Ernest Flammarion, Éditeur (p. 300-311).
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vi

Depuis qu’ils avaient repris tous deux le collier des existences séparées, Georges et Monique s’étaient revus quotidiennement. Il était venu plusieurs fois déjeuner rue de la Boëtie. Les autres jours, elle allait à Versailles, — généralement avec une des autos de Mlle Tcherbalief, — prenait possession du pavillon qu’il habitait, avenue de Saint-Cloud… Une bicoque ancienne, trop grande pour lui, mais arrangeable, avec un potager, un poulailler, une remise dont elle avait fait enlever les débarras, pour garer la voiture.

La vieille bonne qui, depuis des années, faisait le ménage de « M. Georges », avait tout de suite adopté l’intruse, devinant que si elle n’était pas encore la maîtresse du maître, elle serait, bientôt, celle de la maison…

Un soir où, arrivée de bonne heure par le train, il n’avait pas voulu la laisser repartir, et où elle avait accepté de dîner à l’improviste, Monique avait eu la surprise d’une collation délicate. Et comme, admirant la table fleurie de mimosas et de roses, elle s’étonnait, il avoua :

— Depuis que vous êtes entrée ici pour la première fois, il n’y a pas de jour où je n’aie fait le rêve que vous ne repartiriez plus, que je vous garderais… C’est ainsi que, chaque soir, la maison vous attend.

Elle contempla, amicalement, le petit salon où il travaillait et où ils dînaient, les meubles familiers… Oui, l’univers tenait entre ces quatre murs ! Il se leva, vint lui baiser la main. Il était touchant, avec l’ingénuité de sa joie et la discrétion fébrile de son désir…

Pourquoi, au moment où, l’ayant prise dans ses bras, il avait enfin osé formuler son ardente prière, avait-elle doucement secoué la tête ?

— Non, pas ce soir, je vous en prie !…

En vain, il avait tendu ses lèvres, supplié du regard. Elle avait dénoué pudiquement l’étreinte. Mais le voyant s’écarter avec douleur, elle lui avait, d’un élan, repris la main.

— Pardon ! Georges !… Je ne sais à quel sentiment j’obéis. Il me semble que je ne suis pas encore assez digne de vous… Laissez-moi un peu de temps… vous mériter… Surtout, ne prenez pas cette figure qui me peine !… Je vous dois tout, je vous appartiens…

— Alors !

— Je ne sais pas… Non ! non ! Pas encore.

Elle s’en était voulue, à le voir silencieux, si triste, en la raccompagnant à la gare. Elle avait regretté, durant tout le retour, cette inexplicable contradiction du cœur qui l’avait retenue, à l’instant où tout en elle s’élançait, vers le commun désir. Quelle hésitation dernière avait triomphé de son propre consentement, de sa tendresse prête à l’abandon ?

Soubresauts de l’inconscient, où la Monique transitoire, celle qui avait gaspillé son esprit et sa chair, achevait de disparaître, et où la Monique nouvelle, — toute semblable à celle qui s’était ouverte avec tant de confiance à la vie, — commençait peureusement à s’épanouir.

Elle avait retrouvé son âme de fiancée, avec une ardeur plus grave sous le même primesaut, tendre et gamin. Mais, inconsciemment, dans son allure assagie, dans sa réserve charmante, une apparence plus féminine se manifestait. Mlle Tcherbalief, avec étonnement, la contemplait, réinstallée rue de la Boëtie, dans le salon de réception.

Monique avait fait vider le bureau Louis XV de tous les papiers entassés depuis deux ans. Allègrement, avec une facilité dont elle se croyait déshabituée, elle dessinait au lavis, sur l’abattant… Un projet d’appartement : simple, quelques grandes pièces, sobres, claires…

— Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme cela, femme Tcherbalief, pardon ! Plombino ?

— C’est curieux ! Il me semble que vous avez quelque chose de… Une transformation !… Ah ! Vos cheveux peut-être ? Vous les laissez repousser ?

— Oui.

— Moi qui allais couper les miens ! Une idée du baron… Il tient à ce que je me coiffe comme vous…

— Alors, baronne, restez comme vous êtes ! Les cheveux courts, c’est bon pour les garçons.

