Ernest Flammarion, Éditeur (p. 123-139).
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ii

Le jazz-band éployait, sur le dancing en folie, ses rythmes sauvages. Les couples se balançaient dans un éclairage bleu.

Michelle d’Entraygues poussa du coude Hélène Suze, qui, à petites gorgées, dégustait au bout d’une longue paille son ice cream sherry.

— Oh ! regarde !

— Quoi ?

Penchée au bord de la loggia, Michelle désigna :

— Là, à côté du professeur et de la petite anglaise… ces deux femmes… elles passent sous le lustre.

— Sans les cheveux courts, et acajou, on dirait Monique.

— C’est elle ! N’est-ce pas, mon petit Max ?

Le critique, ayant ajusté son monocle, déclara :

— C’est bien elle. Ce que ça la change par exemple, cette coiffure ! Aujourd’hui, pour la femme, c’est le symbole de l’indépendance, sinon de la force. Jadis Dalila émasculait Samson, en lui coupant les cheveux. Aujourd’hui elle croit se viriliser, en raccourcissant les siens !

— Elle a dix ans de plus, s’écria généreusement Hélène Suze.

— Mettez cinq ! Et comme elle en paraissait dix-neuf quand elle en avait près de vingt et un, ça ne lui fait jamais que son âge, puisqu’il y a deux ans au plus qu’elle a fait le plongeon !

— Vingt-trois ans ? Elle en paraît trente !

— Allons donc ! Elle n’a jamais été si bien… Toujours le même éclat, avec un petit quelque chose de mystérieux, de meurtri… Moi, je la trouve épatante… Aïe !

Il se retourna furieux, vers Michelle, et la menaça :

— Toi, si tu recommences, la tripotée !

Mais elle déclara, avec son air de chatte gourmande :

— J’adore ça.

Elle avait, depuis le soir de Mené, attaché Max de Laume à sa personne, pour les soins particuliers. Vite délaissé par Ponette, qui s’était elle-même éprise de Sacha Volant après son triomphe du circuit de l’Isère, Max avait, de son côté, trouvé goût à la mitoyenneté avec d’Entraygues. Absorbé par son écurie de courses et l’éducation des jeunes jockeys, le marquis jouissait de la dot, et lui de la femme. Mme Jacquet, depuis le prix George Sand, l’avait adopté et cuisinait pour lui, à ses jeudis, le grand prix du Roman (Académie Française, 30.000 francs). Une réplique à la concurrence du grand prix Balzac (20.000 francs, Z. Makarof, fondateur).

Les dernières mesures du shimmy s’égrenaient. Les couples se dénouèrent. Michelle braqua son face-à-main :

— C’est vrai tout de même ! Monique a un caractère étonnant… Par exemple, la cavalière ! Quel genre !

Max de Laume la reconnut :

— Mais c’est Niquette !

— Non ? Ce que ça la change, d’être teinte !

— Elles sont donc toujours ensemble ? s’étonna Hélène Suze.

Curieusement ils dévisageaient Monique Lerbier, décoratrice, et sa fameuse amie, — Niquette, l’étoile de Music-Hall, depuis trente ans célèbre. Paris raffolait de sa voix aigre et ses jambes parfaites, spirituelles autant qu’était agile sa langue, toujours frétillante au coin des lourdes lèvres. Laide, avec son nez retroussé, n’eussent été les yeux d’escarboucles…

— Il n’y a pas à dire, elles ont du cran, constata Max de Laume.

Niquette et Monique venaient de se rasseoir à leur table. On eût dit un ménage amoureux. Tendrement Niquette se pencha, enveloppa de son écharpe de fourrure le cou de Monique.

— C’est touchant, blagua Hélène Suze.

— Ne t’excite pas, Suzon ! dit Michelle. La place est prise.

