La Genèse de Tristan - Richard Wagner et Mathilde Wesendonk

La Genèse de Tristan - Richard Wagner et Mathilde Wesendonk
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 510-544).





LA GENÈSE DE « TRISTAN »



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RICHARD WAGNER ET MATHILDE WESENDONK


D’APRÈS LEUR CORRESPONDANCE[1]



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Les familiers de la littérature wagnérienne savaient depuis longtemps qu’un amour mystérieux et d’un ordre particulièrement élevé avait uni le maître, pendant son séjour en Suisse, à sa grande amie et protectrice d’alors, Mme Mathilde Wesendonk. Le fait piquait d’autant plus la curiosité que cet amour s’était emparé de lui au point tournant de son existence, à la veille de ses plus grandes créations, à ce moment décisif de la vie qu’on peut appeler l’heure de la cristallisation. On savait que ce sentiment, né pendant l’élaboration de La Walkyrie, avait provoqué l’explosion de Tristan et Yseult, l’œuvre la plus intime, la plus personnelle du maître, considérée par lui-même comme le type de son drame musical. On savait enfin que, pendant l’année 1858, les conflits complexes et menaçans, engendrés par une passion réciproque longtemps refoulée, mais enfin débordante, avaient forcé Wagner de quitter brusquement Zurich et l’asile, offert à l’exilé par ses généreux bienfaiteurs, M. et Mme Wesendonk, pour se réfugier à Venise. Dans sa Confession à mes amis, Wagner avoua lui-même qu’en ce temps-là il avait connu « l’amour absolu, » et que cette révélation avait transformé de fond en comble son art et sa philosophie. C’était assez pour prouver que l’événement avait joué un rôle capital dans son existence, mais fort peu pour en faire comprendre le sens et la portée. Il aurait fallu pour cela connaître la nature des sentimens en jeu, le caractère des personnages et le fond de toute l’histoire. Le respect de la vie privée, la discrétion naturelle de deux familles, la crainte de toute l’église de Bayreuth devant les détails biographiques qui pourraient déranger l’attitude impeccable du maître presque déifié, tout cet ensemble de scrupules honorables et de soucis légitimes empêchait d’aller plus loin.

Depuis la mort de Richard Wagner en 1883, sa correspondance avec la plupart de ses amis avait paru. Rien n’y trahissait le secret de son cœur. Son biographe officiel et consciencieux, M. Glasenapp, admirablement documenté sur tout le reste, glisse rapidement sur les événemens du séjour en Suisse. À peine nomme-t-il les Wesendonk, et l’on ne se douterait pas, en le lisant, qu’à cette époque un orage formidable bouleversa la vie de l’artiste, un de ces orages intérieurs inaperçus du monde et parfois même des plus intimes amis, mais qui transforment un homme dans ses moelles et pour ainsi dire le recréent. Les esprits divinateurs avaient pourtant le pressentiment qu’à cet endroit se trouvait la source mère de son œuvre. Mais il leur était interdit d’y pénétrer.

Cependant Mme Wesendonk mourait subitement en 1902, à Traunblick, près du petit lac de Trannsee dans les Alpes de Salzbourg, où elle vivait retirée depuis son veuvage. En ouvrant son testament, son fils, M. Charles de Wesendonk et son gendre le baron de Bissing, ses héritiers, y trouvèrent la disposition suivante. Cent cinquante lettres de Richard Wagner, conservées par elle, devaient être publiées intégralement après sa mort avec le journal intime de Venise à elle confié par le maître. On chargea de ce travail le professeur Wolfgang Golther de Rostock, qui le fit précéder d’une excellente et judicieuse préface. Toutefois il fallait la permission de Mme Wagner. Grand fut son étonnement en recevant communication de ce projet avec la prière des héritiers d’autoriser la publication du livre. Elle croyait cette correspondance détruite et déclara que « le maître désirait que ces papiers fussent anéantis[2]. » Mais elle s’inclina devant la ferme résolution des héritiers d’exécuter la volonté de la défunte, et elle joignit même gracieusement à leur dossier quatorze lettres de Mme Wesendonk retrouvées dans les papiers du compositeur. Grâce à ces circonstances heureuses, le roman intime qui a servi de dessous au drame de Tristan et Yseult revit pour nous.

Quoi qu’il en soit de l’affirmation de Mme Wagner, dont je ne mets nullement en doute la sincérité, que Richard Wagner ait ou non désiré la destruction de ces lettres, j’ose dire que Mme Wesendonk n’avait pas seulement le droit, mais que c’était son devoir de les conserver à la postérité. Aucun document n’est plus précieux pour la connaissance intime de Wagner, de sa psychologie, de son caractère, aucun ne nous introduit plus avant dans les arcanes de son être et de sa pensée, et cela au moment le plus important de son évolution. Ailleurs, par exemple dans sa très intéressante correspondance avec Liszt, on se trouve en face de l’artiste et du penseur. Ici l’homme se manifeste tout entier avec son fort et son faible, dans sa grandeur comme dans sa misère. On voit le geste, on entend la voix, et parfois on croit voir ce cœur qui palpite, bondit, se contracte pour rebondir encore, dans la succession rapide et la simultanéité vertigineuse des émotions.

Quant au drame intime qui se joue entre ces deux êtres, il est d’une qualité supérieure et d’un intérêt égal à celui de l’œuvre d’art qui en fut l’expression idéale. Sans doute, il y a dans cette correspondance quelques obscurités et des lacunes regrettables. Toutefois, malgré le vague qui enveloppe les événemens extérieurs, le drame intérieur se reconstitue à une lecture attentive, une fois qu’on a saisi le fil caché qui traverse l’ensemble. Nous essayerons de le suivre, en laissant parler le plus souvent possible, — à travers ses lettres, — l’acteur principal, c’est-à-dire Wagner lui-même.


I. — L’ASILE, IDYLLE ET DRAME À ZURICH

Au printemps de l’année 1849, Richard Wagner s’enfuyait d’Allemagne en grande hâte pour échapper à une arrestation imminente. Quoique chef d’orchestre au théâtre de Dresde et par conséquent fonctionnaire du roi de Saxe, il avait pris une part active à l’insurrection de Mai. Après l’entrée des troupes prussiennes, la défaite des républicains insurgés et la réinstallation du gouvernement saxon, un mandat d’arrêt avait été lancé contre le maître de chapelle en rupture de ban. Le compositeur, déjà illustre, mais très contesté, n’avait alors que trente-six ans. Une série de coups de tête avait marqué déjà les étapes de sa vie. Cet acte révolutionnaire ne fut à vrai dire que son dernier soubresaut pour conquérir la liberté définitive et absolue dont il avait besoin pour l’accomplissement de son œuvre.

Zurich était le rendez-vous de tous les exilés de la révolution, de 1849. Wagner fut reçu à bras ouverts dans la capitale intellectuelle de la Suisse allemande, y donna des concerts, y fit des, conférences. Dès octobre 1849, la ville lui décernait le titre de citoyen de Zurich. Il s’y établit alors définitivement avec sa femme, une actrice de Riga qu’il avait épousée dix ans auparavant. Mme Minna Wagner était une compagne dévouée, mais d’intelligence moyenne, peu faite pour comprendre une nature titanesque, un génie transcendant comme celui de son mari. Néanmoins ils avaient fait bon ménage jusqu’à ce jour dans leur vie errante et aventureuse, à Londres, à Paris, à Dresde. L’économe et active Minna avait sagement veillé aux soins de l’intérieur pendant que tant d’orages avaient ballotté la barque fragile de leur fortune ; mais elle ne comprenait pas que son mari eût pu lancer par-dessus bord son bâton de Kapellmeister pour se plonger dans les flots de la révolution, ni qu’il passât son temps à ruminer de chimériques réformes au lieu d’écrire des, opéras lucratifs. Souvent elle le tourmentait par son caractère tracassier et querelleur. Wagner avait un foyer matériel, il manquait d’un foyer intellectuel, d’un refuge selon son cœur. Il le découvrit en faisant, en 1851, la connaissance de la famille Wesendonk.

Otto Wesendonk était le représentant européen d’une grande maison de soieries de New-York. Homme robuste et d’aspect militaire, tempérament grave, renfermé, nature droite, généreuse, essentiellement chevaleresque, il aimait à s’entourer d’écrivains et d’artistes. Sa grande fortune lui permettait de les recevoir somptueusement, et de les secourir de façon princière lorsqu’il les prenait en amitié et qu’ils étaient traqués par leurs créanciers, ce qui arrivait fort souvent. Sa jeune femme, alors âgée de vingt ans, était la fille d’un conseiller de commerce royal et avait reçu une brillante éducation à Dusseldorf. Le portrait, joint au volume, nous montre une tête oblongue, légèrement inclinée, aux traits gracieux et affinés. Les yeux tendres sont perdus dans un rêve infini et comme fixés dans une pensée unique.

Derrière ce visage transparent, on devine une âme de sensitive, timide et frémissante, mais ardente et volontaire sous sa douceur. Dans ses brefs et discrets souvenirs, Mme Wesendonk, parlant de cette époque, se compare « à une feuille blanche où aucun caractère n’avait encore été tracé. » Wagner lui apparut avec tout le prestige d’un artiste de génie, muet et maussade dans le monde, éloquent et séduisant dans son cercle d’amis. Il devait l’attirer comme le plus puissant des maîtres intellectuels, et elle dut lui plaire dès l’abord comme la plus exquise des harpes éoliennes dont il tirerait un jour des sons merveilleux. Il semble cependant qu’il ait dû mériter sa confiance par une longue et savante assiduité, et faire un siège en règle avant de pénétrer dans les jardins secrets de cette âme et dans la citadelle de sa volonté. Ajoutons que, pendant ces premières années de Zurich, Wagner fut puissamment absorbé par l’élaboration de ses œuvres théoriques (l’Art et la Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir, Opéra et Drame) et par l’esquisse poétique de sa tétralogie : L’Anneau du Nibelung. En l’année 1853 seulement, des relations suivies se nouèrent entre les deux familles Wagner et Wesendonk. Aussitôt une intimité étroite de maître à élève s’établit entre le compositeur et la jeune femme déjà fascinée. Dans ses premiers billets, il se montre souple, soumis, insinuant.


Madame ! Dieu vous préservera désormais de mes méchantes manières. Vous devez comprendre maintenant qu’en ne cédant qu’avec angoisse à vos aimables invitations je n’obéissais pas à un vain caprice, et que ma mauvaise humeur pouvait martyriser mes meilleurs amis autant que moi-même. Si dorénavant je m’impose des renoncemens plus nombreux, — et comment ne le ferais-je pas après l’expérience d’hier ? — croyez qu’en cela je veux avant tout obtenir votre pardon par une meilleure tenue. Je me recommande à votre indulgence bienveillante.

Zurich, 17 mars 1853.______________________R. W.