— Ça, fit Mlle Tcherbalief, c’est comme votre projet d’appartement, c’est nouveau !… Est-ce que Mlle Lerbier songerait à devenir madame ?… Monique sourit… Mme Blanchet ?… Un mari, des enfants ?… Pourquoi pas ?…

Ce qui lui eût semblé, il y avait un mois, un rêve irréalisable, lui apparaissait aujourd’hui un miracle possible… Elle voyait avec d’autres yeux, parce qu’elle sentait avec un autre cœur… Déjà elle faisait, involontairement, des projets… Ils garderaient le pavillon de Versailles pour le printemps et l’été. Aux vacances, ils voyageraient, et l’hiver…

Claire, restée à son point d’interrogation, la regardait, en souriant.

— Pour l’instant, Claire, j’ai envie de déménager, voilà tout. Et puisque vous voilà propriétaire de divers immeubles, et que vous avez, rue d’Astorg, quelque chose à me louer… Attendez ! Ce n’est pas tout ! Vous n’avez plus besoin, puisque le baron vient de vous donner sa Mercédés, de votre petite Voisin ?… La dix-chevaux, conduite intérieure…

— Non…

— Je vous l’achète. Convenu ?

— Convenu, dit Claire, depuis longtemps habituée avec la « patronne » à ne plus s’émouvoir de rien… Mais pas avant que la Mercédès soit réparée… Vendredi, voulez-vous ?

— Pourvu que je l’aie le soir du réveillon… Je dois amener M. Vignabos à Vaucresson, chez les Ambrat…

— Alors ça va ! Il faut, — je voulais vous le dire, et c’est pour cela que j’ai besoin de la Voisin, — que j’aille demain à Magny… L’enterrement d’Anika.

— Anika ! s’écria Monique.

— Morte avant-hier, toute seule, dans une auberge où elle avait été se terrer depuis quelque temps… Vous ne saviez pas ?…

— Non, c’est si loin, tout ça !.…

— Phlegmon de la gorge.

— Pauvre fille !

Monique la revit, cadavérique, dans l’ombre des fumeries. Tout le passé venait de surgir, avec ses souvenirs maléfiques. Saisie d’effroi en songeant au sort auquel elle avait échappé, elle plaignit la morne destinée de l’artiste. En même temps, la bande autour d’elle agita ses fantômes… Michelle d’Entraygues, Ginette Hutier, Hélène Suze, et Max de Laume, et lady Springfield !… Et les autres, tous les autres, ceux qui n’avaient été que des indifférents, les Bardinot, les Ransom, et ceux auxquels elle avait en passant tant donné d’elle-même : Vigneret, Niquette, Peer Rys, Régis enfin ! Elle reconnaissait à peine leurs visages. Eux aussi, ils étaient morts !

Elle chassa la pénible vision et dit, attristée :

— C’est gentil, Claire, d’aller à Magny, vous qui la connaissiez à peine. Je suis sûre qu’il n’y aura pas grand monde derrière son cercueil. Elle qui a eu tant d’amis ! Vous joindrez mes fleurs aux vôtres… Pauvre Anika ! Encore une qui aura été victime d’elle-même.

La Slave conclut de sa voix nette :

— Vous avez raison ! On n’a qu’une vie, c’est trop bête de la rater.

Monique s’était levée. Mlle Tcherbalief, curieuse, eût voulu en savoir davantage. Elle s’enquit, montrant le plafond :

— Alors, quand vous habiterez rue d’Astorg, que fera-t-on de l’entresol ?

— Agrandissements. C’est votre affaire. Dès que j’aurai achevé de déménager, vous me ficellerez là-haut quelque chose de bien… Des salons d’exposition pour les étoffes de robes… Oui, je ne vous en ai pas encore parlé… J’ai envie de lancer ça : Tcherbalief et Lerbier, modes. Ici, on pourrait construire l’escalier… Tenez, ça déboucherait là…

Elle avait pris une grande feuille blanche, crayonnait les plans… Expressions, gestes, une telle décision émanait, gaiement, de toute sa personne, que Claire l’écoutait, stupéfaite : « Décidément, on lui avait changé sa Monique !… »


— Je bois, dit M. Vignabos en élevant sa coupe ou les bulles du Vouvray mousseux crépitaient, à la guérison de notre ami.

— Et la mienne, mon bon maître !… Personne n’en parle, protesta Monique.

M. Vignabos la regarda du coin de l’œil. M. et Mme Ambrat se consultèrent ; ils devinaient, sous la réclamation plaisante, une allusion à double sens. Tous trois en apercevaient l’accent de sincère, profonde humilité, de fierté aussi, et en étaient émus. Mais, en silence, ils attendaient qu’elle s’expliquât…

Seul, Blanchet avait deviné toute sa pensée. Il se leva avec vivacité. Il souhaitait si tendrement qu’en dehors du pieux souvenir de tante Sylvestre, aucune récurrence n’assombrit, pour Monique, cette soirée heureuse ! Détournant le propos de son vrai sens, il haussa son verre :

— Monique a raison ! Je bois, pour réparer l’inqualifiable oubli de notre vénéré maître, à la guérison plus rapide encore de notre amie. Voilà ce que c’est que d’être modeste, mademoiselle. On ne parle que de ma blessure, on ne se soucie pas de la vôtre ! Il est vrai qu’on ne l’aperçoit même plus !