Hélène Suze, dont les goûts lesbiens s’affichaient de plus en plus, haussa les épaules. Elle avait toujours gardé rancune à Monique d’avoir repoussé, autrefois, les avances qu’elle lui avait fait faire par Ginette Morin, avant que celle-ci, — en remplacement de Mme Hutier, enlevée par une embolie, — ne devint Vice-Présidente de l’Œuvre des Mutilés, et, bientôt, ministresse dans le cabinet Pertout.

Ginette !… Hélène Suze donna un souvenir à son roucoulement de colombe, quand on lui baisait la bouche. C’était le temps des bonnes soirées chez Anika Gobrony. Pas bégueule au moins, Gi, comme cette sainte-n’y-touche de Monique !…

Hélène Suze était de celles qui avaient accueilli sans contrôle toutes les horreurs qui d’abord avaient couru : Vigneret avait surpris sa fiancée dans une chambre d’hôtel avec un négociant roumain dont elle était enceinte. Les parents l’avaient chassée. La tante s’était suicidée de chagrin…

Aujourd’hui, à retrouver leur ancienne amie relancée, avec éclat, dans la circulation parisienne, Max de Laume et Michelle d’Entraygues, — oublieux de leurs récents dédains, — lui souriaient, indulgents. Hélène Suze alla même jusqu’à déclarer :

— Après tout, elle est bien libre ! Avec du talent et de l’argent, on peut tout se permettre.

Froidement lâchée par tous du jour au lendemain, Monique, un an après sa disparition, avait fait sa rentrée en ouvrant, rue de la Boëtie, un magasin. Art ancien et moderne. Pierre des Souzaies, rencontré peu avant, — comme elle venait de réaliser la petite fortune de sa tante (cent cinquante mille francs d’économies et autant du pensionnat vendu), — l’avait orientée vers la profession dont il tirait lui-même sa matérielle.

Dans son dégoût de l’existence, elle avait trouvé en lui, en même temps qu’un associé dévoué, un indicateur et un guide d’autant plus précieux qu’il était, hors le point de vue commercial, désintéressé. Des cartes élégantes avaient notifié, aux relations d’antan, le faire-part de résurrection : Monique Lerbier, au Chardon Bleu.

Mais tout le monde avait boudé. Monique, — qui, en dehors de Mme Ambrat, le dimanche, ne voyait plus personne, — avait alors passé des jours noirs. Le marasme général des affaires ajoutait à sa neurasthénie. Elle restait des semaines à se morfondre, sans voir que des passants : ils marchandaient beaucoup, et déboursaient peu. Les ressources, passées presque entières aux achats de fond, diminuaient si vite qu’elle commençait à désespérer.

Cependant, l’autorité mondaine de Pierre des Souzaies, doublement réputé comme antiquaire amateur et comme inverti, était grande. Sa clientèle ordinaire se refusant, il avait un jour rabattu Niquette sur Monique, et, du coup, la rue de la Boëtie avait trouvé un achalandage artiste et cosmopolite. Les installations de Mlle Lerbier devenaient à la mode.

Une personnalité neuve avait alors surgi, qui, différente et entourée d’une atmosphère de succès, faisait oublier la « déclassée » de naguère. Poussé par le bouillonnement des ondes nouvelles, le cercle purulent des vieux potins achevait de s’effacer, sur la grande mare.

Niquette sentit posée sur Monique et sur elle, comme une piqûre de mouche, l’attention d’Hélène Suze. Elle la dévisagea :

— Qu’est-ce qu’elle a à nous reluquer, celle-là ? Tu la connais ?… Regarde… Dans la loggia, à gauche.

Monique repéra aussitôt, et dédaigneusement :

— D’anciennes amies.

Elle les nomma. En même temps, Hélène Suze mimait : « Bonjour ! » d’un air de surprise joyeuse. Monique y répondit par un vague salut. Elle mesurait, à son indifférence totale, tout le chemin parcouru, dans l’éloignement du passé… C’était la première fois qu’elle rencontrait ces revenants. Témoins de son existence antérieure, ils ne l’émouvaient pas plus que si elle leur eût dit au revoir la veille.