Ne dirait-on pas une prière déguisée de l’inviter seul, un appel indirect à une intimité plus familière ? Il y a je ne sais quoi d’impératif dans ces excuses, et la menace de ne plus venir si on le met en face de vulgaires bourgeois ou d’hôtes gênans. On reconnaît là un trait particulier de Wagner, son art subtil de faire des reproches en s’accusant et de réclamer des faveurs plus grandes en ayant l’air de renoncer aux anciennes. Pressentant que bientôt il sera le maître, il prend déjà l’attitude boudeuse de l’enfant gâté. Il ne tarda pas à obtenir tout ce qu’il voulait. On le voit par le billet suivant, daté de trois mois après, et qui témoigne de la plus complète intimité entre les deux familles. Désormais c’est lui qui arrange et organise les réunions, écarte les intrus et trie les amis sur le volet.


Très honorée amie ! Vous m’avez permis de vous demander aujourd’hui si vous viendriez un peu chez nous ce soir. Au meilleur cas, je vous proposerais de passer quelques heures chez nous jusqu’à dix heures : alors je n’inviterai personne d’autre pour que rien ne trouble cette sainte soirée. J’espère un oui amical.

Votre RICHARD WAGNER.


Bientôt après vient le reproche de ne pas venir passer la soirée comme d’habitude « sans invitation. » À cette prière très douce et très humble sont jointes deux mesures de musique plus significatives encore. C’est le simple motif qui accompagne l’entrée de Sieglinde apportant une corne d’eau fraîche à Siegmund exténué, au premier acte de la Walkyrie. Ces tierces cristallines tombent dans l’oreille comme les gouttes d’une source limpide dans une gorge brûlante et desséchée. Heureux musiciens, qui pouvez tout exprimer sans rien dire ! Wagner n’oublie pas non plus son ami Wesendonk et charge les plus grands personnages de lui souhaiter la bonne année. A une traduction d’Homère qu’il envoie à sa femme, il ajoute ces lignes fantaisistes et spirituelles, qui semblent détachées de l’Anthologie grecque :


Homère s’est glissé en tapinois hors de ma bibliothèque. Je lui ai demandé : Où vas-tu ? Il m’a dit : Féliciter Otto Wesendonk à son jour de naissance. Je lui ai répondu : Fais-le avec moi !

16 mars 1854.

R. W.


Des années 1854 et 1855 nous n’avons que de courts billets, mais ils marquent l’intimité croissante. Elle avait commencé, l’ère innocente et délicieuse des cadeaux, où l’amour naissant à l’ombre de l’amitié, comme le rosier modeste sous le tilleul touffu, sait mettre tant de secrètes intentions et d’allusions charmantes. Elle envoie des fleurs, une lampe, une théière d’argent. Il répond par des livres rares et de la musique de son cru. À ce moment, il composait la Walkyrie, et déjà il avait pris l’habitude, qu’il conserva pendant des années, d’envoyer à Mme Wesendonk les premières fusées mélodiques de ces fameux leitmotiv, sur lesquels on devait écrire plus tard tant de volumes poudreux et qui jaillissaient alors comme des boutons parfumés de l’arbre verdoyant de la vie. Il traçait au crayon ses idées musicales sur des feuilles volantes, et l’amie les recevait chaudes encore de l’effervescence cérébrale et toutes brillantes du premier éclair de l’inspiration. Elles se gravaient dans son esprit comme des signes. Elles se blottissaient dans son cœur comme des esprits familiers et tyranniques qu’on ne pourrait plus chasser et dont rien désormais n’éteindrait le regard, n’étoufferait la voix. Ces esquisses rapides étaient souvent accompagnées d’un mot humoristique, d’un remerciement, d’une plainte ou d’une déclaration. Sur l’une, on trouve les initiales G. S. M. signifiant Gesegnet sei Malhilde (bénie soit Mathilde), sur l’autre : S. L. F. voulant dire seiner lieben Frau (à sa chère dame). Elles furent soigneusement classées par l’heureuse destinataire en de petits portefeuilles rouges correspondant aux œuvres respectives : la Walkyrie, Siegfried, Tristan et Yseult, les Maîtres Chanteurs, et sont actuellement en possession de ses descendans. On y trouve même un motif encore informe de Parsifal dont le fac-similé a été joint au volume. Ces précieux feuillets, instantanés graphiques, pensées visibles de cet esprit toujours en mouvement, jalonnèrent le drame intérieur que j’essaye de recomposer ici.

Laissons cependant Mme Wesendonk elle-même résumer ses premiers rapports avec le maître en sa manière sobre et impressive. « Nos relations, dit-elle dans ses Souvenirs, ne devinrent amicales et intimes qu’en 1853. C’est alors que le maître commença à m’initier à ses intentions. Il me lut d’abord « les trois poèmes d’opéra, » qui me ravirent, puis l’introduction à ce volume et successivement ses écrits en prose l’un après l’autre. Comme j’aimais Beethoven, il me jouait ses sonates ; y avait-il un concert en vue où il devait diriger une symphonie de Beethoven, il me jouait avant et après la répétition les différentes parties de l’œuvre jusqu’à ce que je m’y sentisse chez moi.

« Il était heureux quand j’étais capable de le suivre et que mon enthousiasme s’allumait au sien… En l’année 1854, il m’introduisit dans la philosophie de Schopenhauer. En général, il m’a rendait attentive à toute production remarquable, littéraire ou scientifique. Il me lisait le livre ou en discutait les idées avec moi. Ce qu’il composait le matin, il avait l’habitude de me le jouer le soir entre cinq et six, à l’heure du crépuscule. Il apportait la vie là où il se trouvait. Quand on le voyait quelquefois entrer dans la chambre visiblement fatigué et abattu, il était beau de voir comme, après un court moment de repos, les nuages amassés sur son front se dissipaient et le rayon qui glissait sur ses traits lorsqu’il se mettait au piano… A lui seul je dois le meilleur de ce que je suis. Les années passées à Zurich furent pour Wagner un temps de recueillement, de travail et de cristallisation intérieure qu’on ne saurait enlever de sa biographie sans déchirer violemment le fil de son développement. Il partit transformé. »

Mme Wesendonk justifiait d’ailleurs pleinement la confiance que lui témoignait son mari. Elle se laissait aller sans crainte et sans arrière-pensée à sa vive admiration. Le Mécène libéral était fier de son protégé, qui apportait toujours avec lui un tourbillon d’idées nouvelles et faisait de son intérieur une lanterne magique, où défilaient en scènes étranges et colorées de futurs chefs-d’œuvre encore inconnus du public. Il assistait en tiers à cette noble intimité, où le maître s’exaltait en instruisant l’intelligente élève. À ces lectures, à ces séances de musique, à ces longues conversations venaient se joindre parfois les amis intimes de Wagner, l’architecte Semper, le germaniste Ettmüller, les poètes Herwegh et Gottfried Keller. Pendant les longues soirées d’hiver, on lisait Schopenhauer, les légendes hindoues et les drames de Calderon. Entre les Wesendonk et Wagner, tout, jusqu’à ce jour, était donc demeuré calme, pur, idéal. Lui-même a caractérisé ainsi cette période de leur amitié dans une lettre postérieure : « Ce qu’il y avait d’exceptionnel dans nos rapports, dit-il, c’est que nos actions et nos pensées ne nous apparaissaient involontairement que dans leur essence idéale et toujours dans une forme épurée. Dès que nous étions ensemble, nous nous sentions en quelque sorte émancipés de la vie proprement dite. »

Un événement heureux, qui comblait le vœu le plus cher de l’artiste, vint encore resserrer ces liens en rapprochant les deux familles. Depuis longtemps Wagner avait fait comprendre à son amie que son plus grand désir était de posséder une maison à lui, l’« Asile » rêvé. Les vers suivans, qui se trouvent dans la correspondance, font allusion à ce désir :


Heureuse hirondelle, si tu veux couver — bâtis-toi ton propre nid ; — mais pour couver en paix — je ne puis bâtir la tranquille maison ! — La tranquille maison de bois et de pierre. — Hélas ! qui veut être mon hirondelle ?


Mme Wesendonk comprit ce vœu si poétiquement exprimé. Elle fut pour Wagner une hirondelle de génie et sut lui construire un nid selon son rêve. Voici comment. M. Wesendonk venait de faire bâtir pour lui et pour sa famille une magnifique villa dans un faubourg de Zurich. C’était un véritable palais, s’élevant sur une terrasse avec colonnade à l’entrée, grand hall au rez-de-chaussée et deux loggias au premier étage. La vue s’étendait par-dessus le parc en pente sur le riant lac de Zurich et le splendide panorama des Alpes Bernoises, fermant l’horizon de sa dentelle de neige. Par son habile et fervente intercession, Mme Wesendonk obtint de la grande libéralité de son mari l’acquisition d’une petite maison spacieuse et commode, limitrophe de ce domaine, ayant son jardin particulier, et destinée au compositeur. Wagner s’y installa avec sa femme dès la fin de l’année 1857. Il était entendu que l’artiste ne paierait son loyer qu’en musique et par sa présence réelle. La villa Wesendonk fut inaugurée par un concert donné dans le grand hall, à un cercle choisi, sous la direction du maître. Mme Elisa Wille, qui jouera un peu, dans cette histoire, le rôle de la fidèle et prudente Brangaine, dit dans ses Mémoires : « Tous ceux qui se réunissaient alors dans la belle villa, sur la colline verte, s’en souviennent comme d’une existence transfigurée. La richesse, le goût, l’élégance y embellissaient la vie. Rien ne gênait le maître de la maison dans la mise en train de ce luxe amical, et il était plein d’admiration pour l’homme extraordinaire dont le destin l’avait rapproché. La maîtresse de maison, délicate et jeune, pleine de dispositions idéales, ne connaissait encore de la vie que sa surface, pareille au courant tranquille d’une rivière. Aimée et admirée de son mari, mère heureuse, elle vénérait les sommets de l’art et de la vie et le génie dont la volonté et la puissance se manifestaient à elle pour la première fois dans toute son étendue. » Au chalet Wagner, dans l’« Asile » se réunissaient les intimes et venaient demeurer parfois des amis d’Allemagne ou de l’étranger. À ce moment, le maître travaillait avec une ardeur inaccoutumée à la composition de Siegfried. Il écrivait à Liszt : « Ma table de travail est près de la grande fenêtre avec le coup d’œil superbe sur le lac et les Alpes. Un calme absolu m’entoure… Je ne quitterai mon asile que lorsque l’aventure de Siegfried et de Brunnhilde sera complètement mise au clair. »

Wagner se trompait. Il devait s’interrompre dans son travail et n’achever qu’après quatorze ans la grande scène du réveil de Brunnhilde par Siegfried. Un autre drame, surgi de sa vie intime et des profondeurs les plus cachées de son être, devait s’emparer de lui, le maîtriser et l’entraîner dans son tourbillon. À ce moment précis, en effet, apparaît dans le ciel bleu de cet amour idéal le point noir de la passion, qui devait envahir son azur. Le ton des lettres est devenu plus intime, et la température a haussé. L’hirondelle s’est trop attachée à son nid, et voici que l’élève d’autrefois est devenue « la Muse. »


Et ma chère Muse se tient-elle toujours loin de moi ? J’attendais en silence sa visite, je ne voulais pas l’inquiéter de ma prière. Car la Muse comme l’amour ne donne le bonheur que lorsqu’elle le veut. Malheur à l’insensé, malheur à l’homme sans amour, qui veut lui arracher de force ce qu’elle ne donne que librement ! On n’obtient rien d’eux par violence. N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? — Et ma chère Muse se tient loin de moi !


