Imprimerie A. Côté (p. 137-169).

CHAPITRE CINQUIÈME


La Grande-Rivière — Un sourd — Instruction religieuse — Avantages matériels — Un catéchiste — Le naufrage anglais — Au pied de la grande échelle — Pointe-au-Genièvre — Richesses de la mer.


Juillet, 2.

Au point du jour, nous sommes encore près de l’île Bonaventure ; heureusement, un fort vent du nord-est s’élève tout à coup, et nous porte dans l’anse de la Grande-Rivière, où nous jetons l’ancre, vers 5½ heures du matin. Un coup de canon est tiré pour annoncer notre arrivée à M. Montminy, qui nous a laissés dans le dessein de nous devancer et de préparer les voies ; personne ne paraît faire attention au signal donné, et nous attendons patiemment qu’on veuille bien s’occuper de nous. Enfin, du barachois sort un flette, conduit par un vieillard, qui fait jouer lentement ses deux rames. Nous le hélons à plusieurs reprises ; mais il est trop occupé, et ne nous aperçoit qu’au moment où sa petite embarcation frappe contre la goëlette. Comment décrire sa surprise ? Sa tête est nue ; ses longs cheveux gris flottent au gré du vent, tantôt couvrant sa figure bronzée, tantôt se tordant et se dressant comme des serpents. La bouche béante, les yeux attachés sur Mgr  de Sidyme, il s’appuie sur une rame, tandis qu’il tient l’autre prête à frapper l’eau, au premier moment d’hostilité qu’il remarquera. — « M. le missionnaire est-il arrivé ? » — « Oui, oui ; je le sais. » — « Avez-vous eu connaissance du prêtre ? » — « Oui, oui, la plus belle voiture. » — Sans attendre d’autre question et sans donner d’explication plus claire, il fait volte-face, et mettant en jeu toute la vigueur de ses vieux bras, il fuit vers le goulet d’où nous l’avons vu sortir.

Au bout d’une demi-heure, une barge nous amène des gens plus raisonnables, et le mystère qui accompagnait les allures du premier visiteur s’explique. Il avait pris la Sara pour un des bâtiments qui font le trafic sur la côte ; suivant sa coutume, il se rendait à bord pour donner et recevoir les premières nouvelles, et prendre le petit coup d’eau-de-vie ; lorsqu’il leva les yeux, il aperçut un évêque avec plusieurs prêtres, et reconnut sa méprise. Très-sourd, il ne put entendre les questions qui lui étaient adressées ; mais il s’empressa de porter à terre la nouvelle de l’arrivée des étrangers, et de faire expédier vers eux la meilleure barge de l’endroit. Comme M. Montminy, retardé par quelque contretemps, n’est pas encore rendu à la Grande-Rivière, personne ne nous y attendait.

Ce lieu de pêche a son barachois et sa rivière, dont l’entrée est rendue difficile par une barre de sable. Le terrain est plat et peu élevé ; depuis le mont Sainte-Anne, les hauteurs s’éloignent tellement de la mer, que d’ici on ne peut les distinguer.

Les nombreuses branches d’une même famille établie ici depuis plus de cent ans, forment la plus grande partie de la population.

Il fut un temps, sur la fin du siècle dernier, où les côtes du golfe étaient rarement visitées par les missionnaires, qui ne pouvaient parcourir tous les établissements dans une seule année. M. Girouard fut, vers cette époque, chargé de desservir le littoral de la baie des Chaleurs et le district de Gaspé tout entier ; plusieurs années auparavant, un de ses prédécesseurs, M. Bourque, avait à visiter près de quatre cents lieues de côtes, dans la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et le Canada. Aujourd’hui, que les missions ont été divisées, le pasteur peut veiller plus aisément sur son troupeau, et l’instruction religieuse se répand dans toutes les parties du pays. Nous avons ici l’occasion d’observer tout le bien moral qui résulte de la présence du missionnaire au milieu de ses ouailles.

Quant aux avantages temporels de la Grande-Rivière, ils sont considérables. Les terres y sont fertiles, et il est facile de les améliorer avec les monceaux de têtes de morues qui pourrissent près des vignots. Aussi fructueuses qu’à Percé, les pêcheries exigent moins de frais, car la bouette est plus abondante, et les barges s’usent moins vite.

