Félix Alcan (p. 133-139).

DEUXIÈME APPENDICE

Guyau est encore revenu sur la poésie du temps dans ses Vers d’un Philosophe ; voici la pièce intitulée Le Temps.


LE TEMPS

I

LE PASSÉ

Nous ne pouvons penser le temps sans en souffrir.
En se sentant durer, l’homme se sent mourir :
Ce mal est ignoré de la nature entière.
L’œil fixé sur le sol, dans un flot de poussière,
Je vois passer là-bas, en troupe, de grands bœufs ;
Sans jamais retourner leurs têtes en arrière,
Ils s’en vont à pas lourds, souffrants, non malheureux ;
Ils n’aperçoivent pas la longue ligne blanche
De la route fuyant devant eux, derrière eux,
Sans fin, et dans leur front qui sous le fouet se penche
Nul reflet du passé n’éclaire l’avenir.
Tout se mêle pour eux. Parfois je les envie :
Ils ne connaissent point l’anxieux souvenir,
Et vivent sourdement, en ignorant la vie.

L’autre jour j’ai revu la petite maison
Que jadis j’habitai là-haut sur la colline,
Avec la grande mer au loin pour horizon.
J’y suis monté gaiment : toujours on s’imagine
Qu’on aura du plaisir à troubler le passé,
À le faire sortir, étonné, de la brume.
Puis, pensais-je, mon cœur ici n’a rien laissé :
J’ai vécu, voilà tout, j’ai souffert, j’ai pensé,
Tandis que, devant moi, l’éternelle amertume
De la mer frémissante ondoyait sous les cieux.
Je ne portais, caché dans mon sein, d’autre drame
Que celui de la vie : en saluant ces lieux,
Pourquoi donc se fondit soudain toute mon âme ?…


C’était moi-même, hélas, moi que j’avais perdu.
Oh ! comme j’étais loin ! et quelle ombre montante
Déjà m’enveloppait à demi descendu
Sous le lourd horizon de la vie accablante ?


Des profondeurs en moi s’ouvraient à mon regard,
Vivre ! est-il donc au fond rien de plus implacable ?
S’écouler sans savoir vers quel but, au hasard,
Se sentir maîtrisé par l’heure insaisissable !


Nous allons devant nous comme des exilés,
Ne pouvant pas fouler deux fois la même place,
Goûter la même joie, et sans cesse appelés
Par l’horizon nouveau que nous ouvre l’espace.

Oh ! quand nous descendons au fond de notre cœur,
Combien de doux chemins à travers nos pensées,
De recoins parfumés où gazouillent en chœur
Les vivants souvenirs, voix des choses passées !

Comme nous voudrions, ne fût-ce qu’un moment,
Revenir en arrière et, frissonnants d’ivresse,
Parcourir de nouveau le méandre charmant
Que creuse en s’écoulant dans nos cœurs la jeunesse !

Mais non, notre passé se ferme pour toujours,
Je sens que je deviens étranger à ma vie ;
Lorsque je dis encor : — mes plaisirs, mes amours,
Mes douleurs, — puis-je ainsi parler sans ironie ?

Que d’impuissance éclate en ce mot tout humain !
Se souvenir ! — se voir lentement disparaître,
Sentir vibrer toujours comme l’écho lointain
D’une vie à laquelle on ne peut plus renaître !

Tout ce monde déjà perdu que j’ai peuplé
Avec mon âme même au hasard dispersée,
Avec l’espoir joyeux de mon cœur envolé,
En vain j’y veux encor attacher ma pensée :
Tout par degrés s’altère en ce mouvant tableau.
Je m’échappe à moi-même ! avec effort je tente
De renouer les fils de ce doux écheveau
Qui fut ma vie ; hélas ! je sens ma main tremblante
Se perdre en ce passé que je voulais fouiller.
Quand, après un long temps, je revois le visage

Des amis qui venaient s’asseoir près du foyer,
Je m’étonne : mon âme hésite et se partage
Entre ses souvenirs et la réalité.
Je les reconnais bien, et pourtant je me trouve
Inquiet auprès d’eux, presque désenchanté ;
Peut-être éprouvent-ils aussi ce que j’éprouve :
Tous, en nous retrouvant, nous nous cherchons encor.
Entre nous est venu se placer tout un monde ;
Nous appelons en vain ce cher passé qui dort,
Nous attendons, naïfs, qu’il s’éveille et réponde ;
Lui, sous le temps qui monte à jamais submergé,
Il reste pâle et mort ; tout est encor le même,
Je crois, autour de nous ; en nous tout est changé :
Notre réunion semble un adieu suprême.

II

L’AVENIR

Un matin, je partis, seul, pour gravir un mont,
La nuit voilait encor la montagne sereine,
Mais on sentait venir le jour ; pour prendre haleine,
Je retournai la tête ; un gouffre si profond
Se creusa sous mes pieds, dans l’ombre plus limpide,
Qu’une angoisse me prit, et, dompté par l’effroi,
Sentant battre mon cœur au vertige du vide,
Je restais à sonder le gouffre ouvert sous moi.
Enfin, avec effort, je relevai la tête.
Partout le roc à pic pendait comme un mur noir ;
Mais là-haut, tout là-haut, lointain comme l’espoir,
Je vis dans le ciel pur monter le libre faîte.
Il semblait tressaillir au soleil matinal ;
Portant à son côté son glacier de cristal,
Il se dressait rougi d’une aurore sublime.
Alors j’oubliai tout, l’âpre roc à gravir,

La fatigue, la nuit, le vertige, l’abîme
Au fond duquel, dormant comme le souvenir,
Un lac vert s’allongeait environné de glace :
D’un élan, sans quitter la montagne des yeux,
Sentant revivre en moi la volonté tenace,
J’escaladai le roc, et je croyais, joyeux,
Voir ma force grandir en approchant des cieux.

Vide profond et sourd qu’en nos cœurs le temps laisse,
Abîme du passé, toi dont la vue oppresse
Et donne le vertige à qui t’ose sonder,
Je veux, pour retrouver ma force et ma jeunesse,
Loin de toi, le front haut, marcher et regarder !
Jours sombres ou joyeux, jeunes heures fanées,
Evanouissez-vous dans l’ombre des années ;
Je ne pleurerai plus en vous voyant flétrir,
Et, laissant le passé fuir sous moi comme un rêve,
J’irai vers l’inconnu séduisant qui se lève,
Vers ce vague idéal qui point dans l’avenir,
Cime vierge et que rien d’humain n’a pu ternir.
Je suivrai mon chemin, marchant où me convie
Ma vision lointaine, erreur ou vérité :
Tout ce que l’aube éclaire encore, a la beauté ;
L’avenir fait pour moi tout le prix de la vie.
Me semble-t-il si doux parce qu’il est très loin ?
Et lorsque je croirai, lumineuse espérance,
Te toucher de la main, ne te verrai-je point
Tomber et tout à coup te changer en souffrance ?
Je ne sais… C’est encor de quelque souvenir

Que me vient cette crainte en mon cœur renaissante ;
Quelque déception d’autrefois m’épouvante,
Et d’après mon passé je juge l’avenir.
Oublions et marchons. L’homme, sur cette terre,
S’il n’oubliait jamais, pourrait-il espérer ?
J’aime à sentir sur moi cet éternel mystère, —
L’avenir, — et sans peur je veux y pénétrer :
Le bonheur le plus doux est celui qu’on espère.