Comment résister à de tels billets ? Il ne peut plus se passer d’elle dans son travail. Il faut qu’elle vienne couver ses mélodies, et elle s’y absorbe presque entièrement. Dès lors, l’amour inexprimé flotte entre eux comme une essence subtile, forme leur atmosphère et se condense dans leurs regards, lorsqu’ils se rencontrent, en fluide magnétique. Dans le billet suivant on sent déjà quelque chose de la langueur mortelle du prélude de Tristan. C’est un remerciement pour l’envoi d’un coussin brodé par elle :


Ah ! le beau coussin ! Mais trop tendre ! Si lasse et si lourde que soit souvent ma tête, je n’oserai jamais l’y poser, pas même quand je serai malade, — tout au plus à ma mort ! Alors je m’y blottirai doucement comme si c’était mon droit. Vous-même l’étendrez sous ma tête. — Voilà mon testament. — R. W.


Impossible que tous deux ne vissent pas le danger… et ils le voyaient : — la femme si tendrement unie à sa famille, l’artiste lié à son bienfaiteur par les devoirs sacrés de la reconnaissance. Wagner était en général peu conscient des intérêts et des droits des autres, dans le sentiment absolu qu’il avait de la souveraineté de son génie. Mais il faut lui rendre cette justice qu’il sentait profondément ses devoirs d’amitié envers Otto Wesendonk. Pris entre ce devoir impérieux et son amour grandissant, il eut recours à la poésie comme à l’unique moyen de salut. Par une transposition brusque, la poésie devait donner une issue à cette passion comprimée et le torrent impétueux se canaliser dans l’art. Il venait de relire le poème de Gottfrit de Strasbourg sur Tristan et Yseult, imité des poèmes français du moyen âge sur le même sujet. L’histoire du féal Tristan ramenant à son oncle, le roi Mark, la reine d’Irlande et buvant avec elle, pendant la traversée, le philtre d’amour qui les lie indissolublement, offrait une certaine analogie avec la situation de l’artiste entre son protecteur et son amie. Sous l’impression de cette lecture et sous l’afflux de ses propres sentimens, il avait vu s’ébaucher un drame poignant et tragique dans le cadre pittoresque de la vieille légende celtique. Se trouvant seul un jour avec Mme Wesendonk, il lui annonça qu’il était en train d’écrire le texte d’un drame musical sur Tristan et Yseult. Ce drame lui serait mystérieusement dédié et il exprimerait tout ce qui entre eux devait rester à jamais muet. Ce serait, sous la forme et dans la transfiguration de l’art, l’accomplissement de leur double vie, de cette union intime, accrue par quatre années de pensées et de labeur communs. On imagine que Mathilde Wesendonk accueillit cette confidence avec une émotion profonde qu’elle dissimula sous un grave remerciement. Le poème fut écrit en un mois (août et septembre 1857). Tel qu’il est, — même sans la musique, — avec son lyrisme passionnel, qui jaillit des abîmes de la vie intérieure et se heurte aux obstacles du monde, il donne l’impression d’un assaut furieux et perpétuel de l’âme contre la matière pour se fondre à une autre âme et fait penser à ces torrens de la Suisse qui coulent dans une étroite fissure, entre des montagnes à pic. La masse d’eau, impénétrable et lisse, se précipite et gronde sourdement. On ne devine sa profondeur et sa violence qu’aux endroits où elle s’accumule et rebrousse en vagues bouillonnantes. Successivement les deux premiers actes furent envoyés par le poète à sa Muse, qui devenait de plus en plus « la dame du silence. » Rien n’était changé apparemment à leur vie ; mais, de jour en jour, la Muse devenait plus grave et le poète plus sombre. On continuait à se voir en famille, mais, dans les apartés mêmes, on se gardait de parler du poème en gestation. Lorsqu’il fut terminé, l’auteur l’apporta à son amie qu’il trouva seule. Laissons la parole à Wagner pour évoquer cette scène. Elle marque un moment essentiel dans l’histoire de cet amour étrange. Ce fragment, daté du 18 septembre 1858, fait partie du Journal de Venise, écrit un an plus tard, après la séparation qui suivit la crise fatale :


Aujourd’hui il y a un an, j’achevais le poème de Tristan, et je t’apportais le dernier acte. Tu m’accompagnas jusqu’à la chaise près du sopha, tu m’embrassas et tu me dis : « Maintenant je n’ai plus de désirs ! » — À ce jour, à cette heure, je naquis à nouveau. Tout ce qui précéda peut s’appeler Avant la vie, et Après la vie tout ce qui suivit. Je n’ai jamais vécu que dans cet instant merveilleux. Tu sais comment je l’ai goûté ? Ce ne fut pas un orage, une tempête, une ivresse. Je restai solennel, profondément ému, pénétré d’une douce chaleur, libre, le regard plongé dans l’Éternel. — Déjà je m’étais séparé douloureusement, mais toujours plus nettement du monde. Tout en moi était devenu négation, défense. Ma création artistique même était douloureuse, car elle venait du désir de trouver une réponse affirmative à ce renoncement, une réponse qui pût s’unir à lui. Ce moment me l’a donné avec une certitude si absolue qu’il se produisit en moi un silence, un arrêt. Une femme aimée, jusqu’à ce jour hésitante et timide, se jetait courageusement dans une mer de souffrances et de maux, pour me procurer cet instant et me dire : Je t’aime ! — Ainsi tu te consacras à la mort pour me donner la vie ; ainsi j’ai reçu ta vie, pour dire adieu au monde, pour souffrir, pour mourir avec toi. — Disparue la malédiction du vain désir… J’avais perdu toute amertume ; j’ai pu errer, souffrir, être tourmenté, mais jamais plus je n’ai perdu la conscience lumineuse que ton amour était mon bien suprême et que sans lui mon existence serait une contradiction.


Dans cette lettre passe comme une onde la sensation foudroyante du philtre bu par Tristan et Yseult ; mais elle ne nous dit rien des suites de l’incident. On les devine par une autre lettre de Wagner à sa sœur Claire datant de la même époque.

— 10 août 1838. — Ce qui m’a conservé et consolé pendant six ans, ce qui m’a aidé à vivre à côté de Minna (sa femme), malgré les énormes différences de nos caractères et de nos natures, c’est l’amour de cette jeune femme (Mme Wesendonk), qui s’approcha de moi d’abord avec hésitation, puis avec une certitude et une assurance croissantes. Comme il ne pouvait être question entre nous d’une union quelconque, notre profonde inclination prit ce caractère triste et mélancolique qui éloigne tout sentiment vulgaire et bas, et fait qu’on ne cherche la source de sa joie que dans le bien de l’autre. Et cet amour, toujours inexprimé entre nous, dut finalement se dévoiler au grand jour, lorsque l’an dernier j’écrivis le poème de Tristan et le lui donnai. Alors, pour la première fois, elle perdit sa force et me déclara qu’elle devait mourir !


Chez une nature aussi droite, aussi sérieuse que Mathilde Wesendonk, une telle parole n’était ni l’excès d’une sentimentalité romantique, ni la faiblesse d’une femme qui s’abandonne et veut masquer sa chute. Non, c’était le cri d’un désespoir sincère, la ferme résolution d’une grande âme qui se sent broyée entre le devoir inéluctable et le tout-puissant amour. On imagine aisément que l’artiste, heureux d’être aimé comme il le voulait, n’eut point de peine à dissuader son amie d’un acte de folie qui allait à contrefin. Ne se devait-elle point à sa famille comme lui-même à son art ? On prit l’héroïque résolution de continuer à vivre comme par le passé. Le grand amour eut l’audace de se vouloir affirmer en renonçant à la possession complète et de se donner les joies de la plus parfaite intimité d’âme dans les affres et les tourmens de la chair. D’ailleurs n’étaient-ils pas en train de créer à deux ? Leur merveilleux amour n’aurait-il pas deux enfans immortels : — Tristan et Yseult ?

Malgré tout, Elle était triste dans son angoisse de l’avenir, mais Lui exultait. Dans le transport de sa conquête, il se mit fougueusement à la composition du premier acte. Wagner a dit quelque part : « Quand j’écris mon poème, je suis déjà grisé du parfum musical de mon œuvre. » Mais les paroles c’étaient pour lui qu’un canevas, une faible ébauche de son désir créateur. C’est en mettant ses drames en musique qu’il les vivait à fond et qu’il entrait dans les dernières fibres de ses personnages. Les lettres manquent ici, mais un billet, daté de la Saint-Sylvestre de l’année 1857, marque l’apogée de cette période héroïque. Ce sont des vers envoyés avec les esquisses musicales du premier acte. Écrits dans le même rythme que le duo final, ils en sont comme un écho et un prolongement. On sait qu’à ce moment la passion, longtemps comprimée, jaillit enfin en gerbes immenses du cœur des deux amans, comme un geyser formidable. Dans le billet suivant, il semble que l’on voie l’amour renonciateur planer comme un aigle sur ce geyser et s’y tremper les ailes. Téméraire oiseau !


Voici encore une fleur d’hiver pour l’arbre de Noël. Elle est pleine de miel et sans le moindre poison.


Suprêmement heureux,
Loin de toute douleur,
Libre et pur
A jamais à toi —
Les plaintes et les renoncemens
De Tristan et d’Yseult,
Dans l’or chaste des sons,
Je les mets à tes pieds
Pour qu’ils célèbrent l’ange
Qui m’a porté si haut !


Comment répondre à un tel hommage ? Ne fallait-il pas aider le maître dans son effrayant travail ? Ne fallait-il pas récompenser l’ami d’un si gigantesque effort ? Une idée subite lui vint. Dans ses momens de tristesse, elle avait écrit quelques vers — car elle aussi était poète à ses heures[3]. — Discrètement, avec un mélange subtil de douceur et d’intensité, ces poésies disaient, sous le voile des images, la plainte de cette âme, sa résignation douloureuse, son aspiration sans espoir vers une félicité immense et impossible. En les écrivant, elle avait obéi au seul besoin de déverser sur une feuille de papier le trop-plein de son cœur. Jamais celui qui les avait inspirées ne devait les connaître. Maintenant une pensée l’obsédait : faire don de ces vers à l’auteur de Tristan en remerciement de son superbe message. Elle hésita longtemps, car un secret pressentiment l’avertissait que l’exécution de ce projet aurait des suites graves. Finalement elle céda au souverain besoin du véritable amour, qui est de montrer à l’être aimé le fond de son cœur. Je traduis une de ces pièces pour en donner la note dominante.


DANS LA SERRE

Hautes voûtes de verdure, — couronnes de feuillages, — baldaquins d’émeraude, — enfans des zones lointaines, — dites, pourquoi vous plaignez-vous ? — Silencieusement vous inclinez vos branches, — vous tracez dans l’air des signes immobiles, — et, témoins de vos souffrances, — de doux parfums montant de vos calices. — Dans la langueur de vos désirs — vos rameaux s’ouvrent comme des bras, — mais l’illusion vous tient captives, — vous n’enlacez que l’ombre et l’effroi.