Les embarcations sont beaucoup plus fortes que celles que nous avons vues jusqu’ici. La raison en est qu’à la Grande-Rivière, chaque pêcheur construit lui-même ses barges, et les fait très-solides, afin qu’elles durent plus longtemps.

Ici règne une aisance qu’on ne rencontre pas dans nos plus riches paroisses du district de Québec. Les marchands forains apportent des provisions en abondance, et quelquefois à assez bas prix, comme cela est arrivé cet été ; en retour, ils prennent de la morue marchande. Néanmoins, les choses changent durant l’hiver, chez ceux qui ont manqué de prévoyance et d’économie ; ces derniers se voient souvent réduits à une grande gêne, pour avoir imité la cigale, au lieu de suivre l’exemple de la fourmi. Malgré ces exceptions au bien-être général, tous les habitants de la Grande-Rivière sont restés hors de la dépendance de la maison Robin, qui n’a pu établir ici sa domination, comme elle l’a fait à Paspébiac.

Notre hôte, Baptiste Couture-Bellerive, descendant du digne compagnon de captivité du P. Jogues, exige que nous prenions tous nos repas chez lui. L’état d’aisance dans lequel il vit, lui permet d’exercer une généreuse hospitalité. Il possède un établissement de pêche, qui lui donne d’amples revenus. Ce matin même, il a pris quatorze saumons qui, au prix d’un écu la pièce, lui font une assez bonne aubaine. Grâce à sa libéralité, le saumon sera notre pain quotidien d’ici à quelques jours.

Trois lourds et forts fusils ornent sa grande chambre ; ils ont sept pieds de longueur, et c’est, nous dit-il, la taille ordinaire des fusils dans ces parages. Les occasions de satisfaire sa passion pour la chasse sont si fréquentes, que, chaque année, il met de côté une somme de vingt louis pour l’achat de poudre et de plomb. Pendant tout l’été, les anses voisines sont couvertes de gibiers noirs ; l’automne amène avec lui d’innombrables volées de canards et d’outardes. Et qui, à la vue de ces richesses de l’air et de l’eau, ne serait tenté de se faire chasseur ? Quel cœur ne battrait d’anxiété et de joie, en présence de ces phalanges, ailées, couvrant les battures et se jouant au milieu des joncs. Aussi dans ce lieu tous les hommes sont chasseurs. Beaucoup de mains dégarnies d’un doigt ou d’un pouce attestent cependant que, si la chasse a des délices, elle offre aussi des dangers. Par une coïncidence remarquable, les accidents de ce genre sont toujours arrivés le dimanche ou un jour de fête d’obligation.

Dans toutes les missions du golfe Saint-Laurent, pendant l’absence du prêtre, les catholiques observent fidèlement l’usage de se réunir le dimanche à la chapelle, pour y faire leurs prières. On y chante certaines parties de la messe, ainsi que les psaumes des vêpres. Un catéchiste est chargé de lire les prières à haute voix et d’instruire les enfants. Ces fonctions, sont confiées à un homme probe, et assez instruit pour pouvoir, tant bien que mal, lire les prières de la messe d’un bout à l’autre. Il est nécessaire de remarquer que cette dernière condition ne se rencontre pas souvent chez les pêcheurs de la Gaspésie. — « Débis pien tes années», nous disait le père Stiver, allemand de naissance et lecteur de la Grande-Rivière, « ché vais la brière ; ché leux parle du bon Tié ; à brésent chi sis renti. Ché sis fenu tans le bays, afec le réchiment tes plancs. Il y a pien tes années ; car ch’ édais cheune carson, et ch’ ai quadre-fingt-teux ans. » — Les cheveux du bon vieux soldat, du régiment hessois «des blancs, » ont blanchi au service de la mission. Aujourd’hui infirme et fort âgé, il ne peut plus lire ; mais il récite de mémoire les prières qu’il a si souvent répétées.

Longtemps après nous, arrive M. Montminy, qui, sûr de nous devancer, a passé la nuit à l’Anse-à-Beaufils, près de Percé. À peine nous a-t-il rejoints, qu’on vient le demander pour un malade, dont la maison est à quelques arpents du lieu d’où il est parti ce matin. Comme sa présence est nécessaire à la Grande-Rivière, je crois devoir lui offrir mes services, qu’il accepte volontiers.

