur celui de l’espace. D’abord, comment se représenter l’ordre, sinon d’une manière figurative qui est toujours plus ou moins spatiale ? L’aveugle-né se représente la sensation de sa main prenant le morceau de pain et en ayant le contact, puis le contact du morceau de pain avec sa bouche, puis le contact de la bouchée traversant l’œsophage. Ce sont là des représentations d’espace tactile, et non pas seulement de temps tactile, car il y a là des contacts localisés en divers points de l’organisme. L’aveugle connaît aussi bien que nous la place de sa main droite, celle de sa main gauche, celle de sa bouche, celle de son gosier, etc. Il n’a pas besoin de les voir ; il fait mieux que voir, il sent et touche. Nous pensons donc, avec les psychologues cités plus haut, que toutes nos sensations, internes et externes, ont une forme d’extension plus ou moins vague, que plonger sa main dans l’eau froide, par exemple, donne une sensation de froid moins étendue que le bain du bras entier. Il n’y a pas besoin de voir, ni même de toucher son corps pour sentir qu’on est tout entier dans l’eau ou qu’on y a seulement le petit doigt. « L’espace, comme dit M. Fouillée, est le mode naturel de représentation des sensations simultanées venues des divers points de l’organisme. » Nous ne pensons donc pas qu’il y ait besoin de mesurer des temps et des distances entre nos divers organes pour penser les choses dans l’espace. Spencer fait appel à l’idée la plus obscure, l’idée du temps, pour éclaircir celle qui l’est le moins et qui est le plus directement intuitive ou imaginative, l’idée d’espace.


  1. Voir sur ce sujet Éducation et hérédité.
  2. Sur ce point, M. Morselli, dans ses études psychologiques sur la perception du temps et de l’espace (Rivista di Filosofia scientifica, 1886) nous donne raison, et se range aux conclusions de notre étude sur le temps, publiée d’abord dans la Revue philosophique.
  3. Psych. II, p. 209.