Ah ! pauvres plantes, je le sais, — nous partageons le même sort. — Malgré la lumière éclatante — notre patrie n’est pas ici ! — Le soleil quitte sans regret — la splendeur d’un jour désolé ; — celui qui souffre vraiment — s’enveloppe d’ombre et de silence. — Tout se fait ; un frisson léger court dans la maison de verre : — Au bord des feuilles vertes, — je vois trembler de lourdes gouttes.


Une ivresse étrange et capiteuse dut saisir le compositeur devant ces délicieuses fleurs lyriques, écloses aux plus secrets replis du cœur de l’Aimée. Ivresse d’amant, ivresse d’artiste. Ah ! mettre ces vers en musique, traduire dans la langue des sons les soupirs de la femme adorée, quelle volupté exquise, quelle fusion merveilleuse de leurs âmes ! Des profondeurs inconnues s’ouvraient ; l’arcane de Tristan, — encore insoupçonné, — était trouvé. Et ce fut une extraordinaire floraison mélodique. D’inspiration Wagner mit en musique « pour une voix de femme » les cinq poésies que lui avait envoyées Mme Wesendonk[4]. On y trouve l’essence des mélodies et des harmonies ultimes de l’œuvre. La mélodie des Rêves, d’une langueur si mystérieuse et d’une si vaste expansion, a servi de thème au duo du second acte : « O nuit immense, ô nuit d’amour, descends et verse l’oubli suprême. » Les accords tristes qui accompagnent le chant pour les vers cités plus haut : Dans la serre, ont été reproduits exactement dans le prélude du troisième acte, d’une si indicible désolation. Ces poésies d’un charme intense furent ainsi les germes de cette musique grandiose. Le génie de Wagner et le soleil de l’amour changèrent ces roses et ces orchidées en la flore tropicale de palmes gigantesques et de lianes entrelacées.

Quand Mathilde Wesendonk reçut ces mélodies, elle écrivit sous l’une d’elles les paroles d’Yseult : « Elu pour moi, perdu pour moi ! » Tous deux étaient à bout de forces. Ils touchaient à ce point où scrupules, craintes, devoirs, toutes les résolutions et toutes les barrières s’évanouissent tout à coup devant le prodige de l’amour. Inextricablement enchevêtrés dans l’œuvre magique, ils couraient à l’heure fatale. Pour eux aussi, le flambeau qui brûle devant le pavillon d’Yseult devait s’éteindre un jour dans la nuit profonde. La correspondance de cette époque n’existe plus, mais une lettre postérieure de Wagner (datée de Venise, du 1er janvier 1859) fait allusion au fait et en donne la preuve irrécusable. La date, le lieu, l’occasion de cette rencontre ? Mystère. On n’en voit passer ici que le souvenir comme un sillon de feu.


Non ! ne les regrette pas, ces caresses, dont tu as paré ma pauvre vie ! Je ne les connaissais pas ces fleurs parfumées échappées du sol vierge du noble amour ! Le rêve du poète devait donc se changer en réalité merveilleuse. Cette rosée de joie vivifiante et transfiguratrice devait tomber une fois sur le sol ingrat de ma vie terrestre. Je ne l’avais jamais espéré, et maintenant il me semble que je le savais quand même. Maintenant je suis ennobli : j’ai reçu mon titre de chevalier. Sur ton cœur, dans tes yeux, par tes lèvres — j’ai été délivré du monde. Chaque parcelle de moi est libre et noble. La conscience d’avoir été aimé de toi avec cette plénitude de tendresse et pourtant cette intime chasteté me traverse comme un frisson sacré ! — Ah ! je respire encore le parfum magique de ces fleurs que tu as cueillies pour moi sur ton cœur ; ce n’étaient pas des germes de vie terrestre ; c’est le parfum des fleurs surnaturelles d’une mort divine, d’une vie éternelle. Ces fleurs ornaient jadis le corps des héros avant qu’il ne fût réduit en cendres par le feu ; l’amante se jeta dans ce tombeau de flammes et de parfums pour réunir sa cendre à celle de l’aimé. Alors ils furent un ! Un seul élément ! Non plus deux êtres humains : une substance divine de l’Éternité ! — Non, ne te repens pas ! Ces flammes brûlèrent lumineuses et pures ! Aucune sombre ardeur, aucune fumée d’angoisse n’en souilla la clarté. Tes caresses d’amour sont la couronne de ma vie, les roses de joie qui ont fleuri ma couronne d’épines. Me voilà fier et heureux ! Plus un souhait, plus un désir ! jouissance, conscience suprême et force pour tout, force de braver toutes les tempêtes de la vie ! — Non ! non ! ne te repens pas ! ne te repens pas !


En lisant cette prose, ne croit-on pas entendre les harmonies mystiques et passionnées du deuxième acte de Tristan ? Mais après l’extase, le réveil fut terrible. Chez elle, remords ; chez lui, effroi de l’avenir. Ils savaient que « songer seulement à joindre leurs destinées était un sacrilège. » Trop sacrés en effet étaient les devoirs, trop profonds les sentimens de l’épouse envers l’époux et ses enfans, trop sacrés aussi les devoirs de reconnaissance de l’ami envers l’hôte bienfaiteur. Pourtant, on avait fait un premier pas vers le gouffre. A peine était-il temps de se ressaisir et d’en remonter le bord. Une décision s’imposait. Dès ce moment, Wagner résolut de quitter l’« Asile. » Il annonça ce projet à Otto Wesendonk qui, dans sa confiance tranquille, essaya de l’en dissuader. Comme il fallait trouver une nouvelle résidence (ce à quoi l’heureux habitant du chalet n’avait jamais pensé), il prit un moyen terme et attendit un mois. Mais tout était troublé. Le travail languissait, les entrevues étaient gênées. Les cours billets d’alors portent la trace de ce désarroi. On y sent la lutte intérieure de l’homme contre sa passion, mais il a visiblement perdu la tête. Témoin ces lignes : » Quelle merveilleuse naissance de notre enfant riche en douleur ! Ainsi il nous faut vivre quand même ? A qui pourrait-on demander d’abandonner ses enfans ? Dieu nous aide, pauvres que nous sommes ! Ou serions-nous trop riches ? Faut-il nous aider nous-mêmes ? » Et peu après : « La lettre — comme elle m’a rendu triste ! Le Démon passe d’un cœur dans l’autre. Comment le vaincre ? O pauvres nous ! Nous ne nous appartenons pas. Démon, démon ! deviens Dieu ! »

Il est beau ce cri prométhéen : « Démon ! deviens Dieu ! » Mais, à ce moment, l’artiste emporté dans un tourbillon de sentimens contraires, n’était pas capable d’opérer cette transmutation qui est le magistère de la volonté humaine. Il hésitait, il tergiversait. Peut-être allait-on retomber dans le gouffre, et cette fois-ci pour n’en plus ressortir. Un incident survint qui dénoua la situation devenue impossible. Une lettre interceptée par la femme de Wagner, une scène violente de jalousie faite par celle-ci à Mme Wesendonk, en termes insultans et grossiers, firent scandale, brouillèrent les deux familles et forcèrent Wagner à quitter brusquement Zurich. Ces faits ne sont connus que par la lettre explicative de Wagner à sa sœur, lettre qui ne dit rien de l’attitude d’Otto Wesendonk à son départ et laisse bien des points dans le vague[5]. Deux choses en ressortent toutefois : d’une part, que Wagner ne pardonna pas à sa femme son acte prémédité de vengeance sournoise et s’en sépara sur-le-champ ; de l’autre, que Mme Wesendonk en voulut à Wagner de n’avoir pas su empêcher la scène fâcheuse. Leur correspondance devait continuer et leurs sentimens rester les mêmes pour des années encore. Mais l’attaque brutale de Mme Minna et les suites de l’événement, où l’on avait frôlé une catastrophe, avaient jeté dans son âme délicate et sensible une crainte et une défiance qui ne se dissipèrent que peu à peu. Pour Wagner, c’était l’effondrement d’un bonheur unique et la perte de l’« Asile » auquel il tenait par-dessus tout. Relancé de son Éden dans tous les hasards de l’existence, il lui fallait reprendre sa vie errante et continuer, dans la froide solitude, l’œuvre commencée à deux, au soleil de l’amour. Ces derniers jours de Zurich lui furent d’autant plus pénibles et plus humilians que tout rapport avait cessé entre les deux familles. Des fenêtres de l’Asile on apercevait la splendide villa, lieu de tant de fêtes joyeuses, de tant d’heures sereines qui ne reviendraient plus, et où maintenant l’amie languissait brisée d’émotion et de chagrin. Et, quoique exilé volontaire, il devait partir comme un coupable… partir sans lui dire adieu ! Une lettre de Genève, du 21 août 1858, raconte d’une manière dramatique la dernière nuit passée dans l’« Asile » et ce départ tragique. On y sent tout Wagner, avec sa sensibilité frémissante et cet orgueil et cette volonté qui n’abdiquent jamais.


La dernière nuit que j’ai passée dans l’Asile, je me suis couché à onze heures du soir ; je devais partir le matin à cinq heures… Un merveilleux murmure me fit sortir de mes rêves angoissans : en me réveillant, je sentis nettement un baiser sur mon front : — un soupir strident suivit. L’impression était si vive, que je me dressai et regardai autour de moi. Tout était silencieux. Je fis de la lumière ; il était un peu moins d’une heure. Un esprit veillait-il auprès de moi dans cette heure d’angoisse ? Veillais-tu ou dormais-tu à ce moment ? — Comment te sentais-tu ? — Impossible de refermer l’œil. Je m’agitai longtemps dans le lit. Enfin je me levai, je m’habillai, je fermai la dernière malle, et tantôt me promenant en long et en large, tantôt étendu sur la couche, j’attendis le jour. Il vint plus tard que dans mes insomnies du dernier été. Le soleil grimpa, rouge de honte, de derrière les montagnes. — Encore une fois je regardai ta maison. — O ciel ! Aucune larme ne me vint, mais il me semblait que tous les cheveux pâlissaient à mes tempes ! — Je t’avais dit adieu. Maintenant mon cœur était devenu froid et résolu. — Je descendis. Ma femme m’attendait. Elle m’offrit le thé. C’était une heure terrible et lamentable. — Elle m’accompagna. Nous descendîmes au jardin. La matinée était rayonnante. Je ne tournai pas la tête. Au dernier adieu, ma femme éclata en plaintes et en larmes. Pour la première fois, mes yeux restèrent secs. Une fois encore, je la priai de se montrer douce et noble et de se consoler chrétiennement. Son ancienne violence vindicative jeta de nouveau sa flamme. — On ne peut la sauver ! dus-je me dire. Pourtant je ne saurais me venger sur la malheureuse. Elle-même doit accomplir son arrêt. — Ainsi j’étais terriblement sérieux, amer et triste. Mais — pleurer m’était impossible. — Je partis ainsi. Et voici ! je ne le nie pas : je me sentis à l’aise, je respirai librement. — J’entrais dans la solitude : là, je suis chez moi, dans la solitude où je puis t’aimer à chaque respiration !