Il est impossible de faire le voyage en barge ; le vent est contraire et souffle avec violence. Quant à la route de terre, on ne peut la parcourir qu’à pied, car la mer est le seul grand chemin qui soit ouvert aux voyageurs, dans cette partie du pays. D’ailleurs, il n’y a dans tout le voisinage qu’un seul cheval, et il n’a pas encore été dompté. Qu’importe ? un sentier a été pratiqué dans la forêt en faveur des piétons, et, Dieu merci, je me suis accoutumé à faire de longues marches dans les bois de Saint-Isidore. Un guide m’accompagne ; tous deux nous cheminons joyeusement, tantôt plongeant dans l’épaisseur de la forêt, tantôt suivant sur le sable les bords de la mer. Après une course d’environ dix milles, durant laquelle nous traversons les habitations de la Petite-Rivière, de la montée du Cap, de l’anse du Cap et du cap Désespoir, nous arrivons chez le malade, qui est assez bien portant encore, et n’a guères à se plaindre que du poids de ses quatre-vingts ans. C’est donc un voyage à peu près inutile ; mais je ne puis regretter de l’avoir fait, car il m’a permis de visiter un lieu que depuis longtemps je désirais voir.

L’anse à Beaufils s’étend entre Percé et le cap nommé Des Espoirs par quelques géographes, et Désespoir par d’autres. Le dernier nom me paraît le plus convenable, car ce cap est devenu célèbre par plus d’un naufrage. Il en est un surtout, dont le souvenir s’est conservé plein de vie parmi les habitants des environs. Sur la pointe la plus avancée, à vingt pieds au-dessus des plus hautes eaux, se trouvent les débris d’un bâtiment, connu des pêcheurs sous le nom de naufrage anglais. Pour le soulever jusque-là, la mer a dû dépasser de beaucoup ses limites ordinaires ; or il est à remarquer que, dans ces parages, les plus fortes marées ne font monter les eaux que de quatre ou cinq pieds. Les grands pères de la génération actuelle ont vu cette carcasse de bâtiment dans le même lieu, et l’ont entendu nommer le naufrage anglais.

Le cap Désespoir s’avance au large, vis-à-vis l’extrémité méridionale de l’île de Bonaventure. Entre ces deux pointes et Percé, se déploie une belle nappe d’eau, remarquable par ses mirages. Suivant les traditions locales, des merveilles, plus inexplicables que les effets du mirage, se sont passées sur ces eaux, et ont été plusieurs fois renouvelées durant le siècle dernier et dans les premières années de celui-ci. « Parfois », rapporte la chronique de ces temps, « le pêcheur, qui s’est arrêté près du naufrage anglais, assiste à des scènes merveilleuses ; une étrange vision se déroule sous ses yeux. Les eaux sont unies comme une glace, et le temps parfaitement calme. Tout à coup la mer se soulève et s’agite au large ; les vagues se dressent comme des collines, se poursuivent, se brisent les unes contre les autres. Soudain, au-dessus de ces masses tourmentées, apparaît un léger vaisseau, portant toutes ses voiles dehors et luttant contre la rage des ondes bouillonnantes. Aussi rapide que l’hirondelle de mer, comme elle, il touche à peine les eaux. Sur la dunette, sur le gaillard, dans les haubans, partout, se dessinent des figures humaines, dont le costume antique et militaire convient à des soldats d’un autre siècle. Le pied posé sur le beaupré et prêt à s’élancer vers le rivage, un homme, qui porte les insignes d’un officier supérieur, se tient dans l’attitude du commandement. De la main droite, il désigne au pilote le sombre cap, qui grandit devant eux ; sur son bras gauche s’appuie une forme drapée de longs voiles blancs.

« Le ciel est noir, le vent siffle dans les cordages, la mer gronde, le vaisseau vole comme un trait ; encore quelques secondes et il va se broyer contre les rochers. Derrière lui, une vague, une vague aux larges flancs, se lève, s’arrondit et le porte vers le cap Désespoir. Des cris déchirants, au milieu desquels on distingue une voix de femme, retentissent et se mêlent aux bruits de la tempête et aux éclats du tonnerre.

« La vision s’est évanouie, le silence de la mort s’est étendu sur ces eaux ; le vaisseau, le pilote, l’équipage épouvanté, les soldats, l’homme au geste altier, la forme aux longs voiles blancs ont disparu ; le soleil brille sur une mer calme et étincelante ; les flots viennent mollement caresser le pied du cap Désespoir. Le pêcheur est resté seul à côté des varangues vermoulues du naufrage anglais.

