La Gastronomie de Bechoux 1819/POEME. Chant II. Le premier service

La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. 35-54).
LA GASTRONOMIE,


POËME.


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CHANT DEUXIÈME.


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LE PREMIER SERVICE.


Vous qui vous nourrissez, au printemps de vos jours,
De tendres sentiments, de folâtres amours,
Vous n’éviterez pas, aux pieds de vos maîtresses,
Les noires trahisons de ces enchanteresses
Oui, sur le chevet même où dort la volupté,
Rêvent la perfidie et l’infidélité.

Vous vous consumerez en vaine jalousie ;
Vous prendrez à témoins, dans votre frénésie,
Ces arbres confidens des sermens les plus doux :
Ces arbres sur leurs pieds sécheront moins que vous.
Venez vous confier au plaisir que je chante ;
Il ne trompera point vos désirs, votre attente :
Doux plaisir qu’un besoin sans cesse renaissant
Rend toujours plus aimable et toujours plus piquant.
Celui dont la vieillesse a ridé le visage,
Revenu des erreurs qui charmaient son jeune âge,
Au spectacle des mets préparés sous ses yeux,
Donne avec complaisance un sourire amoureux ;
Il s’anime ; à sa table abondamment servie
Il semble retrouver sa jeunesse, sa vie.
Ce coupable assassin que le supplice attend,
Demande encore une heure, et va mourir content,
Si ses gardes, touchés de son humble prière,
Ajoutent quelque chose au pain de sa misère.

L’infortuné savoure, aux portes du trépas,
Les dernières douceurs de son dernier repas :
Inutile aliment, stérile nourriture,
Qui ne remplira pas le vœu de la nature !


Je ne conseille point à mes contemporains
Les repas monstrueux des Grecs et des Romains,
Et suis loin de leur faire aujourd’hui le reproche
De ne pas mettre encore des taureaux à la broche :
Morceau digne en effet d’un siècle trop glouton,
Ou digne des héros du curé de Meudon.
A quoi nous servirait l’appareil formidable
De ces plats sous lesquels succombait une table ?


Je le sais, d’autres temps amènent d’autres mets ;
Ce sujet me conduit à de justes regrets.
Hélas ! nous n’avons plus l’estomac de nos pères.
Que nous sommes loin d’eux ! les progrès des lumières

Et de la vérité, la hauteur des esprits,
Semblent avoir changé nos premiers appétits ......
Bons humains du vieux temps, race d’hommes robustes,
Notre siècle vous fait des reproches injustes ;
Il censure vos mœurs : notre siècle a grand tort.
Je dois en convenir, vous n’aviez pas encor
Atteint l’âge avancé de la mélancolie, 18
Mais vous digériez bien, et je vous porte envie
Peut-être m’égaré-je en de vagues récits :
J’aborde les conseils que ma muse a promis.
Voulez-vous réussir dans l’art que je professe ?
Ayez un bon château dans l’Auvergne ou la Bresse,
Ou près des lieux charmans d’où Lyon voit passer
Deux fleuves amoureux tout prêts à s’embrasser.
Vous vous procurerez, sous ce ciel favorable,
Tout ce qui peut servir aux douceurs de la table.
En formant la maison dont vous avez besoin,
Au choix d’un cuisinier mettez tout votre soin.

Voilà l’homme important, le serviteur utile,
Qui fera fréquenter et chérir votre asile,
Et par qui vous verrez votre nom respecté,
Voler de bouche en bouche, à l’envi répété !
Avant qu’il soit à vous, sachez ce qu’il sait faire ;
Étudiez ses mœurs, ses goûts, son caractère ;
Faites cas de celui qui, fier de son talent,
S’estime votre égal, et d’un air important 19
Auprès de son fourreau que la flamme illumine,
Donne avec dignité des lois dans sa cuisine ;
Qui dispose du sort d’un coq ou d’un dindon
Avec l’air d’un sultan qui condamne au cordon.
Sa contenance est grave, et sa mine farouche ;
Mais il aime la gloire, et l’éloge le touche.
De son art, qu’il estime, implorez le secours ;
Et pour vous l’attacher, tenez-lui ce discours :
« Ecoute, mon ami ; déjà la renommée,
« Que je n’appelle point une vaine fumée,