Bien sûr, nous oublierons tout, et toutes les souffrances seront effacées, et il ne nous restera qu’un sentiment triomphal, la conscience qu’un miracle s’est accompli comme la nature n’en opère qu’une fois pour des siècles, et qui jamais peut-être ne lui a réussi si noblement. Laisse toute douleur. Nous sommes les plus heureux des êtres ! Avec qui changerions-nous ?


II. — L’ANNÉE DE VENISE. — CALVAIRE D’AMANT ET TRIOMPHE D’ARTISTE

Après une courte halte à Genève et à l’Isola Bella du Lac Majeur, Wagner s’en vint à Venise. Tout de suite, il s’y trouve à merveille et comme chez lui. La Piazzetta le ravit et la place Saint-Marc l’enchante. La reine de l’Adriatique lui sourit parce qu’elle transporte du coup son esprit dans un monde de beauté et de grandeur, loin de toutes les trivialités modernes. Il se loge royalement au premier étage d’un palais, au coude que fait le Grand-Canal, à mi-chemin de la Piazzetta et du Rialto. Grands espaces, sonores et vides. Le salon princier de la vaste demeure inhabitée sera son cabinet de travail. Là, il pourra tisser en paix ses harmonies dans le silence magique du Grand-Canal, interrompu seulement par le clapotis des vaguelettes sur les escaliers de marbre et le battement rythmique des rames. Mais il ne peut encore ni travailler, ni lire, ni penser avec suite ; tout s’est arrêté en lui, sous le choc du destin, comme les rouages d’une pendule jetée par terre. Le jour, il erre sans but dans la ville, inquiet, fiévreux, désemparé. Le soir, revenant à son palais désert, il trouve sa lampe allumée dans l’immense salon vide. Du balcon, on ne voit que la façade des grands palais silencieux sur l’eau miroitante et noire. Il ne sent plus que la solitude, la tristesse, l’accablement. Pendant une de ces insomnies, il eut une impression si étrange, si incisive qu’elle se grava dans sa mémoire d’un trait ineffaçable[6].


Cette nuit je n’avais pas sommeil et j’ai veillé longtemps. Mon doux enfant ne me dit pas comment il va ? — Merveilleux le Grand-Canal la nuit. Étoiles claires, dernier quartier de la lune. Une gondole glisse et passe. Au loin des gondoliers s’appellent en chantant. Ceci est extraordinairement beau et saisissant. Les stances du Tasse n’accompagnent plus ce chant comme jadis ; mais les mélodies sont certainement d’origine immémoriale, aussi vieilles que Venise et certainement plus anciennes que les strophes du Tasse qu’on leur a adaptées plus tard. Ainsi le sentiment éternel s’est conservé dans la mélodie et les strophes s’y engloutirent comme un phénomène passager. Ces mélodies, d’une mélancolie profonde, chantées d’une voix puissante, que l’onde apporte du lointain et qui vont mourir dans un lointain plus inaccessible encore, m’ont ému jusqu’au sublime.


Ainsi l’âme de l’antique Venise, muette le jour, vient parler la nuit, par le chant des gondoliers, à ce musicien replié sur lui-même, concentré sur son monde intérieur. Cette voix anonyme du peuple des lagunes, immémorial soupir d’une âme collective épandu sur la mer endormie, lui en dit plus long que toute l’histoire et tous les arts de Venise. Cela seul l’intéresse ; il ne veut rien savoir du reste. N’est-ce pas là un trait frappant de son génie, qui ne s’inquiète pas des formes extérieures des choses, pénètre à leur centre par intuition et s’enveloppe dans la nuit de son rêve pour composer ses visions ? Mais, à cette heure, sa source créatrice était tarie. Un amour profond et tenace venait de fouiller, de tordre et de meurtrir, jusque dans ses fibres les plus secrètes, ce Lucifer de la musique. Exilé de son royaume longuement et savamment conquis, détrôné de son ciel, il se trouvait dans une redoutable alternative : être vaincu par sa passion, ou vaincre sa passion par son art en achevant son œuvre. Or la tâche n’était point facile. Il était privé maintenant de l’atmosphère caressante de la femme aimée, de son souffle fécondant, de la délicieuse excitation d’une sympathie quotidienne. D’autant plus pénible lui paraissait cette solitude qu’à ce moment, l’amie se taisait. Après les scènes et les émotions violentes qui avaient bouleversé son cœur, Mme Wesendonk, soit pour se défendre contre elle-même, soit pour calmer les tumultes envahisseurs de l’absent, ne correspondait avec lui que par l’intermédiaire d’une amie commune. Pour lui donner de ses nouvelles, elle écrivait à Mme Eliza Wille, la fidèle Brangaine. Celle-ci lui transmettait les lettres de Wagner auxquelles Mme Wesendonk ne répondit que rarement pendant les premiers mois. Il s’irritait de cette barrière. Il se résigna pourtant parce qu’il voulait conserver cette affection à tout prix. Lié à cette âme par les parties les plus hautes de son être, comme à son bon génie, il avait un besoin absolu de sa sympathie pour l’achèvement de Tristan. Un désir instinctif de demeurer en communion occulte avec elle le pressait. Nous le voyons faire alors ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et ce qu’il ne refît jamais, n’en ayant ni le temps, ni l’envie, Il écrivit un journal de ses pensées sous forme de lettres adressées à son amie[7]. Rien de plus impétueusement spontané que ces épanchemens. Effusions de tendresse, gronderies familières, prières humbles et cris de colère, appels d’amour et protestations de sacrifice, quel extraordinaire mélange d’adoration passionnée et de personnalité impérieuse, quel désir profond, inlassable, de reconquérir la confiance de cette âme en se montrant capable de tous les dévouemens et de toutes les abnégations ! « Cette solitude caresse mes espérances. Oui ! j’espère guérir pour toi ! Me conserver pour toi, cela veut dire me conserver pour mon art. Vivre avec lui pour toi, voilà ma tâche. Elle répond à ma nature, à mon destin, à ma volonté, à mon amour. Ainsi je suis à toi ; ainsi tu guériras par moi ! Ici j’achèverai Tristan, en dépit de toute la fureur du monde… Et tu reverras fier comme un dieu, guéri et pur, ton humble ami. » Cependant, le dieu n’avait pas encore terrassé le démon. Quelques jours après, le démon éclate et jette sur le papier les lignes suivantes :


Aujourd’hui j’ai écrit à Mme Wille. C’étaient les premières nouvelles que je recevais de loi. Elle me dit que tu es résignée, tranquille et résolue à mener jusqu’au bout le renoncement ! Les parens, les enfans, — les devoirs. — Comme ces paroles m’ont semblé étranges dans la sainte atmosphère de mon sérieux et de ma sérénité ! Quand je pensais à toi, jamais les parens, les enfans, les devoirs ne me venaient à l’esprit : je savais seulement que tu m’aimais, et que tout ce qui est grand en ce monde doit être malheureux. Placé à cette hauteur, cela m’effraye de voir désigner clairement les circonstances qui nous rendent malheureux. Je te vois alors subitement dans ta maison splendide, je vois toutes les choses, j’entends toutes les personnes pour lesquelles nous serons des incompris, qui nous sont étrangères et qui ne se rapprochent de nous que pour nous séparer de notre être intime. Et la colère me prend, quand je me dis : c’est à ceux-là, qui ne savent rien de toi, qui ne te comprennent pas, mais exigent tout de toi que tu dois tout sacrifier ! — Je ne puis et ne veux pas voir ni entendre cela, si je dois accomplir dignement mon œuvre terrestre. — Ce n’est que du plus profond de mon être que je puis en gagner la force, mais du dehors, tout ce qui veut s’emparer de mes résolutions m’excite à l’amertume.


Mme Wesendonk avait-elle eu magnétiquement conscience de cet état d’âme ? Avait-elle entendu murmurer le démon à distance ? On le dirait. Car, huit jours après, elle lui renvoie par Mme Wille une lettre qu’il lui avait adressée et qu’elle n’avait pas voulu ouvrir. Là-dessus Wagner écrit dans son Journal : « Cela n’aurait pas dû arriver, — pas cela ! — Un jour tu liras cette lettre refusée et tu verras l’effroyable injustice de ton refus ! » Le lendemain il proteste encore : « Une parole directe de toi ! Trois mots ! rien de plus… Ah ! tous ces intermédiaires ! Alors quoi ?… Une religion entre nous ! » Deux jours après arrive une lettre de Mme Wesendonk, et le maître se calme. Le démon a disparu ; l’ange revient.


13 septembre. — J’étais si triste que je n’ai même pas pu confier un mot à mon Journal. Aujourd’hui est venue ta lettre, ta lettre à Mme Wille. Je savais que tu m’aimais. Tu es comme toujours bonne, profonde et pleine de pensées ; j’ai dû sourire et me réjouir presque de ma dernière inquiétude, puisque tu me donnes un si noble sentiment de bien-être. Oui ! tout est bien et tout ira bien. Notre amour est au-dessus de tout obstacle, et chaque entrave l’enrichit, le spiritualise, l’ennoblit.


En quittant Zurich dans l’exaltation du sacrifice consenti à deux, il croyait sincèrement que le sauveur c’était lui, et il se posait comme tel dans ses lettres. En réalité, c’est elle qui le domine moralement et le force de s’élever à sa sphère. Il l’avoue maintenant avec cette naïveté prime-sautière, qui ne craint pas de se contredire et qui est le côté charmant de sa nature.


Ton journal, que tu m’as donné avant mon départ, te montrait à moi si haute, si vraie, si transfigurée et si purifiée par la souffrance, si en possession de toi-même et du monde, que je n’éprouve plus d’autre sentiment que la communauté de ta joie, la vénération, l’adoration, Tu ne vois plus ta douleur, tu ne vois plus que la douleur du monde. Tu ne peux plus te représenter la tienne que sous la forme de la douleur universelle. Tu es devenue forte dans le sens le plus noble du mot.

… Je ne chercherai plus d’autre asile. Par contre, je me sens conforté et apaisé au plus profond de moi-même par l’asile éternel, inviolable et indestructible que j’ai gagné dans ton cœur, qui me garde et me protège contre le monde entier. Cet asile m’accompagne partout. Du fond de ce sanctuaire, je puis regarder le monde d’un sourire amical et plein de pitié. Je puis me donner à lui sans crainte, justement parce que je ne lui appartiens plus, car je ne souffre plus de mes souffrances, mais seulement des siennes. Ton amour a été pour moi une rédemption.


Octobre touchait à sa fin. Déjà l’amie rassurée recommençait à lui écrire avec une tristesse attendrie. À ce souffle, l’âme du musicien s’accorde et se remet à vibrer comme une lyre. À cette époque, dans le ciel des lagunes, au rose ardent des soirs d’été succèdent l’orange somptueux et les clartés opalines des crépuscules d’automne. Ainsi dans l’âme du poète, l’impétueux désir de la passion brûlante avait fait place à la lumière mystérieuse et profonde du grand amour renonciateur. — Mais il y eut encore un moment terrible, une dernière convulsion de ce cœur tumultueux, vraiment blessé par le dieu qui, lorsqu’il ne tue pas, donne ses ailes à ses victimes et en fait ses élus. Mme Wesendonk perdit à ce moment son fils Guido, âgé de trois ans. À cette nouvelle, Wagner ressent une vive souffrance et, pour un instant, s’oublie lui-même, ce qui lui arrive rarement. Mais ici, la sympathie jaillit débordante, irrésistible, et s’épanche comme un torrent.