La tradition rapporte qu’en 1711 un orage effrayant jeta, sur les rochers du cap, un vaisseau anglais chargé de soldats.

Cette année-là, une flotte anglaise remontait le Saint-Laurent sous les ordres du général Walker ; elle portait un corps de sept à huit mille hommes, commandé par le général Hill, frère de madame Masham qui venait de remplacer la duchesse de Marlborough dans la faveur de la reine Anne. Outre plusieurs régiments de vétérans et quelques compagnies des gardes royales, il y avait sur cette flotte un grand nombre de familles, qui se rendaient au Canada pour y habiter, tant était grande la confiance des Anglais dans la réussite de leur entreprise. Des officiers et beaucoup de soldats étaient aussi suivis de leurs femmes et de leurs enfants.

La consternation régnait dans Québec, où l’on se rappelait les angoisses et les souffrances endurées par les habitants de cette ville, lorsque Phips l’avait assiégée en 1690.

Conservant peu de confiance dans les secours humains, les Canadiens eurent recours à Dieu ; pendant que les hommes se préparaient à combattre, les dames se réunissaient dans l’église de la basse-ville, pour implorer la protection de la sainte Vierge auprès du Dieu des armées.

Cependant la flotte anglaise était entrée dans le golfe Saint-Laurent, sans éprouver aucun accident ; alors les brumes et les calmes commencèrent à retarder sa marche. Dans la crainte que les vaisseaux et les transports ne se séparassent les uns des autres, l’amiral fit jeter l’ancre dans la baie de Gaspé. Le vingt août, il se remit en route par un fort vent de l’ouest ; mais les brumes se répandirent de nouveau sur la mer, et quelques vaisseaux durent s’écarter des autres et être poussés vers le golfe. Peu après, une violente tempête s’éleva ; le vent venait du nord-est, et porta une partie de la flotte sur les rochers de l’île aux Œufs où huit transports furent perdus ; neuf cents hommes, tant officiers et soldats que matelots, périrent au milieu des brisants. Des femmes et des enfants se trouvèrent aussi enveloppés dans cette terrible catastrophe. L’on constata plus tard, par des objets de piété, qui furent trouvés dans les caisses jetées à la côte, que plusieurs familles catholiques avaient péri dans le naufrage.

Suivant les chroniques de la Gaspésie, ce fut la même tempête, qui porta sur la pointe du cap Désespoir le vaisseau dont les restes sont connus sous le nom de naufrage anglais.

Vers neuf heures du soir, j’avais terminé mon voyage de vingt milles, et j’arrivais à la Grande-Rivière, tout à propos pour m’embarquer sur une barge, qui allait conduire monseigneur de Sidyme à la goëlette.

Juillet, 3.

Nous laissons la Grande-Rivière au bruit d’une vive fusillade, comme à l’ordinaire. Un des longs fusils, trop fortement chargés, se brise entre les mains d’un jeune homme, qui est debout dans une barge, au milieu de dix ou douze personnes ; quelques éclats passent près de la tête de M. Montminy, assis à côté de l’imprudent tireur. Par bonheur, personne n’est blessée : ses voisins rient du mouvement de terreur causé par l’accident, et continuent de faire feu avec le même entrain, ayant le soin de mouiller le bout du canon de chaque fusil, afin de produire une détonation plus bruyante.

Nous sommes embarqués ; mais le vent ne veut encore rien faire pour nous ; en attendant sa décision, la mer se charge de nous donner un avant-goût de ce qu’elle nous réserve au large ; une grosse houle tourmente la Sara, qui s’agite et s’impatiente. C’est le résultat du gros vent qui a soufflé depuis quelques jours. Il a été si violent, qu’une barge conduite par des jersiais a chaviré avant-hier ; les naufragés, habitués à ce contretemps, se réfugièrent sur la quille de leur embarcation et attendirent patiemment qu’on allât les délivrer.

Souvent il arrive des accidents de ce genre, par suite de l’imprudence et de la vanité des jeunes pêcheurs, qui craindraient de passer pour des poltrons, s’ils diminuaient de voiles lorsque la brise fraîchit.