Elle sentit, à ce signe, la plaie en train de se cicatriser… N’avait-elle pas, un mois plus tôt, aperçu déjà son ancienne rivale, Cléo, à une répétition générale, sans rien éprouver qu’une curiosité platonique ?

Les seuls êtres dont la vue eut été capable de la faire souffrir encore, — comme souffrait son souvenir chaque fois que, de plus en plus rarement, elle ressassait les jours abominables, — c’étaient ses parents et Vigneret. Elle n’avait jamais retrouvé celui-ci sur son chemin. Et elle avait obstinément refusé tout rapprochement avec les siens, malgré les invites que Mme Lerbier depuis quelques mois lui avait faites, à diverses reprises : Monique, étant quelqu’un, commençait à revaloir quelque chose…

L’orchestre, attaquant une « scottisch espagnole », coupa court la mauvaise humeur de Niquette. Elle grognait, en enlaçant sa danseuse, qui se laissait faire ainsi qu’une dormeuse debout :

— Hélène Suze ?… Attends donc, J’ai entendu parler d’elle, par un type qui fumait chez Anika… Il paraît qu’un soir de réveillon, il y a deux ans, ils ont fait dans son atelier une de ces bombes !… Oui, ta Suze, et une pucelle à la mords-moi le doigt, qui aurait épousé, depuis, un ministre… Mais ce jour-là il n’y en avait que pour ces dames ! Pourtant il y avait aussi là un journaliste qui regardait… Attends ! Tu ne connais que lui !… Celui qui fait les maisons de couture… un blond, la bouche en cœur…

— Mercœur ?

— C’est ça ! Je savais bien qu’il y avait du cœur là-dedans, si l’on peut dire !… Du joli monde !

— Et le nôtre ?

— Au moins, s’il a du vice, il ne s’en cache pas !… Pourri dessus, et sain en dedans !… C’est plus propre. Au lieu que celles-là ! Hypocrite et Cie !

Tout en parlant, elle modelait sur sa souple carcasse le corps docile de Monique. Dans une sorte d’inconscience, celle-ci s’abandonnait au rythme impérieux des mouvements de Niquette.

Un feu brûlait, inextinguible, dans les os de la quinquagénaire, si prodigieusement conservée, par la gymnastique et l’hydrothérapie, qu’elle n’accusait pas, à la ville comme à la scène, plus de trente-cinq ans, sous le secret des fards… Plume et poil, tout était bon à son ardeur célèbre. Elle n’en avait pas moins gardé quinze ans un danseur-chanteur, élevé par elle à la grande vedette, et venait de le quitter, il y avait six mois, pour Monique. Amours en titre, qui n’empêchaient ni les béguins de sexe différent, ni les affaires…

Insoucieuse de l’affichage, Monique se laissait aller aux bras dominateurs… Le bien, le mal ? Mots vides de sens ! Ils tintaient à ses oreilles comme des grelots fêlés. Elle était là parce que son métier et le hasard l’y avaient conduite, et que son insensibilité s’en accommodait. Avec l’apparence de la guérison, elle demeurait comme une malade, anesthésiée encore sous le chloroforme de la table d’opération. C’est ainsi qu’elle savourait, les yeux mi-clos, l’ivresse de tournoyer silencieusement.

Les premières caresses de Niquette, en réveillant en elle une sensualité froissée à l’instant de naître, avaient laissé scellée, au fond de son cœur, la sentimentalité d’autrefois. Bien morte, croyait-elle. Elle aimait, pour cette analogie, les vers du pauvre et profond Seurat, un des jeunes poètes fauchés par la guerre. Âme tendre qu’elle chérissait…

Cœur de plomb où l’amour pourrit avec l’orgueil.
Sous les raides linceuls de bois jaune et d’ébène…