24 octobre. — Combien je dépends de toi, bien-aimée ! voilà ce que j’ai bien intimement éprouvé en ce temps. Ma belle, ma tranquille humeur, je ne l’avais gagnée que par toi : je te savais si haute, si transfigurée, qu’il fallait l’être avec toi. Et voici venir ton deuil, tout le sérieux, toute la mélancolie de la souffrance. Te savoir frappée par la mort de ton enfant ! Comme tout est changé d’un moment à l’autre ! L’orgueil et le calme s’évanouissent en un frémissement douloureux. Chagrin profond, pleurs et tristesses. Le monde édifié chancelle, le regard ne le voit plus qu’à travers les larmes. Voici la puissance du dehors qui frappe à la porte de notre cœur pour voir si tout y est solide. C’était un temps bien sérieux. Me sauras-tu gré qu’en ces jours je n’ai pensé que bien péniblement à mon travail ? Je puis souffrir, être triste avec toi. Pourrais-je faire quelque chose de plus beau quand tu es triste et quand tu souffres ?


Sur ces entrefaites, elle lui envoie le journal de ses pensées depuis leur séparation. Alors son trouble augmente, son cœur se serre ; il est sur le point de partir pour la rejoindre, mais il se retient. Les phrases de ces billets ne sont plus que des interjections, des cris de douleur. On y lit ces mots : « Je deviens fou ! — il faut que je m’interrompe ! Non pour chercher le repos, mais pour me livrer à la volupté des larmes jusqu’à m’y noyer. » Enfin vient la lettre, où la pensée du suicide passe comme un éclair sinistre dans la nuit, aussitôt suivi par l’aube d’un apaisement définitif.


1er novembre. — Aujourd’hui, c’est la Toussaint ! Je me suis réveillé d’un court, d’un profond sommeil, après de longues, de terribles souffrances, telles que je n’en ai pas encore éprouvé. J’étais debout près du balcon et je regardais dans le courant noir du Grand-Canal ; la tempête faisait rage. Mon saut, ma chute n’auraient pas été entendus. Un bond me délivrait de mes tourmens. Déjà mon poing fermé s’appuyait sur la balustrade, mais le pouvais-je en pensant à toi ?

Le jour de la Toussaint s’est levé ! Repos à toutes les âmes !… Maintenant le dernier aiguillon est sorti de mon cœur, maintenant je peux tout. N’attribue pas mon salut à ma musique ! Je l’ai clairement ressenti, elle n’est pas ma consolation, mon dédommagement ; elle n’est que l’accompagnatrice de ma profonde harmonie avec toi, la nourricière de mon désir, qui est de mourir dans les bras. Ton profond, ton inébranlable amour m’a fui plus clairement après la tempête. Avec toi je peux tout, — sans toi rien, rien ! Cette nuit, quand j’ai retiré la main du balcon, ce n’est pas mon art qui m’a retenu ! Dans ce moment terrible, j’ai vu l’axe autour duquel ma résolution s’est tournée de la mort à la vie. Cet axe c’est toi ! — toi ! Ne sois pas fâchée, mon enfant ! « Les larmes coulent, la terre me reprend. » — Jour de toutes les âmes ! Jour de résurrection !


En comparant cette lettre aux premières de Venise, on mesure le chemin parcouru et la hauteur de l’ascension. Alors son orgueil et son désir souffraient de ne pas posséder l’être aimé, maintenant il souffre de ne le pouvoir consoler. Dans son besoin de ne pas rester au-dessous de la femme adorée, l’artiste au désir gigantesque s’est élancé du plan passionnel au plan spirituel sans rien perdre de sa force créatrice. Cela ressemble à un bond de Titan. Pour un jour, le démon était devenu dieu.

Dès lors, la victoire est gagnée. Elle s’annonce, comme la fanfare d’un autre monde, par ces mots : « Maintenant je retourne à Tristan. A travers lui je te parlerai par l’art profond du silence sonore. » Et fougueusement il se met au travail. Le ton alerte est rentré dans les lettres. Il s’exhorte, il s’encourage lui-même : « Debout ! debout ! Les muscles tendus ! Il faut que cela marche ! » Et puis la fière parole : « Il n’est plus d’autre plaisir pour moi que de m’élancer à mon plus haut sommet. » Il travaille lentement, intensément. « Je compose comme si, toute ma vie, je ne voulais plus travailler à autre chose. La plus petite phrase a pour moi la signification de tout un acte. » Il vit en solitaire, ne voit personne, sauf ses serviteurs et les gondoliers de son traghetto. Le soir il se promène, lit ou médite. Entre temps il rêve à Parsifal et fait le plan d’un drame bouddhique qu’il n’exécuta jamais : Les Vainqueurs. La gamme de son être vibrant embrassait alors tout le clavier humain. Car elle allait des profondeurs de la passion aux cimes les plus altières du renoncement. Il avait réellement gravi un de ces sommets de la pensée que l’artiste n’atteint qu’une fois dans sa vie et d’où il ne peut plus que redescendre. On le voit dans le passage suivant qui montre aussi à quel point le décor de la lagune s’harmonisait avec son état psychique. « Ce qui donne à ma vie intérieure un caractère si particulier et en fait un rêve étrange, c’est l’absence de toute perspective sur l’avenir. Quand le soir je me promène sur l’eau, mon regard parcourt la surface de la mer dont le miroir clair et immobile rejoint le ciel à l’horizon. Aucune ligne de démarcation n’est visible entre eux. La rougeur du couchant se confond avec son reflet dans l’onde. Dans ce tableau, je contemple l’image de ma vie actuelle. On y distinguerait aussi peu le présent du passé ou de l’avenir que là-bas je ne distingue la mer du ciel. Mais des stries apparaissent. Ce sont les îles plates, qui çà et là ébauchent une ligne dans l’infini, parfois aussi le mât d’un navire émerge de l’horizon ; l’étoile du soir scintille ; des astres clairs rayonnent là-bas dans le ciel et près de moi dans la mer : — où est le passé, où est l’avenir ? Je vois des étoiles dans une clarté rose et pure — et ma barque glisse à travers, sans bruit, au doux clapotis de la rame. — Sans doute, c’est là le présent. » Ce fut dans ce cadre et dans ces dispositions que Wagner acheva le deuxième acte de Tristan, le cœur du drame et l’arcane de l’œuvre. Voici ce qu’il en dit après l’avoir terminé : « Le plus intense feu de vie y jaillit en une telle flamme que j’en fus brûlé, consumé. Quand le feu s’adoucit vers la fin de l’acte, quand la douce clarté d’une mort transfigurée se mit à luire à travers le brasier, je devins plus tranquille. »

Ainsi, à travers le calvaire de l’amant, s’accomplit le triomphe de l’artiste. Ainsi s’acheva l’extraordinaire duo d’amour, le plus passionné, le plus intime, le plus grandiose qui ait été écrit jusqu’à ce jour, que Wagner considérait comme son chef-d’œuvre symphonique, et où s’accomplit aussi une sorte de miracle. Car, pendant que Tristan et Yseult s’étreignent sur leur banc de pierre, à l’ombre des grands arbres, et que la torche du pavillon s’est éteinte comme le flambeau de leur vie terrestre, les ondes sonores qui s’élargissent autour d’eux paraissent embrasser les mondes et le firmament, dans les espaces sans bornes de cette nuit étoilée, — et nous avons la sensation absolue de la fusion de deux âmes dans un plus pur éther ou dans un soleil incandescent. — Mais, tandis que ceci se passait dans le monde idéal, qu’était-il advenu en réalité des auteurs de ce songe vivant, du musicien solitaire de Venise et de la dame de l’Asile ? Avaient-ils vaincu tous les obstacles, brisé toutes les barrières, chassé toutes les ombres ? Étaient-ils réellement parvenus à cette région de l’Éternel, où l’on est à jamais inséparable et un ? En vérité, je n’oserais l’affirmer, je me hasarde à croire simplement, — et ceux qui, d’une manière quelconque, ont plongé dans ces régions ne me contrediront pas, — que certains événemens psychiques s’accomplissent en quelque sorte au-dessus du temps et des choses de ce monde. Ils ont lieu à une profondeur d’âme qui est hors de toute atteinte et produisent une lumière dont le rayon perce les ténèbres, en arrière comme en avant, à l’infini. Cette lumière peut se voiler ensuite, s’obscurcir et disparaître même complètement dans la mêlée trouble de la vie. Elle n’en est pas moins intangible et inextinguible. Elle continue de brûler et de luire, loin de nos regards, pour se rallumer à son heure. Je suis persuadé pour ma part que tel est le cas de l’amour extraordinaire dont j’ai montré la croissance et l’épanouissement, la fleur et le fruit. — Nous verrons tout à l’heure à quel effacement graduel, à quelle occultation le condamnèrent l’enchevêtrement complexe des destinées et la redoutable mission de ce maître. Indépendamment de cette question personnelle, la genèse de Tristan fut une des belles victoires de l’art sur la vie. On pourrait méditer longtemps sur ce fait que le plus passionné, le plus transcendant des drames d’amour est sorti d’un grand sacrifice et d’un grand renoncement.


III. — LA DESCENTE DU SOMMET

Au printemps de l’année 1859, Wagner quitta Venise et se fixa pour six mois à Lucerne. C’est là qu’il devait achever son œuvre en orchestrant le troisième acte de Tristan. Dans l’intervalle, il passa un jour à Zurich dans la famille Wesendonk. Malgré les appréhensions que devait lui causer cette entrevue, il n’avait pu résister au désir de revoir son amie après un an d’absence. Sa lettre du 4 avril rend compte de ce revoir pénible.


Donc nous nous sommes revus !… Était-ce en rêve ou en réalité ? Il me semble que je ne t’ai pas vue distinctement. Des nuages épais nous séparaient, à travers lesquels nous entendions à peine le son de nos voix. Et il me semble que tu ne m’as pas vu ; qu’un fantôme est entré à ma place dans ta maison. M’as-tu reconnu ? et puis, quand j’ai lu dans tes traits les traces de si grandes souffrances, quand j’ai pressé contre mes lèvres ta main amaigrie, j’ai senti une secousse jusqu’au fond de mon être. Elle me révélait un beau devoir. La force merveilleuse de notre amour m’a aidé jusqu’à ce jour ; elle m’a conforté jusqu’à me rendre possible ce retour ; elle m’a appris à oublier le présent comme dans un rêve, à m’approcher de toi sans qu’il paraisse me toucher. Elle a éteint en moi toute colère et toute amertume, si bien que j’ai pu baiser le seuil qui m’a permis de marcher jusqu’à toi. Je me fie donc à cette force de notre amour. Elle m’enseignera à te reconnaître, même à travers le voile d’expiation que nous avons jeté sur nous, à me montrer à toi, lumineux et clair, à travers lui.