Peu après midi, un faible vent contraire nous permet de nous élever en mer ; mais nous n’y gagnons rien, car les courants qui sortent de la baie des Chaleurs nous rejettent du côté de Percé. La chaloupe est mise à l’eau, et quatre rameurs essaient de remorquer la goëlette vers le large. C’est peine inutile ; elle est refoulée vers la côte, contre laquelle les vagues se brisent avec violence. Déjà nous n’en sommes plus qu’à trois ou quatre encablures, lorsque le capitaine rappelle les rameurs, fait jeter deux ancres, et se résigne à attendre, en ce lieu périlleux, des circonstances un peu plus favorables pour continuer le voyage.

Les balancements saccadés et non interrompus de la Sara produisent de mauvais résultats sur un des nôtres, qui jusqu’à ce jour s’est montré fort solide ; pour arrêter le mal de mer dès son début, il prend le sage parti d’aller dormir. Quant aux autres voyageurs, qui commencent à avoir le cœur marin, ils s’occupent à faire la pêche ; en moins de deux heures, ils ont jeté sur le pont une quarantaine de morues, dont les souffrances sont abrégées par le couteau. Mathieu leur tranche la tête, les éventre, et sale les chairs pour le jour où la pêche sera mauvaise ; il réserve les têtes pour en faire un salmigondis, que les pêcheurs de Jersey nomment la quiode, et dont ils sont fort friands.

Vis-à-vis de notre mouillage, et près d’un ruisseau nommé la Pêche-à-Manon, une longue échelle est plantée verticalement contre la falaise. Un cultivateur irlandais, établi près de ce lieu, s’en sert pour transporter le varech, qu’il étend comme engrais sur sa terre. L’échelle est trop rapprochée de nous, pour que nous ne la voyions pas d’un mauvais œil ; qu’un seul anneau des chaînes qui retiennent les ancres, soit trop faible pour résister aux secousses causées par les vagues, et la goëlette est dans un instant broyée contre les rochers.

Malgré le voisinage peu rassurant de la grande échelle, nous ne pouvons nous empêcher de jouir avec délices de cette belle soirée. L’atmosphère est pure et tempérée ; la voix de la mer a des sons graves, solennels, magnifiques. Une lueur argentée, produite par le phosphore des eaux, brille sur la crête des vagues, et s’attache aux chaînes, qui apparaissent comme un réseau de feu. Des poissons, étincelants de lumière, se jouent autour de la goëlette ; dans leurs ébats, ils laissent à leur suite une longue traînée d’étoiles ; la mythologie dirait que c’est une nouvelle voie lactée, tracée sur l’azur de la mer par le passage de la déesse Amphitrite. Cette lumière phosphorique éclaire suffisamment pour permettre de distinguer avec facilité les lettres d’un livre.

L’on a présenté beaucoup d’explications de ce phénomène. Ce qu’il y a de certain, c’est que ces étincelles sont produites par le mouvement et par le frottement. Elles brillent, lorsqu’une vague se brise, ou lorsque l’eau bat contre un corps solide. Ce n’est pas une lumière dense, mais plutôt le rapprochement de myriades de points lumineux, ressemblant à ceux qui s’échappent de tous les poils d’une peau de chat, lorsqu’on la frotte avec la main.

Juillet, 5.

Un gros vent contraire, qui s’élève vers cinq heures du matin, nous permet de gagner la pleine mer. À force de louvoyer, nous avançons vers la Pointe-au-Genièvre, nommée Newport par les Anglais. Sur la droite, nous laissons au fond d’une belle baie, l’établissement de Pabos, qui jouissait d’une certaine importance sous le gouvernement français. Il renfermait alors quelques magasins et une chapelle, aujourd’hui détruite. Huit familles irlandaises sont établies à Pabos ; elles se livrent à la culture et fournissent des pommes de terre à une partie des pêcheurs de la côte.

Vis-à-vis de la Pointe-au-Genièvre, s’avance une chaîne de rochers, qui s’élèvent de douze à quinze pieds au-dessus de l’eau. Entre cette presqu’île et la terre ferme, est un petit port, dans lequel on pénètre par un goulet étroit et dangereux. Vers cinq heures du soir, nous ne sommes guères qu’à une demi-lieue de ce port, d’où sortent plusieurs barges, les unes pour nous transporter à terre, les autres pour remorquer la goëlette.

