Le Courrier Fédéral Ltée (p. 29-31).

CHAPITRE XI

Le roman de Claire

Ce n’est que quand il fit nuit que Claire se décida à revêtir le costume de matelot que la prévoyante Hermance avait mis dans le panier. Mais d’abord, il lui restait une chose à faire, une chose qui lui coûtait assurément. Elle prit les ciseaux et coupa ses longs cheveux blonds qu’elle enveloppa dans un journal et qu’elle déposa dans le fond du panier. Ensuite, elle revêtit le costume de matelot qui était en toile blanche avec collet et parements bleus. Un béret était aussi dans le panier, mais Claire résolut d’attendre au jour pour s’en coiffer ; le manteau et le capuchon valaient mieux pour le moment.

Claire marchait d’un bon pas. Tout en marchant, elle faisait comme une récapitulation de sa vie.

Les d’Ivery étaient autrefois riches. Claire ne se souvenait pas de sa mère, mais son père, qui était mort il n’y avait que quelques mois, avait été pour elle un père comme il y en a peu. M. d’Ivery était mort de peine, ayant perdu toute sa fortune dans une crise financière et sa fille, élevée dans le plus grand luxe, avait été obligée de partir pour gagner sa vie.

Il y avait eu un petit semblant de roman dans la vie de Claire. Un jour qu’elle se promenait à cheval, escortée par un domestique, sa monture avait pris peur. Le cheval avait pris le mors aux dents et la jeune fille se sentait incapable de le retenir. Il y avait, non loin de là, une carrière abandonnée ; si elle ne parvenait pas à apaiser son cheval, à temps, c’était la mort : il se précipiterait dans la carrière infailliblement. La voici, la carrière… c’est la fin !… Mais, à une cinquantaine de pieds du gouffre, un cavalier s’interpose, barrant la route. Le cheval de Claire rencontre cet obstacle : il est projeté en arrière, puis il s’arrête, tremblant.

La jeune fille chancelle et tombe, le cavalier la relève et lui dit des paroles encourageantes.

« Monsieur », dit Claire, « vous m’avez sauvé la vie !… Sans vous, j’allais me broyer la tête contre ces pierres !… » et du doigt, elle désigna le précipice.

À ce moment le domestique arriva tout effaré.

— « Mademoiselle Claire ! » s’écria-t-il, « oh ! Dieu soit béni, il ne vous est rien arrivé !! »

— « Mademoiselle », dit le jeune cavalier, « si vous vous sentez le courage de retourner avec votre domestique ; moi je suis obligé d’être, ce soir même, à N. »

— « Assurément, vous reviendrez avec moi afin que je vous présente à mon père ! » s’exclama Claire.

— « Je le voudrais. Mademoiselle, croyez-le ; mais je viens d’être nommé commandant d’un navire : loi militaire, Mademoiselle ; je n’ai pas le droit d’arriver en retard. »

— « Adieu, Monsieur », dit la jeune fille, « adieu et merci », ajouta-t-elle, en lui tendant la main.

— « Adieu, Mademoiselle !… Qui sait ? « au revoir » peut-être : le monde est petit et quelquefois la chance favorise les humains !! »

Il était bien attrayant, le nouveau Commandant avec sa haute taille de presque six pieds, son visage pâle, ses grands yeux bruns, doux et rêveurs, ses cheveux châtains ; tout cela, accompagnant un air de grande distinction.

Il partit… et Claire ne l’avait jamais revu… Mais elle savait son nom, car, après son départ, elle avait trouvé par terre, sa badine, ornée d’une plaque en argent, sur laquelle était gravé : « Hervé d’Arles. »