Il y a là une haute spiritualité, un amour aussi sincère dans le renoncement qu’il l’avait été dans l’ivresse de la possession, et de plus un ton humble qui choque presque chez Wagner, tant il paraît étranger à ses manifestations habituelles. Dans cette lettre perce, malgré tout, l’impression douloureuse que fit sur lui ce revoir. La secousse avait été brusque et violente. Il mesurait maintenant l’abîme qui séparait le passé du présent. Dans le monde divin du rêve, Tristan et Yseult s’étaient confondus pour toujours, mais, dans la réalité terrestre, leur situation était bien changée. Entre Elle et Lui, l’harmonie était encore possible à distance. Leur double sacrifice avait même donné à cette intimité quelque chose de plus intense et de plus subtil. Mais la présence réelle devenait intolérable. Comme on ne pouvait plus se revoir qu’à trois, la gêne et la contrainte pesaient lourdement sur les deux malheureux amis. Entre Tristan et Yseult se plaçait désormais le roi Mark. Et le roi avait beau être loyal, généreux, chevaleresque, il n’en était pas moins l’époux, le possesseur, le maître. Même absent, son ombre se fût dressée entre les mains jointes et les regards confondus comme un mur infranchissable. Ainsi l’inéluctable séparation se montrait plus absolue et plus cruelle dans la présence que dans l’absence. A la villa de Zurich, on avait accueilli le voyageur comme l’hôte bienvenu des anciens jours ; de beaux enfans lui tendaient les bras ; les roses grimpaient toujours aux murs de la maison ; les fauvettes jasaient sur les haies comme jadis ; — mais lui-même était devenu un étranger dans l’« Asile. »

Tout se paye en ce monde, Les plus hautes exaltations sont suivies des plus profonds abattemens. Ah ! qu’elle était loin déjà la neige immaculée de cette cime, la cime vierge du rêve, embrasée de toutes les flammes du grand amour comme d’un baiser du soleil couchant, la cime atteinte pendant les jours et les nuits de Venise ! Là, dans une merveilleuse union avec l’Aimée absente, il avait possédé l’univers. Maintenant, mis en face l’un de l’autre, ils ne s’appartenaient plus. Tout les divisait. C’était l’émiettement de leur être dans un labyrinthe de scrupules, de devoirs, d’obstacles et d’entraves, — insupportable tyrannie des choses sur le cœur. Pendant les années suivantes, ils devaient se revoir deux ou trois fois encore dans les mêmes conditions, et, malgré la douceur de certains momens, ils en gardèrent le même relent de tristesse infinie. Qu’est-ce qui pourrait remplacer, pour ceux qui l’ont une fois savourée, la radieuse solitude à deux qui tient lieu du monde ?

A partir de là, nous assistons, dans la correspondance, à la descente du sommet merveilleux. Les quatre années qui suivirent furent les plus tourmentées de la vie de Wagner. Nouveau séjour à Paris, concert au théâtre des Italiens, échec du Tannhauser, voyage en Russie, séjour à Vienne, etc. ; succès fugitifs, déceptions croissantes. Et, dans cette existence ballottée, l’éternelle nostalgie du théâtre impossible et de l’asile perdu. Mais, à travers toutes ces épreuves, son âme demeure invariablement fidèle à l’amie. Toujours elle est la confidente préférée, la Muse, l’Ange.

De loin, elle le soutenait de son mieux. Les quatorze lettres de Mme Wesendonk, les seules que nous donne le recueil, sont justement de cette époque. Le ton en est évidemment plus contenu qu’il ne devait l’être jadis. Il y a sur sa pensée comme une brume légère, mais à travers ce voile on entrevoit une âme limpide et profonde, un esprit élevé dans un ferme caractère. Sans cesse elle le rappelle à lui-même, à sa nature supérieure. Il se plaignait un jour de ce que Liszt, son meilleur ami, ne le comprenait pas dans ses plus hautes aspirations. Wagner prétendait en conséquence que l’amitié idéale était impossible entre hommes. Elle lui répond spirituellement par un argument irrésistible : « Liszt est après tout l’homme qui vous est le plus proche. Ne vous permettez pas de le diminuer. Je connais une belle parole de lui. La voici : « J’estime les hommes d’après ce qu’ils sont pour Wagner. » Que répondre à cela ? Quelquefois elle essaye de lui envoyer un reflet de son cher asile : « Pendant que je vous écris au balcon, les Alpes s’enflamment du rouge le plus tendre au soleil couchant. Que ne puis-je fixer le reflet rose à cette feuille et le souffler dans votre âme » A la fin de la lettre, elle dit : « La nuit est tombée. Les montagnes sont couchées pâles et sans vie à l’horizon. Tout est silencieux. Que la sainte paix descende dans votre cœur. » Son sentiment pour lui demeure inchangé, mais elle ne l’exprime plus directement. Si tristes qu’ils soient, elle appelle leurs rares revoirs « les dimanches du cœur. » Un jour qu’il l’avait complimentée dans une lettre sur sa vie idyllique, elle répond : « Que çà et là la vie paraisse une idylle, un juste regard y découvrirait bientôt l’étoffe d’une tragédie. La myopie réciproque des hommes les protège contre cette vérité. Contempler n’est pas souffrir, mais être l’est toujours. Vous, adorateur de Schopenhauer, vous devriez le savoir. Etre grand, être bon, être beau, ne suffit pas à l’homme, il veut encore être heureux. Singulière marotte ! Il me semble que quiconque aurait l’un des trois n’aurait pas besoin du misérable appareil et du pauvre artifice que nous appelons le bonheur. » Dans cette vue stoïque de l’existence, on sent l’écho de ses douleurs inexprimées. Un billet de l’année 1863 ne contient que ces mots d’Yseult : « Elu pour moi, perdu pour moi, cœur éternellement aimé ! » La même année, elle lui envoie pour son jour de naissance une série de poésies d’où s’exhale le parfum de sa tendresse. Elle s’y compare à la fleur qui ne peut contenir dans son calice tous les rayons du soleil, mais se tourne toujours vers lui sans être jalouse de ses sœurs. Les derniers vers disent toute la tragédie muette de sa vie :


J’ai creusé une tombe,
J’y ai couché mon amour,
Mon espérance et mon désir
Et toutes mes larmes
Et toutes mes joies et mes peines,
Et quand je les eus ensevelies,
Je m’y suis couchée moi-même.


Il y a, dans le volume, la reproduction d’un médaillon de Mme Wesendonk qui date de cette époque. On reconnaît les traits du portrait, mais quelle autre expression ! La pensée a creusé la tempe, élargi l’arcade sourcilière et modelé la joue. La bouche sérieuse est sans amertume, mais elle a perdu son sourire. Les yeux grands ouverts contemplent toujours l’idéal, mais à travers le voile tragique de la vie. Sur ce visage, toutes les souffrances se sont fondues en une mélancolie douce, en une sérénité marmoréenne. C’est la tête d’une femme devenue consciente par la douleur.


IV. — ÉPILOGUE

Wagner avait atteint l’âge de cinquante et un ans, et aucune éclaircie ne s’annonçait dans son trouble horizon. Le ciel semblait même se rembrunir jusqu’à l’envelopper de ténèbres impénétrables. Il n’avait pas cessé de croire en lui-même, mais il avait perdu la foi en son étoile, quand, tout à coup, il se fit dans sa vie un changement si brusque, si merveilleux, qu’il ressemble à la transfiguration d’un paysage au coup d’une baguette magique. D’un jour à l’autre, la destinée avare devint pour lui la fée prodigue et lui apporta tous les bonheurs rêvés dans une corbeille d’or. Sa correspondance, avec Mme Wesendonk finit à ce moment précis. L’intimité cesse, coupée, dirait-on, par un coup de hache, et ce grand amour, qui avait rempli dix ans de la vie du maître et survécu à bien des épreuves, disparaît comme dans une oubliette. En lisant les dernières lettres de Wagner à son amie, on ressent un certain froid au cœur par le contraste avec les précédentes. Pourquoi ce brusque dénouement sans raison visible ? Pourquoi ce tarissement subit d’un sentiment qui semblait jaillir d’une source inépuisable ? — Énigme insoluble pour qui ne saurait pas ce qui se passait alors dans la vie intime de Wagner. En y jetant un regard, on devine, — et on comprend. La source existait toujours, mais le fleuve avait été détourné par une main habile et puissante.

Au printemps de l’année 1864, Wagner, criblé de dettes et à bout de ressources, était appelé à Munich par Louis II de Bavière. Ce jeune roi, élevé dans un château solitaire des Alpes Bavaroises, âme angélique de rêveur, candide comme une vierge, idéaliste comme un héros de Schiller, avait assisté à l’âge de seize ans à une représentation de Lohengrin. Transporté d’enthousiasme, il avait étudié les œuvres de l’artiste, s’était pénétré de ses idées et n’avait plus eu d’autre pensée que de l’aider dans la réalisation de son concept d’art. A peine monté sur le trône, il mettait ce projet à exécution et envoyait son chambellan à la recherche du maître. Wagner accourut à Munich. Voici comment il raconte à Mme Wille sa première entrevue avec le royal adolescent qui avait dix-huit ans à peine. « Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait chercher, je lui ai été présenté aujourd’hui. Il est malheureusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand, que sa vie, je le crains, s’évanouira dans ce monde vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m’aime avec l’ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et connaît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à jamais près de lui, que je travaille, que je me repose et que je fasse exécuter mes œuvres ; il veut me donner tout ce dont j’ai besoin, il veut que je termine les Nibelungen et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout cela, il l’entend sérieusement et littéralement, comme vous et moi, quand nous parlions ensemble. Tout souci pécuniaire doit m’être enlevé ; j’aurai ce dont j’ai besoin, à la seule condition que je reste auprès de lui. Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas inouï ? Est-ce que cela peut être autre chose qu’un rêve ? Mon bonheur est si grand que j’en suis écrasé. » Ainsi naquit, entre le maître et son nouvel élève, une de ces amitiés merveilleuses que l’on compte comme des miracles dans les annales humaines. Le maître était un génie jusqu’à ce jour méconnu du monde, et l’élève un roi puissant et riche Grâce à lui, son protégé put accomplir cette chose magnifique : créer un théâtre au-dessus de la tyrannie des foules, de la mode et de l’industrie, pour une fin purement idéale.