— Oh ! si on peut dire !

Elle inclina la tête. Sur le cou de neige, au renflement de l’épaule, une ligne rose paraissait, perdue sous le velours noir de la robe, décolletée à peine. Elle avait pour tout bijou, au bout d’un fil d’or, la pile balle de plomb, écrasée au sommet, que Riri avait ramassée le lendemain, au pied du chambranle de pierre où elle était tombée.

Sans en rien dire, Monique l’avait gardée, superstitieusement. Elle n’eut pas changé, pour le plus beau diamant, cette petite chose inerte qui, baptisée du sang de Georges et du sien, les avait marqués du même signe, Trait d’union mystérieux.

Paupières baissées, tandis que Mme Ambrat prélevait sur les restes du Mont-Blanc, la part de Riri — la petite avait bien recommandé qu’on la lui mît de côté, avec un peu de boudin et d’oie ! — Monique évoquait, rêveuse, tout ce qui tenait de passé dans l’heure anniversaire ! Nuits de Noël où une petite fille était morte, où une jeune femme naissait !… Entre ces deux pôles de sa vie, un monde de deuils, de déceptions, un désert de tristesse et de ruines… Étape si morne et si longue qu’elle y avait failli succomber… Sans Georges !

Elle ouvrit les yeux sous le regard qui, soucieux, la couvait… Qu’on était bien !… Qu’on était bien autour de cette table, dans la gentille salle à manger, la chaude lumière, la simple joie d’être là, tous les cinq, après le bon souper où, filialement, elle avait fait place à l’absente…

Tante Sylvestre se tenait debout devant elle. L’affreuse image du cadavre étendu sur la civière s’était définitivement évanouie. La bonne vieille était là, vivante, avec l’indulgent sourire qu’elle avait le jour où elles étaient allées ensemble rue de Médicis… M. Ambrat avait raison : les morts qu’on aime ne sont pas morts ; ils ne disparaissent qu’avec le dernier souvenir !…

Le cabinet de Vignabos, Régis, Georges… la journée du réveillon tragique, et, sur tout cela qui n’était plus, le maternel visage que, durant la morne, longue étape, elle avait cessé de voir, et qui lui réapparaissait aujourd’hui !… Oui ! là, vivant… « Tante ! Tante ! » faillit-elle crier, avec un irrésistible besoin d’être comprise, absoute. Dans une suprême prière qui prenait à témoin l’absente à travers ceux qui l’avaient chérie, et qui, surtout, l’adjurait, lui, le juge souverain, elle confessa :

— Non, Georges ! ne leur donnez pas le change. La guérison dont je parlais, c’est celle que je vous dois ! À qui me confierais-je, sinon à vous et à ces vieux amis qui pour moi ne représentent pas seulement tante Sylvestre, mais toute ma famille !… Car mes parents, n’en parlons pas !… Je suis pour eux comme un bibelot qui leur aurait appartenu et qui est passé dans d’autres mains !… Quand je les revois, je ne trouve rien à leur dire, parce que si je ne me retenais, je leur crierais : « C’est vous, c’est votre milieu pourri qui avez été la cause première de mes erreurs ! » Avec tante Sylvestre, je serais restée une fille simple, pure… Oh ! je sais bien… C’est aussi ma faute ! Moins absolue, moins orgueilleuse, je n’aurais pas, par une nuit comme celle-ci… J’en ai tant, tant de honte ! Trop tard !… Que voulez-vous ! Une fois dans le bourbier, on y patauge… On voudrait en sortir. On ne peut pas ! Alors on s’y roule.

Elle voila son visage de ses mains.

— Mon pauvre petit, dit Mme Ambrat, pourquoi vous torturer de la sorte ?… Le passé, à votre âge, c’est peu de chose, allez !… Quand on a l’avenir !

— Folle, suppliait Georges en même temps, chère folle, si quelque chose pouvait vous rendre plus chère encore à mes yeux, c’est l’excès même de vos scrupules. Le passé, qui pourrait donc songer à vous le reprocher lorsqu’il vous arrache une si douloureuse plainte !… Regardez-moi ! Il n’y a au monde qu’une chose qui vaille, la minute que nous vivons.