« M’a vanté ton mérite, et conté tes exploits :
« Sois chet de ma cuisine, et donnes-y des lois,
« Deviens, dès aujourd’hui, mon arbitre, mon guide ;
« A mon plus doux besoin que ton savoir préside ;
« Ordonne en souverain, taille et tranche à ton gré ;
« Que par toi mon dîner tous les jours préparé,
« Enchaîne à mon couvert, par d’aimables prestiges,
« Mes volages amis charmés de tes prodiges,
« En savourant les mets qui leur seront offerts,
« Qu’ils vantent mon esprit et mes talents divers ;
« Que j’entende admirer mes moindres reparties,
« A peine de ma bouche à la hâte sorties ......
« Que je puisse toujours, après avoir dîné,
« Bénir le cuisinier que le ciel m’a donné ...... »
C’est ainsi qu’excitant sa ferveur et son zèle.
Vous vous concilierez un artiste fidèle,
Qui, plein d’un noble orgueil, fera de plus en plus
Triompher dans ses mains le sceptre de Cornus.

Vous allez l’éprouver. Déjà dans votre asile
Je vois les conviés arriver à la file ;
Je lis dans leurs regards le désir prononcé
De jouir du festin qui leur est annoncé.
Ils pressent par leurs vœux la cuisine tarilive ;
Ou s’y hâte pourtant ; la flamme la plus vive
Brille au sein du foyer et des fourneaux brûlants »
Où cuisent à la fois trente mets différens.
Une épaisse fumée y noircit l’atmosphère :
On respire à la ronde une odeur salutaire.
Autour du cuisinier on redouble d’ardeur ;
Des marmitons craintifs, haletant de chaleur,
S’em ? jarrassent l’un l’autre, et suffisent à peine
Aux soins multipliés que le service entraîne :
Mais leur chef, toujours calme, et fier d’être attendu,
Ne s’inquiète ])oint, car il a tout prévu.
Tel on voit, au moment d’une sanglante affaire,
Va prudent général mesurer la carrière.

Son courage tranquille et sa noble fierté
Commandent l’espérance et la sécurité.
La foule l’environne et presse son armure :
D’un trouble involontaire il entend le murmure :
Peut-être un peu d’effroi s’est glissé dans son sein,
Mais son visage est calme, et son front est serein.
Par-tout on l’interroge ; et, pour toute réponse,
Il r( nvoie au succès que d’avance il annonce ;
Il montre l’ennemi tout prêt à reculer ;
Il indique la place où le sang doit couler.
Menacé par la foudre, il roule dans sa tête
Un plan vaste et profond, garant de sa conquête ;
Mille ordres sont donnés et reçus à l’instant ;
Chacun les exécute en aveugle instrument :
Il range autour de lui ses colonnes pressées,
Qu* n’ont pas le secret dé^es grandes pensées ;
Il se porte à la hâte aux postes menacés ;
Les uns sont tlégarnis, les autres renforcés.

L’airain gronde, le bronze a fait treni])ler la terre :
Tout est couvert de feu, de sang et de poussière :
Tout s’apaise ; et bientôt du plus affreux combat,
La plus belle victoire est l’heureux résultat.
Mille instrumens divers dont s’entoure l’artiste,
Lui donnent l’importance et l’orgueil iCnn chimiste.
L’airain étale aux yeux des vases étamés
Qui brillent suspendus à des murs enfumés.
Ce n’est plus ce métal que le dieu des armées
Emploie à bombai*der nos villes alarmées,
Qui vomit le trépas sur nos fiers bataillons,
Qui désole Cérès et souille ses moissons ;
Qui jusqu’au sein de l’onde épouvante Neptune,
Et fonde des héros la sanglante fortune
Ici l’airain n’a pas des effets si cruels :
Il s’unit aux moyens de nourrir les mortels.
Pour rérhaiiftér les mets que Cornus organise.
Il brave tous les feux que le soufflet attise ;

D’heureuses mixtions sortent de ses creusets,
Et tout dans cette forme atteste ses bienfaits.
Je vois près du foyer la prison rembrunie
D’un utile instrument né de l’horlogerie
Des rouages nombreux,’d’ingénieux ressorts
Murmurent sourdement de pénibles accords :
Mais je n’aime pas moins leur baroque harmonie
Que tout l’art de Phiiis à Martin réunie.
Sur un axe alongé, le poulet, le canard
Tournent emmaillotés d’un vêtement de lard ;
Ils semblent s’animer et respirer encore,
En cherchant et fuyant le feu qui les colore…..
Le gibier embroché grille et fume pour vous,
Au bruit d’un doux concert dont Orphée est jaloux^
Décorez cependant dans un goût convenable
i^’asile où vou ? goûtez les douceurs de la îable^