Mais elle était, en même temps, riche de trop de sève pour que ce qui ne bourgeonnait plus d’une sorte, ne jaillit pas d’une autre. Ainsi le plaisir l’avait amenée, peu à peu, à une demi révélation de la volupté. Minutes brèves, et au fond décevantes. Pourtant ces baisers, où la tendresse apitoyée se mêlait au trouble attrait d’une découverte, ne lui répugnaient pas. Sous le visage de la consolation, celui de la jouissance était confusément apparu. Monique gardait à Niquette la reconnaissance de ne lui avoir apporté l’une qu’après l’autre, en ne lui découvrant que petit à petit, sous la délicatesse de l’amie, la fougue de l’amoureuse…

Elle tournait, le regard perdu. Elle était si étroitement enlacée que serrant une jambe de Niquette entre les siennes, elle sentait onduler en elle le mouvement de la danse. Un Argentin qui les croisait, narquois, eut un clappement : « Eh bien ! »… Niquette éclata de rire :

— On se passe bien d’eux !

Monique approuva, d’un abaissement de cils. Cependant, tout en éprouvant toujours, aux heures de leur abandon, le même agrément, elle commençait à ouvrir sur le monde des sens une pensée moins restreinte. Les hommes !… Après en avoir eu d’abord, et farouchement le dégoût, puis le dédain, elle commençait à les prendre, de nouveau, en considération. Mais elle les voyait exactement sous le même angle qu’un garçon les filles : sans aucun vague à l’âme. Curiosité qu’elle ne s’avouait pas encore, dans cette inertie d’âme où elle flottait comme une épave, — mais qu’elle n’écartait pas, lorsque d’aventure elle levait les yeux sur quelqu’un qui n’était pas, à priori, déplaisant.

— Zut ! dit Niquette, en consultant sa montre-bracelet comme elle rasseyaient, il est dix heures, et mon sketch passe à onze ! On file ?

— Tu as le temps, Beauté ! dit Monique.

Le Casino était porte à porte avec le Dancing.

— Le temps de m’en refaire une, oui !… Tu viens ?

Mais Monique ne se sentait pas ce soir en humeur de traîner, comme d’habitude, dans l’asphyxie de la loge étroite et la promiscuité de l’habilleuse. Tous les parfums de Niquette ne parvenaient pas à dompter, dans ce couloir, l’odeur des cabinets proches.

— Je te rejoindrai.

— Toi ! tu as envie de me faire cocue…

Menaçante, Niquette chercha des yeux Hélène Suze dans sa loggia. Elle était vide… Une frime, pour se retrouver ailleurs ? Et soupçonneuse :

— Vous avez rendez-vous, hein ?

Monique trouva la supposition si cocasse qu’elle s’exclama, en souriant :

— Je te le dirais !

— Que je t’y prenne !… Tiens, bonjour, Briscot.

— Bonjour, ma Reine.

Niquette serrait la main du fameux comique. Ils se connaissaient depuis toujours, ayant gagné sur les mêmes planches, grade à grade, leurs étoiles. Monique ne détestait pas la fantaisie de Briscot et, sous l’air voyou, sa bonne bille ronde.

— Tu ne joues donc pas ? demanda Niquette. Et la Revue ?

— Répétition pour les lumières…

— Alors tu vas me garder cette petite fille, qui a envie de danser encore… Et vous venez me prendre au Casino, tous les deux, après mon sketch, pas ?… On ira ensuite souper n’importe où.

Briscot fit le salut militaire, et Niquette parti tranquille… Ayant réclamé un irisch and soda, il s’était assis, à la place chaude. Il cligna de l’œil :

Dites donc, en passant rue de la Boétie cet après-midi, j’ai vu votre décoration de studio, turquoise et mandarine. Ça chante !…

— Vrai ? Pourquoi n’êtes-vous pas entré ?

— Pas mèche !… J’pistais une de ces Américaines… Tenez, dans vot’ genre ! Rose, les cheveux acajou… Et un de ces sautoirs ! Les perles lui tombaient aux genoux.