— C’est parce que sa lumière m’inonde, dit-elle en relevant le front, que je tremble devant mon bonheur ! Ai-je des mains assez propres pour l’étreindre sans le salir ?

Il avait saisi les fines, les douces mains blanches, les baisait avec ferveur.

— La verdure ne repousse que mieux, où l’incendie a passé. Monique, au nom de tante Sylvestre, je vous demande d’être ma femme.

— Le puis-je ? balbutia-t-elle.

— Non seulement vous le pouvez, ma chère enfant, s’écria M. Vignabos dont la voix, malgré lui, chevrotait, mais vous le devez !… Mes félicitations, Blanchet, votre choix est bon.

Monique, le visage resplendissant à travers ses larmes, laissa tomber sa main dans celle qui attendait, frémissante. Il pâlit devant l’espoir réalisé.

— Et maintenant, mes enfants, dit Mme Ambrat, je ne voudrais pas vous mettre à la porte. Mais il est trois heures, et avant que vous ne soyez à Paris… À quelle heure est votre train, Georges ?

— À quatre heures !

— C’est vrai ! dit Monique. J’avais oublié votre conférence à Nantes…

Elle se retourna vers M. Vignabos.

— Et vous, mon cher maître, je ne vous emmène pas ?

— Non, puisque Mme Ambrat me fait l’amitié de m’héberger.

— Alors, en route !… Nous n’avons que le temps !… Non, non ! exigea Monique, comme M. Vignabos et M. Ambrat faisaient mine de les accompagner…. Rentrez vite, il fait un froid !…


Maintenant, dans la voiture qui les emportait, ils restaient muets. Silence lourd de pensées !… Rayonnantes en lui, et si tumultueuses en elles, qu’elles s’entrechoquaient et jaillissaient, — désordre, allégresse, gratitude, remords, — comme un bouquet continu d’étincelles.

Ils s’en allaient dans leur enchantement, à travers la nuit de lune et les bois brumeux, dont la profondeur s’ouvrait, à la fuite éblouissante des phares…

— Ralentissez, Monique… C’est si beau !…

Ils arrivaient au tournant de Bougival, le long de la Seine. Elle s’étendait comme une traîne d’argent, au bord bleu des îles.

— Oui, c’est beau ! murmura-t-elle.

La voiture s’était arrêtée. Ils se prirent les mains. Ils ne se parlaient pas et pourtant s’avouaient tant de choses ! Soudain, d’un même élan, leurs bouches se joignirent… Le temps d’un long serment !… Puis, tac, elle remit en marche. Ils repartaient, vers leur bonheur.


— À la même minute, les Ambrat et M. Vignabos se disposaient à regagner leurs chambres.

— Savez-vous aussi, ma bonne amie, disait le vieux professeur en montant l’escalier, ce que cela prouve ? C’est que pour un être jeune qui n’a pas été contaminé, entièrement, par la vie sociale, les mœurs actuelles sont un terrible bouillon de culture ! Voici notre garçonne. Elle est sortie de sa double éducation et de la guerre ! avec la soif d’émancipation qu’ont tant de femmes, ses sœurs…

— Tant ? observa Mme Ambrat. Croyez-vous ? La plupart sont résignées à leur chaîne ! Beaucoup, c’est triste à dire, y sont même attachées.

— Qu’importe ! L’élite entraînera la masse. Toutes, elles portent en elles une force bienfaisante, en puissance… Puissance de paix, de justice et de bonté. Force qui s’épanouira !… Comptons pour cela, ma chère amie, sur celles qui ont fait et qui continueront à faire, de plus en plus, leur part de travail, en équivalentes. Peut-on blâmer Monique d’être allée de l’avant, à sa manière ?… Un faux pas, oui ! Mais tout de même un pas !

— Avouez pourtant que sans Blanchet, dit Mme Ambrat…

— Soit, mais pour être juste, ajoutez que sans Vigneret… Quand une femme trébuche, cherchez l’homme.

— L’homme, toujours l’homme ! grommela M. Ambrat. Est-ce qu’il ne serait pas plus juste encore de dire que nous sommes, tous, le jouet d’énergies qui nous dépassent ? La joie et la douleur sont aveugles. Les forces seules agissent… Nous enregistrons !

M. Vignabos conclut, indulgemment :

— Raison de plus pour excuser Monique. Est-ce qu’on songe au fumier quand on respire une fleur ?


Janvier-mai 1922.





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