Les grands bonheurs n’arrivent jamais seuls. Peu après le roi Louis II, une autre puissance était entrée dans la vie de Richard Wagner. En septembre 1864, son disciple Hans de Bulow, appelé par le maître, vint à Munich avec sa femme Cosima, la fille de Liszt et de la comtesse d’Agoult. Parlant de ce mariage récent à Mme Wille, Wagner l’appelle « un mariage tragique, » voulant dire par-là que dès lors la mésintelligence régnait dans ce ménage. Dans la même lettre, il appelle Mme de Bulow « une jeune femme douée d’une façon rare, inouïe, le merveilleux pendant de Liszt, mais supérieure à son père au point de vue intellectuel. » Ce jugement est exact, si l’on entend par supériorité non le génie (car Liszt en avait à sa manière), mais la faculté assimilatrice de l’intelligence, la compréhension des idées, la flexibilité aux circonstances, la pénétration des caractères et l’art d’autant plus sûr de manier les hommes qu’il n’est troublé par aucune chaleur excessive du cœur. Mme de Bulow avait de tout point une nature opposée à celle de Mme Wesendonk. Ame moins profonde et moins poétique, mais esprit supérieur et plus artiste, aimant la mise en scène dans la vie comme au théâtre, douée au plus haut point de cette chose indispensable pour qui veut réussir en ce monde : le sens politique. Audacieuse autant que l’autre était timide, se possédant et se surveillant toujours jusque dans l’extrême passion, subtile jusqu’à se rendre insaisissable, cachant son ambition sous un sourire enchanteur. Quand, six ans plus tard, elle devint Mme Wagner, quelqu’un dit : « Elle a préféré le dieu à son prophète. » Et de fait, elle était à la taille du dieu. Elle comprit que pour le conquérir il fallait tout risquer, adorer et se prosterner pour régner ensuite. De cette aventure elle pouvait sortir déclassée ou reine d’un nouveau genre, c’est-à-dire confidente unique, épouse souveraine d’un génie souverain, partageant sa toute-puissance dans son domaine, achevant son œuvre avec lui. Connaissant son Wagner à fond et par le menu, elle jouait à coup sûr : elle devint la reine qu’elle voulait être. On prétend qu’après son divorce et son mariage avec Richard Wagner, son premier mari, M. de Bulow, l’ayant rencontrée, lui dit : « Après tout, je vous pardonne ; » et qu’elle répondit : « Il ne s’agit pas de pardonner, mais de comprendre. » J’ignore si le mot est authentique, mais il la peint si bien qu’il pourrait l’être. A l’époque dont je parle, elle n’en était qu’au début de son siège, mais il devait marcher bon train. Bien vite elle avait su envelopper le maître de cette atmosphère féminine caressante dont il avait tant besoin et lui rendre mille services inappréciables par sa souplesse infinie et sa diplomatie savante. Pour le soulager dans son travail, elle se fit sa secrétaire et s’empara peu à peu de toute sa correspondance, servant même parfois d’intermédiaire entre lui et le roi Louis II. Doucement, graduellement, mais d’une manière irrésistible, elle prit ainsi possession de toute sa vie, absorbant le présent, l’avenir — et même le passé. — Ah ! que d’avantages sur l’humble dame de l’asile zurichois !

Quant au maestro, il se sentait complètement heureux pour la première fois de sa vie. Rien ne lui manquait plus. L’asile nouveau était trouvé avec l’accomplissement de l’œuvre, asile d’autant plus commode qu’il y serait le maître, à son foyer.

Soulevé par le flot grandissant de la faveur royale, au milieu de toutes ces choses énormes qu’on faisait pour lui et de ces dévouemens effrénés, — les seuls qui pussent le satisfaire, — il n’oubliait pas tout à fait ses amis d’autrefois, mais ils se perdaient dans le lointain et lui paraissaient déjà petits.

Au mois de janvier 1865, Mme Wesendonk, qui depuis longtemps n’avait plus vu l’écriture du maître, reçut un mot de Mme de Bulow. Cette lettre, rédigée dans les termes les plus gracieux, lui redemandait « au nom de Sa Majesté le roi de Bavière » qui collectionnait en ce moment tous les manuscrits du maître, un portefeuille donné jadis par Wagner à Mme Wesendonk et contenant un certain nombre d’articles et d’esquisses anciennes. Mme Wesendonk fut sans doute étonnée de ce que Wagner ne lui eût pas fait lui-même une réclamation aussi importante. Ce procédé insolite ressemblait trop à un oubli total du passé et même à un manque de respect pour l’ancien amour, enseveli, mais à jamais sacré. Elle fut jusqu’à se demander si Wagner avait eu connaissance du fait et si l’idée de cette réclamation n’était pas née dans le cerveau fertile de la charmante secrétaire, qui lui écrivait sur un ton si amical et si enjoué. Pour en avoir le cœur net, au lieu de répondre à Mme de Bulow, elle écrivit à Wagner lui-même :


Mon ami ! Mme de Bulow me réclame aujourd’hui par lettre quelques-uns de vos manuscrits littéraires qui sont en ma possession. J’ai parcouru le portefeuille, mais il m’est impossible de vous en envoyer quoi que ce soit si ce n’est sur votre désir personnel. Comme vous devez vous souvenir à peine des feuillets épars rassemblés dans ce carton, je vous en adresse la liste complète et je vous prie de me dire si je dois vous faire cet envoi et quels sont les manuscrits que vous désirez.

Je suppose naturellement que vous avez connaissance de la publication projetée de vos œuvres par Sa Majesté. Je me suis cordialement réjouie d’apprendre par les lignes de l’aimable femme que vous êtes en bonne santé et que vous avez rassemblé vos meilleurs amis autour de vous. Agréez mon cordial salut et gardez-moi votre bon souvenir.

Votre MATHILDE WESENDONK.


À ce mot d’un tact parfait, mais où perce un léger reproche, Wagner répond par une lettre diffuse et embrouillée. Il a l’air de dire que la demande a été faite à son insu, mais il trouve la chose toute naturelle et traite l’affaire comme un détail sans importance. Mme de Bulow n’est pas nommée. C’est ce bon roi Louis II qui est cause de tout. Dans son zèle minutieux, il veut posséder tous les vieux manuscrits du maître. Alors « ne voulant pas le surcharger de travail, le roi s’adresse habilement à des amis. » Excuse bizarre et d’une faiblesse risible ! L’habileté, en cette affaire, n’était certes pas du côté du roi et la naïveté était du côté de Wagner. Mathilde Wesendonk comprit et se tut. Tristan était redevenu Siegfried. Il avait bu un nouveau philtre… et montrait une fois de plus son incommensurable faculté d’oubli. Quelques mois après, le maître invitait son amie à venir assister à la première représentation de Tristan et Yseult, à Munich, par ce court billet : « Ce Tristan devient merveilleux ! Venez-vous ? » Oui, certes, elle allait être merveilleuse cette représentation, avec Schnorr, l’acteur idéal, sous les auspices d’un roi de légende. Ne serait-ce pas la consécration devant le monde et l’entrée dans la gloire du fils de leur amour, de l’enfant de douleur, couvé à deux, au milieu de tant d’enthousiasmes, de larmes et de sacrifices ? Cette soirée unique ne serait-elle pas, pour l’héroïque amante, la compensation de tout ce qu’elle avait silencieusement souffert et accompli pendant dix ans ? Mais, hélas ! O cruelle ironie du destin, ô Némésis implacable du philtre terrible, ce grand amour, cet amour créateur, le maître l’oubliait maintenant. Une autre allait en cueillir le fruit, et cette musique, au souffle incendiaire, allait peut-être allumer d’autres feux ! Non, Mathilde Wesendonk ne pouvait pas assister à la première de Tristan, à côté d’une autre Yseult en puissance. Elle ne vint pas ! Elle avait comparé jadis son amour et celui de son ami « à une trame indissoluble dont on ne pourrait séparer les fils qu’en la déchirant. » Elle disait vrai. La trame de cet amour venait d’être coupée d’un seul trait par les ciseaux de la destinée, — ou d’une femme.

Lorsque, six ans plus tard, le maître alors fixé à Lucerne épousa Mme de Bulow, il ne manqua pas d’aller présenter sa femme à ses amis Wesendonk à Zurich. Cosima Liszt venait de donner un fils à son heureux époux ; elle triomphait de sa rivale. Dans la suite, les Wesendonk vinrent quelquefois à Bayreuth. Les rapports entre les deux familles furent ce qu’ils pouvaient être, corrects, cérémonieux et distans. Il m’est arrivé une seule fois de rencontrer Mme Wesendonk au théâtre de Bayreuth, pendant un entr’acte, dans une présentation rapide. Elle était entièrement vêtue de noir et paraissait en deuil. Sous les dentelles sombres, j’aperçus un fin visage, au regard doux et triste, dont l’étincelle dardée brusquement révélait une extraordinaire concentration de sentiment et de volonté. Une petite main nerveuse, gantée de noir, serra la mienne. À ce moment, les lampes pâlirent et des fanfares guerrières sortirent de l’abîme mystique, annonçant le commencement du troisième acte de la Walkyrie. La dame en noir regagna sa place ; je ne la revis plus. L’entrevue avait duré trois secondes à peine. Pourtant, je n’oublierai jamais l’impression de ce visage et de ce regard. C’étaient ceux d’une belle âme et d’un grand cœur, mais d’une âme depuis longtemps muette et d’un cœur fermé comme un tombeau. Dans la fête tumultueuse du Walhalla, il me semblait avoir vu +asser le génie tragique du silence éternel.

Mais si la vivante s’est tue, la morte a parlé. Wagner lui écrivait un jour : « D’avoir créé Tristan je te le dois en toute éternité. » Ce mot équivaut à une dédicace ; la correspondance le dépasse de beaucoup. Sans elle, cette femme d’une exquise noblesse risquait de rentrer pour nos yeux dans le limbe obscur des ombres indécises. Ce livre lui restitue sa figure et son rayon. Deux autres femmes ont joué un rôle essentiel dans la vie de Richard Wagner. Wilhelmine Schrœder-Devrient fut pour lui la chanteuse et l’actrice idéale, son modèle d’art par le geste et la voix ; Cosima Liszt, la fière compagne de ses derniers jours, se montra l’habile organisatrice de son théâtre et la réalisatrice prédestinée de cette grande œuvre. Entre ces deux femmes, un peu en arrière et à demi voilée, tout près du maître, Mathilde Wesendonk occupe une place plus discrète, mais à jamais glorieuse, celle de la mystérieuse inspiratrice. Car elle fut pour lui la Muse sacrée de l’Ame profonde.


EDOUART SCHURE.

  1. Richard Wagner an Mathilde Wesendonk. Tageblätter und Briefe, 1853-1871. — Alexander Dunker, Berlin, 1904.
  2. Der Meister wünschte beiliegende Blätter vernichten. Cette phrase est la première d’une note qui se trouve en tête du livre. Ou m’assure de bonne source que cette note est de Mme Wagner.
  3. Mme Wesendonk a publié plus tard un recueil de vers délicats et poétiques et un volume de Contes dans la manière d’Andersen.
  4. Wagner les a publiées plus tard, sans le nom du poète, sous ce titre : Fünf Gedichte für eine Frauenstimme, in Musik gesetzt von Richard Wagner (Schott, Mayence).
  5. Voir cette lettre dans la préface du volume, p. XXIV.
  6. Il l’a relatée dans son étude sur Beethoven, et M. Maurice Barrès a cité ce passage dans son beau livre sur la Mort de Venise. Je traduis ici le récit du même fait qui se trouve dans le Journal de Venise écrit pour Mme Wesendonk.
  7. Wagner l’envoya deux mois après à Mme Wesendonk. Il fait partie de la correspondance publiée.