— Vous en avez fait autant ?

Il apprécia :

— Drôle. Ah ! Niquette ne s’embête pas…

— Et vous ?

— Moi non plus. Pour s’embêter dans ce bas monde, il faut être dingo ! Courte et bonne…

Il eut un rictus allusif :

— À votre service !

Merci, je n’en use pas. Gardez ça pour l’Américaine…

— Histoire ancienne. À une autre !…

— Non ! comme ça ? Au premier regard ?

Il confia :

— Elle m’avait reconnu !

— Tout s’explique.

Cet étrange prestige des pitres, et parfois des plus laids, Monique ne l’avait jamais compris. À quels désirs cédaient celles qui les choisissaient ? Elle regarda attentivement Briscot, et fut surprise de le faire sans répulsion. Il avait un air de santé paysanne, et, embusqué sous la paupière un peu tombante, l’éclair d’une malice tendre.

Il grommela :

— C’est ça ! fichez-vous de moi… J’allais justement vous dire quelque chose de gentil… Une idée qui m’est venue, en regardant votre machin turquoise… Mon ami Edgard Lair…

— Le comédien ?

— Oui. Il va jouer une pièce de Perfeuil… Mise en scène, et tout. Deux décors : des intérieurs… Si ça vous amusait de meubler ça, je pourrais lui en parler…

— Sans blague ?

— Ça vous plaît ? C’est fait.

— Merci.

— Bah ! entre copains !

Il la regardait à son tour ; et réclamant un autre irisch and soda :

— C’est vrai. Vous n’êtes pas comme les autres. D’abord, de plus appétissante… on peut courir ! Et puis, vous avez des façons de parler, d’agir… Carrément. Proprement… Bien que vous n’en fassiez d’ailleurs qu’à votre tête, hein ? Mais avec vous, ce n’est tout de même pas comme avec l’Américaine ?… On doit rester camarades…

Un tango déroulait, comme un lien, ses premières mesures. Il se leva :

— Allons ! Pour faire jaunir Niquette.

— Mais Briscot, si jamais cela me faisait plaisir d’imiter l’Américaine… Eh ! là ! bas les pattes ! Je n’ai pas dit : avec vous, — pourquoi Niquette ne le saurait-elle pas ? On n’est pas mariées, d’abord. Et si on l’était, raison de plus pour être francs !

Elle avait mis machinalement une main dans celle de Briscot, l’autre sur son épaule. Il enserra, discrètement, la taille ronde. Elle ployait au balancement du rythme. Il sentait, contre sa poitrine, la ferme tièdeur des jeunes seins blottis.

Souvent, depuis qu’elle faisait ménage, et le meilleur, avec Niquette, Monique avait dansé avec des hommes. C’étaient les seuls partenaires que lui permit, en dehors de quelques amies éprouvées, une jalousie dont elle s’amusait, comme d’une marque d’affection. On n’a de tendresse exclusive que dans un sentiment sincère. Elle ne songeait pas à s’offenser d’une vigilance qui ne pouvait être blessante, étant données leurs conventions de réciproque aveu, si quoi que ce soit le motivait…

La seule éventualité que la tolérance de Niquette, rassurée quant au danger masculin, n’eût pas prévue, c’est qu’à la longue pouvait naître, de ces frôlements renouvelés, quelque combinaison d’électricités inattendue. Cent fois Monique avait tourné au bras de cavaliers charmants, sans penser à prendre d’autre plaisir que celui d’un enfant qui s’agite, innocemment. Il était fatal qu’un jour, dans ce vertige de mouvements, de sons, de clartés, dans cette ivresse particulière que charriait, aux veines les plus lentes, l’atmosphère âcre et surchauffée, un instant vint où le contact, d’instinct, s’établirait.