Que des groupes saillants de fruits et d’animaux
Offrent à vos regards d’intéressants tableaux.
Je préfère Snyders, grand peintre de cuisine,
A tous ceux qu’a formés l’école florentine.
C’est ainsi que Mercier, par un goût raffiné,
Contre l’art des Rubens naguère déchaîné,
Aimait mieux <l’un gigot la fidèle peinture,
Que l’imitation de la belle nature.
Ne vous permettez pas de diner tous les jours
A l’heure où le soleil a terminé son cours : ^^
L’estomac en gémit. Par un abus coupable,
Les soupers sont proscrits ; on déserte la table,
On ne vit qu’à demi. Laissez ce procédé
A celui qui, réduit au tiers coiisoUdé,
Couché sur le grand livre en tristes caractères,
Se soumet par prudence à des jeûnes austères.
Pour vous que rien ne force à des privations,
Que le fils de Cérès a comblé de ses dons,

Qu’à midi tous les jours une cloche ai-f^entine
Vous appelle au banquet que Cornus vous destine,.
Qu’entends-je ? Tout Paris contre moi révolté,
Me renvoie au village où je fus allaité
Ah ! j’y saurai braver un dédain qui m’honore ;
J’y voie, et j’ai dîné quand Paris dort encore.
Qu’après le crépuscule un souper copieux
Vous prépare au sommeil, et vous ferme les yeux.
D’un utile appétit munissez-vous d’avance ;
Sans lui vous gémirez au sein de l’abondance.
Il est un moyen sûr d’acquérir ce trésor
L’exercice, messieurs, et l’exercice encor.
Allez tous les matins sur les pas de Diane,
Armés d’un long fusil ou d’une sarbacane,
Épier le canard au bord de vos marais ;
Allez lancer la biche au milieu des forets,

Poursuirez le chevreuil s’élançanl dans la plaine ;
Suivez vos chiens ardents que leur courage entraîne :
Que si vous n’avez pas les talens du chasseur,
Allez faire visite à l’humble laboureur ;
Voyez stir son pallier la fauiille agricole,
Que votre abord enchante et votre voix console ;
Ensuite, parcourant vos terres, vos guérets,
Du froment qui végète admirez les progrès ;
Maniez la charrue et dirigez ses ailes ;
Essayez de tracer des sillons parallèles ;
Partagez sans rougir de champêtres travaux,
Et ne dédaignez pas ou la bêche ou la faux ;
Facilitez le cours d’une onde bienfaitrice
Dans vos prés desséchés par les feux du solstice ;
Montez sur le coursier, impétueux, ardent.
Qu’a respecté le fer d’un scalpel flétrissant :
Dans les champs que le soc a marqués de sa trace,
Domptez ses mouvements, réprimez son audace…

Vous obtiendrez alors cet heureux appétit,
Et reviendrez à table en recueillir le fruit.
Je n’entreprendrai point de faire l’étalaiic
Des innombrables mets dont on peut faire usage.
Ma muse réservée et sage en son projet,
Ke traitera qu’en grand un fertile sujet.
Aux esprits relevés, trop jalouse de plaire,
Elle dédaigne ici de parler au vulgaire.
O vous que mes leçons n’auront point satisfaits,
J’ose vous renvoyer au Cuuinier Français,
Au Trésor de Cornus, catéchisme ordinaire
De l’artiste grossier, du valet mercenaire,
Qui pense avoir atteint le secret de son art,
Quand il sait apprêter une omelette au lard ! **
J « vois sur votre table arriver le potage ;
D’une chère excellente il est l’heureux présage.

Qu’il soit gras, onctueux, et sente le jambon ;
Que des sucs végétaux colorent son bouillon ;
Qu’il soit environné d’une escorte légère
De hors-d’œuvres brillants, dont l’effet nécessaire
Est d’ouvrir l’appétit et d’exciter les sens.
Gardez— vous d’abuser de ces premiers moments,
Et ne vous livrez pas aux trompeuses amorces
D’un avide besoin qui trahirait vos forces ;
Préludez doucement aux plaisirs du repas ;
Tel qu’un sylphe léger, voltigez sur les plats ;
Imitez du frelon le volage caprice :
Il va de chaque fleur caresser le calice.
Discret et réservé, s’il dépouille leur sein,
A peine laisse-t-îl la trace du larcin.
Il ne s’arrête point sur la rose nouvelle :
Hélas ! avec douleur il se sépare d’elle ;
Mais il sait à propos modérer ses désirs,
Et garde un sentiment pour de nouveaux plaisir ?.