Quelques chétives cabanes, un sol maigre, des rochers, des bouquets de sapins entre lesquels serpentent les sentiers qui conduisent à la chapelle et au rivage : voilà la partie inanimée de ce lieu. Quant aux habitants, ils brillent plutôt par la bonne humeur que par la beauté des formes. Le teint cuivré, les pommettes saillantes, les cheveux noirs, longs et raides, dénotent qu’il existe dans une partie de la population un mélange de sang sauvage. Négligemment vêtues, environnées d’enfants, dont la toilette est encore à faire, les matrones mettent le nez à la porte pour nous voir passer, et donnent tous les signes du plus grand ébahissement.

De leur côté, les hommes s’occupent à nous ménager des surprises ; tapis au milieu des broussailles, ils attendent le moment où nous passons près de leurs cachettes, pour décharger leurs fusils ; puis ils se montrent rayonnants de joie, à l’idée de nous voir étourdie.[1]

Mgr  l’évêque de Sidyme est reçu par MM. Montminy et N…, qui nous ont dévancés sur une barge de la Grande-Rivière. La chapelle, tapissée de gravures aux couleurs brillantes, se remplit en peu d’instants, et tous les assistants écoutent la parole de Dieu, avec une attention et un recueillement remarquables. Comme l’heure avancée de la journée ne nous permet pas de prolonger la séance, après l’instruction publique, nous retournons prendre gîte sur la goëlette. Tandis que, arrêtés au bord de la mer, nous attendons l’arrivée d’une chaloupe, un coup de filet, donné sous nos yeux dans le petit port, jette sur le sable un monceau de poisson : poules de mer, tanches, crapauds de mer, capelans, raies, plies, harengs, sardines, truites, loches, homards, se débattent pêle-mêle sur le rivage. Les pêcheurs choisissent le capelan pour bouéter la morue ; le reste est abandonné sur la grève, où les enfants d’une pauvre veuve trient ce qui leur convient pour le souper, sans songer à faire de provisions pour le déjeuner du lendemain ; ils savent que le lendemain pourvoira aussi à leurs besoins. Les homards deviennent notre lot.

Ce sont de hargneux personnages que ces homards, toujours prêts à écraser ou à déchirer ce qui tombe entre leurs serres. Aussi leurs mauvaises habitudes attirent ordinairement sur eux des malédictions et des coups, quand ils se trouvent pris dans un filet ; et c’est vraiment à bon droit qu’ils y sont mal reçus, car leurs dures tenailles font de larges brèches au milieu des mailles.

Les eaux de la mer sont toujours fort limpides ; selon certaines dispositions de l’atmosphère, elles le deviennent encore davantage, et perdent alors leur couleur verdâtre pour prendre une teinte d’azur, fortement prononcée. Nous avons ce soir l’occasion de faire cette remarque. Du pont de la goëlette, nous nous amusons à voir les tanches, nageant à quatre ou cinq brasses au-dessous de la surface, et se disputant la nourriture qui leur est jetée ; nous pouvons même distinguer les herbes et les cailloux qui tapissent le lit de la mer, à une profondeur de trente-cinq pieds.

Juillet, 6.

Les braves gens de la Pointe-au-Genièvre qui se pressent dans leur petite chapelle pour s’approcher des sacrements, sont aujourd’hui méconnaissables. Frottés, débarbouillés, endimanchés, ils ressemblent à des chrétiens ordinaires ; leurs bonnes dispositions font regretter à l’évêque de Sidyme d’avoir à s’éloigner sitôt, de ce lieu.

M. Montminy nous laisse pour retourner à Percé ; la Pointe-au-Genièvre est sa dernière mission du côté de la baie des Chaleurs. Son ministère est partagé entre une quinzaine de petits villages, épars sur la côte. Dès qu’une misérable chapelle est bâtie au milieu d’un groupe de maisons, le missionnaire doit la visiter deux ou trois fois l’an. Pendant ses visites, qui durent de dix à quinze jours, il lui faut préparer les jeunes gens à la première communion, faire remplir le devoir pascal, réprimer les désordres, donner chaque jour des instructions, célébrer les mariages et baptiser les enfants nouveau-nés. Comme les chemins ne sont ouverts que dans le voisinage immédiat de Percé, il doit faire ses voyages, en barge durant l’été, et sur des raquettes pendant l’hiver ; il doit traîner à sa suite ornements, pierre d’autel, vases sacrés, provisions de bouche. Retardé par le mauvais temps, parfois il ne trouvera personne pour le reconduire chez lui. Sa résidence, il l’établit dans quelque maison voisine de la chapelle, en choisissant, autant qu’il le peut, la plus honnête et la plus commode ; souvent, cependant, la meilleure est encore bien triste.