Ce fut Briscot qui, sans même le vouloir, déclencha le courant. Il n’avait attaché, tout à l’heure, aucune importance à ses plaisanteries. Mais au balancement de la mesure, qui, après la marche des corps jumelés, inclinait le va-et-vient, sur place, du corte, à ce simulacre crûment évocateur de l’acte, Monique sentit contre sa chair, — imperceptiblement d’abord, puis avec une précision telle qu’elle faillit s’arrêter, rompre l’étreinte, — son danseur se roidir. Sous la légèreté des étoffes, la chaleur du sang brûlait en eux. Un engourdissement la pénétrait. Elle ferma les yeux, et se serra davantage. Bras tendus, ils serpentaient, noués… Leurs doigts joints s’entremêlèrent, paume à paume, et, du coup, l’imagination de leurs nudités…

Il avait d’abord affecté un air détaché. Puis voyant que loin de se défendre elle s’abandonnait, il plaqua fortement à son déhanchement la croupe nerveuse. Il était affolé de sentir remonter, de son épaule à son cou, la caresse inconsciente d’une main crispée. Ils roulaient, l’un sur l’autre, puis tanguaient, dans un flux et un reflux mécaniques, accomplissant, avec lenteur, la répétition du geste héréditaire…

Le tango cessa net. Leurs bras se délièrent. Ils se contemplaient avec une espèce de stupeur, comme si, revenus d’un voyage lointain, ils se retrouvaient en face l’un de l’autre après l’absence, sans se reconnaître…

Il eut l’esprit de ne faire aucune allusion au coup de folie qui venait de les secouer. Habitué à feindre des sentiments qu’il n’éprouvait pas, il emportait : cependant, de l’aventure, celui que ce jeu valait autant que la réalité. L’idée d’avoir trompé Niquette faisait luire, gaiement, son regard…

La simplicité de Monique, en le déconcertant, le ramena au bon sens, et l’aguicha, définitivement. Elle constatait :

— Vous dansez très bien ! On recommencera.

Rouge encore et les yeux brillants, elle ne témoignait, dans sa satisfaction, d’aucune fausse pudeur. Elle se disait : « Après tout, ce n’est qu’un exercice de gymnastique… Mais tout de même, bien agréable ! Je ne l’aurais pas cru. »

Le lendemain, au Chardon Bleu, — où à côté du studio turquoise et mandarine Monique avait installé, le matin même, un boudoir aubergine, avec des bois d’érable moucheté, — elle écoutait, avec déférence, Edgard Lair. Amené par Briscot, il proférait des paroles définitives, à l’ébahissement de Mlle Claire.

C’était la première vendeuse de Monique, Mlle Tcherbalief, une jeune fille de l’aristocratie russe, déracinée par la tourmente révolutionnaire et qui, après avoir fait du ciné pour vivre, se trouvait heureuse, dans son abri momentané.

— Pour le un, où l’amour naît, je vois des tentures hanneton écrasé. À grands plis… Rien d’autre. Les limbes !… Pour tout meuble, un Récamier et un guéridon de laque noire. Et des coussins, des coussins, des coussins…

Niquette, modern style, approuvait. Briscot, désintéressé, battait du bout de sa canne une marche redoublée, sur le ventre d’un bronze hindou.

— Aah ! rugit Edgard Lair, avec une furie subite… Finis ! tu m’exaspères.

Les vitres tremblèrent. Il enleva, jeta sur un fauteuil le vaste feutre dont il ombrageait son front génial, puis, d’un minuscule mouchoir de soie verte, pendant de la poche de son veston, il s’épongea. Sous la coupole crânienne, son visage de boule-dogue fronçait un petit nez écrasé, au-dessus d’une lippe pendante.

— Il est fou, pensa Monique, ce coco-là !

Le comédien reprenait d’une voix posée :

— Au deux, l’amour est né. Coup de la passion. Rouge. Rouge et or ! Du sang, du sang ! Tous les rouges. Les plus violents… Que ça gueule ! Voilà.

Monique réprima son envie de rire.