Avec pompe déjà paraissent les entrées :
Qu’elles soient proprement, larj^ement préparées ;
Qu’un suave parfum, sortant de leurs coulis,
Laisse entr’elles long-temps le convive indécis.
J’aime à voir, au milieu de ce friand cortège,
Un énorme aloyau que d’abord on assiège ;
La poularde au gros sel, la tourte au godiveau,
Une tète farcie, un gigot cuit à l’eau
Je sais que Pythagore, et Plutarque, et mille autrefj
De mes goûts sur ce point ne sont pas les apôtres ;
Et que s’intéressant au sort i]es animaux,
Ils voudraient nous réduire aux simples végétaux.
Laissons-les s’attendrir sur la brebis bêlante
Qui livre au coutelas sa tête caressante ;
Laissons— les d’un agneau déplorer le trépas ;
Leur fauise humanité ne m’en impose pjs. ^"^

Certes, à ce sujet, leur morale est fort douce :
Un sang vil répandu les émeut, les courrouce ;
Mais je les vois par-tout encenser les guerriers
Qui du sang des humains composent leurs lauriers.
Que j’aime cependant l’admirable silence
Que je vois observer quand le repas commence !
Abstenez-vous sur-tout de ces discours bourfreois,
Lieux-communs ennuyeux, répétés tant de fois :
« Monsieur ne mange j^oint ; monsieur est-il malade ?
et Peut-êti-e trouvez-vous ce ragoût un peu fade :
n J’avais recommandé de le bien apprêter :
« Celui-ci vaudra mieux ; ah ! daignez en goûter,
m Ou vous m’offenserez. La saison est ingrate :
« On ne sait que donner, messieurs ; mais je me flatte
« Que si j’ai quelque jour l’honneur de vous revoir,
« J’aurai tous les moyens de vous mieux recevoir. »
Faites preuve d’usage et de délicatesse. ^^
Jouissez lentement, et que rien ne vous presse ;

Gardez qu’en votre bouche un morceau trop bâté
Ne soit en son chemin par un autre heurté.’4
Vous devez accueillir cet adroit parasite
Qui chez vous quelquefois s’introduit et s’invite.
A peine savez-vous sa patrie et son nom :
Au rang de vos amis il se met sans façon.
Il vous aime en effet. vous chérit, vous honore.
Et paie en compliments les morceaux qu’il dévore ;
Son heureux appétit vous amuse et vous plaît.’5
N’associez jamais aux plaisirs d’un banquet
Ces êtres délicats et valétudinaires,
Qui, du dieu d’Épidaure esclaves volontaires,
Sont toujours à la diète, et toujours trop prudents,
N’osent livrer leur vie à des goûts innocents.
Le bien de leur santé les occupe sans cesse ;
Ils calculent l’effet des mets qu’on leur adresse.

Ce gibier est trop lourd, et cet autre malsain ;
Telle chose convient ou nuit au corps humain.
Ils savent, sur ce point, s’appuyer de sophismes,
Et du docteur de Cos citer les aphorismes.
En se privant de tout ils pensent se guérir.
Et se donnent la mort par la peur de mourir.’6
Mortels infortunés que Cornus mésestime,
Allez bien loin de nous suivre votre régime,
Et ne revenez plus, convives impuissants,
Jeûner près de l’aulel où brûle notre encens !
O vous ! dont la santé robuste, florissante,
Des plus riches festins peut sortir triomphante,
Approchez ; c’est à vous d’embellir nos banquets :
De mon art bienfaisant sachez tous les secrets.
Je ne vous tairai rien : si parfois on vous prie
A dîner sans façon et sans cérémonie »

Refusez promptement ce dangereux honneur :
Cette invitation cache un piège trompeur.
Souvenez-vous toujours, dans le cours de la vie,
Qu’un diner sans façon est une perfidie.





FIN DU DEUXIÈME CHANT.