Depuis la Malbaie jusqu’à la pointe au Maquereau, la morue se prend en plus grande abondance que dans tout le reste du district de Gaspé. L’immense quantité de poisson qu’on pêche le long de cette côte, donne une idée des trésors recélés dans le sein de l’océan, et prouve qu’à la mer, tout aussi bien qu’à la terre, appartient le titre d’alma nutrix. Le poisson d’eau salée dans ses différentes espèces, hareng, maquereau, morue, saumon, sardine, bar, anguille, ne forme-t-il pas, en effet, la principale partie de la nourriture des classes ouvrières, chez un grand nombre de peuples ? Aux riches la mer offre les mets les plus délicats ; aux pauvres elle fournit des aliments sains et peu coûteux.

Combien de bêtes de la terre lui demandent leur subsistance, depuis l’ours blanc, qui prend son passage sur les glaces polaires, et s’amuse pendant son voyage à faire la chasse aux loups-marins, jusqu’aux troupeaux de pourceaux, qui nettoient les grèves et les débarrassent d’amas de poissons pourris et infects ? Combien d’oiseaux lui doivent leur pâture ? les canards, les outardes, les goëlands, les mouettes, les cormorans, les alouettes, les pluviers, se nourrissent les uns de poissons, les autres de plantes marines, d’insectes, de coquillages.

C’est sur les bords de la mer surtout, que la corneille déploie toute son intelligence et toute son habileté pour la maraude. Comme elle aime à dîner selon son goût, elle prend le temps convenable pour choisir ses provisions. Voltigeant sur les galets avec un air d’insouciance complète, elle observe attentivement les pêcheurs au moment où ils retirent leurs filets de l’eau. Quand elle s’est rapprochée d’eux insensiblement et comme par distraction, elle s’élance tout à coup sur quelque petit poisson qui lui convient, et s’éloigne rapidement, pour savourer en paix la proie si honnêtement acquise. Le capelan semble être un de ses plats favoris ; lorsqu’il devient rare sur la grève et qu’elle ne peut plus le manger frais, elle ne fait point difficulté de recourir à celui qui sèche dans les champs de pommes de terres. Au pied de chaque tige, le cultivateur a jeté quatre ou cinq capelans, qui servent à engraisser le sol et à fournir la sève de la plante. Dans les temps de disette, c’est le grenier de la corneille ; elle passe de rang en rang, examine soigneusement, tourne, retourne, et choisit enfin un poisson mieux conservé que les autres. Elle l’enlève dans son bec, et s’envole au rivage afin de préparer son repas, car il faut quelque apprêt pour rendre ce capelan, dur et sec, plus propre à son estomac. Quand elle a bien examiné les accidents de la grève, elle s’arrête à une flaque d’eau qui possède les propriétés requises, et y laisse tomber son poisson ; en attendant qu’il soit bien préparé, et pour aiguiser son appétit, elle se livre aux jouissances de la méditation et de la promenade. De temps en temps, elle revient tâter et tourner le capelan ; lorsqu'enfin elle le juge dans les conditions voulues, elle l’emporte pour le dépecer à loisir sur quelque rocher solitaire.

Si la disette de poissons s’étend sur les champs et sur la grève, la corneille en est réduite aux coques, méprisées dans les temps d’abondance. Elle en choisit une qui, dès qu’elle se sent enlever, se renferme soigneusement dans son manteau. Soins inutiles ! la corneille s’élève dans l’air avec sa proie, et la laisse tomber sur le roc ; les écailles volent en éclats, et la pauvre coque, mise à nue, est facilement déchirée par son bourreau.

Sur la mer, comme dans l’air et sur la terre, les plus forts et les plus adroits vivent aux dépens des faibles et des sots.

  1. Il n’y avait alors à la Pointe-au-Genièvre que douze ou quinze familles, qui depuis ont été en partie détruites par la petite vérole. D’autres les ont remplacées, et se sont étendues entre Pabos et la pointe au Maquereau. En 1856, le nombre de familles s’élevait à 103.