— L’indication est excellente… Je vois. Et pour les meubles ?…

— Pas de meubles, des tapis. Et des coussins, des coussins, des coussins !…

Mlle Claire, qui un crayon à la main notait, s’exclama :

— Magnifique !

Edgard Lair salua, avec dignité. Et se tournant vers Monique :

— Compris, Mademoiselle ? Les maquettes dans trois jours.

— Je ferai de mon mieux.

Il laissa tomber, condescendant, après un regard circulaire :

— Vous avez du talent. Et quand vous aurez travaillé avec moi…

Il ouvrit, d’un rond de bras, l’avenir illimité, et se couvrit, avec la fierté d’un grand d’Espagne. Puis, se tournant vers Briscot : « Tu viens, vieux ?… Mesdames… » il exécuta, majestueusement, sa sortie.

Monique leva les yeux au ciel et Niquette s’écria :

— Est-il beau, l’animal !

— Dans son genre…

Niquette, dextrement, le déchiquetait :

— L’orgueil, à ce point-là. Attends que je l’annonce : « Messieurs, l’Empereur ! » Il entre, et défait son cache-nez : on dirait qu’il enlève le grand cordon !… Il arpente le plateau… Pan, tous les acteurs à plat ventre !… Car auprès de lui, Antoine, Gémier, Guitry, de la gnognotte !… Aah ! Il a rugi : les décors tremblent, et l’auteur s’est évanoui… Avec ça, rigolo, s’il jouait au Music-Hall… Mais Briscot le mettrait encore dans sa poche…

— Il est gentil, Briscot ! murmura Monique.

Elle lui était reconnaissante de son entremise. La pièce de Perfeuil, bien présentée, pouvait être une réclame utile. Travail intéressant en tout cas. Elle songeait, amusée, à leur soirée achevée autour de quelques douzaines d’huîtres et d’une bouteille de champagne, au Prieuré…

Les deux grandes vedettes, à la prière publique, avaient chaloupé une de leurs anciennes valses. Le restaurant n’avait jamais connu pareil enthousiasme. Les étrangers, debout sur leurs chaises, acclamaient avec frénésie la gloire de Paris, à travers ces célébrités mondiales… Monique, ayant avoué en plaisantant son infidélité à Niquette, celle-ci l’avait prise en riant. Même, avec quelques gouttes du verre de Briscot, de son doigt mouillé, elle les avait baptisés, derrière l’oreille. Et, je-m’en-fichiste, elle leur avait donné sa bénédiction en ajoutant :

— Mais si tu couches avec ta madame Suze, je t’étrangle…

— Pas de danger, ni avec Hélène, ni avec Briscot !

Monique était tranquille comme cela… Pourtant, en repensant à son engourdissement de la veille, au plaisir quasi-anonyme pris dans le tourbillon de la danse, une perspective moins sombre s’étendait.… Repos de se laisser vivre, sans penser, en pleine torpeur. Naissance obscure, aussi, d’une sensation nouvelle…

Elle regarda Niquette, qui se mirait dans une glace à main… C’était un de ces bibelots persans, — rectangles plats dont, sous un volet de fine mosaïque, le tain brouillé garde une profondeur d’eau morte. Monique songea aux lointains visages qui s’y étaient penchés… Elle se dit qu’un jour aussi viendrait où, dans son souvenir, celui de Niquette bientôt peut-être s’effacerait, comme les images d’ombre au miroir ancien…

On ne pouvait être plus liées qu’elles n’étaient, et pourtant elle sentait, soudain, la comédienne aussi étrangère à sa pensée que ces inconnues dont les yeux interrogateurs s’étaient posés, jadis, sur un reflet disparu.

— Ah ! dit Niquette mélancoliquement, en poussant le volet couleur de rouille sur le rectangle d’oubli… Elle n’embellit pas, ta glace ! Allons, je file… À ce soir. Où ?

Monique répondit, sans hésiter :

— Au dancing, si tu veux. Comme hier.